Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 3 avril 2023

 

Faire plier Macron

(édito de PES n° 91)

 

Est-ce possible ?  Inflexible, il l’est vis-à-vis du vaste mouvement populaire qui le désapprouve : plus de 70 % de la population sondée et, parmi eux, 90 % des actifs. Docile, il l’est vis-à-vis des instructions européennes, des commanditaires qui réprouvent les 3 000 milliards de dette publique alors même que pointe une nouvelle crise financière assortie d’une montée des taux d’intérêt. Son ex-premier ministre, Edouard Philippe, ne disait-il pas que, depuis 2017, les régressions, « ça passe » « on se dit, ça va être terrible, mais ça passe ». Enfin, depuis, il y a eu les Gilets Jaunes.

 

Dans un premier temps, l’entêté de l’Elysée y a cru. Siphonner les LR pour atteindre une majorité semblait probable mais le nombre des ralliés a fait défaut. Il pouvait également être conforté par les sages déambulations autorisées, bien encadrées et ce, malgré le nombre impressionnant de protestataires.

 

Et puis, le recours au 49-3 a indigné, renforcé la radicalisation, amené les confédérations à appeler au blocage de l’économie. Irascible, le bonimenteur de l’Elysée a dépassé les bornes, affirmant d’une part que sa contre-réforme était juste et nécessaire et que les femmes et les séniors seraient mieux lotis.

 

Et les villes, notamment Paris, se sont garnies de poubelles… Et la violence policière en fut décuplée… Dépité, le méprisant de la République dut modifier son agenda monarchiste. Lui, le roitelet de l’Elysée qui avait prévu d’accueillir le monarque anglais, Charles III, du 26 au 29 mars, a dû annuler les agapes programmées : le dîner fastueux à la résidence du roi Soleil, dans la galerie des glaces à Versailles, le bain de foule à Paris (le fumet des effluences des sacs poubelles n’était pas très appétissant pour sa majesté). Annulés, également, le discours au Sénat, le voyage en TGV – évitant les émissions de CO2 - jusqu’à Bordeaux… Macron avait rêvé d’être intronisé aux côtés de la suite royale…

 

Fâché, le roquet de l’Elysée se mit à aboyer contre tous ces factieux et contre cette foule, le privant de son lustre international, lui, devenu la risée de tous les chefs d’Etats qu’il côtoie.

 

Dès lors, ce fut Macron, le baston, organisant la répression sur les rétifs à la soumission : coups, gaz lacrymo, grenades de désencerclement, tirs LBD, arrestations en masse et des blessés par centaines, pour certains très graves, y compris en plein champ. Les manifestants écolos contre les mégabassines n’en sont pas revenus. Le déploiement massif des gardes mobiles, des Brav’M et autres Brigades anti-criminalité contre eux fut d’une brutalité inégalée : deux d’entre-eux sont entre la vie et la mort. En fait, ce qui se joue, par cette violence policière, c’est le droit de manifester et la montée d’un Etat policier.

 

Macron, le parvenu, issu de la Banque Rothschild, le fondé de pouvoir du Capital, est chargé de défendre l’intérêt général de la classe dominante. Si elle sent que son chargé de mission ne parvient plus à ce que ça passe et que le personnage met, par son intransigeance, ses profits en danger, elle s’en débarrassera. Ce n’est pas encore le cas, loin de là.

 

Ça va être dur de déloger le forcené de l’Elysée et de le renvoyer au Touquet. Les dirigeants des confédérations qui demandent à être entendus, lui ont même proposé de nommer un médiateur entre eux et lui. Jupiter peut-il se mettre au même niveau que ses interlocuteurs ? Impossible, il est sourd et dingue à la fois. Le sourdingue est prêt à mettre de l’huile sur le feu pour mieux jouer au pompier. Et il continue à jouer sa partition jusqu’au-boutiste : j’attends la décision du recours du Conseil Constitutionnel pour ne pas perdre la face et je m’en vais parader au lac de Serre-Ponçon pour me présenter en défenseur de l’eau de cette super bassine naturelle…

 

En outre, on assiste à un débat dérisoire opposant la légalité électorale et institutionnelle à la légitimité des aspirations populaires, tout en s’en remettant au Conseil Constitutionnel qui a, plus que rarement, désavoué le pouvoir en place, sinon sur des détails. Faut-il rappeler que lors du 2ème tour des législatives, en juin 2022, 53 % des inscrits se sont abstenus, sans compter les 5 à 6 % de non-inscrits. C’est donc un électeur sur six qui ne vote plus.

 

Faute d’un mouvement gréviste d’ampleur suffisante, le mouvement populaire va-t-il battre en retraite? Qu’en sera-t-il de la mobilisation du 6 avril ? En tout état de cause, les temps changent : « Il semble de plus en plus difficile de subordonner les syndicats au pouvoir de la finance, comme en ont rêvé nombre de gouvernements depuis 1983 » (1). Une fraction de la jeunesse s’est également mise en mouvement. Reste que les grèves par procuration isolent et fatiguent les plus déterminés. Nombre de travailleurs leur adressent bien des messages de soutien… qui ne se convertissent pas en débrayages ou grèves sur les lieux de travail. Macron mise là-dessus : l’essoufflement des plus mobilisés.

 

On peut espérer que les illusions sur ce système vont continuer à s’effondrer. L’inflation, la hausse des prix, la crise bancaire qui menace, peuvent y contribuer. Quoique… Les fachos du RN attendent au coin du bois et l’ultra-droite, dans les cortèges des manifestants, n’hésite pas à agresser les étudiants, les lycéens et la gauche radicale.

 

GD, le 30.03.2023

 

(1)   voir l’article de Sophie Beroud et Martin Thibault ainsi que le dossier constitué par le Monde Diplomatique d’avril 2023    

 

 

La « guerre » de l’eau

 

La première mégabassine, sur les 16 programmées en Sèvre niortaise (au total 6 729 443 m3 d’eau retenue) est opérationnelle depuis le 17 février à Mauzé-sur-le-Mignon. La Coop de l’eau, instigatrice du projet, prétend que toutes les cultures de maïs, luzerne et mélanges fourragers pourront ainsi nourrir vaches, chèvres et autres ruminants l’hiver. De fait, il s’agit d’un accaparement de la ressource en eau  au profit d’une monoculture de maïs, concernant entre 6 et 7% des exploitations agricoles de la Nouvelle Aquitaine ; cette région produit un tiers du maïs français dont 1 et 2 millions de tonnes sont exportées sur 4.5 millions récoltées. Inutile de préciser que la FNSEA est plus que favorable au projet… Les opposants, quant à eux, dénoncent l’empiètement de ces réserves sur les terres agricoles, le développement du processus d’eutrophisation, l’eau stagnante permettant la prolifération d’algues et autres cyanobactéries dangereuses pour la santé humaine. L’absurdité du projet consiste à pomper l’eau souterraine pour l’exposer à l’évaporation et à diverses pollutions au moment où les phénomènes de sécheresse s’amplifient. L’eau est un Bien commun et ne doit pas être accaparé au profit de quelques-uns. C’est la revendication principale des manifestants ce 25 mars, à Sainte-Soline.

 

Ce 25 mars, la lutte contre les mégabassines a pris la forme d’un Notre-Dame-des-Landes. C’est précisément ce que redoute le gouvernement d’où la mobilisation inouïe de policiers. Pour les opposants, le message est limpide : « Le pouvoir est prêt à blesser et à  tuer pour défendre son modèle mortifère ». Ce 25 mars, le ministre de l’intérieur, comme à son habitude, a interdit la manifestation et a transformé la mégabassine de Sainte-Soline (ou plutôt le trou creusé pour l’installer) en citadelle assiégée : plusieurs hélicoptères quadrillent le ciel, des dizaines de camions de la gendarmerie encerclent le « trou », le canon à eau est prêt. 3 200 gendarmes et policiers font barrage aux manifestants, les quads remplacent les motos de la Brav’M… Face à ça, une  « foule » immense de 30 000 personnes venues manifester leur désaccord. La violence étatique qui s’est exercée contre les manifestants est un véritable tournant dans l’histoire du mouvement climatique.

 

Les gouvernants savent bien que les bassines ne répondront pas aux sécheresses à venir. Ils savent que le dossier scientifique supposé les légitimer est hautement douteux. Ils savent bien que plusieurs de ces projets sont illégaux : les 6 bassines, prévues en Charente et Deux-Sèvres, autorisées par arrêté préfectoral de 2008, après recours et appel, ont été déclarées illégales par le tribunal en février 2023 ; celle de Mauzé-sur-le-Mignon, construite sans avoir attendu le verdict du tribunal administratif qui a annulé l’arrêté préfectoral en décembre 2009, fonctionne en toute illégalité ! Ils le savent, mais ils choisissent d’imposer à tout prix l’agriculture industrielle, aux effets sanitaires, climatiques et humains désastreux. De même, en matière de politique pour le climat, ils savent bien qu’une politique vigoureuse d’économies d’énergie serait la priorité pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, que construire des autoroutes est un contresens absolu, que laisser se développer l’artificialisation des sols dégrade rapidement la biodiversité... et ainsi de suite. Ils savent, mais ils continuent à détruire. Pour préserver sans scrupules un système dont l’objectif est de créer du profit et d’accumuler du capital financier, quelles qu’en soient les conséquences écologiques, donc humaines.

 

Le gouvernement, sourd, ne sait répondre que par des doigts d’honneur (à l’Assemblée nationale)  et des moyens de police démesurés. Ce n’est pas pathologique, c’est sa réponse à la montée de l’inquiétude que génère la situation écologique et de la révolte que nourrissent le mépris et les inégalités. Elle exprime la radicalité du capitalisme, fermement décidé à maintenir son fonctionnement face à toutes les possibilités d’alternatives. Le masque tombe. Il met face à face techno-capitalisme et écologie redistributive.

 

Toutes celles et ceux qui comprennent la gravité de la situation savent que la solution ne peut passer par un consensus paisible, mais par des conflits assumés : sortir du système destructeur impose de faire reculer de puissants intérêts ». « Lorsqu’on déploie 3 200 gendarmes cela ne peut que mal se passer » déclare Marine Tondelier (EELV). Les plus motivés des manifestants (environ 4 000) se dirigent vers le « trou » pour l’occuper. Impossible ! Vers 12h30, les premières détonations retentissent. Aux feux d’artifices et jets de pierres des militants, les gendarmes répondent par des milliers de grenades lacrymogènes et de désencerclement (4 000 !). Le cortège des militants est assourdi (45 tirs à la minute), étouffé et aveuglé par le nuage blanc des lacrymos mélangé à  la fumée noire des véhicules de gendarmerie incendiés. Bilan, deux heures plus tard : près de 200 personnes blessées, dont 40 gravement et deux avec un pronostic vital engagé. 24 gendarmes blessés dont un hélitreuillé. La LDH l’a constaté : il y a eu entrave par les forces de l’ordre à l’intervention des secours pour une situation d’urgence absolue. Les parents de cette victime (toujours dans le coma à ce jour), déposent plainte contre l’Etat pour « tentative de meurtre et entrave aux secours », avec, à l’appui, des preuves, et notamment l’enregistrement des conversations téléphoniques entre un médecin et le SAMU précisant « On n’enverra pas d’hélico ou de SMUR sur place parce qu’on a ordre de ne pas en envoyer par les forces de l’ordre ».

 

Pour certains militants, cette journée est un « moment historique car jamais une lutte pour l’eau n’avait rassemblé autant de personnes ».  Ce 25 mars, le combat a changé d’échelle et les bassines sont devenues un sujet d’intérêt national.

 

Le gouvernement Macron/Darmanin ne répond que par la violence. A l’image de ce qu’il pratique maintenant vis-à-vis des manifestants contre la réforme des retraites, il s’agit de faire peur, de décourager les manifestants, d’accuser les mouvements d’exercer des violences… et de dissoudre les associations les plus « radicales ». Darmanin vient d’annoncer la dissolution de Soulèvements de la Terre. Le mouvement réagit : « Quant à la prétention de  faire disparaître Soulèvements de la Terre, nous sommes bien curieux de voir ce que représentera la « dissolution » d’une coalition qui regroupe des dizaines de collectifs locaux, fermes, sections syndicales, ONGs, à travers le pays et au-delà ». Darmanin est récidiviste en la matière : après s’être attaqué à ceux qu’il nomme les « ultra-gauchistes » : le média Nantes révoltée, le Gale (groupe antifasciste Lyon et environs)  et le Bloc Lorrain, aujourd’hui, c’est le tour de ceux qu’il qualifie « d’éco-terroristes ».

 

Bassines Non Merci, Confédération paysanne Soulèvements de la Terre et tous leurs nombreux soutiens, sont d’accord pour réfléchir à une évolution des modes d’action. « On souhaite tous ne jamais revivre cela. Même les plus aguerris se sont sentis en danger » assure Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Pour autant pas question d’abandonner le combat. Ils affichent le communiqué commun suivant : «  La lutte internationale pour le partage de l’eau se poursuit. Nous réitérons notre demande d’arrêt immédiat des travaux et l’ouverture d’un dialogue sur la préservation et le partage de l’eau pour mettre fin aux projets des mégabassines. Malgré la brutalité inouïe du gouvernement, le mouvement sort encore renforcé par le niveau de mobilisation inédit. Et nous le disons : si le gouvernement s’obstine, nous reviendrons et continuerons à trouver les moyens pour que les chantiers s’arrêtent par des gestes de désobéissance toujours plus massifs. No bassaran !

 

Ce combat contre l’accaparement de l’eau en Poitou est le nôtre ; il préfigure les luttes à venir de nombre d’humains dans le monde qui n’ont ou n’auront plus accès à ce Bien commun, indispensable à la vie.

 

OM, le 29.03.23  

Extraits d’articles parus sur Reporterre.net et Confédération paysanne

 

 Tunisie.

Vers de nouveaux soulèvements ?

 

La période semble caractérisée par des révoltes et des soulèvements qui ne trouvent pas de débouchés positifs. Les mouvements populaires voient leurs aspirations volées, détournées. A travers différents exemples dans ce numéro (Tunisie, Portugal, Chili), malgré les différences, des similitudes apparaissent : l’auto-organisation par en bas ne suffit pas (Portugal). Si l’ampleur des soulèvements  provoque une crise politique, pour en sortir, le recours aux élections, à la démocratie représentative est le plus souvent un moyen de normalisation des régimes mis en cause, pour restaurer l’hégémonie des classes dominantes. Les pressions néolibérales et le recours au FMI finissent par étouffer les mouvements populaires. Le cas de la Tunisie d’où est parti l’essor de ce qui fut appelé les printemps arabes, tend à démontrer (comme les autres exemples) que sans perspective de transformation sociale et politique, enracinée dans la conscience des classes ouvrières et populaires, l’échec, la restauration de la dictature et de nouveaux soulèvements semblent inéluctables.

 

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C’est ce que semble craindre l’Union européenne. Plus de 10 ans après l’éclatement des soulèvements populaires, l’immolation par le feu, le 12 décembre 2010, de Riadh Bouazizi (jeune vendeur de fruits et légumes), révèle, à la fois, l’état de précarisation, de chômage et de pauvreté de la population et le caractère insupportable de la répression menée par une dictature kleptocratique. Aux affrontements meurtriers succèdent des soulèvements dans tout le pays. Le gouvernement français, Alliot-Marie en tête, propose les services, le savoir-faire répressif d’une certaine France qui, comme elle, possède des intérêts sonnants et trébuchants dans l’ex-colonie française. Et quand des manifestants s’introduisent dans l’une des résidences luxueuses du clan maffieux Ben Ali, ils découvrent des paquets de dollars et des lingots d’or qui y sont entassés. Indignation rageuse. Ben Ali prend peur, s’enfuit et trouve refuge en Arabie Saoudite. 

 

Très vite les puissances occidentales s’adaptent et même saluent les aspirations démocratiques du peuple tunisien. Que s’est-il donc passé après 2011 ?

 

1 – Union européenne inquiète. Kaïs Sayed obstiné

 

20 mars 2023. Josep Borrell s’alarme publiquement. Le Vice-Président de la Commission Européenne déclare que la situation de la Tunisie est « très dangereuse », elle est au bord de la faillite et de l’effondrement économique et social. Certes, le signalement de la « quasi-banqueroute » de cet Etat du Maghreb constitue une ingérence intéressée : depuis 2011, l’Union Européenne a fourni 3 milliards € sous forme de prêts à ce pays qui ne se plie pas aux diktats du FMI,  malgré les prêts perçus en 2013 (1.74 milliard de dollars) et en 2016 (2.9 milliards). Les promesses de réformes libérales n’ont pas été tenues suite à la vague de protestations de 2017-2018 (voir plus loin).

 

En d’autres termes, les créanciers s’inquiètent, d’où la décision d’ingérence de l’UE : envoi « sans délai » des ministres belge et portugais des Affaires étrangères à Tunis, suivis de peu de « plusieurs commissaires européens », sous couvert, bien entendu (!), « de sauver la transition démocratique » en Tunisie et de défense des droits de l’Homme, de l’Etat de droit (!). Macron, lui qui défendait, il y a peu en novembre 2022, « son ami » Kaïs Saïed, doit être un peu gêné aux entournures... quoique… la chasse aux migrants en Tunisie n’est pas forcément pour lui déplaire pourvu qu’ils ne franchissent pas la Méditerranée.

 

Vers le retour de la dictature ?

 

Kaïs Saïed s’en est pris publiquement à « ces hordes de migrants clandestins » qui, organisés (!) seraient la preuve d’un « véritable complot visant à affaiblir l’identité arabo-musulmane » de la Tunisie. « Ce plan criminel » s’apparentant au thème du « grand remplacement », cher à l’extrême-droite fascisante, sert à masquer la tentative de mise au pas de la société. Les boucs émissaires, ces 30 000 à 50 000 migrants - cette main d’œuvre exploitée - victimes d’abus, seraient les acteurs de « crimes inacceptables ». En fait, ils considèrent la Tunisie comme un lieu de passage pour parvenir en Europe (22 000 en 2022). Mais la menace s’adresse également aux Tunisiens qui les hébergent et les emploient, d’où le rappel à la loi de 2004 de déclaration (ou plutôt de délation) des migrants aux commissariats qui peut entraîner de la prison et des amendes. Les agressions verbales et physiques contre les Noirs libèrent le racisme et entretiennent un climat de haine et de peur que n’ont pu contenir les quelques manifestations antiracistes. En quelques jours, 300 « parias » congolais, ivoiriens…, et parmi eux des étudiants, ont été incarcérés.

 

Cette « dérive » xénophobe et raciste résulte à la fois de la volonté de réprimer les opposants et de la perte de crédibilité du régime présidentialiste mis en place par Kaïs Saïed, brouillant l’image d’homme providentiel, conservateur en matière de mœurs et de religion, mais « honnête et intègre ». En effet, du 11 au 13 février, on a assisté à l’arrestation d’une vingtaine au moins d’opposants, juges, avocats, journalistes, syndicalistes. Ils furent présentés comme des « terroristes », préparant un « complot », discréditant le régime ou organisant les pénuries et les hausses de prix. On comprend dès lors que, pour contrer le malaise et le mécontentement populaire, Saïed  poursuive la destruction des corps dits intermédiaires qui lui résistent encore, tout en tentant de se prémunir contre la colère sociale,  y compris en l’instrumentalisant. La peur d’un coup d’Etat, voire d’une « révolution orange », le conduit à multiplier surveillances et arrestations : officiellement, 17 personnes arrêtées ont été mises en examen pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ». Leur « crime » réside dans les contacts réels et les discussions qu’ils ont entretenus avec des responsables des ambassades étrangères, en particulier avec celles des Etats-Unis, de la France et de l’Italie. Des journalistes, comme ceux de la radio privée Mosaïque, sont également visés et l’on trouve, parmi eux, l’incontournable Bernard-Henry Levy jouant le trouble rôle de redresseur de torts. Alors s’agit-il de liberté d’expression bafouée ou d’ingérence de puissances étrangères trouvant un écho parmi les opposants ? Les deux, assurément.

 

Kaïs Saïed s’obstine. Il compte encore sur la bonne volonté dont il a jusqu’ici bénéficié de la part des puissances occidentales : l’Union européenne s’est engagée à « former » sa police, moyennant la réadmission en Tunisie des migrants et ce, à l’aide d’euros sonnants et trébuchants. La contrepartie, y compris du FMI, c’est le démantèlement des subventions aux produits de première nécessité et la compression-privatisation des services publics. Et là… le dictateur en herbe s’obstine ; il sait qu’il risque de connaître le même sort que Ben Ali sans savoir dans quel pays se réfugier.

 

Mais, comment donc « un printemps social des libertés » a-t-il pu se transformer en hiver d’une renaissante dictature ?

 

2 – Un processus politique conduisant à une impasse

 

Un retour en arrière s’impose pour comprendre les raisons conduisant à l’impasse actuelle. Le soulèvement populaire suscitant la fuite du dictateur kleptocrate Ben Ali ne modifie en rien la structure du pouvoir. De fait, celui-ci tente de s’adapter à la nouvelle donne, celle succédant aux révélations de l’enrichissement éhonté du clan Ben Ali.

 

Le 17 janvier 2011, un gouvernement, sans aucune légitimité, est constitué. Il est composé de 24 membres dont 3 « opposants ». Il proclame l’Union Nationale et autorise la Ligue des Droits de l’Homme et tous les partis politiques. Mais le parti de Ben Ali, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) conserve tous les postes-clés. Face à la colère populaire, le 27 janvier, le nouveau pouvoir consent à un remaniement ministériel. L’état d’urgence est maintenu.

 

De violentes manifestations ont lieu le 15 septembre 2012 à Tunis dont la prise d’assaut par les salafistes de l’ambassade étatsunienne qui est incendiée. Sous la pression des Etats-Unis, la répression s’intensifie. On compte au moins 2 morts et plusieurs blessés. L’état d’urgence est prolongé jusqu’en mars 2014, avant le retour électoral de la « démocratie représentative » et ce, après la rédaction d’une Constitution de type parlementariste, où le Président possède très peu de pouvoir. Les tractations rédactionnelles se sont, en effet, éternisées pour que rien ne change, sinon la place de l’islam et le poids des Frères musulmans (Ennahdha).

 

Dans ce pays, où les partis dits de gauche sont inexistants, et surtout où la seule force d’opposition qui imprègne tout le corps social semble être le refus de l’occidentalisation et le retour à l’islam, les élections d’octobre 2014 confirment le poids des « nationalistes » issus de l’ancien régime et des Frères musulmans qui se sont convertis au régime parlementaire. En effet, le RCD, recyclé, appelé désormais Nidaa Tounes, se taille la part du gâteau électoral suivi de près par Ennahdha. Aux présidentielles, son candidat est élu au 2ème tour avec 55.68 % des voix : Essebsi réitère, sous d’autres formes, le gouvernement d’Union nationale précédent. C’est le Quartet (les 4 partis dominants) qui est chargé d’engager le dialogue et la transition démocratique. L’ONU, l’UE, la communauté dite internationale sont rassurées. Les politiques d’austérité vont pouvoir se poursuivre et les recommandations du FMI s’appliquer. En effet, les réformes libérales sont en cours : la masse salariale dans les services de l’Etat est réduite, les subventions du prix du carburant et des denrées de première nécessité sont en voie de réduction, le système des retraites (trop avantageuses ?) est modifié. En avril 2016, la banque centrale est déclarée indépendante, privant le pouvoir de toute marge de manœuvre monétaire. Tout semble bien se passer.

 

L’Etat de droit n’est-il pas instauré ? Une Constituante formée d’une troïka : les Bourguibistes recyclés, les Frères musulmans d’Ennahdha et les sociaux-démocrates du FDTL (Forum démocratique pour le travail et les libertés), ont, en effet, élaboré une nouvelle Constitution. Sauf que cet attelage est extrêmement instable. Le pouvoir d’Etat est toujours aux mains des anciens Benalistes, s’opposant aux Frères musulmans et ces deux-là sont contestés par une mouvance hétéroclite, non seulement les nouveaux centristes du CPR (Congrès pour la République) mais aussi les sociaux-libéraux (FDTL), les communistes (Parti des Travailleurs Tunisiens) et les patriotes démocrates. Tous ces partis, mis à part Ennahdha et le RCD, ont très peu d’ancrage électoral et encore moins parmi les activistes du mouvement social et ce, même si le syndicat UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens) a pu compter 750 000 adhérents (500 000 en 2017).

 

Les fruits amers de l’austérité programmée par toutes les forces politiciennes pratiquement unanimes ont non seulement provoqué une dépendance accrue vis-à-vis des créanciers et l’envolée de la dette publique, mais surtout, aggravé le chômage, l’inflation et la cherté de la survie. 2017-2018 furent deux années de contestations massives et de ras-le-bol de la jeunesse tunisienne. Les partis sont disqualifiés. Même le Front populaire, cette alliance entre « communistes » compatibles et les sociaux-démocrates, implose en 2019, après l’assassinat de deux de ses leaders (Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi) : le « deal avec l’UE » semble difficilement supportable. Pour ne rien arranger, les divergences sur les orientations entre les 12 partis et associations qui composent le Front, sans enracinement populaire, sont intenables.

 

3 – Le coup de tonnerre institutionnel et l’homme providentiel

 

Juillet 2019. Décès du Président Essebsi (cf encart). Les élections qui suivent vont changer la donne. Les  législatives, d’une part, vont confirmer le fractionnement d’un Parlement ingouvernable. D’autre part, lors des Présidentielles de 2021, l’émergence d’un outsider, face à un affairiste millionnaire (Nabil Karoui), permet l’élection de  Kaïs Saïed. Il apparaît comme l’homme providentiel. Ce juriste constitutionnel (!) s’empresse de limoger le gouvernement Mechichi, issu des législatives, suspend l’Assemblée nationale, décide de gouverner par décrets, s’institue Président du Parquet des procureurs et promet un référendum constitutionnel afin d’instaurer un régime présidentialiste en sa faveur. Les partis discrédités sont impuissants, tout comme l’UGTT qui, dans un premier temps, va soutenir ce conservateur religieux qui méprise les corps intermédiaires mais semble déterminé à afficher une politique souverainiste (encart 2).

 

Le Président n’est, en fait, que le produit amer du désenchantement après l’incroyable soulèvement de 2011. Les partis et les gouvernements successifs ont tous trahi l’aspiration à la justice sociale. Les luttes de pouvoir semblent n’avoir eu d’autres effets que de s’accaparer des prébendes et de confirmer, avec plus ou moins de zèle, qu’ils comptaient mettre en œuvre des politiques néolibérales afin d’obtenir de nouveaux prêts du FMI.

 

Juillet 2022, la nouvelle Constitution est approuvée avec… 70 % d’abstention. La dérive autocratique se met en marche. Les instances financières sont tout d’abord persuadées que ce « pouvoir personnel » va rentrer dans le rang afin d’accéder à un nouveau prêt du FMI (1.9 milliard de dollars) et d’honorer la dette du pays, de rembourser celle arrivée à échéance afin de ne pas être déclaré en déficit de paiement. Les forces politiciennes n’ont affiché d’autre perspective que la lutte contre la corruption. Et Kaïs Saïed se raidit face aux oukases de l’étranger.

 

La crise politique s’accentue. L’homme qui s’était présenté comme un recours, s’embourbe. Le défaut de soutien populaire devient criant. Les élections législatives de janvier 2023 le confirment : 89 % d’abstention au second tour. Désintérêt, fatalisme, rejet, boycott appelé par Ennahdha… tous ces facteurs ont pu jouer, tout comme la baisse de popularité de l’UGTT et la scission qu’elle a connue.

 

En fait, soulèvements et protestations n’ont jamais été « travaillés » par la rupture avec le système mondialisé du capitalisme réellement existant. Leurs motivations contre la dictature Ben Ali visaient surtout la corruption qui gangrenait ce régime, les inégalités criantes et surtout la pauvreté et le chômage interdisant toute perspective d’avenir pour le plus grand nombre. La grande masse, imprégnée du rejet du nationalisme bourguibiste, des affidés du RCD, et d’une nostalgie d’un islamisme affublé d’un illusoire retour à la communauté réunie, n’a pas pu connaître d’autres perspectives. La lutte des partisans d’une laïcité républicaine et des islamistes d’Ennahdha a servi de paravent aux véritables problèmes à résoudre. L’absence d’un parti de rupture radicale avec le capitalisme néolibéral, les compromissions de l’UGTT toujours prête à fournir des ministres de second rang aux différents gouvernements, furent autant de facteurs interdisant, pour l’heure, la construction d’une nouvelle hégémonie politique et culturelle.

 

Pour le peuple tunisien, comme pour de nombreux autres peuples, trouver la voie et la rupture de la transformation sociale semble un parcours semé d’obstacles, un sentier sinueux sur une pente très raide.

 

Gérard Deneux, le 24.03.2023    

 

Encart 1

 

Essebsi.

Il fut l’homme de la préservation de l’appareil d’Etat et du système tunisien. C’est un vieil apparatchik. Nommé successivement sous Bourguiba, ministre de l’Intérieur, ambassadeur, puis, ministre de la Défense, des Affaires étrangères, puis parlementaire… Lors de son retour aux affaires et après une éclipse sous Ben Ali, il est nommé 1er ministre (intérimaire) le 4 mars 2011 sous la Constituante. Fondateur du parti Nidaa Tounes, il permet le recyclage des Benalistes et Bourguibistes. En 2014, il se présente à la présidentielle. Il l’emporte au 2ème tour face à Marzouki, figure des droits de l’Homme et fondateur du Congrès Pour la République.

 

Encart 2

 

Coup de force ou coup d’Etat de Kaïs Saïed ?

Cette discussion juridique n’est pas l’essentiel pour expliquer la désaffection massive vis-à-vis des jeux politiciens. Toutefois, l’on peut estimer que l’utilisation de l’article 80 de la Constitution est illégale. Cet article, qui donne tous les pouvoirs au Président, est assorti de conditions qui n’ont pas été respectées : il faut qu’il y ait un « danger imminent ». Il y avait plutôt un blocage institutionnel, compte tenu de la composition de l’Assemblée législative. Plus fondamentalement, le Président devait consulter le 1er ministre, le Parlement, ce qu’il n’a pas fait. Il ne pouvait dissoudre l’Assemblée, ni démettre le gouvernement… ce qu’il a fait.

 

 

Quelques repères historiques

 

1881. Instauration du protectorat français. Traité du Bardo. Suite à la banqueroute de 1869, une commission inter-nations (France, Angleterre, Italie) laisse le pays à la France de Jules Ferry. Débarquement de troupes françaises.

08.01.1938. Manifestations anti-françaises, les policiers français tirent. 10.04.1938. Soulèvements – état de siège – répression sanglante à l’automitrailleuse contre la «foule ». 23 morts. Détention de 906 « nationalistes »

15.01.1951. Pourparlers entre gouvernement français et le Destour de Bourguiba. Refus de l’indépendance. Bourguiba saisit l’ONU

13.1.1952. Arrestation de 150 Destouriens - révolte armée - envoi d’un contingent de 70 000 soldats

25 mars 1956. Gouvernement d’Edgar Faure reconnaît l’indépendance

1989. Suite à l’adoption de mesures néolibérales, émeutes de la faim. Répression. 70 morts. 1 millier d’arrestations.

7.11.1987. Ben Ali succède à Bourguiba déclaré sénile

2008. Chômage et pauvreté - « Troubles » dans la région minière de Gafsa.

2011-2014. La Constituante qui résulte du soulèvement populaire finit par adopter une Constitution parlementariste. Toutefois, l’exécutif bicéphale comprend le chef du gouvernement (1er ministre) et le Président de la République, élu au suffrage universel pour 5 ans. Cette singularité résulte du compromis passé entre Ennahdha et Nidaa Tounes, soit les anciens bourguibistes recyclés.

 

 

 

 

L’usine

 

3X8

Expression magique

dans l’esprit de l’enfant où tout se confond

Il se représente le Grand Huit

de la fête foraine

surtout quand le père part le soir

et que le lendemain

il dîne après tout le monde

avec des yeux tout fatigués

3X8

Le mirage de la fête

s’est évanoui

Le garçon a grandi

et le père est devenu

une espèce d’étranger que l’on croise

quand on va dormir

et qui dort quand tout le monde vit

3X8

On croirait le père vieux

sa tête est comme une marmite

sous pression

Il gueule comme si

l’appartement était plein de décibels

Son visage est dur

et ses paupières lourdes

Il est brutal

comme la force aveugle d’une machine

3X8

Le fils est à l’usine

où il meule des carters

De temps à autre

il arrête son outil pneumatique

et relève ses lunettes

pour voir les copains

dans les autres petites cages

pour voir les fenwicks

qui mènent les pièces à l’ébarbage

 

Michèle Meyer (1996)

 

 

 

 

 

 

 

 

Au Portugal… les œillets refleuriront

 

Partout, en Europe, montent la colère et la contestation contre la vie chère. Au Portugal, ce petit pays de 10.5 millions d’habitants, des mouvements sociaux se multiplient dans les secteurs privés et publics. La révolution des Œillets fêtera ses 50 ans le 25 avril 2024, elle libéra les Portugais de la dictature mais ce  « peuple en révolution » (1) ne put empêcher la contre-révolution qui suivit, mettant en place, en l’espace de 10 ans, le modèle économique libéral européen et les mesures d’austérité qui l’accompagnent. Nous nous attarderons sur ce moment historique, trop méconnu, et nous nous interrogerons sur la nature des mécontentements actuels des classes populaires.

 

1 – La Révolution des Œillets

 

Pas question de revisiter toute l’histoire du Portugal, ce n’est pas l’objet de cet article. Par contre, il apparaît incontournable de rappeler l’incroyable  révolution des Œillets.

 

Le 25 avril 1974, le Mouvement des Forces Armées (MFA) fait tomber la plus ancienne dictature fasciste d’Europe (1926-1974), « l’Etat nouveau » de Salazar (1933-1968) puis de Caetano (1969-1974), nationaliste et proche du fascisme italien. Le MFA est composé de jeunes officiers ; il est né au cours de la guerre coloniale menée par Salazar dès 1961, en Guinée Bissau, en Angola et au Mozambique. L’étincelle qui met le feu aux poudres est un décret permettant aux miliciens de passer officiers de carrière au détriment des jeunes capitaines et subalternes. Plus profondément, le mouvement est mu par la volonté de renverser la dictature et de mettre un terme aux guerres coloniales meurtrières (9 000 soldats morts, 5 000 civils portugais et plus de 100 000 civils africains). Les jeunes Portugais refusent  ces guerres qui compteront 8 000 déserteurs et plus de 1.5 million d’émigrés portugais (dont 900 000 vers la France). (2)

 

Parallèlement à cette effervescence, la récession économique mondiale, provoquée par la « crise du pétrole » en 1973, touche les classes populaires et atteint également les classes dominantes qui n’acceptent plus l’effort de guerre. C’est dans ce contexte de misère, d’exploitation et de répression que surgit la Révolution des Oeillets.

 

Le renversement de la dictature n’est donc pas né de rien. Il a pris ses racines dans les mouvements de libération des colonies, la répression meurtrière contre ceux qui refusaient le travail forcé, et dans la crise économique, appauvrissant les populations de la métropole et provoquant les révoltes ouvrières, paysannes et étudiantes. L’alliance de la résistance anticoloniale et des luttes dans la métropole va engendrer la révolution qui précipitera les indépendances : en 19 mois, toutes les anciennes colonies y accèderont : Guinée Bissau, Mozambique, Cap Vert, Angola.

 

Le 25 avril, la population, libérée, fraternise immédiatement avec le MFA, fleurissant d’œillets leurs canons et leurs fusils. Le lendemain, une vague de protestations anticoloniales déferle sur le pays, organisée par « l’extrême gauche » et les étudiants. Des manifestations se succèdent, étudiants et ouvriers appellent à se rassembler. Le coup d’Etat se transforme en un formidable processus révolutionnaire par en bas : dans les quartiers populaires de Lisbonne, les logements vacants sont occupés, les employés des banques tiennent des piquets de grève aux portes des banques et contrôlent la sortie des capitaux, la police politique est dissoute, on change le nom des rues…

 

Pendant plus d’un an et demi, 1/3 de la population (plus de 3 millions sur moins de 9 millions d’habitants) s’auto-organise et participe activement aux multiples lieux de décision : commissions d’habitants, de travailleurs, de soldats, pour décider de la vie dans les quartiers, les usines, les casernes et dans les campagnes, les terres sont placées sous le contrôle des travailleurs. La nouvelle Constitution a inscrit dans le texte « la construction d’une société sans classe ».

 

La Révolution des Oeillets a changé le Portugal en profondeur et a conquis des droits en matière de santé, d’éducation, de sécurité sociale. Cette révolution populaire  renverse le régime fasciste et colonial,  et plus globalement, remet en cause l’ordre du capital. C’est sans doute pour cette raison qu’elle est restée assez méconnue, par peur de « contagion ».  Elle est un exemple pour les peuples d’Europe et du monde. Le 25 avril est la révolution de l’espoir comme une riposte aux révoltes noyées dans le sang, à l’image de celle du Chili qui vient de se produire le 11 septembre 1973. On se souvient plus du Chili que du Portugal parce que les forces au pouvoir font tout pour que les expériences positives soient oubliées. Il est inconcevable, pour les classes dirigeantes de laisser les classes laborieuses remettre en cause la propriété privée, le processus d’accumulation, le contrôle du travail, la discipline hiérarchique dans l’entreprise ou la concurrence et la recherche du profit. Mais elle   n’a pas durablement modifié les rapports de production.

 

2 – Les œillets sont coupés (2)

 

Le 25 novembre 1975, c’est le coup d’arrêt au processus révolutionnaire, la fin du double pouvoir qui s’était mis en place, parallèlement à l’Etat, par le biais des comités d’entreprise, des résidents, des soldats. Les premières élections libres d’avril 1975 ont été emportées par le PS avec 38 % des voix mais le pouvoir lui échappe. Quand les paysans occupent les vastes domaines du sud pour y créer des unités collectives de production et que des ouvriers investissent les usines afin d’y mener des expériences autogestionnaires, le MFA les soutient. L’Etat ne parvient pas à s’imposer et la division politique entre PS, PCP (parti communiste portugais) et extrême gauche s’accentue ; les forces politiques conservatrices, appuyées par l’Eglise catholique, diabolisent ce régime « communiste ». L’été 1975 est très « chaud ». En novembre, des conflits sociaux éclatent dans les bassins industriels : 250 000 ouvriers métallurgistes cessent le travail. Le gouvernement est dans l’impasse. Le 25 novembre, les unités parachutistes passent à l’action, coup de force auquel le PCP ne participe pas tant il rechigne à s’allier avec l’extrême gauche. Ce sont les militaires « modérés » qui interviennent et décrètent l’état d’urgence puis l’état de siège. Le coup d’Etat est avorté mais il met fin au processus révolutionnaire des 18 mois précédents. Les élections législatives du 25 avril 1976 confirment la suprématie du PS. Mario Soares, européen et atlantiste, devient le 1er ministre. La contre-révolution aboutit à un « compromis social » restaurant l’ordre du capital sous la forme de la démocratie parlementaire que le Portugal connaît aujourd’hui. L’Etat s’est reconstitué comme si la formidable participation de la population n’avait été qu’une parenthèse.

 

La République qui se met en place après la Révolution est caractérisée par une grande instabilité : en 8 ans (1976-1983), 8 gouvernements. La situation économique se dégrade et, à plusieurs reprises, le gouvernement fait appel au FMI qui, en même temps que les prêts accordés, exige des plans d’austérité. Soarès et les suivants s’opposent à la réforme agraire, à l’Etat social, multiplient les privatisations. Le Portugal adhère à la CEE en 1985. Les organisations syndicales se sont « enfermées » dans un « pacte social » avec le patronat et l’Etat. Et pour contrer le syndicat majoritaire, la CGT-IN, est créée l’UGT – Union générale des travailleurs (proche du PS et du PSD – parti social- démocrate).

 

Symbole de la fin de la révolution des Œillets : la défaite des travailleurs dans le long conflit des chantiers navals de Lisnave. La « transition vers le socialisme » se transforme donc en chimère.

 

Après Soarès, en 1985, alterneront au pouvoir, des premiers  ministres PS et PSD (parti social-démocrate) dont le socialiste Antonio Guterres (l’actuel secrétaire général des Nations Unies) mais aussi le social-démocrate Barroso (qui fut président de la Commission européenne (2004-2014) et depuis 2016, est président non exécutif du conseil d’administration de la banque Goldman Sachs). Tous ont  appliqué la même politique de rigueur budgétaire, libérale, européenne et atlantiste.

 

Aux législatives de février 2022, le PS est largement victorieux mais le 1er ministre Antonio Costa ne réussit pas à stabiliser la politique de son gouvernement, en constantes secousses internes : 13 démissions en 9 mois et une dégradation des règles de fonctionnement politique, révélant des affaires, des scandales et la pratique répétée de pantouflages, autant de symboles d’une majorité au pouvoir pratiquant l’arrogance, l’opacité et la corruption.  

 

Dans un « pacte social » sur les salaires, Costa s’est engagé, avec le patronat et l’UGT, à protéger les bénéfices extraordinaires de « l’élite économique » alors que l’inflation de 7.8% dépasse tous les records depuis 30 ans et que la hausse des prix sur les produits alimentaires, de 20%, frappe durement les populations. Près de 40 % vivent dans la pauvreté. En 2021, 1.9 million de personnes étaient sous le seuil de pauvreté (554€ net/mois) (hors aides sociales). Le gouvernement a concédé de bien maigres augmentations de salaires, 3.6 % aux fonctionnaires et 5 % pour le secteur privé. Il justifie cette politique (soutenue par Bruxelles) en arguant qu’elle évite la « spirale salaires-prix » alors qu’il offre aux entreprises une « récompense fiscale », à savoir des réductions d’impôts. Le gouvernement refuse de contrôler les prix ou de limiter les marges bénéficiaires des grandes entreprises et fait le choix de protéger les spéculateurs, grands distributeurs de l’énergie et des télécommunications.

 

On assiste, en conséquence, comme ailleurs en Europe, à l’appauvrissement de la classe laborieuse et à l’aggravation des inégalités sociales. Les bénéfices des grands groupes s’envolent, une quinzaine d’entre eux cotés à la Bourse de Lisbonne ont versé 2.5 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires, un record absolu

 

3 – Les œillets refleuriront

 

Les socialistes au pouvoir au Portugal ont fait le choix de « l’équilibre des comptes » au mépris de la justice sociale. Respectueux de « l’orthodoxie budgétaire » (en novlangue européenne), le gouvernement fait valoir des résultats prometteurs au regard des dogmes libéraux. Le Portugal est un « bon élève » européen : une croissance de + 6.7 % en 2022, un taux de chômage inférieur à 7 %, une dette publique baissée de 10 points (115 % du PIB) et un déficit public d’à peine 1 % du PIB… alors que l’inflation est de 9.6 % fin 2022, que près d’1/4 de la population touche le salaire minimum qui, même revalorisé de 7.8 %, n’est que de 866 € brut/mois, que les loyers ont explosé, dopés par le succès du tourisme et l’engouement des retraités d’Europe du nord qui s’installent au Portugal.

 

Sur ce terreau, poussent, depuis début 2023, de nombreux mouvements sociaux. Des milliers de Portugais manifestent leur colère et au sein de la plateforme « Vie juste », protestent contre l’inflation, les salaires bas et les logements hors de prix. Les enseignants réclament des hausses de salaire (bloqués depuis la crise financière de 2008) et de meilleures conditions de travail. Depuis 3 mois, ils manifestent et/ou se mettent en grève. Des milliers d’enseignants contractuels sont affectés dans des établissements très éloignés de leur domicile pour un salaire de 1 200€ ne tenant compte ni de l’ancienneté, ni des déplacements, ni des prix exorbitants des logements. Les manifestants dénoncent le non-investissement du gouvernement dans le secteur public alors qu’il a distribué des millions d’euros à la compagnie aérienne TAP ou aux banques menacées de faillite. Les cheminots ont rejoint le mouvement, en grève fin février, puis les soignants en grève début mars. Le 17 mars, une grève nationale des fonctionnaires a affecté la collecte des déchets, les écoles et les hôpitaux.

 

Le 18 mars, des milliers de salariés ont manifesté à Lisbonne. Les grèves ont atteint leur plus haut niveau depuis 10 ans. Les marches, comptant plus de 100 000 manifestants en janvier, sont considérées comme les plus importantes depuis la Révolution des Œillets. 

 

Costa a réagi en imposant des mesures draconiennes de service minimum contre les grèves des enseignants, leur imposant d’assurer 3 H de cours/jour même lorsqu’ils sont en grève. Le PS est terrifié à l’idée que des concessions aux enseignants ne galvanisent le reste de la classe ouvrière.

 

En moins de 10 ans, les prix des logements ont doublé et les montants des loyers ont augmenté de 50 %. C’est le résultat des politiques publiques encourageant la spéculation et le tourisme résidentiel de luxe, favorisant la vente de biens immobiliers aux capitaux étrangers. Face aux manifestations qui ne tarissent pas, Costa a promis de soumettre au Parlement un plan pour freiner les hausses de prix de l’immobilier, a dit vouloir mettre fin aux mesures immobilières, et notamment aux « visas dorés », ces titres de séjour offerts aux étrangers qui investissent plus de 500 000€ dans un bien immobilier ; il a dit vouloir interdire les nouvelles autorisations de logements touristiques dans les grandes villes et obliger les propriétaires de quelque 700 000 logements vides à les louer à l’Etat. Afin que ces paroles ne soient pas vaines, à Lisbonne, une campagne en faveur d’un référendum sur le logement prend de l’ampleur et des manifestations pour le droit au logement se préparent dans les grandes villes avec la perspective de grands rassemblements le 1er avril, ainsi que d’autres formes de protestation sur les salaires ou la crise climatique.

 

Vers un « printemps chaud » ? Cela peut être possible si les plus importantes bureaucraties syndicales qui ont une pratique de collaboration depuis 1976 avec l’Etat via le « pacte social », appellent à des grèves partout, à la même date et aux mêmes endroits. Ils semblent accepter d’élargir les luttes des enseignants, à les unifier avec celles, plus récentes, des médecins, des soignants, des travailleurs automobiles de l’usine Autoeuropa de Volkswagen, des cheminots, des travailleurs portuaires…

 

La riposte des classes populaires contre l’austérité imposée par le système capitaliste va de pair avec celles qui ont lieu, ailleurs en Europe, en France, en Grande-Bretagne notamment. Elles doivent aussi  être reliées aux luttes contre la guerre et pour un monde écologiquement viable.

 

Odile Mangeot, le 22.03.2023 

 

(1)   lire  Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975 de Raquel Valera (Agone)

(2)   chiffres parus sur cairn.info

(3)   titre d’une chronique du journaliste/militant libertaire portugais Jorge Valada (pseudo : Charles Reeve)  

 

Sources : alencontre.org, Révolution Permanente, World Socialiste web site (Comité de la 4ème internationale)

 

La délocalisation des séniors

 

50 000 Français sont installés au Portugal, presque la moitié est en Algarve, et, parmi eux, les retraités sont majoritaires. Issus des classes moyennes, leur retraite leur confère un vrai pouvoir d’achat au regard du Smic net portugais d’environ 700 €. Ils se sont installés grâce à un avantage fiscal mis en place à leur intention par le Portugal : depuis 2012, aucune taxation n’est prélevée sur les retraites pour les étrangers, pendants 10 ans. Et si une loi de 2020 a supprimé cette exonération et introduit  un taux d’imposition de 10 %, c’est  sans effets rétroactifs sur ceux qui sont déjà là ; il serait même question que le Portugal prolonge l’avantage fiscal… Et puis il y a la Grèce qui propose depuis peu un impôt plafonné à 7 % pour les retraités et peut-être aussi le sud de l’Italie…La plupart savent qu’ils rentreront en France quand il faudra se faire soigner. Ils participent à l’augmentation du prix de l’immobilier qui a presque doublé depuis 2012. Avec l’arrivé d’acheteurs américains depuis un an ou deux, les Français se trouvent à leur tour distancés dans une course au pouvoir d’achat dont les locaux sont d’emblée exclus… C’est la loi du marché ! A noter qu’un nombre de ces séniors, étrangers au Portugal, n’aiment guère les étrangers installés en France. La preuve : lorsqu’ils ont voté aux élections françaises, dans le bureau de Faro en Algarve, ils ont placé, en tête, Zemmour et Le Pen aux 1er et 2ème tours des présidentielles de 2022. (Le Monde 2 mars 2023)       

 

 

 

 

 

Ils, elles luttent

 

Au Royaume Uni, le secteur de la Santé toujours mobilisé

 

Depuis presqu’un an, les travailleurs multiplient les grèves face à l’inflation de plus de 10 % et des salaires qui ne suivent pas. Le 16 mars, ils étaient 400 000 agents des services publics en grève pour s’opposer à la minable augmentation de 5 % proposée par Hunt, ministre des finances du gouvernement Rishi Sunak. Dans son budget, rien sur le financement global du Service de Santé (NHS), rien pour remédier à la crise du logement. Par contre, le gouvernement n’hésite pas à  sanctionner les chômeurs n’acceptant pas les offres d’emploi dits « raisonnable », à octroyer sur les prochaines années 27 milliards aux grandes entreprises, 11 milliards supplémentaires pour les dépenses militaires et à investir plus dans l’énergie nucléaire. Les directions syndicales (à l’exception d’Unite) ont donné leur accord pour ouvrir des négociations d’augmentation des salaires, par branches (qui doit être soumis à la consultation des adhérents). Le regroupement NHS Workers Say No (Les travailleurs de la Santé disent Non) est vent debout contre cet accord et organise des informations auprès des personnels car, par ailleurs, se profile la division structurelle du NHS qui casserait l’unité de l’ensemble du personnel, unité qui a permis de donner l’ampleur des mobilisations actuelles. Les médecins en formation (internes) s’apprêtent à une grève inédite de 4 jours à partir du 11 avril. Un membre de la British Medical Association espère que la résistance du syndicat des médecins fera boule de neige : « J’aimerais croire que ce que nous faisons encouragera tous les membres du NHS à réfléchir aux accords salariaux qui leur ont été proposés. Ils devraient réfléchir au pouvoir que nous aurions si nous faisions tous la grève ensemble ». alencontre.org