Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 3 avril 2023

 

L’envers des campagnes

 

Deux suicides par jour d’agriculteurs d’après la MSA… 20 000 hectares artificialisés chaque année… une à deux disparitions hebdomadaires de scieries… 3,8 % d’actifs agricoles dans l’Union européenne… La majorité de la population habite en ville, neuf Français sur dix dans une aire urbaine… Alors, la campagne, un décor de carte postale ou un lieu de tragédie et de misère ? Fiction ou villégiature ? La diversification des catégories sociales multiplie les occasions de conflit : accaparement de l’eau et du sol, réintroduction d’animaux, défense des traditions. Avec 3 400 milliards de dollars de valeur ajoutée globale en 2018, l’agriculture est d’abord un secteur économique. Spécialisation des cultures au Sud, concentration des exploitations au Nord, course au rendement partout : elle aussi a subi la mondialisation.  

 

Politique Agricole Productiviste

 

A la fin de la 2ème guerre mondiale, les Etats européens mènent des politiques de relance des productions alimentaires nationales et de modernisation, dictées par le plan Marshall. Au début des années 1960, l’Allemagne, la France, l’Italie et le Benelux tentent de se donner les moyens de leur autonomie alimentaire en lançant la Politique Agricole Commune. La PAC entre en vigueur en 1962. Elle organise un espace de libre-échange assorti de protection vis-à-vis de l’extérieur. La CEE achète à des prix planchers les produits qui ne trouvent pas de débouchés. On ménage l’allié américain qui apprécie peu cette régulation mais de nombreux pays reprochent à la CEE son protectionnisme. En 1985, alors que le néolibéralisme gagne du terrain, un Livre vert de la Commission européenne prône « un changement de modèle de politique agricole à travers une réorientation vers le marché ».

 

Dans les années 1980, la Communauté a instauré des quotas pour remédier à la surproduction. Le soutien des prix disparaît en 1992 au profit d’aides directes en fonction des facteurs de production (la surface et un rendement de référence pour les cultures, le nombre d’animaux pour l’élevage). A partir de 1999, on distingue les aides directes de celles prévues pour rémunérer d’autres fonctions que la production. En 2003, les subventions sont réellement découplées de la production. La France choisit d’établir un droit à paiement unique (DPU) remplacé par un montant à l’hectare appelé « droit à paiement de base ».

 

En parallèle, l’Union Européenne s’élargit ; la concurrence accrue et la fin du soutien aux prix transforment le paysage agricole. Le nombre d’exploitations et de travailleurs diminue de moitié entre 1990 et 2010, passant de 1 million à 500 000 et de 2 millions d’emplois à 1 million. Les fermes s’agrandissent et se mécanisent toujours davantage. Dotées d’environ un quart du budget global, les aides secondaires ne compensent pas les dégâts des aides à la production. En 2021, la Cour des comptes dressait un bilan très négatif des politiques de « verdissement », qui auraient « peu d’effets concrets ». Elle souligne les « résultats décevants » en matière de réduction des produits phytosanitaires et les indicateurs de biodiversité qui « continuent de se dégrader ».

 

La PAC évolue à nouveau à compter de 2023 : elle devra être « résiliente » et favoriser la « souveraineté alimentaire ». Un « éco-régime » se substitue au verdissement, soit « un système inclusif » qui « ne laisse aucun système d’exploitation ni aucun territoire sans capacité soutenable et réaliste d’intégrer le dispositif ». Même les agriculteurs les plus productivistes pourront donc y émarger. La PAC 2023-2027 ne marque aucune rupture écologique et encore moins sociale. La distribution des aides européennes reste toujours aussi inégale : 2% des exploitations perçoivent 30% des subventions.

 

Alors qu’elle était auparavant insérée dans un territoire, l’agriculture devenue intensive emploie peu, utilise des machines et des intrants importés, se vend sur le marché mondial et considère de plus en plus le foncier comme un simple support. Pour l’Union européenne, l’agriculture doit être compétitive à tout prix dans un système commercial ouvert.

 

Terre à crédit

 

Injection de capitaux et concentration capitaliste. 20ème siècle a été marqué par la bancarisation du monde de la terre. Le productivisme implique d’investir puis de sécuriser les investissements, donc d’emprunter et de s’assurer contre les aléas du marché ou du climat. Depuis 40 ans, l’encours de dette a été multiplié par quatre. Longtemps, l’agriculture française a souffert de sous-capitalisation. Les banques classiques se montraient méfiantes à l’égard des paysans, obligés de recourir aux prêteurs privés, aux usuriers ou aux notaires. Les premières sociétés de crédit destinées à l’agriculture firent leur apparition à la fin du 19ème siècle à l’initiative d’élites locales. En 1923, le Crédit Agricole réalisa ses premiers prêts bonifiés. A la Libération, la « planification » modifia le rôle du Crédit Agricole et lui confia officiellement la distribution des prêts de modernisation et d’équipement. Les pouvoirs publics fixèrent des surfaces minimales d’exploitation et les aides s’envolèrent.

 

En 1960, le Crédit Agricole acquit un monopole sur les prêts bonifiés par l’Etat. Tout au long des Trente Glorieuses, il prêta à taux faible, nul, et parfois négatif. Le poids du capital dans l’activité des agriculteurs devint supérieur à celui observé dans le reste de l’économie. Les terres, les bâtiments, les machines et même les approvisionnements en engrais, semences et produits phytosanitaires, s’achetaient à crédit. Et plus les investissements sont lourds, plus ils demandent à être sécurisés. « Un particulier a en moyenne quatre contrats d’assurance. Un agriculteur, lui, en a une vingtaine ».

 

Consentement meurtrier

 

De toutes les branches d’activités, l’agriculture est la plus endettée. Le Crédit Agricole détient 85% de cette dette. Le monde paysan souffre d’un système économique qui broie ses hommes et ses femmes. La nature, c’est beau, mais y travailler, c’est dur. Les paysan.nes sont tributaires du temps et du vivant et ces deux paramètres sont difficiles à associer avec rentabilité et cotation en Bourse. Ils travaillent des heures et des heures, croulent sous les dettes, ne peuvent modifier les échéanciers, subissent des pénalités, le prix du lait chute… et c’est l’effet boule de neige. 605 suicides ont eu lieu dans le monde agricole en 2015 indique la Mutualité sociale agricole rapportant que « la surmortalité par suicide des personnes travaillant dans le domaine agricole a été constatée dans la littérature scientifique internationale ». Ces suicides sont à 80% des hommes et femmes qui croulent sous les dettes et/ou sont exténués par les heures de labeur.

 

Solidarité Paysans, une association d’aide aux agriculteurs en difficulté, s’indigne de la violence de cette réalité. « Cette situation est inacceptable. Nous ne sommes plus dans le traitement de problématiques psychosociales, mais bien sur une situation qui interpelle l’ensemble du modèle de production. L’absence de réaction des acteurs politiques agricoles traduit une consentement meurtrier ».

 

Forêts siphonnées

 

On y flâne, mais pas seulement. La forêt a aussi une fonction économique. En 2021, le déficit du commerce extérieur de la filière bois s’établissait à 8,6 milliards€. Matière première bradée à l’étranger, scieries en liquidation : faute de politique industrielle, la sylviculture se porte très mal. Selon le dernier inventaire forestier national, 190 espèces couvrent 31% du territoire et font des étendues boisées françaises les troisièmes d’Europe.

 

Dès 1663, à la tête de l’administration des eaux et forêts, Jean-Baptiste Colbert posa les jalons d’une vaste rationalisation de la gestion afin d’assurer l’autonomie de la fourniture en bois de la flotte royale. Sagesse du temps long, souveraineté de l’approvisionnement forment alors les ingrédients d’un fort dynamisme industriel. Mais cet esprit ne semble plus aiguillonner la politique française. « Nous possédons une magnifique forêt, et pourtant jamais l’industrie française du bois n’a fait perdre autant d’argent à l’Etat ! », déplore M. Maurice Chalayer, président-fondateur de l’Observatoire du métier de la scierie. La filière hexagonale employait 450 000 personnes et générait un chiffre d’affaires annuel de 60 milliards€ en 2016. Mais elle fait preuve d’une compétitivité internationale : le secteur représente à lui seul 12% du déficit commercial. « Sous-exploitation de la forêt », « offre de bois insuffisamment structurée », « recul constant des débouchés » : autant de constats égrenés depuis des décennies dans d’innombrables rapports.

 

Avant de devenir parquet, huisserie ou charpente, le bois subit une double transformation : la première est la phase de découpe des grumes dans les scieries ; durant la seconde, les pièces débitées sont converties en produits finis prêts à la consommation. Mais, entres ces deux étapes, il faut commercialiser les troncs fraîchement débardés de la forêt. L’Office  National des Forêts (ONF), organisme public qui gère depuis 1964 les forêts d’Etat, les cède aux enchères à des négociants. Les grumes sont ensuite « roulées » jusqu’au Havre, chargées dans des conteneurs et expédiées vers le port de Shangaï, consommatrice majeure de produits forestiers. La deuxième puissance mondiale manque de bois et en importe du Congo, de Russie, du Canada. Un négociant raconte que ses clients chinois lui disent de tout prendre et que ce sont eux qui fixent les limites : joignant le geste à la parole, les Chinois ont renchéri leurs offres d’achat de grumes de 20 à 30% par rapport au prix du marché hexagonal.

 

L’effondrement des coûts du transport a conforté un phénomène de fuite des grumes. « Le prix d’un conteneur a été divisé par deux en deux ans. Il revient moins cher d’acheminer du bois français à ShangaÏ qu’à Marseille ! ». Les scieries françaises se retrouvent exsangues alors même qu’elles sont souvent implantées à l’orée de fabuleux réservoirs. En 1970, on recensait 7 000 scieries, en 2015, il en reste moins de 1 600. Ne faudrait-il pas mieux interdire l’exportation de grumes non sciées pour garantir la souveraineté économique de la filière bois ? De nombreux Etats, comme l’Allemagne, l’ont déjà fait.

 

Incriminer la Chine serait néanmoins une erreur. Sa force déstabilisatrice révèle plutôt des faiblesses anciennes : magma d’imprévoyance et de cécité ont comprimé les marges financières, rendant les scieries plus fragiles. Et, autre erreur stratégique, la filière bois s’est détournée de la sécurisation des approvisionnements. Outre-Rhin, l’administration gestionnaire des forêts et les scieries contractualisent les approvisionnements.  

 

Droit de propriété contraire à la bonne gestion de la forêt

 

Héritage de l’abolition du droit d’aînesse à la Révolution française, les trois quarts de la forêt sont aujourd’hui émiettés entre 3,5 millions de propriétaires fonciers. L’ONF gère le dernier quart. « Cette fragmentation, note un dirigeant de coopérative, complique l’installation des dessertes et le débardage ». Cette situation « se répercute sur le prix des grumes et impacte la compétitivité de la filière ». Plus de 40% du bois reste inexploitable, faute d’accès.

 

A défaut  de contractualisation, l’exploitation peut-elle être stimulée par une politique de reboisement volontariste ? « En France, on reboise avec 70 millions de plants par an, alors que l’Allemagne en est à 300 millions et la Pologne à …un milliard ! » souligne le président du Syndicat national des pépiniéristes forestiers. Ou alors, à court terme, pourrait-on privilégier l’exploitation de nouveaux débouchés ? Il faudrait proposer aux consommateurs des produits forestiers de proximité, inciter architectes et urbanistes à abandonner le « réflexe béton » hérité des années 1950.

 

Espace rural : lieu de concentration de la paupérisation

 

L’exode rural, précipité par la révolution industrielle, avait donné naissance au prolétariat urbain. Désormais, l’augmentation des prix du foncier relègue les ménages les plus pauvres hors des agglomérations, dans des campagnes où la rareté des emplois et le démantèlement des services publics aggravent la précarité à laquelle ils pensaient échapper. D’abord cantonné aux zones périurbaines, le mouvement migratoire venu des centres-villes s’est diffusé dans les marges des campagnes. En plus des classes moyennes et supérieures, il existe aussi un exode urbain des classes populaires qui a contribué à modifier la sociologie des campagnes, si bien que leur population est actuellement constituée à 55% d’ouvriers et d’employés. La pauvreté s’observe aussi dans de nombreuses campagnes.

 

L’emploi tend à s’agglomérer intensivement dans les pôles urbains. L’espace rural, pour ceux qui ne peuvent faire quotidiennement la navette entre lieu de résidence et lieu de travail, se transforme en espace de paupérisation. La campagne n’est pas, pour ceux qui ne disposent d’aucun capital, cet espace miracle offrant une échappatoire au cycle toujours recommencé de la reproduction sociale. Au contraire, beaucoup continuent de sombrer, survivant avec le revenu de solidarité active (RSA) durant de longues périodes sans emploi.

 

La vie à la campagne n’est pas une pastorale sociale comme la nouvelle bourgeoisie urbaine se plaît à le croire. L’espace rural n’est pas socialement homogène. Certaines communes usent de véritables stratégies foncières pour se prémunir contre l’arrivée de populations à revenus modestes. Les mêmes logiques de séparatisme social sont à l’œuvre. A Ganges (dans l’Hérault), un programme de construction de résidences fermées, archétype métropolitain de la ségrégation spatiale, propose un entre soi sécurisé.

 

Mystique naturelle

 

En 2021, le Canada a reconnu à la rivière Magpie la qualité de personnalité juridique. Des philosophes considèrent les non-humains comme des acteurs à part entière. Des anthropologues remettent en cause la coupure entre nature et société. La thématique des forêts fait l’objet d’une prolifération éditoriale. Il n’est pas étonnant qu’au moment de crise écologique annoncée, les forêts focalisent une part de l’attention. Mais, pour  tenter de comprendre, il faut analyser la mise en valeur des rapports affectifs, spirituels, communicationnels que devrait entretenir l’humanité avec son environnement et qui, selon tant d’auteurs, accompagnerait la prise en compte des non-humains. La philosophe Emilie Hache, dans son recueil d’Ecologie politique, exprime bien la « nécessité d’une nouvelle esthétique, d’une nouvelle perception » créée par les effets de la reconnaissance de l’homme comme force géologique – l’anthropocène.

 

La mystique des arbres résonne comme un appel à l’invisible, à l’exaltation des sagesses ancestrales, des « peuples originaires », porteurs d’un « autre savoir » : une quête de sens perdu de l’existence humaine.  Il s’agit, selon l’anthropologue Philippe Descola, de redonner expression à « la plupart des occupants du monde » et notamment aux arbres. Cette critique de la valeur économique s’alimente de la croyance en une « connivence existentielle » de l’homme et de la forêt et valorise un rapport différent de ceux de la planification et de l’aménagement du territoire. Ces attaques contre le « grand partage » entre nature et société ont conquis une audience internationale.

 

Les forêts ont constitué un enjeu politique dans le mouvement occidental des enclosures (clôture des libres pâtures) qui accompagne le renforcement du capitalisme. Les écrits de Karl Marx dénonçaient la criminalisation des usages populaires et la destruction des « communs » au profit de la propriété privée. En définitive, « les idoles du bois triomphent et les victimes humaines tombent ». Si les modes de domination ont changé depuis le 20ème  siècle, il y a cependant un invariant : « Presque partout dans le monde, la colonisation des forêts a permis le progrès social et amélioré les conditions d’existence des paysans sans terre » rappelle Michael Williams (géographe de la forêt). La valorisation des forêts, comme forme moderne et spirituelle de retour à la nature dans un monde abîmé, s’apparente ainsi à une forme de « mépris de classe » pour les petits exploitants et les modes de subsistance que le système capitaliste veut bien leur laisser. L’écologie mystique des arbres en vient parfois à pourfendre l’usage « indigène » des forêts.  Cette anthropologie des non-humains ne produit-elle pas finalement un rapport très distingué et très privilégié au monde, celui de ceux qui peuvent s’offrir le luxe de « survivre » dans les ruines d’un capitalisme qu’ils ne songent même plus à contester ? Tout comme il existe un « écologisme des pauvres »(1), il y a un  environnementalisme des riches

 

Stéphanie Roussillon

 

(1)  Joan Martinez Alier, L’Ecologie des pauvres, Une étude des conflits environnementaux dans le monde

 

Sources : Manière de voir, le Monde diplomatique « Les campagnes » février-mars 2023