L’envers des
campagnes
Deux suicides par jour d’agriculteurs d’après la MSA…
20 000 hectares artificialisés chaque année… une à deux disparitions
hebdomadaires de scieries… 3,8 % d’actifs agricoles dans l’Union européenne… La
majorité de la population habite en ville, neuf Français sur dix dans une aire
urbaine… Alors, la campagne, un décor de carte postale ou un lieu de tragédie
et de misère ? Fiction ou villégiature ? La diversification des
catégories sociales multiplie les occasions de conflit : accaparement de
l’eau et du sol, réintroduction d’animaux, défense des traditions. Avec 3 400
milliards de dollars de valeur ajoutée globale en 2018, l’agriculture est
d’abord un secteur économique. Spécialisation des cultures au Sud,
concentration des exploitations au Nord, course au rendement partout :
elle aussi a subi la mondialisation.
Politique
Agricole Productiviste
A la fin de la 2ème guerre mondiale, les
Etats européens mènent des politiques de relance des productions alimentaires
nationales et de modernisation, dictées par le plan Marshall. Au début des
années 1960, l’Allemagne, la France, l’Italie et le Benelux tentent de se
donner les moyens de leur autonomie alimentaire en lançant la Politique Agricole
Commune. La PAC entre en vigueur en 1962.
Elle organise un espace de libre-échange assorti de protection vis-à-vis de
l’extérieur. La CEE achète à des prix planchers les produits qui ne trouvent
pas de débouchés. On ménage l’allié américain qui apprécie peu cette régulation
mais de nombreux pays reprochent à la CEE son protectionnisme. En 1985, alors
que le néolibéralisme gagne du terrain, un Livre vert de la Commission
européenne prône « un changement de
modèle de politique agricole à travers une réorientation vers le marché ».
Dans les années 1980, la Communauté a instauré des
quotas pour remédier à la surproduction. Le soutien des prix disparaît en 1992 au profit d’aides directes en
fonction des facteurs de production (la surface et un rendement de référence
pour les cultures, le nombre d’animaux pour l’élevage). A partir de 1999, on
distingue les aides directes de celles prévues pour rémunérer d’autres
fonctions que la production. En 2003, les subventions sont réellement
découplées de la production. La France choisit d’établir un droit à paiement
unique (DPU) remplacé par un montant à l’hectare appelé « droit à paiement de base ».
En parallèle, l’Union Européenne s’élargit ; la
concurrence accrue et la fin du soutien aux prix transforment le paysage
agricole. Le nombre d’exploitations et de travailleurs diminue de moitié entre
1990 et 2010, passant de 1 million à 500 000 et de 2 millions d’emplois à 1
million. Les fermes s’agrandissent et se mécanisent toujours davantage. Dotées
d’environ un quart du budget global, les aides secondaires ne compensent pas
les dégâts des aides à la production. En 2021, la Cour des comptes dressait un
bilan très négatif des politiques de « verdissement »,
qui auraient « peu d’effets concrets ».
Elle souligne les « résultats
décevants » en matière de réduction des produits phytosanitaires et
les indicateurs de biodiversité qui « continuent
de se dégrader ».
La PAC évolue à nouveau à compter de 2023 : elle
devra être « résiliente »
et favoriser la « souveraineté
alimentaire ». Un « éco-régime »
se substitue au verdissement, soit « un
système inclusif » qui « ne
laisse aucun système d’exploitation ni aucun territoire sans capacité
soutenable et réaliste d’intégrer le dispositif ». Même les
agriculteurs les plus productivistes pourront donc y émarger. La PAC 2023-2027
ne marque aucune rupture écologique et encore moins sociale. La distribution des aides européennes
reste toujours aussi inégale :
2% des exploitations perçoivent 30% des subventions.
Alors qu’elle était auparavant insérée dans un
territoire, l’agriculture devenue intensive emploie peu, utilise des machines
et des intrants importés, se vend sur le marché mondial et considère de plus en
plus le foncier comme un simple support. Pour l’Union européenne, l’agriculture
doit être compétitive à tout prix dans un système commercial ouvert.
Terre à
crédit
Injection de
capitaux et concentration capitaliste. 20ème
siècle a été marqué par la bancarisation du monde de la terre. Le productivisme
implique d’investir puis de sécuriser les investissements, donc d’emprunter et
de s’assurer contre les aléas du marché ou du climat. Depuis 40 ans, l’encours
de dette a été multiplié par quatre. Longtemps, l’agriculture française a
souffert de sous-capitalisation. Les banques classiques se montraient méfiantes
à l’égard des paysans, obligés de recourir aux prêteurs privés, aux usuriers ou
aux notaires. Les premières sociétés de crédit destinées à l’agriculture firent
leur apparition à la fin du 19ème siècle à l’initiative d’élites
locales. En 1923, le Crédit Agricole
réalisa ses premiers prêts bonifiés. A la Libération, la « planification »
modifia le rôle du Crédit Agricole et lui confia officiellement la distribution
des prêts de modernisation et d’équipement. Les pouvoirs publics fixèrent des
surfaces minimales d’exploitation et les aides s’envolèrent.
En 1960, le Crédit Agricole acquit un monopole sur les
prêts bonifiés par l’Etat. Tout au long des Trente
Glorieuses, il prêta à taux faible, nul, et parfois négatif. Le poids du
capital dans l’activité des agriculteurs devint supérieur à celui observé dans
le reste de l’économie. Les terres, les bâtiments, les machines et même les
approvisionnements en engrais, semences et produits phytosanitaires,
s’achetaient à crédit. Et plus les investissements sont lourds, plus ils
demandent à être sécurisés. « Un
particulier a en moyenne quatre contrats d’assurance. Un agriculteur, lui, en a
une vingtaine ».
Consentement
meurtrier
De toutes les branches d’activités, l’agriculture est la plus endettée. Le
Crédit Agricole détient 85% de cette dette. Le monde paysan souffre d’un
système économique qui broie ses hommes et ses femmes. La nature, c’est beau,
mais y travailler, c’est dur. Les paysan.nes sont tributaires du temps et du
vivant et ces deux paramètres sont difficiles à associer avec rentabilité et
cotation en Bourse. Ils travaillent des heures et des heures, croulent sous les
dettes, ne peuvent modifier les échéanciers, subissent des pénalités, le prix
du lait chute… et c’est l’effet boule de neige. 605 suicides ont eu lieu dans le monde agricole en 2015 indique la Mutualité sociale
agricole rapportant que « la surmortalité
par suicide des personnes travaillant dans le domaine agricole a été constatée
dans la littérature scientifique internationale ». Ces suicides sont à
80% des hommes et femmes qui croulent sous les dettes et/ou sont exténués par
les heures de labeur.
Solidarité
Paysans, une association d’aide aux
agriculteurs en difficulté, s’indigne de la violence de cette réalité. « Cette situation est inacceptable. Nous ne
sommes plus dans le traitement de problématiques psychosociales, mais bien sur
une situation qui interpelle
l’ensemble du modèle de production.
L’absence de réaction des acteurs politiques agricoles traduit une consentement meurtrier ».
Forêts
siphonnées
On y flâne, mais pas seulement. La forêt a aussi une
fonction économique. En 2021, le déficit du commerce extérieur de la filière
bois s’établissait à 8,6 milliards€. Matière première bradée à l’étranger,
scieries en liquidation : faute de politique industrielle, la sylviculture se porte très mal.
Selon le dernier inventaire forestier national, 190 espèces couvrent 31% du
territoire et font des étendues boisées françaises les troisièmes d’Europe.
Dès 1663, à la tête de l’administration des eaux et
forêts, Jean-Baptiste Colbert posa les jalons d’une vaste rationalisation de la
gestion afin d’assurer l’autonomie de la fourniture en bois de la flotte
royale. Sagesse du temps long, souveraineté de l’approvisionnement forment
alors les ingrédients d’un fort dynamisme industriel. Mais cet esprit ne semble
plus aiguillonner la politique française. « Nous possédons une magnifique forêt, et pourtant jamais l’industrie
française du bois n’a fait perdre autant d’argent à l’Etat ! »,
déplore M. Maurice Chalayer, président-fondateur de l’Observatoire du métier de
la scierie. La filière hexagonale employait 450 000 personnes et générait un
chiffre d’affaires annuel de 60 milliards€ en 2016. Mais elle fait preuve d’une
compétitivité internationale : le secteur représente à lui seul 12% du
déficit commercial. « Sous-exploitation
de la forêt », « offre de
bois insuffisamment structurée », « recul constant des débouchés » : autant de constats
égrenés depuis des décennies dans d’innombrables rapports.
Avant de devenir parquet, huisserie ou charpente, le
bois subit une double transformation : la première est la phase de découpe
des grumes dans les scieries ; durant la seconde, les pièces débitées sont
converties en produits finis prêts à la consommation. Mais, entres ces deux
étapes, il faut commercialiser les troncs fraîchement débardés de la forêt.
L’Office National des Forêts (ONF),
organisme public qui gère depuis 1964 les forêts d’Etat, les cède aux enchères
à des négociants. Les grumes sont ensuite « roulées » jusqu’au Havre,
chargées dans des conteneurs et expédiées
vers le port de Shangaï,
consommatrice majeure de produits forestiers. La deuxième puissance mondiale
manque de bois et en importe du Congo, de Russie, du Canada. Un négociant
raconte que ses clients chinois lui disent de tout prendre et que ce sont eux
qui fixent les limites : joignant le geste à la parole, les Chinois ont
renchéri leurs offres d’achat de grumes de 20 à 30% par rapport au prix du
marché hexagonal.
L’effondrement des coûts du transport a conforté un
phénomène de fuite des grumes. « Le
prix d’un conteneur a été divisé par deux en deux ans. Il revient moins cher d’acheminer du bois français à
ShangaÏ qu’à Marseille ! ». Les scieries françaises se retrouvent
exsangues alors même qu’elles sont souvent implantées à l’orée de fabuleux
réservoirs. En 1970, on recensait 7 000 scieries, en 2015, il en reste moins de
1 600. Ne faudrait-il pas mieux interdire l’exportation de grumes non sciées
pour garantir la souveraineté économique de la filière bois ? De nombreux
Etats, comme l’Allemagne, l’ont déjà fait.
Incriminer la Chine serait néanmoins une erreur. Sa
force déstabilisatrice révèle plutôt des faiblesses anciennes : magma
d’imprévoyance et de cécité ont comprimé les marges financières, rendant les
scieries plus fragiles. Et, autre erreur stratégique, la filière bois s’est détournée
de la sécurisation des approvisionnements. Outre-Rhin, l’administration
gestionnaire des forêts et les scieries contractualisent les
approvisionnements.
Droit de
propriété contraire à la bonne gestion de la forêt
Héritage de l’abolition du droit d’aînesse à la
Révolution française, les trois quarts
de la forêt sont aujourd’hui émiettés entre 3,5 millions de propriétaires fonciers. L’ONF gère le dernier quart. « Cette fragmentation, note un dirigeant de
coopérative, complique l’installation des dessertes et le débardage ».
Cette situation « se répercute sur
le prix des grumes et impacte la compétitivité de la filière ». Plus
de 40% du bois reste inexploitable,
faute d’accès.
A défaut de contractualisation,
l’exploitation peut-elle être stimulée par une politique de reboisement
volontariste ? « En France, on
reboise avec 70 millions de plants par an, alors que l’Allemagne en est à 300
millions et la Pologne à …un milliard ! » souligne le président
du Syndicat national des pépiniéristes forestiers. Ou alors, à court terme,
pourrait-on privilégier l’exploitation de nouveaux débouchés ? Il faudrait
proposer aux consommateurs des produits forestiers de proximité, inciter
architectes et urbanistes à abandonner le « réflexe béton » hérité des années 1950.
Espace
rural : lieu de concentration de la paupérisation
L’exode rural, précipité par la révolution
industrielle, avait donné naissance au prolétariat urbain. Désormais,
l’augmentation des prix du foncier relègue les ménages les plus pauvres hors
des agglomérations, dans des campagnes où la rareté des emplois et le
démantèlement des services publics aggravent la précarité à laquelle ils
pensaient échapper. D’abord cantonné aux zones périurbaines, le mouvement
migratoire venu des centres-villes s’est diffusé dans les marges des campagnes.
En plus des classes moyennes et supérieures, il existe aussi un exode urbain
des classes populaires qui a contribué à modifier la sociologie des campagnes,
si bien que leur population est actuellement constituée à 55% d’ouvriers et
d’employés. La pauvreté s’observe aussi dans de nombreuses campagnes.
L’emploi tend à s’agglomérer intensivement dans les
pôles urbains. L’espace rural, pour ceux qui ne peuvent faire quotidiennement
la navette entre lieu de résidence et lieu de travail, se transforme en espace
de paupérisation. La campagne n’est pas, pour ceux qui ne disposent d’aucun
capital, cet espace miracle offrant une échappatoire au cycle toujours
recommencé de la reproduction sociale. Au contraire, beaucoup continuent de
sombrer, survivant avec le revenu de solidarité active (RSA) durant de longues
périodes sans emploi.
La vie à la campagne n’est pas une pastorale sociale
comme la nouvelle bourgeoisie urbaine se plaît à le croire. L’espace rural
n’est pas socialement homogène. Certaines communes usent de véritables
stratégies foncières pour se prémunir contre l’arrivée de populations à revenus
modestes. Les mêmes logiques de séparatisme social sont à l’œuvre. A Ganges
(dans l’Hérault), un programme de construction de résidences fermées, archétype
métropolitain de la ségrégation spatiale, propose un entre soi sécurisé.
Mystique
naturelle
En 2021, le Canada a reconnu à la rivière Magpie la
qualité de personnalité juridique. Des philosophes considèrent les non-humains
comme des acteurs à part entière. Des
anthropologues remettent en cause la coupure entre nature et société. La
thématique des forêts fait l’objet d’une prolifération éditoriale. Il n’est pas
étonnant qu’au moment de crise écologique annoncée, les forêts focalisent une
part de l’attention. Mais, pour tenter de
comprendre, il faut analyser la mise en valeur des rapports affectifs,
spirituels, communicationnels que devrait entretenir l’humanité avec son
environnement et qui, selon tant d’auteurs, accompagnerait la prise en compte
des non-humains. La philosophe Emilie Hache, dans son recueil d’Ecologie
politique, exprime bien la « nécessité
d’une nouvelle esthétique, d’une nouvelle perception » créée par les
effets de la reconnaissance de l’homme comme force géologique – l’anthropocène.
La mystique des arbres résonne comme un appel à
l’invisible, à l’exaltation des sagesses ancestrales, des « peuples originaires », porteurs
d’un « autre savoir » :
une quête de sens perdu de l’existence humaine.
Il s’agit, selon l’anthropologue Philippe Descola, de redonner expression
à « la plupart des occupants du
monde » et notamment aux arbres. Cette critique de la valeur
économique s’alimente de la croyance en une « connivence existentielle » de l’homme et de la forêt et
valorise un rapport différent de ceux de la planification et de l’aménagement
du territoire. Ces attaques contre le « grand partage » entre nature et société ont conquis une
audience internationale.
Les forêts ont constitué un enjeu politique dans le
mouvement occidental des enclosures (clôture des libres pâtures) qui accompagne
le renforcement du capitalisme. Les écrits de Karl Marx dénonçaient la criminalisation
des usages populaires et la destruction des « communs » au profit de la propriété privée. En définitive,
« les idoles du bois triomphent et
les victimes humaines tombent ». Si les modes de domination ont changé
depuis le 20ème siècle, il y
a cependant un invariant : « Presque
partout dans le monde, la colonisation des forêts a permis le progrès social et
amélioré les conditions d’existence des paysans sans terre » rappelle
Michael Williams (géographe de la forêt). La valorisation des forêts, comme
forme moderne et spirituelle de retour à la nature dans un monde abîmé,
s’apparente ainsi à une forme de « mépris
de classe » pour les petits exploitants et les modes de subsistance
que le système capitaliste veut bien leur laisser. L’écologie mystique des
arbres en vient parfois à pourfendre l’usage « indigène » des forêts.
Cette anthropologie des non-humains ne produit-elle pas finalement un
rapport très distingué et très privilégié au monde, celui de ceux qui peuvent
s’offrir le luxe de « survivre » dans les ruines d’un capitalisme
qu’ils ne songent même plus à contester ? Tout comme il existe un « écologisme des pauvres »(1), il y a
un environnementalisme des riches
Stéphanie Roussillon
(1) Joan Martinez Alier, L’Ecologie des pauvres, Une étude des conflits environnementaux dans le
monde
Sources : Manière de voir, le Monde diplomatique « Les campagnes »
février-mars 2023