Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 3 avril 2023

 

 Tunisie.

Vers de nouveaux soulèvements ?

 

La période semble caractérisée par des révoltes et des soulèvements qui ne trouvent pas de débouchés positifs. Les mouvements populaires voient leurs aspirations volées, détournées. A travers différents exemples dans ce numéro (Tunisie, Portugal, Chili), malgré les différences, des similitudes apparaissent : l’auto-organisation par en bas ne suffit pas (Portugal). Si l’ampleur des soulèvements  provoque une crise politique, pour en sortir, le recours aux élections, à la démocratie représentative est le plus souvent un moyen de normalisation des régimes mis en cause, pour restaurer l’hégémonie des classes dominantes. Les pressions néolibérales et le recours au FMI finissent par étouffer les mouvements populaires. Le cas de la Tunisie d’où est parti l’essor de ce qui fut appelé les printemps arabes, tend à démontrer (comme les autres exemples) que sans perspective de transformation sociale et politique, enracinée dans la conscience des classes ouvrières et populaires, l’échec, la restauration de la dictature et de nouveaux soulèvements semblent inéluctables.

 

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C’est ce que semble craindre l’Union européenne. Plus de 10 ans après l’éclatement des soulèvements populaires, l’immolation par le feu, le 12 décembre 2010, de Riadh Bouazizi (jeune vendeur de fruits et légumes), révèle, à la fois, l’état de précarisation, de chômage et de pauvreté de la population et le caractère insupportable de la répression menée par une dictature kleptocratique. Aux affrontements meurtriers succèdent des soulèvements dans tout le pays. Le gouvernement français, Alliot-Marie en tête, propose les services, le savoir-faire répressif d’une certaine France qui, comme elle, possède des intérêts sonnants et trébuchants dans l’ex-colonie française. Et quand des manifestants s’introduisent dans l’une des résidences luxueuses du clan maffieux Ben Ali, ils découvrent des paquets de dollars et des lingots d’or qui y sont entassés. Indignation rageuse. Ben Ali prend peur, s’enfuit et trouve refuge en Arabie Saoudite. 

 

Très vite les puissances occidentales s’adaptent et même saluent les aspirations démocratiques du peuple tunisien. Que s’est-il donc passé après 2011 ?

 

1 – Union européenne inquiète. Kaïs Sayed obstiné

 

20 mars 2023. Josep Borrell s’alarme publiquement. Le Vice-Président de la Commission Européenne déclare que la situation de la Tunisie est « très dangereuse », elle est au bord de la faillite et de l’effondrement économique et social. Certes, le signalement de la « quasi-banqueroute » de cet Etat du Maghreb constitue une ingérence intéressée : depuis 2011, l’Union Européenne a fourni 3 milliards € sous forme de prêts à ce pays qui ne se plie pas aux diktats du FMI,  malgré les prêts perçus en 2013 (1.74 milliard de dollars) et en 2016 (2.9 milliards). Les promesses de réformes libérales n’ont pas été tenues suite à la vague de protestations de 2017-2018 (voir plus loin).

 

En d’autres termes, les créanciers s’inquiètent, d’où la décision d’ingérence de l’UE : envoi « sans délai » des ministres belge et portugais des Affaires étrangères à Tunis, suivis de peu de « plusieurs commissaires européens », sous couvert, bien entendu (!), « de sauver la transition démocratique » en Tunisie et de défense des droits de l’Homme, de l’Etat de droit (!). Macron, lui qui défendait, il y a peu en novembre 2022, « son ami » Kaïs Saïed, doit être un peu gêné aux entournures... quoique… la chasse aux migrants en Tunisie n’est pas forcément pour lui déplaire pourvu qu’ils ne franchissent pas la Méditerranée.

 

Vers le retour de la dictature ?

 

Kaïs Saïed s’en est pris publiquement à « ces hordes de migrants clandestins » qui, organisés (!) seraient la preuve d’un « véritable complot visant à affaiblir l’identité arabo-musulmane » de la Tunisie. « Ce plan criminel » s’apparentant au thème du « grand remplacement », cher à l’extrême-droite fascisante, sert à masquer la tentative de mise au pas de la société. Les boucs émissaires, ces 30 000 à 50 000 migrants - cette main d’œuvre exploitée - victimes d’abus, seraient les acteurs de « crimes inacceptables ». En fait, ils considèrent la Tunisie comme un lieu de passage pour parvenir en Europe (22 000 en 2022). Mais la menace s’adresse également aux Tunisiens qui les hébergent et les emploient, d’où le rappel à la loi de 2004 de déclaration (ou plutôt de délation) des migrants aux commissariats qui peut entraîner de la prison et des amendes. Les agressions verbales et physiques contre les Noirs libèrent le racisme et entretiennent un climat de haine et de peur que n’ont pu contenir les quelques manifestations antiracistes. En quelques jours, 300 « parias » congolais, ivoiriens…, et parmi eux des étudiants, ont été incarcérés.

 

Cette « dérive » xénophobe et raciste résulte à la fois de la volonté de réprimer les opposants et de la perte de crédibilité du régime présidentialiste mis en place par Kaïs Saïed, brouillant l’image d’homme providentiel, conservateur en matière de mœurs et de religion, mais « honnête et intègre ». En effet, du 11 au 13 février, on a assisté à l’arrestation d’une vingtaine au moins d’opposants, juges, avocats, journalistes, syndicalistes. Ils furent présentés comme des « terroristes », préparant un « complot », discréditant le régime ou organisant les pénuries et les hausses de prix. On comprend dès lors que, pour contrer le malaise et le mécontentement populaire, Saïed  poursuive la destruction des corps dits intermédiaires qui lui résistent encore, tout en tentant de se prémunir contre la colère sociale,  y compris en l’instrumentalisant. La peur d’un coup d’Etat, voire d’une « révolution orange », le conduit à multiplier surveillances et arrestations : officiellement, 17 personnes arrêtées ont été mises en examen pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ». Leur « crime » réside dans les contacts réels et les discussions qu’ils ont entretenus avec des responsables des ambassades étrangères, en particulier avec celles des Etats-Unis, de la France et de l’Italie. Des journalistes, comme ceux de la radio privée Mosaïque, sont également visés et l’on trouve, parmi eux, l’incontournable Bernard-Henry Levy jouant le trouble rôle de redresseur de torts. Alors s’agit-il de liberté d’expression bafouée ou d’ingérence de puissances étrangères trouvant un écho parmi les opposants ? Les deux, assurément.

 

Kaïs Saïed s’obstine. Il compte encore sur la bonne volonté dont il a jusqu’ici bénéficié de la part des puissances occidentales : l’Union européenne s’est engagée à « former » sa police, moyennant la réadmission en Tunisie des migrants et ce, à l’aide d’euros sonnants et trébuchants. La contrepartie, y compris du FMI, c’est le démantèlement des subventions aux produits de première nécessité et la compression-privatisation des services publics. Et là… le dictateur en herbe s’obstine ; il sait qu’il risque de connaître le même sort que Ben Ali sans savoir dans quel pays se réfugier.

 

Mais, comment donc « un printemps social des libertés » a-t-il pu se transformer en hiver d’une renaissante dictature ?

 

2 – Un processus politique conduisant à une impasse

 

Un retour en arrière s’impose pour comprendre les raisons conduisant à l’impasse actuelle. Le soulèvement populaire suscitant la fuite du dictateur kleptocrate Ben Ali ne modifie en rien la structure du pouvoir. De fait, celui-ci tente de s’adapter à la nouvelle donne, celle succédant aux révélations de l’enrichissement éhonté du clan Ben Ali.

 

Le 17 janvier 2011, un gouvernement, sans aucune légitimité, est constitué. Il est composé de 24 membres dont 3 « opposants ». Il proclame l’Union Nationale et autorise la Ligue des Droits de l’Homme et tous les partis politiques. Mais le parti de Ben Ali, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) conserve tous les postes-clés. Face à la colère populaire, le 27 janvier, le nouveau pouvoir consent à un remaniement ministériel. L’état d’urgence est maintenu.

 

De violentes manifestations ont lieu le 15 septembre 2012 à Tunis dont la prise d’assaut par les salafistes de l’ambassade étatsunienne qui est incendiée. Sous la pression des Etats-Unis, la répression s’intensifie. On compte au moins 2 morts et plusieurs blessés. L’état d’urgence est prolongé jusqu’en mars 2014, avant le retour électoral de la « démocratie représentative » et ce, après la rédaction d’une Constitution de type parlementariste, où le Président possède très peu de pouvoir. Les tractations rédactionnelles se sont, en effet, éternisées pour que rien ne change, sinon la place de l’islam et le poids des Frères musulmans (Ennahdha).

 

Dans ce pays, où les partis dits de gauche sont inexistants, et surtout où la seule force d’opposition qui imprègne tout le corps social semble être le refus de l’occidentalisation et le retour à l’islam, les élections d’octobre 2014 confirment le poids des « nationalistes » issus de l’ancien régime et des Frères musulmans qui se sont convertis au régime parlementaire. En effet, le RCD, recyclé, appelé désormais Nidaa Tounes, se taille la part du gâteau électoral suivi de près par Ennahdha. Aux présidentielles, son candidat est élu au 2ème tour avec 55.68 % des voix : Essebsi réitère, sous d’autres formes, le gouvernement d’Union nationale précédent. C’est le Quartet (les 4 partis dominants) qui est chargé d’engager le dialogue et la transition démocratique. L’ONU, l’UE, la communauté dite internationale sont rassurées. Les politiques d’austérité vont pouvoir se poursuivre et les recommandations du FMI s’appliquer. En effet, les réformes libérales sont en cours : la masse salariale dans les services de l’Etat est réduite, les subventions du prix du carburant et des denrées de première nécessité sont en voie de réduction, le système des retraites (trop avantageuses ?) est modifié. En avril 2016, la banque centrale est déclarée indépendante, privant le pouvoir de toute marge de manœuvre monétaire. Tout semble bien se passer.

 

L’Etat de droit n’est-il pas instauré ? Une Constituante formée d’une troïka : les Bourguibistes recyclés, les Frères musulmans d’Ennahdha et les sociaux-démocrates du FDTL (Forum démocratique pour le travail et les libertés), ont, en effet, élaboré une nouvelle Constitution. Sauf que cet attelage est extrêmement instable. Le pouvoir d’Etat est toujours aux mains des anciens Benalistes, s’opposant aux Frères musulmans et ces deux-là sont contestés par une mouvance hétéroclite, non seulement les nouveaux centristes du CPR (Congrès pour la République) mais aussi les sociaux-libéraux (FDTL), les communistes (Parti des Travailleurs Tunisiens) et les patriotes démocrates. Tous ces partis, mis à part Ennahdha et le RCD, ont très peu d’ancrage électoral et encore moins parmi les activistes du mouvement social et ce, même si le syndicat UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens) a pu compter 750 000 adhérents (500 000 en 2017).

 

Les fruits amers de l’austérité programmée par toutes les forces politiciennes pratiquement unanimes ont non seulement provoqué une dépendance accrue vis-à-vis des créanciers et l’envolée de la dette publique, mais surtout, aggravé le chômage, l’inflation et la cherté de la survie. 2017-2018 furent deux années de contestations massives et de ras-le-bol de la jeunesse tunisienne. Les partis sont disqualifiés. Même le Front populaire, cette alliance entre « communistes » compatibles et les sociaux-démocrates, implose en 2019, après l’assassinat de deux de ses leaders (Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi) : le « deal avec l’UE » semble difficilement supportable. Pour ne rien arranger, les divergences sur les orientations entre les 12 partis et associations qui composent le Front, sans enracinement populaire, sont intenables.

 

3 – Le coup de tonnerre institutionnel et l’homme providentiel

 

Juillet 2019. Décès du Président Essebsi (cf encart). Les élections qui suivent vont changer la donne. Les  législatives, d’une part, vont confirmer le fractionnement d’un Parlement ingouvernable. D’autre part, lors des Présidentielles de 2021, l’émergence d’un outsider, face à un affairiste millionnaire (Nabil Karoui), permet l’élection de  Kaïs Saïed. Il apparaît comme l’homme providentiel. Ce juriste constitutionnel (!) s’empresse de limoger le gouvernement Mechichi, issu des législatives, suspend l’Assemblée nationale, décide de gouverner par décrets, s’institue Président du Parquet des procureurs et promet un référendum constitutionnel afin d’instaurer un régime présidentialiste en sa faveur. Les partis discrédités sont impuissants, tout comme l’UGTT qui, dans un premier temps, va soutenir ce conservateur religieux qui méprise les corps intermédiaires mais semble déterminé à afficher une politique souverainiste (encart 2).

 

Le Président n’est, en fait, que le produit amer du désenchantement après l’incroyable soulèvement de 2011. Les partis et les gouvernements successifs ont tous trahi l’aspiration à la justice sociale. Les luttes de pouvoir semblent n’avoir eu d’autres effets que de s’accaparer des prébendes et de confirmer, avec plus ou moins de zèle, qu’ils comptaient mettre en œuvre des politiques néolibérales afin d’obtenir de nouveaux prêts du FMI.

 

Juillet 2022, la nouvelle Constitution est approuvée avec… 70 % d’abstention. La dérive autocratique se met en marche. Les instances financières sont tout d’abord persuadées que ce « pouvoir personnel » va rentrer dans le rang afin d’accéder à un nouveau prêt du FMI (1.9 milliard de dollars) et d’honorer la dette du pays, de rembourser celle arrivée à échéance afin de ne pas être déclaré en déficit de paiement. Les forces politiciennes n’ont affiché d’autre perspective que la lutte contre la corruption. Et Kaïs Saïed se raidit face aux oukases de l’étranger.

 

La crise politique s’accentue. L’homme qui s’était présenté comme un recours, s’embourbe. Le défaut de soutien populaire devient criant. Les élections législatives de janvier 2023 le confirment : 89 % d’abstention au second tour. Désintérêt, fatalisme, rejet, boycott appelé par Ennahdha… tous ces facteurs ont pu jouer, tout comme la baisse de popularité de l’UGTT et la scission qu’elle a connue.

 

En fait, soulèvements et protestations n’ont jamais été « travaillés » par la rupture avec le système mondialisé du capitalisme réellement existant. Leurs motivations contre la dictature Ben Ali visaient surtout la corruption qui gangrenait ce régime, les inégalités criantes et surtout la pauvreté et le chômage interdisant toute perspective d’avenir pour le plus grand nombre. La grande masse, imprégnée du rejet du nationalisme bourguibiste, des affidés du RCD, et d’une nostalgie d’un islamisme affublé d’un illusoire retour à la communauté réunie, n’a pas pu connaître d’autres perspectives. La lutte des partisans d’une laïcité républicaine et des islamistes d’Ennahdha a servi de paravent aux véritables problèmes à résoudre. L’absence d’un parti de rupture radicale avec le capitalisme néolibéral, les compromissions de l’UGTT toujours prête à fournir des ministres de second rang aux différents gouvernements, furent autant de facteurs interdisant, pour l’heure, la construction d’une nouvelle hégémonie politique et culturelle.

 

Pour le peuple tunisien, comme pour de nombreux autres peuples, trouver la voie et la rupture de la transformation sociale semble un parcours semé d’obstacles, un sentier sinueux sur une pente très raide.

 

Gérard Deneux, le 24.03.2023    

 

Encart 1

 

Essebsi.

Il fut l’homme de la préservation de l’appareil d’Etat et du système tunisien. C’est un vieil apparatchik. Nommé successivement sous Bourguiba, ministre de l’Intérieur, ambassadeur, puis, ministre de la Défense, des Affaires étrangères, puis parlementaire… Lors de son retour aux affaires et après une éclipse sous Ben Ali, il est nommé 1er ministre (intérimaire) le 4 mars 2011 sous la Constituante. Fondateur du parti Nidaa Tounes, il permet le recyclage des Benalistes et Bourguibistes. En 2014, il se présente à la présidentielle. Il l’emporte au 2ème tour face à Marzouki, figure des droits de l’Homme et fondateur du Congrès Pour la République.

 

Encart 2

 

Coup de force ou coup d’Etat de Kaïs Saïed ?

Cette discussion juridique n’est pas l’essentiel pour expliquer la désaffection massive vis-à-vis des jeux politiciens. Toutefois, l’on peut estimer que l’utilisation de l’article 80 de la Constitution est illégale. Cet article, qui donne tous les pouvoirs au Président, est assorti de conditions qui n’ont pas été respectées : il faut qu’il y ait un « danger imminent ». Il y avait plutôt un blocage institutionnel, compte tenu de la composition de l’Assemblée législative. Plus fondamentalement, le Président devait consulter le 1er ministre, le Parlement, ce qu’il n’a pas fait. Il ne pouvait dissoudre l’Assemblée, ni démettre le gouvernement… ce qu’il a fait.

 

 

Quelques repères historiques

 

1881. Instauration du protectorat français. Traité du Bardo. Suite à la banqueroute de 1869, une commission inter-nations (France, Angleterre, Italie) laisse le pays à la France de Jules Ferry. Débarquement de troupes françaises.

08.01.1938. Manifestations anti-françaises, les policiers français tirent. 10.04.1938. Soulèvements – état de siège – répression sanglante à l’automitrailleuse contre la «foule ». 23 morts. Détention de 906 « nationalistes »

15.01.1951. Pourparlers entre gouvernement français et le Destour de Bourguiba. Refus de l’indépendance. Bourguiba saisit l’ONU

13.1.1952. Arrestation de 150 Destouriens - révolte armée - envoi d’un contingent de 70 000 soldats

25 mars 1956. Gouvernement d’Edgar Faure reconnaît l’indépendance

1989. Suite à l’adoption de mesures néolibérales, émeutes de la faim. Répression. 70 morts. 1 millier d’arrestations.

7.11.1987. Ben Ali succède à Bourguiba déclaré sénile

2008. Chômage et pauvreté - « Troubles » dans la région minière de Gafsa.

2011-2014. La Constituante qui résulte du soulèvement populaire finit par adopter une Constitution parlementariste. Toutefois, l’exécutif bicéphale comprend le chef du gouvernement (1er ministre) et le Président de la République, élu au suffrage universel pour 5 ans. Cette singularité résulte du compromis passé entre Ennahdha et Nidaa Tounes, soit les anciens bourguibistes recyclés.