A propos du
« conflit » syrien
Moustafa
nous a fait parvenir un certain nombre de textes de Firas Kontar et d’Alexandre
Jousselin. Face à la complexité de ces guerres qui ravagent les populations
civiles, les auteurs manifestent angoisse et ressentiment. La question
principale qui les taraude est de savoir pourquoi le peuple syrien, dans sa
révolte contre le tyran sanguinaire Assad, n’a pas été soutenu et
subsidiairement, pourquoi en est-il, apparemment, autrement pour les Kurdes du
Rojava ? Pour tenter d’y répondre, il faut disposer d’une grille de
lecture des bouleversements géopolitiques qui se sont opéré durant la dernière
période. Qui plus est, il est nécessaire de se détacher de notions occidentales
largement répandues comme celles de « communauté internationale », de
« sécurité nationale », évoquées pour maintenir le statu quo des
puissances impériales.
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I -
Le soulèvement du peuple syrien se situe dans la continuité de ceux qu’ont connus
d’autres peuples arabes contre leurs régimes despotiques et corrompus. La
spécificité syrienne est marquée, entre autres, par le fait que ce régime
s’appuie sur une minorité alaouite contre des populations à majorité sunnite et
par la féroce répression exercée pour se maintenir. Bien que le régime syrien
soit, lui-même, l’un des représentants de la faillite du nationalisme arabe,
prétendument anti-impérialiste, il a, dans la dernière période, adopté des
contre-réformes libérales, accentuant ainsi la corruption de ses élites et les
inégalités. Face à la répression, le mouvement pacifiste et démocratique a dû,
pour éviter son écrasement, recourir à la résistance armée. Très vite, les
soutiens intéressés de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis, de la
Turquie ont soumis leurs envois d’armes et d’argent à l’allégeance. Les groupes
pacifistes et démocratiques se sont, pour l’essentiel, « réfugiés »
dans l’humanitaire (Casques blancs). Le régime syrien lui-même a libéré des
« islamistes » et nombreux sont ceux qui ont grossi les rangs de
l’Etat Islamique ou de groupes se revendiquant ou proches d’Al Qaïda. L’Armée
Syrienne Libre, après avoir tenté d’obtenir les soutiens des Occidentaux, a fini
par être phagocytée par l’influence des Turcs d’Erdogan. Le chaos s’est
installé sans perspective politique claire, mis à part la défense civile et les
combats contre l’armée de Bachar Al Assad. Obama et ses alliés occidentaux,
après le fiasco libyen, se sont tenus à distance de cet imbroglio espérant que
le régime de Bachar Al Assad allait finir par s’effondrer. La Russie poutinienne
l’a sauvé du désastre annoncé, la « coalition internationale » se
concentrant dans l’éradication de Daech. Cette description n’épuise pas la
question de savoir pourquoi les Etats-Unis sont restés impuissants face à
l’interventionnisme russe.
-
II -
Les
« visions » anciennes ou toujours actuelles sont incapables d’en
rendre compte : il en est ainsi de celle qui considère que le régime
d’Assad serait toujours anti-impérialiste (ce qu’il n’a vraiment jamais été) et
que le seul véritable ennemi des peuples serait l’empire US. De fait, depuis
plusieurs années, on assiste au déclin
relatif de la « superpuissance US », incapable d’assurer sa
domination sur tous les fronts. Plusieurs facteurs y ont contribué, notamment
les désastreuses interventions militaires en Afghanistan, en Irak, puis en
Libye. Dans cette région du monde tout a commencé avec la « révolution »
khomeyniste en Iran, suivie de la guerre Iran-Irak. La stratégie US, et des Occidentaux
dans une moindre mesure (la France en particulier) soutenant les uns contre les
autres et vice-versa, n’a pas fonctionné. Le régime iranien s’est durci et
renforcé, Saddam Hussein, bien qu’affaibli, restait en place… jusqu’à son
« agression » contre le Koweït au terme de deux guerres contre
l’Irak.
Ensuite,
après avoir tenté de dominer l’Irak, les Etats-Unis, empêtrés dans leur lutte
contre Al Qaïda et les populations sunnites révoltées, finirent par livrer le
pays aux forces réactionnaires chiites. Les mollahs iraniens profitèrent de
l’aubaine pour accroître leur influence sur le gouvernement irakien. Les USA, concentrant
leurs forces avec leurs alliés chiites, contre les populations sunnites
dépossédées (armée irakienne désarmée, cadres du parti Baas expulsés des administrations),
ont donné naissance à un monstre, l’Etat Islamique, sur lequel ils ont dû
concentrer leurs efforts. Empêtrés dans « une guerre sans fin » ni
finalité, ils tentèrent de s’en dégager par mercenaires interposés puis en
utilisant les forces kurdes après la bataille de Kobané.
Entre
temps, le monde avait changé, la mondialisation néo-libérale et son cortège de
délocalisations et de recours à une main d’œuvre à bas coût avait fait émerger
l’Empire du Milieu qui lui taillait des croupières en Asie, en Europe, aux USA.
Dès sa prise de pouvoir, Obama s’était promis de « diriger de
l’arrière » les conflits inextricables dans lesquels les Etats-Unis
étaient engagés tout « en pivotant vers l’Asie » face à la 2ème
puissance mondiale, la Chine. Mais le dragon chinois n’était pas le seul à
émerger : l’Iran, la Turquie, la Russie poutinienne, affirmaient
l’autonomie de leurs élites capitalistes et ce, sans compter le pré-carré US de
l’Amérique latine qui s’effritait…
Après
la période de deux blocs, soviétique et états-unien, puis la brève séquence de
la superpuissance US, l’on assiste désormais à une politique de blocs de puissances
concurrentes tentées par un nationalisme de plus en plus chauvin, qui affecte
également les pays européens. Le multilatéralisme est en berne. Le
néolibéralisme lui-même provoque la révolte des peuples. Les soulèvements
arabes ne sont que les prémisses d’un long chemin chaotique…
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III -
La situation actuelle au Moyen-Orient peut schématiquement se résumer ainsi : les USA
tentent de garder la main en s’opposant principalement - après avoir battu
l’Etat Islamique - à l’Iran chiite avec pour alliés Israël, les pétromonarchies
et autres régimes sunnites. Ces alliances ne sont pas sans contradictions
(Palestine…). La Turquie d’Erdogan opposée à l’Arabie Saoudite, au régime dictatorial
égyptien, essaie de jouer son propre jeu en se revendiquant de l’Empire
ottoman, tentant d’échapper à l’emprise occidentale. Bien que toujours membre
de l’OTAN, elle s’est rapprochée de Poutine et garde des liens avec des groupes
syriens sous son influence. La Russie, de retour dans la région en soutenant
Assad le boucher, espère des gains substantiels, tout comme l’Iran et ses alliés chiites (Hezbollah
libanais). Dans cette concurrence mortifère entre impérialismes, la religion
musulmane est cyniquement dévoyée, instrumentalisée ; le peuple syrien
paie un lourd tribut, enlisé qu’il est dans des luttes fratricides alimentées
par des groupes armés de différentes obédiences.
Le
peuple kurde sans Etat, revendiquant l’indépendance promise, suite à la 1ère
guerre mondiale et au démembrement de l’empire ottoman, disséminé dans 4 pays
(Turquie, Irak, Syrie, Iran), a connu des révoltes, répressions, nouveaux
soulèvements, guerres de guérilla depuis cette époque… En Irak, soutenu par les
USA contre Saddam Hussein, il a conquis une autonomie fragile sous l’égide de
clans tribaux et affairistes (Barzani, Talabani), alliés de fait au régime
d’Erdogan (livraison de pétrole) ; la menace turque - militaires à la frontière
– pèse désormais sur eux également. Les Kurdes irakiens
pourraient reconsidérer leur positionnement vis-à-vis du PYD-FDS.
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IV -
La guerre civile en Syrie au cours de laquelle Bachar Al Assad combat
essentiellement les groupes rebelles sunnites, a accentué l’autonomie relative
dont bénéficient les Kurdes syriens. Elle a permis au PYD, avec l’aide du PKK,
d’étendre son influence, de résister (Kobané) et de détruire l’Etat Islamique
avec l’aide, surtout aérienne, de la coalition occidentale menée par les Etats-Unis.
Abandonnant la guérilla de type guévariste, le PYD s’est constitué une base
d’appui territoriale. Avec les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), il a
élargi sa lutte au projet politique de libération démocratique et sociale en
incorporant des populations diverses (Yézidis, chrétiens syriaques arabes). De
fait, face à de multiples ennemis déclarés ou inavoués (EI, Erdogan, Poutine,
Assad, Iran, Trump), les Kurdes syriens ont concentré leurs forces contre l’Etat
islamique, leur ennemi principal. Désormais, les FDS sont confrontées à la menace
turque et aux alliances mouvantes des puissances interventionnistes. Elles ne
pouvaient se battre sur plusieurs fronts à la fois, d’ailleurs une alliance
avec les groupes armés rebelles syriens semblait inconcevable.
En
effet, le projet politique (confédéral, démocratique, féministe) mis en œuvre
par le PYD représente une alternative qui se veut anticapitaliste où les
obédiences religieuses ne peuvent jouer un rôle prépondérant. Si les Etats-Unis
et leurs alliés ont soutenu les Kurdes syriens c’est surtout par intérêt :
battre l’EI, les YPG combattants au sol furent de fait leur chair à canons et
aujourd’hui, les gardiens de prison des djihadistes vaincus. Lors de l’invasion
turque dans la région d’Afrin, ne disposant pas de la couverture aérienne US,
ils ont dû reculer pour ne pas être écrasés. Il en fut de même lors de la 2ème
invasion turque au Rojava, conséquence des jeux d’alliances mouvantes entre les
Etats-Unis, la Russie, la Turquie.
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V -
Imbroglio : après avoir pris Alep, la Russie poutinienne et les
forces militaires d’Assad ont contraint des « rebelles » à rejoindre
la région d’Idlib pour mieux les écraser par la suite. Cette stratégie cynique,
mise en œuvre avec la complicité de la Turquie, s’avère laborieuse et meurtrière.
La population ne peut que fuir les bombardements indiscriminés.
La
Turquie, quant à elle, suite à sa conquête d’Afrin, poursuit l’épuration
ethnique dans cette région soutenant les groupes armés qui lui ont fait
allégeance. De fait, elle a phagocyté « l’Armée syrienne libre ».
Ménageant Erdogan, les Etats-Unis n’envisagent nullement de rentrer en conflit
avec la Turquie et la Russie, laissant ces deux protagonistes s’enliser. La 2ème
invasion turque dans le Rojava emprunte un scénario similaire : pour ne
pas être écrasés, le PYD-YPG a conclu un accord
avec Assad et Poutine. L’armée US a donné son feu vert, se retirant dans le
sud, près des puits de pétrole. Le modus vivendi provisoire a certes permis la
réinstallation des forces militaires d’Assad. Ce régime à bout de souffle n’a
toutefois pas les moyens humains de réinstaurer son administration… Le Rojava
non occupé reste donc libre. Quant à la bande territoriale occupée par l’armée
turque, elle va être l’objet d’épuration ethnique et de réinstallation probable
de réfugiés syriens sunnites, sous le contrôle de supplétifs d’Erdogan.
Cette
poudrière, non seulement, est un désastre humanitaire mais, qui plus est,
mortifère dans la mesure où elle est alimentée par des guerres religieuses
ethniques et nationalistes. Soit l’on assistera à une forme de protectorats sur
la région entre les puissances russe, turque et iranienne, soit la libération
sociale unissant les différentes ethnies l’emportera. Dans ce grand jeu de
guerres néocoloniales, la volonté et les aspirations des peuples de la région,
ne pourront s’affirmer que dans un contexte favorable d’effritement interne des
puissances prétendant les assujettir.
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VI -
Beaucoup de questions, peu de réponses. Que se passera-t-il après la reconquête de la
province d’Idlib par l’armée d’Assad et les militaires russes ? Une
escalade militaire russo-turque que les uns et les autres veulent éviter ?
Qu’en sera-t-il du remplacement de populations dans les zones kurdes ?
Assad et les Russes peuvent-ils longtemps tolérer la présence de l’armée turque
en Syrie ? Qui peut troubler ce jeu mortifère sinon les peuples, pour
autant qu’ils se détachent des castes religieuses et se dotent d’un projet
politique démocratique et social ? Les vagues de soulèvements populaires
en Irak, en Iran, contribuent de fait à l’affaiblissement des puissances
interventionnistes mais seront-elles capables de se transformer en mouvements
révolutionnaires ? Ou, continueront-elles à être écrasées,
marginalisées ? Ce qui est le plus certain, c’est que la révolte gronde dans
toute la région malgré les exactions subies. Les PYD-FDS peuvent-ils étendre
leur influence alors que leur pouvoir semble bien précaire ? L’affaiblissement
des puissances interventionnistes peut-il être accéléré par un mouvement
antiguerre, anti-impérialiste dont on n’entrevoit pas (encore ?) les
prémisses ? La mobilisation en faveur du Rojava s’appuyant sur la diaspora
kurde n’en est-elle pas l’embryon ? En tout état de cause, la fuite en
avant du régime Erdogan, rencontre des sables mouvants : la récession
économique menace, la répression interne révolte la jeunesse, les intellectuels ;
le HDP n’est pas mort malgré l’emprisonnement de nombre de ses militants
et encore moins le PKK, rompu à la clandestinité. L’irritation des Occidentaux
s’accroît contre cet allié de l’OTAN controversé qui s’allie avec la Russie,
prétend une percée pétrolière en mer Méditerranée contre les Chypriotes, Israël
et les multinationales occidentales. L’Europe, l’OTAN, peuvent-ils longtemps
rester passifs en espérant que la Turquie continue à contenir le flot des
réfugiés (3,5 millions) ? Plus généralement, les pouvoirs établis en
Turquie, en Irak, en Iran, qui plus est, en Libye, en Algérie, en Tunisie… sont
des « hommes malades aux abois ».
Quelques
remarques subsidiaires
1
– Il ne peut y avoir d’interventions militaires désintéressées. Croire, comme
nous y invitent les textes de Kontar et Jousselin, qu’elles auraient pu
permettre de libérer le peuple syrien est une aberration. On a vu ce qu’il en
était en Irak, en Libye ou de la fameuse ligne rouge d’Obama à propos de
l’emploi d’armes chimiques et ce, sans évoquer d’autres exemples historiques… Chez
les auteurs précités, il y a un fort ressentiment par rapport au cynisme des
puissances d’autant plus que les massacres, les tortures, les crimes de guerre
du boucher al Assad sont connus, tout comme les bombardements perpétrés par
l’aviation russe, largement répertoriés. Le ressentiment est renforcé par
l’attitude a priori différente vis-à-vis des Kurdes de Syrie. Cette attitude
était, de fait, motivée par la nécessité de
battre l’EI. Qu’en sera-t-il demain ? Ladite « communauté
internationale » n’est qu’un forum de neutralisation des puissances
dominantes, sujette à tous les retournements ; le droit international se
meurt.
2
– Erdogan a pu initialement concéder de vagues promesses d’autonomie,
culturelle, aux Kurdes de Turquie, il n’y a pas procédé d’une part parce que le
PKK abandonnait l’indépendantisme et d’autre part parce qu’il espérait
assujettir les Kurdes. Les scores électoraux du HDP (notamment en Anatolie), la
volonté du PKK d’être reconnu comme interlocuteur, lui ont prouvé qu’il faisait
fausse route. Son hégémonie n’est qu’apparente, la répression contre le
mouvement gulleniste, le coup d’Etat manqué, les limogeages dans l’armée, les
emprisonnements en sont les signes les plus probants. Pour se maintenir au
pouvoir, le régime s’est « durci » et s’est lancé dans la voie sans
issue du nationalisme guerrier reprenant les oripeaux d’une conception ottomane
obsolète. Il s’est érigé en protecteur des musulmans face aux pays du Golfe, de
l’Arabie Saoudite, à l’Egypte d’El Sissi, le massacreur des Frères musulmans.
Cette lubie peut-elle durer longtemps ?
3
– Invoquer la sécurité intérieure de
la Turquie c’est justifier ses invasions militaires sur la base discutable du
concept d’Etat-nation. La « sécurité intérieure » est partie
intégrante de l’arsenal utilisé par les classes dominantes. Elle cautionne
toutes les répressions internes et les menées impérialistes. Quant à convoquer « l’unité
nationaliste », (« l’opposition a donné son accord » pour
envahir la Syrie) c’est omettre que les partis nationalistes partagent la
vision ottomane de l’AKP en passant par pertes et profits, le HDP, le PKK et
tous ceux qui sont muselés.
4
– Affirmer que « le projet du Rojava
est imaginaire » sans prendre la peine d’en examiner les textes, les
pratiques, ne fait que souligner le dérisoire ressentiment des auteurs qui
entendent le disqualifier. Que des progressistes, révolutionnaires, des
journalistes occidentaux projettent sur le Rojava, leurs rêves, c’est fort
possible. Certains peuvent s’aveugler en faisant l’impasse sur une réalité
incontournable : le projet de confédéralisme, de comités populaires,
d’unités sur une base politique partagée ne tiendrait pas sans le PYD, les
cadres du PKK et leur intelligence tactique.
GD
le 12.02.2020