Au Portugal… les œillets refleuriront
Partout,
en Europe, montent la colère et la contestation contre la vie chère. Au
Portugal, ce petit pays de 10.5 millions d’habitants, des mouvements sociaux se
multiplient dans les secteurs privés et publics. La révolution des Œillets fêtera
ses 50 ans le 25 avril 2024, elle libéra les Portugais de la dictature mais ce « peuple en révolution » (1) ne put
empêcher la contre-révolution qui suivit, mettant en place, en l’espace de 10
ans, le modèle économique libéral européen et les mesures d’austérité qui
l’accompagnent. Nous nous attarderons sur ce moment historique, trop méconnu,
et nous nous interrogerons sur la nature des mécontentements actuels des
classes populaires.
1 – La Révolution
des Œillets
Pas
question de revisiter toute l’histoire du Portugal, ce n’est pas l’objet de cet
article. Par contre, il apparaît incontournable de rappeler l’incroyable révolution
des Œillets.
Le
25 avril 1974, le Mouvement des Forces Armées (MFA) fait tomber la plus
ancienne dictature fasciste d’Europe (1926-1974), « l’Etat nouveau » de
Salazar (1933-1968) puis de Caetano (1969-1974), nationaliste et proche du
fascisme italien. Le MFA est composé de jeunes officiers ; il est né au
cours de la guerre coloniale menée par Salazar dès 1961, en Guinée Bissau, en
Angola et au Mozambique. L’étincelle qui met le feu aux poudres est un décret
permettant aux miliciens de passer officiers de carrière au détriment des
jeunes capitaines et subalternes. Plus profondément, le mouvement est mu par la
volonté de renverser la dictature et de mettre un terme aux guerres coloniales
meurtrières (9 000 soldats morts, 5 000 civils portugais et plus de
100 000 civils africains). Les jeunes Portugais refusent ces guerres qui compteront 8 000
déserteurs et plus de 1.5 million d’émigrés portugais (dont 900 000 vers
la France). (2)
Parallèlement
à cette effervescence, la récession économique mondiale, provoquée par la « crise
du pétrole » en 1973, touche les classes populaires et atteint également les
classes dominantes qui n’acceptent plus l’effort de guerre. C’est dans ce
contexte de misère, d’exploitation et de répression que surgit la Révolution des Oeillets.
Le
renversement de la dictature n’est donc pas né de rien. Il a pris ses racines
dans les mouvements de libération des colonies, la répression meurtrière contre
ceux qui refusaient le travail forcé, et dans la crise économique,
appauvrissant les populations de la métropole et provoquant les révoltes
ouvrières, paysannes et étudiantes. L’alliance de la résistance anticoloniale
et des luttes dans la métropole va engendrer la révolution qui précipitera les
indépendances : en 19 mois, toutes les anciennes colonies y accèderont :
Guinée Bissau, Mozambique, Cap Vert, Angola.
Le 25 avril, la population, libérée, fraternise immédiatement
avec le MFA, fleurissant d’œillets leurs
canons et leurs fusils. Le lendemain, une vague de protestations
anticoloniales déferle sur le pays, organisée par « l’extrême gauche »
et les étudiants. Des manifestations se succèdent, étudiants et ouvriers
appellent à se rassembler. Le coup d’Etat se transforme en un formidable processus révolutionnaire par en bas :
dans les quartiers populaires de Lisbonne, les logements vacants sont occupés, les
employés des banques tiennent des piquets de grève aux portes des banques et contrôlent
la sortie des capitaux, la police politique est dissoute, on change le nom des
rues…
Pendant
plus d’un an et demi, 1/3 de la population (plus de 3 millions sur moins de 9
millions d’habitants) s’auto-organise et participe activement aux multiples
lieux de décision : commissions d’habitants, de travailleurs, de soldats, pour
décider de la vie dans les quartiers, les usines, les casernes et dans les campagnes,
les terres sont placées sous le contrôle des travailleurs. La nouvelle
Constitution a inscrit dans le texte « la construction d’une société
sans classe ».
La Révolution des Oeillets a changé le Portugal en profondeur et a conquis des
droits en matière de santé, d’éducation, de sécurité sociale. Cette révolution
populaire renverse le régime fasciste et
colonial, et plus globalement, remet en
cause l’ordre du capital. C’est sans doute pour cette raison qu’elle est restée
assez méconnue, par peur de « contagion ». Elle est un exemple pour les peuples d’Europe
et du monde. Le 25 avril est la révolution
de l’espoir comme une riposte aux révoltes noyées dans le sang, à l’image
de celle du Chili qui vient de se produire le 11 septembre 1973. On se souvient
plus du Chili que du Portugal parce que les forces au pouvoir font tout pour
que les expériences positives soient oubliées. Il est inconcevable, pour les
classes dirigeantes de laisser les classes laborieuses remettre en cause la
propriété privée, le processus d’accumulation, le contrôle du travail, la discipline
hiérarchique dans l’entreprise ou la concurrence et la recherche du profit.
Mais elle n’a pas durablement modifié
les rapports de production.
2 – Les
œillets sont coupés (2)
Le 25 novembre 1975, c’est le coup d’arrêt au processus révolutionnaire,
la fin du double pouvoir qui s’était mis en place, parallèlement à l’Etat, par
le biais des comités d’entreprise, des résidents, des soldats. Les premières
élections libres d’avril 1975 ont été emportées par le PS avec 38 % des voix
mais le pouvoir lui échappe. Quand les paysans occupent les vastes domaines du
sud pour y créer des unités collectives de production et que des ouvriers
investissent les usines afin d’y mener des expériences autogestionnaires, le
MFA les soutient. L’Etat ne parvient pas à s’imposer et la division politique entre
PS, PCP (parti communiste portugais) et extrême gauche s’accentue ; les
forces politiques conservatrices, appuyées par l’Eglise catholique, diabolisent
ce régime « communiste ». L’été 1975 est très « chaud ». En
novembre, des conflits sociaux éclatent dans les bassins industriels :
250 000 ouvriers métallurgistes cessent le travail. Le gouvernement est
dans l’impasse. Le 25 novembre, les unités parachutistes passent à l’action,
coup de force auquel le PCP ne participe pas tant il rechigne à s’allier avec
l’extrême gauche. Ce sont les militaires « modérés » qui
interviennent et décrètent l’état d’urgence puis l’état de siège. Le coup
d’Etat est avorté mais il met fin au
processus révolutionnaire des 18 mois précédents. Les élections
législatives du 25 avril 1976 confirment la suprématie du PS. Mario Soares,
européen et atlantiste, devient le 1er ministre. La contre-révolution aboutit à
un « compromis social » restaurant l’ordre du capital sous la forme
de la démocratie parlementaire que le Portugal connaît aujourd’hui. L’Etat
s’est reconstitué comme si la formidable participation de la population n’avait
été qu’une parenthèse.
La
République qui se met en place après la Révolution est caractérisée par une
grande instabilité : en 8 ans (1976-1983), 8 gouvernements. La situation
économique se dégrade et, à plusieurs reprises, le gouvernement fait appel au
FMI qui, en même temps que les prêts accordés, exige des plans d’austérité. Soarès
et les suivants s’opposent à la réforme agraire, à l’Etat social, multiplient
les privatisations. Le Portugal adhère à
la CEE en 1985. Les organisations syndicales se sont « enfermées »
dans un « pacte social » avec le patronat et l’Etat. Et pour contrer
le syndicat majoritaire, la CGT-IN, est créée l’UGT – Union générale des
travailleurs (proche du PS et du PSD – parti social- démocrate).
Symbole de la fin de la révolution des Œillets : la défaite
des travailleurs dans le long conflit des chantiers navals de Lisnave. La « transition vers le
socialisme » se transforme donc en chimère.
Après Soarès, en 1985, alterneront au pouvoir, des premiers ministres PS et PSD (parti social-démocrate)
dont le socialiste Antonio Guterres
(l’actuel secrétaire général des Nations Unies) mais aussi le social-démocrate Barroso (qui fut président de la
Commission européenne (2004-2014) et depuis 2016, est président non exécutif du
conseil d’administration de la banque Goldman Sachs). Tous ont appliqué la même politique de rigueur
budgétaire, libérale, européenne et atlantiste.
Aux
législatives de février 2022, le PS
est largement victorieux mais le 1er
ministre Antonio Costa ne réussit pas à stabiliser la politique de son
gouvernement, en constantes secousses internes : 13 démissions en 9 mois et
une dégradation des règles de fonctionnement politique, révélant des affaires, des
scandales et la pratique répétée de pantouflages, autant de symboles d’une
majorité au pouvoir pratiquant l’arrogance, l’opacité et la corruption.
Dans
un « pacte social » sur les salaires, Costa s’est engagé, avec le
patronat et l’UGT, à protéger les bénéfices extraordinaires de « l’élite
économique » alors que l’inflation
de 7.8% dépasse tous les records depuis 30 ans et que la hausse des prix sur
les produits alimentaires, de 20%, frappe durement les populations. Près de 40 % vivent dans la pauvreté. En 2021, 1.9 million de personnes étaient sous le seuil de pauvreté (554€ net/mois)
(hors aides sociales). Le gouvernement a concédé de bien maigres augmentations
de salaires, 3.6 % aux fonctionnaires et 5 % pour le secteur privé. Il justifie
cette politique (soutenue par Bruxelles) en arguant qu’elle évite la
« spirale salaires-prix » alors qu’il offre aux entreprises une « récompense
fiscale », à savoir des réductions d’impôts. Le gouvernement refuse de
contrôler les prix ou de limiter les marges bénéficiaires des grandes
entreprises et fait le choix de protéger les spéculateurs, grands distributeurs
de l’énergie et des télécommunications.
On
assiste, en conséquence, comme ailleurs en Europe, à l’appauvrissement de la
classe laborieuse et à l’aggravation des inégalités sociales. Les bénéfices des
grands groupes s’envolent, une quinzaine d’entre eux cotés à la Bourse de
Lisbonne ont versé 2.5 milliards
d’euros de dividendes à leurs
actionnaires, un record absolu
3 – Les
œillets refleuriront
Les
socialistes au pouvoir au Portugal ont fait le choix de « l’équilibre des
comptes » au mépris de la justice sociale. Respectueux de
« l’orthodoxie budgétaire » (en novlangue européenne), le
gouvernement fait valoir des résultats prometteurs au regard des dogmes
libéraux. Le Portugal est un « bon
élève » européen : une croissance de + 6.7 % en 2022, un taux de
chômage inférieur à 7 %, une dette publique baissée de 10 points (115 % du PIB)
et un déficit public d’à peine 1 % du PIB… alors
que l’inflation est de 9.6 % fin 2022, que près d’1/4 de la population
touche le salaire minimum qui, même revalorisé de 7.8 %, n’est que de 866 €
brut/mois, que les loyers ont explosé, dopés par le succès du tourisme et
l’engouement des retraités d’Europe du nord qui s’installent au Portugal.
Sur ce terreau, poussent, depuis début 2023, de nombreux mouvements sociaux. Des milliers de Portugais manifestent leur
colère et au sein de la plateforme « Vie juste », protestent contre
l’inflation, les salaires bas et les logements hors de prix. Les enseignants réclament des hausses
de salaire (bloqués depuis la crise financière de 2008) et de meilleures conditions
de travail. Depuis 3 mois, ils manifestent et/ou se mettent en grève. Des milliers
d’enseignants contractuels sont affectés dans des établissements très éloignés
de leur domicile pour un salaire de 1 200€ ne tenant compte ni de
l’ancienneté, ni des déplacements, ni des prix exorbitants des logements. Les
manifestants dénoncent le non-investissement du gouvernement dans le secteur
public alors qu’il a distribué des millions d’euros à la compagnie aérienne TAP
ou aux banques menacées de faillite. Les
cheminots ont rejoint le mouvement, en grève fin février, puis les soignants en grève début mars. Le
17 mars, une grève nationale des fonctionnaires a affecté la collecte des déchets, les écoles et les
hôpitaux.
Le
18 mars, des milliers de salariés ont manifesté à Lisbonne. Les grèves ont atteint leur plus haut niveau depuis 10 ans.
Les marches, comptant plus de
100 000 manifestants en janvier, sont considérées comme les plus importantes depuis la Révolution des Œillets.
Costa
a réagi en imposant des mesures draconiennes de service minimum contre les
grèves des enseignants, leur imposant d’assurer 3 H de cours/jour même
lorsqu’ils sont en grève. Le PS est
terrifié à l’idée que des
concessions aux enseignants ne galvanisent le reste de la classe ouvrière.
En
moins de 10 ans, les prix des logements ont doublé et les montants des loyers
ont augmenté de 50 %. C’est le résultat des politiques publiques encourageant
la spéculation et le tourisme résidentiel de luxe, favorisant la vente de biens
immobiliers aux capitaux étrangers. Face aux manifestations qui ne tarissent
pas, Costa a promis de soumettre au Parlement un plan pour freiner les hausses
de prix de l’immobilier, a dit vouloir mettre fin aux mesures immobilières, et
notamment aux « visas dorés », ces titres de séjour offerts aux
étrangers qui investissent plus de 500 000€ dans un bien immobilier ;
il a dit vouloir interdire les nouvelles autorisations de logements
touristiques dans les grandes villes et obliger les propriétaires de quelque
700 000 logements vides à les louer à l’Etat. Afin que ces paroles ne
soient pas vaines, à Lisbonne, une campagne en faveur d’un référendum sur le logement prend de l’ampleur et des manifestations pour le droit au logement
se préparent dans les grandes villes avec la perspective de grands
rassemblements le 1er avril, ainsi que d’autres formes de
protestation sur les salaires ou la crise climatique.
Vers un « printemps
chaud » ? Cela peut être
possible si les plus importantes bureaucraties syndicales qui ont une pratique
de collaboration depuis 1976 avec l’Etat via le « pacte social »,
appellent à des grèves partout, à la même date et aux mêmes endroits. Ils
semblent accepter d’élargir les luttes des enseignants, à les unifier avec celles,
plus récentes, des médecins, des soignants, des travailleurs automobiles de
l’usine Autoeuropa de Volkswagen, des cheminots, des travailleurs portuaires…
La
riposte des classes populaires contre l’austérité imposée par le système
capitaliste va de pair avec celles qui ont lieu, ailleurs en Europe, en France,
en Grande-Bretagne notamment. Elles doivent aussi être reliées aux luttes contre la guerre et
pour un monde écologiquement viable.
Odile
Mangeot, le 22.03.2023
(1)
lire Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975
de Raquel Valera (Agone)
(2)
chiffres parus
sur cairn.info
(3)
titre d’une
chronique du journaliste/militant libertaire portugais Jorge Valada (pseudo :
Charles Reeve)
Sources :
alencontre.org, Révolution Permanente, World Socialiste web site (Comité de la
4ème internationale)
La
délocalisation des séniors
50 000
Français sont installés au Portugal, presque la moitié est en Algarve, et,
parmi eux, les retraités sont majoritaires. Issus des classes moyennes, leur
retraite leur confère un vrai pouvoir d’achat au regard du Smic net portugais d’environ
700 €. Ils se sont installés grâce à un avantage
fiscal mis en place à leur intention
par le Portugal : depuis 2012, aucune
taxation n’est prélevée sur les retraites pour les étrangers, pendants 10 ans. Et si une loi de 2020
a supprimé cette exonération et introduit
un taux d’imposition de 10 %, c’est
sans effets rétroactifs sur ceux qui sont déjà là ; il serait même
question que le Portugal prolonge l’avantage fiscal… Et puis il y a la Grèce
qui propose depuis peu un impôt plafonné à 7 % pour les retraités et peut-être
aussi le sud de l’Italie…La plupart savent qu’ils rentreront en France quand il
faudra se faire soigner. Ils participent à l’augmentation du prix de
l’immobilier qui a presque doublé depuis 2012. Avec l’arrivé d’acheteurs américains
depuis un an ou deux, les Français se trouvent à leur tour distancés dans une
course au pouvoir d’achat dont les locaux sont d’emblée exclus… C’est la loi du
marché ! A noter qu’un nombre de ces séniors, étrangers au Portugal,
n’aiment guère les étrangers installés en France. La preuve : lorsqu’ils
ont voté aux élections françaises, dans le bureau de Faro en Algarve, ils ont
placé, en tête, Zemmour et Le Pen aux 1er et 2ème tours
des présidentielles de 2022. (Le Monde
2 mars 2023)