Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


mardi 31 mai 2022

 

Les jeux troubles du Qatar

 

Après toutes les polémiques autour de l'octroi du mondial de foot 2022 au Qatar et du travail forcé qui y règne, une petite escale y est des plus opportunes pour mettre à nu tout ce que recel ce petit État gazier. De la diplomatie du chéquier au financement terroriste en passant par les printemps arabes le tout sur fond islam wahhabite, le voyage s'annonce riche en surprise.

 

Grain de sable sur la mappemonde, le Qatar, jadis peuplé de tribus nomades vivant essentiellement de la pêche et du commerce de perles, passe sous le giron britannique au 19ème siècle ; ces derniers dans leur habileté coloniale choisissent en 1868, pour une tutelle discrète, de confier les clés d'une partie du petit désert à Mohamed Ibn Al-Thani. En 1916, le Qatar accède au statut de protectorat, Mahamed Ibn Al-Thani, récompensé de son allégeance, devient l'émir roi de tout le pays. La dynastie Al-Thani est née et règne toujours aujourd'hui.

 

La décennie des années 1930 traverse une période difficile due à l'effondrement du commerce local de perles ; le petit pays, à la modeste économie, rencontre de grosses difficultés. Mais jamais à l'abri d'une bonne surprise, le miracle se produit. La petite péninsule est assise sur un puits de pétrole, pas de quoi rivaliser avec son voisin saoudien mais amplement suffisant pour sortir la tête de l’eau. Son exploration commencera au sortir de la deuxième guerre mondiale et transformera les conditions de vie de ses habitants.

 

Les années 1950 vont être marquées par une forte croissance qui lui permettra d'enclencher son processus de modernisation. La première école voit le jour, accompagnée d'un hôpital, d'une centrale électrique, d'une usine de désalinisation d'eau et du téléphone. 1971 le soleil brille plus qu'à l'accoutumée : le Qatar, en veine, déclare son indépendance alors que Shell découvre sur sa côte le plus gros gisement de gaz naturel au monde, le North Dome qu'il devra se partager avec l'Iran. Toutefois, il est le propriétaire de la 3ème plus importante réserve de gaz naturel au monde. 1972, le ciel devient orageux et la foudre porte avec elle un coup d'État, Khalifa ben Hamad Al-Thani, un cousin de l'émir Haman ben Ali Al-Thani, le destitue. Le nouvel émir, plus qu'un simple marchand de pétrole, se veut entrepreneur, transformateur, industriel et a le mérite de lancer des firmes, d’ouvrir des ateliers et va multiplier ses investissements à l’étranger. Seulement voilà, les affaires ne s’avèrent pas très fructueuses. Désespéré de perdre des sommes colossales d'argent, c'est à Paris le plus souvent que l'émir vient trouver réconfort dans l'univers de la nuit où prostitution et alcool font bon ménage (1). Juin 1995, nouveau coup d'État, son fils Hamad ben Kalifa Al-Thani, outré de voir ternir l’image de la presqu’île, destitue le père et prend le pouvoir. Les premières ventes de gaz s’effectueront courant 1996, une rente colossale qui lui donnera les moyens d’une nouvelle politique. Le Qatar bien décidé à affirmer son indépendance face aux voisins du golfe, en particulier l'Arabie Saoudite, avec qui les relations n'ont jamais été au beau fixe, va investir massivement dans le soft power (2) sur fond d'islam wahhabite (3) où les gazodollars vont faciliter les échanges diplomatiques de l'Occident au monde arabe et alimenter les réseaux terroristes.

 

Dollar et double jeu

 

Tout d'abord il est indispensable pour un pays grand comme l'île de France, qui ne compte pas plus de 200 000 ressortissants, pour une armée de 11 000 hommes, de se dégoter un ange gardien. Il le trouvera, pas au ciel mais bien sur terre, en terre d'Amérique. Les États-Unis y voient un allié de choix et une belle occasion de renforcer leur position dans la région, particulièrement à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et de la méfiance grandissante vis-à-vis de l'Arabie Saoudite, dont 15 des 19 terroristes étaient saoudiens. Ils vont faire pression pour la reconnaissance d’Israël et pour tenter de régler le « conflit » avec les Palestiniens, ce qui constitue, à pour l’époque, une traîtrise dans le monde arabe et singulièrement dans le Golfe. Le Qatar va financer et construire sur son sol ce qui deviendra la plus grosse base militaire US du Moyen-Orient ; sa fidélité paye, il s'est trouvé un grand frère.

 

Mais pour s'imposer sur la scène internationale et monter en puissance, il est impératif de multiplier les échanges, de construire des partenariats, et pour ce faire le Qatar dispose de l'outil idéal, les gazodollars. Il va investir massivement dans le monde entier ; il entre au capital de Suez, Véolia, Total, Lagardère, Vinci, Vivendi, France Télécom, LVMH, Volkswagen, Crédit Suisse…, devient propriétaire du PSG, sponsorise le FC Barcelone, investit dans l'immobilier, s’accapare des terres en Afrique, Cambodge, Thaïlande, Indonésie, Pakistan… Il va libéraliser plusieurs secteurs de son économie, vote une loi autorisant des entreprises étrangères à posséder 100% du capital d’une filiale qatarie et faire appel aux investisseurs étrangers. Acheter des armes tout azimut à plusieurs pays dont la France, les États-Unis, la Russie, l’Angleterre, l’Italie… et va même financer une nouvelle base militaire sur son sol, turque, cette fois-ci. Très habile dans son soft power, il a su diversifier son économie ce qui en fait un acteur incontournable. Si l'ascension est belle, ce sont véritablement les « révolutions » arabes de 2011 qui l'inscriront au rang de puissance (influente) dans le jeu géopolitique international.

 

                                      Printemps arabes et financements terroristes

 

À l'heure où les révoltes des printemps arabes éclatent, l'émir Hamad ben Kalifa Al-Thani n’a cessé de surprendre. Alors qu'il entretenait de bonnes relations avec les dictatures en question, l'émir vire à bâbord à l'instant même où se produisent les premiers rassemblements : il va mettre au service des « révolutions » tous les moyens dont il dispose. L’opportunité d’élargir davantage son influence à l’étranger est trop belle ! Al-jazira, un atout considérable, la chaîne tv panarabe qatarie créée en 1996, très influente dans le monde arabe, va offrir une tribune permanente pour tout opposant demandant la parole. Elle ira jusqu’à fabriquer de faux documentaires comme les images d'archives tournées aux cours des affrontements en Irak qu'elle présentera comme étant les affrontements de Benghazi durant le conflit libyen. Cette information mensongère, celle-là parmi d'autres, relayée par tous les médias occidentaux contribuera à légitimer l'intervention militaire de ladite Communauté internationale. Le cas de la Libye est emblématique de l'implication du Qatar dans ces révoltes. Hormis les affaires obscures de corruption qui lie l'émir Hamad Al-Thani à Sarkozy (4), le Qatar a été, au nom des Droits de l'homme, l'un des pays à faire partie de la « coalition internationale » dirigée par l'OTAN et a été le premier pays avec la France à reconnaître le Conseil national de transition libyen. Il aura même servi de relais à la France et aux États-Unis pour délivrer des armes aux groupes rebelles (bien souvent terroristes) à qui il transfèrera plus de 400 millions de dollars et enverra des soldats qataris pour soutenir l’insurrection.

En Syrie, il aurait fourni 3 milliards de dollars aux rebelles en plus de centaines de millions de dollars d'aide humanitaire à la population. En Egypte, Doha a soutenu les Frères musulmans, prêtant 5 milliards de dollars au pays en 2012/2013 après l'élection du président issu des rangs de l'organisation, Mohamed Morsi. L'émirat avait également promis d'investir 18 milliards de dollars dans le pays au cours des cinq années suivantes. 

 La proximité que le Qatar entretient avec les groupes terroristes est bien connue et de longue date. Outre les « vertus de la charia » et l'islam radical que prodigue sa chaîne TV en permanence, on y voit s'exprimer nombres de personnes peu recommandables. Notamment Oussama Ben Laden qu'une équipe d'Al-Jazira va suivre durant de longues semaines en Afghanistan pour un reportage intitulé Un homme contre un empire, diffusé en 1999 juste après que le FBI ait mis sa tête à prix ; il offre également une tribune régulière à Abassi Madani fondateur du Front islamique du salut algérien, mort au Qatar en 2019 où il résidait depuis 2004... La liste est longue. Il n'hésitera pas non plus à utiliser la charité pour financer des groupes terroristes par le biais de la Qatar Charity, une ONG d'aide humanitaire, ou sa jumelle le Croissant rouge du Qatar (CRQ), comme par exemple au Mali où un élu local de Gao avait dénoncé en 2012 la proximité constatée entre les Qataris et les guerriers du Mujao (5). Le Qatar s'était même vu refuser une demande d'intervention humanitaire du CRQ à Ménaka, au prétexte que le Mujao n'était pas présent dans ce secteur. Ces mêmes groupes terroristes auront motivé les opérations militaires françaises Serval en 2013 puis Barkhane en 2014. Les accusations de financement terroriste ne finiront jamais de pleuvoir : en 2020, Fox News, un site d'information américain, a sorti un dossier révélant le financement de livraisons d'armes au Hezbollah en 2017. 

Doha est devenue une véritable station de repos pour la plupart des extrémistes du globe, la seule condition d'admission est d'être islamiste. On y trouve, entre autres, le Front Islamique du Salut algérien, plusieurs branches des fous de Dieu tchétchènes, des Syriens intégristes... Le Qatar a même ouvert en 2013 un bureau de représentation des Talibans : c'et simple ! Créez un "front islamique" et Doha vous donne un bureau, le gîte et le couvert. Aujourd'hui, médiateur privilégié du Moyen Orient, il joue un rôle de premier plan dans les négociations entre Washington et Téhéran, le Hamas et Israël, l'Iran et l'Arabie Saoudite, sans oublier son rôle incontournable dans la prise de pouvoir par les Talibans, en Afghanistan en 2021.


Nul doute, le Qatar est devenu une puissance influente sur la scène internationale. Ne manquait plus qu'un mondial de football... (à suivre dans le prochain numéro de PES.

MR, le 27.05.2022  

(1)       l’émir sera mis en cause, avec plusieurs hauts dignitaires des pays du Golfe, libanais, français… dans une vilaine affaire de réseau international de prostitution de luxe (proxénétisme aggravé, viol, pédophilie)

(2) Le soft power ou « puissance douce » représente les critères non coercitifs de puissance d'État

(3) Le wahhabisme se définit comme un sunnisme salafiste, il prône un retour aux pratiques en vigueur dans la communauté musulmane du prophète Mahomet et ses premiers successeurs ou califes. Pour les wahhabites, il n'est pas de salut hors du wahhabisme

(4) https://www.blast-info.fr/articles/2021/qatar-connection-quand-la-france-et-le-qatar-programmaient-la-guerre-en-libye-DWHG85yAQrODD45JllCsQg

(5) Mujao - Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest. Organisation terroriste d'idéologie salafiste djihadiste

 

Sources :

Le vilain petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal de Jacques-Marie Bourget et Nicolas Beau, Fayard, 2013

Jeux de guerre. Corruption française : la face cachée du terrorisme, Marc Eichenger, Massot éditions, 2022 

 

 

 

Viser, tuer, profaner

(édito PES n° 83)

 

Tel semble être le dicton de toutes les soldatesques, et pas seulement en Ukraine. En Palestine, c’est une réalité qui, avec l’occupation, dure depuis la création de l’Etat d’Israël. Et ce mois de mai 2022 en est la confirmation.

 

Shineen, cette journaliste chrétienne de 51 ans, était la voix, l’œil qu’il fallait faire disparaître. Elle est venue s’ajouter à la liste des 35 journalistes palestiniens abattus depuis 2001. Shireen Abu Akleh était aussi le visage de la Palestine, visage que l’on retrouvait sur la chaîne Al Jazira. Elle y tenait la chronique des petites et des grandes misères de ce peuple colonisé.

 

Shireen avait pris soin d’avertir, comme son compagnon, les autorités militaires israéliennes. Elle couvrait le raid prévu dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie. Elle portait, comme Ali Sanodi, un gilet pare-balles barré d’un bandeau Presse. Elle et lui ont été délibérément visés pour tuer. Lui, dans le dos, il a survécu, elle, dans la gorge. L’ordre donné au sniper était, comme l’on dit dans les armées, une opération homo, pour homicide. En fait, un crime de guerre. Face à la rage impuissante des Palestiniens désespérés, attaquant des Israéliens (18 morts), cette « opération » manifestait la volonté de punition collective, toujours renouvelée. En représailles, lors des ratissages massifs, 30 Palestiniens furent tués avant ce 11 mai fatidique.

 

Le 13 mai, à Jérusalem, le cortège funèbre transportant le corps de Shireen fut attaqué par la police sioniste. Faisant irruption dans la cour de l’hôpital St Joseph, la flicaille s’en prit, à coups de matraques et de grenades assourdissantes, à la procession visant les femmes, les enfants comme les porteurs. Il s’agissait de faire taire les chants palestiniens, d’arracher les drapeaux palestiniens et d’empêcher de rendre hommage, dans les rues de Jérusalem, à Shireen, symbole de l’existence du peuple colonisé. Le droit d’être enterré dans a dignité était bafoué, le cercueil de Shireen n’était pas encore enterré qu’il était profané.

 

Après moult mensonges, l’armée israélienne « reconnaissait », à la radio militaire que, si des affrontements armés n’avaient pas eu lieu, les Palestiniens étaient armés… de caméras. L’entreprise de blanchiment des crimes en vient à prendre des allures grotesques.

 

Mais, peu importe pour le gouvernement sioniste : le 13 mai, soit le jour même de cette profanation, il  annonçait  la construction de 4 400 logements supplémentaires dans les territoires palestiniens.

 

Le 15 mai, la Cour suprême israélienne a rejeté les requêtes des Palestiniens et autorisé, par conséquent, l’édification d’un téléphérique permettant de passer de l’ouest de Jérusalem à un centre géré par une organisation de colons. Il s’agit de la perspective de s’approprier l’histoire de la Palestine, d’éviter, pour les futurs touristes, tout contact avec les Palestiniens de la vieille ville. Histoire révisée, profanée, vieille ville meurtrie par une série de pylônes de 200 mètres de haut qui permettront de survoler, « d’observer comme des animaux », une population vouée à disparaître.

 

Rêve loufoque ? La vieille ville compte 90 % d’Arabes et la population palestinienne, qui ne représentait que 25 % en 1967, dépasse désormais le taux de 40 % sur l’ensemble de Jérusalem. Comme dit le vieux chant palestinien : « J’écris ton nom sur le soleil » qui durera plus longtemps que l’entité sioniste.

 

Gérard Deneux, le 26.02.22

 

 

Poème de Pedro

 

combien sont-ils

ces êtres privés d’aube par la faim

qui les achève pendant la nuit

 

combien sont-ils

ces être privés de nuit par la bombe

qui les terrasse pendant le jour

 

combien sont-ils

ces être privés de rêve par le labeur

qui les anéantit jour et nuit

 

combien sont-ils

ces être privés de rire par la mort

qui les parcourt nuit et jour

 

combien sont-ils

 

qu’importe

 

jour après jour

nuit après nuit

d’une oppression à l’autre

 

le monde entier

eux compris

s’émeut

du but raté d’un sportif enrichi

de la peau flétrie d’une vedette vieillissante

du mariage raté d’une quelconque princesse

 

et qu’importe

si je pleure en dedans

 

Pedro Vianna

Paris 6.VI.2016

in Décalages, en toute nudité

http://poesiepourtous.free.fr 

 

 

 

Nous avons lu

L’emprise

 

Partez en Macronie avec le journaliste d’investigation afin de vous défaire de toutes vos illusions sur les élites qui nous gouvernent. Macron, l’imposteur ambigu, a pu donner le change pendant le moment rhétorique du « en même temps ». Mais celui qui s’est prétendu Jupiter, maître des horloges avec la complaisance intéressée des médias dominants, tout en agitant le spectre de l’extrême droite lepéniste arrive en bout de course. Il prétendait assurer  l’autonomie stratégique de la France, relocaliser les industries, il a montré en fait que les élites qu’il représente étaient sous emprise d’intérêts étrangers. L’économie française est victime de la guerre économique que se livrent les Etats-Unis, la Chine, la Russie et l’arrogance puérile des Macronriens ne peut plus masquer la déconfiture. Airbus, Alstom, Areva, EDF sont vendus au plus offrant, par avocats, banquiers d’affaires, barbouzes et hommes de main en tous genres y compris d’agents doubles. Cette enquête est riche en révélations que les moulinets à Beyrouth ou ailleurs ne peuvent masquer. Fin de règne ? Pas sûr car beaucoup y trouvent leurs comptes dans cette Ripoublique et repue-blique à l’instar des tenants de l’industrie de la mort. Avec les pétromonarchies, le business de l’armement se porte bien, la course est repartie au niveau planétaire. GD

Marc Endeweld, Seuil, 2022, 22.50€ 

 Il est temps de se soulever

 

A Berlin, des activistes de l’organisation Scientist Rebellion ont bloqué l’entrée du siège de Bayer, dénonçant le rôle du géant de l’agrochimie dans la 6ème extinction de masse : « Chaque jour nous perdons jusqu’à 150 espèces pour toujours ! L’un des principaux moteurs de cette extinction est l’agriculture industrielle et les pesticides qu’elle utilise ». Pesant quelque 41.4 milliards€ de chiffre d’affaires en 2020, la multinationale allemande a racheté en 2018 l’entreprise américaine Monsanto et son célèbre glyphosate. « Il est temps de se soulever contre ceux qui commettent les plus grands crimes de l’histoire de l’humanité » ont crié les opposants.

 reporterre.net



 

Libre Flot est sorti de prison

 

Après 15 mois d’emprisonnement et à l’isolement (depuis le 8.12.2020), suspecté d’association de malfaiteurs terroristes après son retour de Syrie où il a combattu Daesh aux côtés des Kurdes (YPG) (cf PES n° 81), Libre Flot a entamé une grève de la faim le 27 février. 37 jours plus tard et 15 kilos en moins, il a été mis en liberté sous contrôle judiciaire le 7 avril, en attendant son procès. C’est une « frêle brindille » que ses deux avocats Coline Bouillon et Raphaël Kempf ont retrouvé à la sortie de prison. Libre Flot en gardera des séquelles toute sa vie. Mais il est libre !

 

Ukraine.

 Ce qui a conduit à l’invasion russe

 

Contre les théories complotistes et les visions unilatérales consistant à condamner soit l'impérialisme américain soit l'agression russe de l'Ukraine, il faut, pour mieux cerner la réalité, élargir la focale afin de comprendre l'état des rapports de forces mondiales qui ont conduit à cette agression (cf encadré).  

 

Soulignons d'abord ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation néolibérale qui a conduit par ses excès à produire son contraire, à savoir le nationalisme, et à défendre les souverainetés nationalistes. Cette période a commencé avec l'effondrement de l'Union soviétique, les privatisations sauvages qui s'en sont suivi et l'émergence d'une oligarchie capitaliste. Après l'ère Eltsine, la réaction poutinienne a consisté à mettre au pas les oligarques les plus cosmopolites et à tenter de restaurer une classe dominante nationale en capacité de défendre ses intérêts sur le territoire de l'ancien empire soviétique.

 

Dans le même temps, les Etats-Unis s'acharnaient à prouver qu'ils étaient devenus l'hyperpuissance à qui rien ne pouvait résister. L'idée de la guerre contre le terrorisme et l'instauration d'un grand Moyen-Orient démocratique visant les changements de régime, aussi bien en Irak qu'en Iran, allaient prouver, tout au contraire, que le déclin des Etats-Unis s'amorçait. Du moins c'est l'interprétation qu'en eut Poutine lorsqu’Obama décida "de conduire de l'arrière" la guerre en Libye, et même avant, de laisser Bachar Al Assad bombarder les populations civiles à l’aide d'armes chimiques.

 

Poutine en tira la conclusion, pour le moins hâtive, qu'un sentiment de faiblesse s’était emparé des Etats-Unis d'autant que Jo Biden précipitait, dans la confusion, le départ des troupes US d'Afghanistan. Dans ce contexte de l'évolution des rapports de forces, qui vit également monter en puissance la Chine après son intégration à l'OMC, l'on vit apparaître des blocs de puissance impérialistes se concurrençant. Les règles de l'OMC étaient également bafouées par des sanctions unilatérales prises par les USA et par des contre-rétorsions défensives prises par les autres puissances. Par ailleurs, le parti du capitalisme chinois a instauré une société d’économie mixte de type capitaliste qui parvient dans de nombreux domaines à supplanter les économies occidentales. On assiste donc à l'exacerbation de la concurrence pour la conquête de marchés et de ressources naturelles, susceptible de déstabiliser l'ensemble du monde.

 

De quoi Poutine est-il le nom ?

 

La volonté de la classe dominante russe de se réinsérer dans le jeu des puissances mondiales en particulier des Etats-Unis, de la Chine et de l'Union européenne, s’est manifestée avec d'autant plus de vigueur qu'elle se sentait marginalisée (1). Elle ne pouvait plus admettre que les oligarques prorusses d'Ukraine soient évincés et que ce pays adhère à l'UE et à l'OTAN. L’occasion lui en fut donnée avec le soulèvement de l'Euromaïdan, instrumentalisé pour partie par des néo-nazis, et surtout par la décision assez loufoque du pouvoir ukrainien d'interdire la langue russe sur tout le territoire de ce pays. Ce qui provoqua pour partie la révolte dans le Donbass et l'intervention russe ainsi que les accords de Minsk qui auraient pu se traduire par une stabilisation de la situation. Depuis 2014, l'occupation de la Crimée n'a rien arrangé, bien au contraire. C'est  à partir de cette date que les Etats-Unis, l’OTAN, se sont acharnés à armer l'Ukraine. Le pouvoir poutinien développa, par ailleurs, toute une idéologie déjà très présente depuis plusieurs années de restauration de l'empire russe tout en niant l’existence de la nation ukrainienne. Il est d'ailleurs très caractéristique que Poutine, pour justifier la restauration de l’empire, dans ses discours, stigmatise les propos de Lénine sur les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ainsi que sa clairvoyance consistant à signer un traité de paix avec les empires centraux, en particulier l'Allemagne, à Brest-Litovsk (1917).

 

Justifier un positionnement colonial est une rhétorique bien connue en France. L’Algérie, « c’était la France, un département de l’Hexagone ». D’ailleurs, on s’apercevra qu’elle peut encore servir dans les confettis de l’Empire (Nouvelle Calédonie, Réunion, Guadeloupe…).

 

L’alliance du régime poutinien avec l'église orthodoxe va évidemment dans le même sens, celui consistant à faire prévaloir l'idéologie slavophile réunissant les prétendues différentes composantes de la Russie tsariste : les grands-russiens (Moscou), les Biélorusses et les petits-russiens (Kiev). Les discours contre les néonazis ukrainiens, dont la réalité ne peut être niée même si leur importance est à relativiser, ont servi de prétextes pour soi-disant libérer le peuple ukrainien.  Cette vision n'a pu qu'obscurcir la stratégie suivie par Poutine et son entourage et mettre à mal, ainsi, les commentaires répandus sur la réalité de l’invasion.

 

Vers une guerre longue ?

 

Ce devait être une promenade, une « opération spéciale », partant de la Biélorussie avec 150 000 hommes pour atteindre Kiev et déboulonner Zelinski. Piètre joueur d'échec que ce Poutine malgré tous les renseignements dont il pouvait disposer : il n'a pas su évaluer la capacité de résistance nationale des Ukrainiens aux bords de Kiev. Par ailleurs, l'armement et la logistique russes n'ont pas suivi et ce fut dans une certaine mesure une débandade. Ensuite, changement de stratégie : conquête du sud-est de l’Ukraine soi-disant plus favorable à la Russie. Là aussi, on a pu constater le piétinement de l'armée russe malgré sa puissance de feu. Il n'en reste pas moins que le pouvoir russe ne peut accepter une défaite et va tenter de s'en prendre à toutes les régions situées à la fois à l'est de l'Ukraine ainsi que toute la façade maritime de la mer d'Azov et de la mer Noire jusqu'à Odessa. La victoire sur Marioupol est peut-être en trompe l'oeil. Elle signifie pour le moins que la conquête jusqu’à la Transnistrie est loin d'être acquise. Elle pourrait néanmoins déboucher sur l’asphyxie économique de l’Ukraine, incapable d’exporter ses denrées notamment agricoles par voie maritime, et sur un engrenage impliquant l’OTAN. On commence déjà à parler d’une « opération humanitaire » pour débloquer les ports de la mer Noire. L’escadre navale serait en voie de constitution. Poutine serait prêt à négocier contre la levée des sanctions…

 

En tout état de cause, Poutine, celui que la propagande occidentale se plaît à présenter soit comme un stratège cynique, soit comme un fou, a perdu nombre de ses paris. L’invasion de l’Ukraine, au lieu de diviser l’Europe, lui a redonné de la cohésion en renforçant l’OTAN, tout en signant le retour dominateur des Etats-Unis.  

 

La guerre sous toutes ses formes

 

La guerre en Ukraine révèle désormais que les instances dites internationales, comme l'ONU, ne sont plus en état de régler les conflits du moins entre grandes puissances. A la fois tous les coups sont permis (guerre économique, sanctions militaires, technologiques, embargos...) mais ils affectent, de manière inconsidérée, aussi bien ceux qui les utilisent que ceux qui en sont victimes. En effet, l'interdépendance des économies dans le cadre de la mondialisation démontre, s'il en était besoin, que ce sont d'abord les peuples qui vont subir les conséquences de ce conflit. Déjà l'inflation et la spéculation affectent l'ensemble des sociétés et, plus la guerre durera plus les conséquences alimentaires se feront sentir. Pour l'heure il semble que ce sont les Etats-Unis qui tirent leur épingle du jeu dans la mesure où ils font pression pour que les économies européennes se passent des énergies fossiles de la Russie. Ils se proposent ainsi de fournir le pétrole et le gaz de schiste. Mais sanctionner la Russie (comme l'indique le texte suivant de ce numéro), ne fait qu'exacerber les contradictions au sein des pays dits de la Communauté internationale et en particulier de l'Union européenne. Il faudra d'ailleurs suivre l'évolution des prises de position des pays du Sud qui, contre toute attente pour certains d'entre eux, ont pris position soit pour la Russie, soit pour une la neutralité.

 

Le paysage géopolitique risque en effet de faire advenir des surprises étonnantes, telle l'alliance entre l'Arabie Saoudite, Israël et la Russie... Le discours des Etats-Unis prétendant défendre les démocraties contre les autocraties pour justifier l'intensification du soutien à l'Ukraine et ce, sans entrevoir la possibilité d'une quelconque négociation, démontre, s'il en est besoin, que l'ère de conflits encore plus meurtriers pourrait advenir.

 

Gérard Deneux, le 23.05.22

 

(1)       Lors du 1er mandat de Poutine, puis celui de Medvedev, la classe dirigeante russe a cru pouvoir intégrer l’OTAN. Elle s’est heurtée aux intérêts des USA et de ses alliés les plus antirusses (pays de l’Est de l’Europe, notamment la Pologne) qui ont bloqué un tel processus.

 

Encadré 1

 

Il y a ceux qui considèrent que les Etats-Unis, maîtres du monde, manipulent tous les pays. Dans cette optique, la Russie, agressée par l’OTAN, aurait été dans l’obligation de réagir et d’envahir l’Ukraine, pays qui n’existerait pas en tant que  nation… Bref, il n’y aurait qu’un seul impérialisme et le combat se limiterait à la lutte pour l’indépendance nationale. La Russie en engageant cette guerre récupérerait une partie d’elle-même… Et il y a ceux qui dénoncent, à juste titre, l’agression russe, tout en évitant soigneusement d’exposer les responsabilités expansionnistes de l’OTAN et des USA, visant à bloquer, avant la guerre, toute volonté de rapprochement entre la Russie et l’UE et tout particulièrement avec l’Allemagne.

 

Sanctionner la Russie pour arrêter la guerre ?

 

 Isoler la Russie, l’affaiblir par des sanctions économiques et financières, tels sont les objectifs de l’UE, pour sortir de la guerre. Mais si l’Europe a condamné unanimement l’invasion de l’Ukraine par Poutine, elle est divisée quand il s’agit de décider de sanctions lourdes, comme un embargo sur le pétrole et le gaz. Mais, déjà, les prédateurs spéculaient sur les risques de rareté des produits énergétiques (pétrole et gaz russes) et des denrées alimentaires (blé, tournesol ukrainiens prêts à l’exportation étant bloqués dans les ports). Dans le système de mondialisation de production et d’échange et d’interdépendance des marchés tel qu’il existe, le bouleversement est immédiat, chacun cherchant de nouvelles alliances pour reconstituer le marché. Quant aux populations d’Ukraine, d’Europe et du monde et principalement les plus fragiles, elles vont en subir les conséquences dramatiques et les solutions de remplacement du gaz par le charbon ou le pétrole de schiste n’augurent rien de bon pour le climat.  

 

Les sanctions n’effraient pas Poutine

 

Dès le 24 février, les Européens ont annoncé des sanctions contre la Russie de Poutine. Elles sont principalement d’ordre bancaire et commercial mais n’ont pesé aucunement sur sa détermination à poursuivre la guerre.

 

Certaines banques russes (et biélorusses) sont exclues du système interbancaire Swift, qui permet aux banques de communiquer rapidement, de manière sécurisée. Les transactions avec la Banque centrale russe, les financements publics ou investissements de la Russie sont interdits et l’accès de certaines banques et entreprises russes aux marchés des capitaux européens est limité. L’exportation d’articles de luxe est proscrite ainsi que le commerce des armes et la vente de produits technologiques contribuant aux capacités de défense russe. Inversement, il n’est plus autorisé d’importer du fer, de l’acier, du bois, du ciment, des produits de la mer ou de l’alcool depuis la Russie. L’espace aérien européen est interdit aux avions russes, de même que l’accès au territoire européen aux transporteurs routiers. Les ports de l’UE sont fermés aux navires russes. La diffusion des chaînes Sputnik et Russia Today  en Europe est suspendue. Une liste noire de plus de mille personnalités est établie, leur interdisant d’entrer sur le territoire européen et gelant leurs avoirs. Y figurent Poutine, son ministre des affaires étrangères Lavrov, le patron du pétrolier Rosneft, des hommes d’affaires et oligarques comme Abramovitch, ainsi que des députés des membres du Conseil national de sécurité et des hauts fonctionnaires.

 

Tout cela est poudre aux yeux. Il n’est pas question de toucher, pour l’heure, au secteur de l’énergie, hormis l’arrêt des achats de charbon russe  à partir d’août. Décider d’un embargo sur le gaz russe, par exemple, relèverait de la technique de l’arroseur arrosé, tant les Etats européens sont dépendants des énergies russes ; interrompre les contrats aurait des conséquences graves alors qu’aucune solution de substitution n’est prête. L’autre difficulté relève de la règle de l’unanimité au sein de l’UE. On voit mal l’Allemagne ou l’Italie couper leur approvisionnement en gaz, cela reviendrait à scier la branche sur laquelle ils sont assis.

 

Le 4 mai, la Commission européenne a, à nouveau, agité le hochet des sanctions. La plus grande banque russe Sherbank serait exclue de swift ; le chef de l’Eglise orthodoxe russe, le patriarche Kirill, soutien affiché de l’offensive,  ainsi que des militaires soupçonnés de crimes de guerre à Boutcha et Marioupol, figureraient sur la liste noire. Et elle préconise l’arrêt progressif d’importation du pétrole russe.

 

Les oligarques sont sans doute mécontents, privés non pas de leurs actifs ou objets de luxe mais de leur usage, mais ils sauront jouer des tours de passe-passe actionnarial, à l’image de l’oligarque Mordachov passant d’une société chypriote à sa holding russe pour atterrir au paradis fiscal des îles Vierges britanniques ! Les sanctions financières n’émeuvent pas Poutine qui avait anticipé. En 2015, il a créé sa propre messagerie financière (SPFS) pour assurer les transactions ainsi qu’une carte bancaire nationale, Mir, utilisée par 87 % de la population. Par ailleurs, Moscou a limité sa dépendance au dollar et au système financier dominé par les Etats-Unis : sa banque centrale a accumulé des réserves considérables (équivalant à 1/3 de son PIB) pour décourager toute attaque contre sa monnaie. A partir de 2018, Poutine s’est débarrassé des bons du Trésor américains, échangés, pour partie, contre de la dette souveraine chinoise (dont la Russie est devenue le principal acheteur étranger)(1).

 

Pour l’heure, le choix des sanctions relève davantage de la stratégie diplomatique que d’un réel espoir d’infléchir l’attitude du régime russe. On peut s’interroger sur leur « efficacité » si on mesure l’échec de celles appliquées dès 2014 qui n’ont pas empêché la Russie de reconnaître les républiques autoproclamées du Donbass. « La probabilité qu’elles parviennent cette fois à leur fin est, par conséquent, tout à fait négligeable » (2). Le nerf de la guerre concerne le marché des énergies. Si les Etats-Unis ont interdit les importations de pétrole, de gaz naturel en provenance de Russie dès le 6 mars, le défi est particulièrement plus compliqué pour l’Europe. 

 

La bombe énergtétique

 

L’UE est prise au piège. Elle est totalement dépendante de la Russie en matière de gaz. Près de 48 % du gaz importé au sein de l’UE vient de Russie, 26 % du pétrole et 50 % du charbon (chiffres Eurostat 1er semestre 2021). Moscou a donc les moyens de mettre à l’arrêt une partie du bloc européen, à commencer par l’industrie allemande qui consomme 55 % de gaz russe, 42 % de pétrole et 45 % de charbon. La France est un peu moins exposée puisqu’elle n’achète à la Russie que 7.7 % de ses importations de pétrole, mais 17 % de gaz. Poutine a tout intérêt à diviser les 27 pour éviter des décisions qui ruineraient ses ressources énergétiques représentant 2/3 des devises entrant en Russie et la moitié de ses recettes fiscales. Déterminé, il avance ses pions : il a décidé unilatéralement que les échanges avec la Russie se réaliseront en roubles. La Pologne (55 % de gaz russe) et la Bulgarie (75 %) ont refusé de se plier à cette exigence, Poutine a fermé les vannes. Le manque à gagner, pour lui,  est symbolique, l’achat de gaz russe pour ces deux pays représente 8 % des importations des 27. Par contre, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays Bas et l’Italie s’inquiètent car les échéances de paiement à Gazprom approchent et ils craignent que Poutine ferme le robinet. L’entreprise italienne ENI et l’Allemande Uniper envisagent de plier le genou et d’ouvrir deux comptes chez Gazprombank (cf encadré). Quant à la Hongrie, elle n’exclut pas de payer en roubles. C’est le désordre dans les rangs européens.

 

Dans ces conditions, l’accord unanime requis pour décider  l’embargo sur le pétrole (et encore plus sur le gaz) est loin d’être acquis au sein de l’UE. Hongrie et Slovaquie y sont opposé car elles sont totalement dépendantes  du pétrole russe, ne pouvant s’approvisionner ni par oléoducs inexistants, ni par la mer à laquelle elles n’ont pas accès. Elles demandent un délai de 5 ans ; Bulgarie et République tchèque demandent un délai de 3 ans.

 

Alors, ne pas décider et continuer à acheter l’énergie à la Russie, et, par conséquent, financer la guerre de Poutine ? Les sommes ne sont pas négligeables : depuis le début de l’invasion en Ukraine, cela représente plus de 53 milliards €, dont 21 milliards pour le pétrole, près de 31 milliards pour le gaz, 881 millions pour le charbon.

 

Et si les Européens n’achetaient plus le pétrole et le gaz russes ? Moscou peut le vendre non seulement à la Chine, mais aussi à l’Inde ou l’Egypte. Cela pourrait se traduire par une nouvelle envolée du cours de l’or noir, déjà très élevé, alimentant l’inflation et les risques de troubles sociaux dans les pays importateurs. Les Etats-Unis s’en inquiètent et recommandent la prudence…  

 

Et si l’on trouvait d’autres fournisseurs ? Pas si simple. Les monarchies du golfe (Arabie Saoudite et Qatar) ne souhaitent pas rompre leur coopération avec la Russie dans le cadre de l’OPEP, l’Iran ne veut pas se confronter avec son partenaire russe avec qui elle agit en Syrie. La Libye, soutenue militairement pour partie, par la Russie, met régulièrement ses champs pétrolifères à l’arrêt en raison de combats ou de grèves. Quant au Nigéria ou l’Angola, ils présentent des installations vétustes.  L’Algérie, 3ème fournisseur de l’Europe en gaz ne peut pas produire plus et, surtout, ne souhaite pas s’aliéner la Russie, son principal fournisseur d’armement. Cela vaut aussi pour l’Egypte, puissance gazière en développement mais dépendante de la Russie et de l’Ukraine pour ses importations de céréales.

 

Alors, sauve-qui-peut mais à quel prix ?

 

En France, Engie a prévu. Elle a étoffé ses contrats d’importation par bateau depuis les Etats-Unis, sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), du gaz de schiste extrait par fracturation hydraulique, méthode prohibée en France !  Le GNL nécessite des infrastructures. L’entreprise pétro-gazière Total Energies envisage, avec le gouvernement, d’installer une unité flottante de stockage et de regazéification dans le port du Havre, s’ajoutant aux quatre terminaux méthaniers existants. Encore faut-il le construire ! Pour l’heure, l’inquiétude porte sur la reconstitution des stocks souterrains pour l’hiver prochain dans un marché gazier en proie à toutes les spéculations. Tout cela dans un contexte général de vive inflation dans la zone euro : en mars, la hausse des prix à la consommation a grimpé de 7.5 % sur un an et de 4.5 % en France, le bond le plus élevé depuis 1985. Les prix vont s’envoler à l’automne !

 

Le piège de la mondialisation se referme sur l’UE

 

La bombe alimentaire

 

Le bond du prix du baril de pétrole a été spectaculaire, de 17.6 % en 2 mois : 89 $ avant la guerre, 119 le 9 mars, 104.70 le 28 avril. Spéculation et blocage des exportations ont renchéri les coûts de production agricole et ont affecté les prix du carburant (machines agricoles, camions, navires de transports..), des engrais et pesticides (Russie et Ukraine produisent le ¼ du volume mondial).

 

Russie et Ukraine sont des poids lourds du commerce agricole mondial et représentent plus d’un quart des exportations mondiales de blé, denrée cruciale pour de nombreux pays. Elles produisent 80 % de l’huile de tournesol mondiale. L’Ukraine riche de ses terres noires fertiles (41.5 millions d’ha de surface agricole utile)  et de ses entreprises agricoles gigantesques vend entre 75 et 80 % de sa production de blé. Avec la guerre, les pénuries de carburants (l’Ukraine se fournit auprès de la Russie et de la Biélorussie), les terres bombardées et dangereuses pour la culture, les personnels mobilisés par l’armée, les ports bloqués, un véritable bouleversement est à l’œuvre, non seulement pour l’Ukraine mais bien au-delà pour les pays importateurs. Plus de 20 millions de tonnes de blé, maïs, tournesol, sont coincés à quai, dans les bateaux ou dans les silos, faisant exploser les prix mondiaux et les pénuries alimentaires en UE, au Moyen Orient, en Inde. Avec la guerre, les entreprises agricoles manquent de tout : engrais, fongicides, pesticides et argent. Comment sortir de cette impasse, quand 70% des exportations se font par bateau et que la mer Noire et la mer d’Azov sont fermées ? Développer le fret ferroviaire ? Mais l’écartement des rails n’est pas le même en Ukraine que dans les pays européens…  

 

Selon la FAO, 45 pays africains et pays les moins avancés, dont 18 dépendent à plus de 50 % de l’Ukraine et de la Russie pour le blé, sont menacés de famine. Une dizaine de pays (Liban, Pakistan, Libye, Somalie, Erythrée, Madagascar, Seychelles…) dépendent à plus de 50 % de la seule Ukraine. En Egypte, le pain est l’aliment essentiel des 2/3 de ses 103 millions d’habitants : 1er acheteur mondial de blé, elle dépend à 61 % de la Russie et à 23 % de l’Ukraine. Les dirigeants s’inquiètent et savent que les printemps arabes de 2011 ont tous eu pour source le mécontentement dû à l’augmentation des prix des denrées alimentaires de base.

 

L’augmentation des prix est insupportable pour ces populations. Fin mars, la tonne de blé se négociait à 435€, le double de janvier. Ce choc va se répercuter sur l’ensemble des prix agricoles mondiaux et créer des pénuries affamant les populations dans le monde.   

 

Le SG de l’ONU redoute un « ouragan de famines » dans le monde et des émeutes de la faim comme en 2007-2008. Alors qu’un tiers de la population mondiale (2.4 milliards de personnes) est déjà en situation d’insécurité alimentaire, la guerre, par ses conséquences, pourrait tuer plus de personnes en Afrique qu’en Ukraine et des milliers de personnes vont prendre les routes de l’exil.

 

La bombe climatique

 

Pour l’heure, les entreprises de combustibles fossiles et leurs investisseurs, mais aussi les entreprises du charbon et services de forages en mer sont les gagnants de la guerre, récoltant les bénéfices de la flambée de l’énergie et des mesures des Etats visant à accroître la production de pétrole, au grand dam des défenseurs du climat ! Les négociants en produits agricoles, engrais, pesticides, ont vu leur valeur boursière augmenter. Les entreprises du secteur de l’énergie verte, producteurs d’agro-carburants par ex, entendent répondre à la demande accrue d’huile de palme pour le biodiesel ; ils augmentent leur production sans se soucier des coûts environnementaux et sociaux tels que la déforestation massive en Asie du Sud-Est ; ils n’ont cure des conditions extrêmes d’extraction de cobalt (composant clé des batteries des voitures électriques) et de la destruction écologique en République Démocratique du Congo. Au Brésil, ils augmentent les livraisons de cannes à sucre aux usines d’éthanol, préparant ainsi une flambée des prix.

 

Il est vital de rejeter ce système mortifère et meurtrier, de réfléchir à la régulation des prix agricoles et alimentaires, à la mobilisation et la juste répartition des stocks de céréales et à la réorientation de la production de l’alimentation. Il est urgent de décarboner les mobilités et le chauffage et de prévoir un programme politique de planification énergétique (3) résolument « révolutionnaire », c’est-à-dire au service de l’Homme et de la Nature.

 

Cette guerre, à notre porte, permettra-t-elle que les Etats s’attèlent sérieusement à la transition énergétique, à une alternative radicale des modes de production et d’échanges, permettant aux peuples de récupérer leur souveraineté ? Rien n’est moins sûr ! Dans l’immédiat, il est d’urgent d’arrêter cette nouvelle guerre.

 

Odile Mangeot, le 17.05.2022  

 

(1)   le Monde Diplomatique, mai 2022 « Tempête sur le marché du blé. Le spectre de la famine »  Akram Belkaïd

(2)   le Monde Diplomatique mars 2022 « Le conflit ukrainien, entre sanctions et guerre », Hélène Richard et Anne-Cécile Robert

(3)   « Crise agricole, crise alimentaire, une alternative est possible » les Amis de la Terre, CCFD, etc..

 

Encadré

 

Gazprombank

Le Kremlin a imaginé un dispositif complexe pour contourner les sanctions de Bruxelles (gel des avoirs de la Banque centrale). Les clients de Gazprom ouvrent deux comptes chez Gazprombank. Sur le premier, ils opèrent le paiement dans la devise prévue au contrat. Cette somme est convertie en roubles et transférée sur le 2ème compte par Gazprombank. L’acheteur ne connaît ni la date de la conversion, ni le taux d’échange, ni où va l’argent entre le moment où il est versé et le moment où il arrive chez Gazprom. Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russe, affirme un expert de la Commission. Véritable dilemme pour les importateurs totalement dépendants !

 

 

Ukraine. Le grenier à blé du monde

Les entreprises agricoles sont gigantesques, financées par des fonds souverains, avec de juteux retours sur investissements. Alexis, kazakh, a fait fortune dans l’amiante et le pétrole, se lance dans  l’agriculture, il comptait passer de 23 000 à 40 000 hectares mais la guerre bloque tout. Ce sont de véritables mastodontes munis de technologies sophistiquées : drones, machines-outils ultramodernes. Les récoltes aboutissent dans des terminaux à grains dans les ports ou dans les silos (1 200 dans le pays). Odessa peut accueillir des cargos contenant 50 000 tonnes de grain (2 000 camions). La main d’oeuvre est peu coûteuse (300€/mois), les terres louées à prix dérisoire aux petits propriétaires locaux et le prix du foncier est faible. Les géants ukrainiens cultivent entre 3 000 et 40 000 ha et même plus (500 000 ha pour Kernel).

Pour expliquer cette mainmise sur l’agriculture ukrainienne, il serait nécessaire de revenir sur le bradage des biens publics, des coopératives agricoles et des fermes d’Etat, au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. En Ukraine comme en Russie, la nomenklatura s’est transformée en oligarchie se goinfrant sur la privatisation d’entreprises bradées. 

 

 Nous avons vu

« Face à la menace fasciste. Que faire ? »

sur le Media TV - OSAP On s’autorise à penser

Un échange (54’) mené par Julien Théry, historien,

en présence Ludivine Bantigny, historienne et Ugo Palheta, sociologue *

 

Peut-on parler de fascisme en France ? Ce terme est-il approprié à la situation française ? Doit-on s’inquiéter des scores électoraux des partis d’extrême droite ? Que faire pour le combattre ?

Tout indique en France depuis le milieu des années 2010, l'accélération d'un mouvement de restriction des libertés publiques, de montée des violences policières, enfin de confiscation des médias par le pouvoir d'Etat et les grands intérêts financiers. Dressant le constat alarmant de cette fascisation française, L. Bantigny et U. Palheta en montrent les causes structurelles. L'incapacité avérée de la gauche de gouvernement à porter tout projet alternatif a laissé libre cours au renforcement incessant de la domination capitaliste, avec pour conséquence la dégradation des conditions d'existence de la grande majorité de la population. Pour se perpétuer, l’Etat a opté pour une combinaison d'autoritarisme généralisé, de répression policière effrénée et de diversion par désignation de boucs émissaires. Comment résister ? Pour les deux invités, il ne s'agit ni de "défendre la démocratie" (comme le préconise la classe dirigeante intéressée à confisquer à son profit le "vote utile"), ni de « l'approfondir" (comme le préconisent les plus progressistes des défenseurs du système), mais bien de la conquérir. OM

*Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme de Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Textuel, 2021

Le Média TV est indépendant et ne vit que de vos dons : https://www.lemediatv.fr/soutien

 

 

Au Burkina Faso, l’esprit de Sankara demeure

 

Le Burkina Faso est un pays de l’Afrique de l’ouest, sans accès à la mer. Le nord du pays est désertique alors que le sud est dans la zone tropicale. Il est peuplé de 21 millions d’habitants, sa surface correspond à la moitié de celle de la France. Pour celles et ceux qui n’ont pas souvenir d’avoir étudié ce pays à l’école, pas de soucis, c’est parce que, jusqu’en 1984, il s’appelait la Haute Volta (si vous n’avez pas souvenir d’avoir étudié la Haute-Volta, c’est un autre problème…).

 

D’un point de vue purement matériel,  on le présente comme ayant très peu d’atouts, un peu de zinc, de fer, de cuivre et, par contre, pas mal de gisements d’or. La population vit surtout d’élevage, au nord, et de culture au sud. Concernant les infrastructures, citons un exemple édifiant : le pays possède une seule voie ferrée, le reliant à la Côte d’Ivoire, dont la vitesse d’exploitation est de 50 km/h pour les voyageurs, 30 km/h pour les marchandises.

 

Dans les différents classements des pays où « il fait bon vivre », le Burkina Faso se situe en queue de peloton. Les nombreux Burkinabés en exil prouvent que ce pays ne va pas bien. Ils seraient environ 3 millions en Côte d’Ivoire, presque autant au Ghana. Ces chiffres, toutefois, peuvent être trompeurs : par exemple, sur les 3 millions vivant en Côte d’Ivoire, plus de 1.5 million y sont nés mais restent Burkinabés car le droit du sol n’existe pas.

 

Malgré une situation géographique pas très favorable, ce territoire fut peuplé très tôt. Les chasseurs cueilleurs y étaient déjà présents en 12 000 avant JC. Dans les années 1900, le Burkina Faso était partagé en différentes chefferies ou royaumes. Ce n’était certainement pas le paradis sur terre pour tout le monde, car l’organisation sociale reposait sur un système de type féodal, mais un certain équilibre y avait été trouvé.

 

La colonisation française s’installe

 

Cet équilibre va être rompu en 1888, année où les premiers européens, en l’occurrence les Français, arrivent dans le pays. L’accueil ne fut pas très chaleureux mais les colons n’eurent pas de mal à s’imposer militairement. En 1898, tout le territoire de l’actuel Burkina Faso était sous contrôle français.

En 1914, de nombreux hommes furent enrôlés comme « tirailleurs sénégalais », à tel point qu’en 1915, la population se souleva pour protester contre ces recrutements (guerre du Bani-Volta). L’armée occidentale française frappa très fort : 110 villages rasés, 30 000 morts.

 

La colonisation s’installa avec, ici comme ailleurs, son lot de pillages, de violences et d’innombrables injustices. Le caractère humiliant fut particulièrement soigné : en Haute-Volta, les enfants africains n’avaient pas le droit d’utiliser des bicyclettes ni de cueillir les fruits des arbres, même sauvages. Le non-respect de cette loi envoyait les parents en prison.

 

En 1960, la Haute-Volta, comme les autres colonies françaises d’Afrique, obtint son indépendance. Indépendance sous un contrôle très serré de la France, puisque, contrairement à la Guinée-Conakry, elle adhéra à la « Communauté française » - chère au général De Gaulle - qui n’était que la poursuite de la colonisation sous d’autres formes, Elle élit alors son premier président Maurice Yameogo. Il restera 6 ans aux affaires et la Haute-Volta connaîtra son premier coup d’Etat militaire : le lieutenant-colonel Sangoule Lamizana prend le pouvoir. Celui-ci est renversé le 25 novembre 1980 par le colonel Saye Zerbo, lui-même renversé en 1982 par le commandant Jean-Baptiste Ouédraogo. A la tête du gouvernement, ce dernier placera un certain capitaine Thomas Sankara.   

 

A cette époque, la Haute-Volta est un des pays les plus pauvres du monde : l’espérance de vie y est de 40 ans, 98 % de la population est analphabète, le PIB est de 80€/habitant. Ouédraogo suivra la même politique que ses prédécesseurs : s’assurer de bonnes relations avec la France, permettant à celle-ci de conserver la Haute-Volta sous sa « coupe amicale », « désintéressée », lui permettant au passage de s’assurer un train de vie « occidental », le bien-être du peuple étant le dernier de ses soucis.

 

Thomas Sankara

 l’anti-impérialiste, socialiste, panafricaniste, tiers-mondiste

 

Thomas Sankara était certes un militaire, mais d’un autre type que ses prédécesseurs. Jeune officier (capitaine) il était animé d’un tout autre état d’esprit. Ses parents étaient des Haut-Voltais moyens. Il suivit sa formation à Madagascar ; devenu formateur militaire, il accompagnait la formation pratique d’une formation politique et citoyenne, affirmant : « Sans formation politique un soldat n’est qu’une machine à tuer ». Sankara, très populaire après sa victoire contre le Mali en 1974, était en fait la caution populaire d’ Ouédraogo mais l’entente avec le président fut de courte durée. Sankara fut limogé et placé en détention surveillée mais la partie populaire de l’armée le soutenait et c’est assez facilement qu’en août 1983, il prit le pouvoir. Il avait alors 34 ans et était réellement soutenu par le peuple. Il prit immédiatement une série de mesures visant à améliorer les conditions de vie des Burkinabés, la Haute-Volta étant devenue le Burkina Faso, ce « pays des hommes intègres ». Il créa des Comités de défense de la Révolution, les chefs traditionnels perdant une grande partie de leurs pouvoirs féodaux. Ces comités mirent en place toute une série de plans visant à réduire la malnutrition et développer la vaccination, à améliorer la condition féminine, à redistribuer les richesses, à développer l’éducation… et ce n’était pas que des plans théoriques qui allaient dormir dans des tiroirs.

 

Les premières mesures allaient être radicales et déplurent aux autorités françaises et aux pouvoirs locaux  

-        la dot et le lévirat (le fait pour une femme mariée, en cas de décès du mari, de pouvoir épouser le frère de celui-ci, qui devint en pratique une obligation), l’excision, furent interdits,

-        les salaires furent baissés de 10 % mais les logements étaient gratuits,

-        pour favoriser l’agriculture locale, les fruits et légumes pouvant être produits sur place n’étaient plus autorisés à l’importation,

-        toutes les voitures « luxueuses » des ministères furent vendues et remplacées par des Renault 5.

Il tenta de s’opposer à la prostitution et à la polygamie mais sans grand succès. Ces mesures progressistes dérangeaient les dirigeants des pays voisins, craignant que leur peuple ne demande la même chose. Mais ce furent surtout les discours et les prises de position de Sankara qui semèrent la panique chez nombre de dirigeants, dans les pays occidentaux, et en France, qui se sentait toujours la tutrice du pays.

 

Lors de la réception de Mitterrand en 1986 il déclare que « la France s’est couverte de honte en accueillant Pieter Botha, 1er ministre d’Afrique du sud, couvert de sang des pieds jusqu’à la tête ». Il fustige le capitalisme et les grandes puissances impliquées dans les guerres, « les armes sont fournies chaque jour par ceux qui se nourrissent du sang des autres ». A l’ONU, il dénonce l’invasion de la Grenade par les USA, soutient le Sahara Occidental, la Palestine, l’ANC de Nelson Mandela. A propos des aides alimentaires et des prêts financiers du FMI, il affirme : « Ces aides alimentaires installent dans les esprits des réflexes de mendiant, d’assisté, nous n’en voulons plus. Il faut produire car celui qui vous donne à manger peut également vous dicter ses volontés ». « Les prêts du FMI sont une reconquête savamment organisée pour que la croissance et le développement du pays emprunteur obéissent à des échéances et à des normes qui leur sont totalement étrangères. Nous ne paierons pas la dette car si nous ne la payons pas, nos débiteurs ne mourront pas, si nous payons, nous, nous allons mourir ». Il appelle tous les pays débiteurs à faire de même, rompant ainsi avec cette forme de recolonisation. Il donne beaucoup d’espoir aux faibles mais fait très peur aux forts, d’autant plus qu’il obtient certains succès. Jean Ziegler, rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation pour les Nations Unies, déclara : « Le Burkina Faso a vaincu la faim, en 4 ans, ce pays est devenu alimentairement autosuffisant ». Pour tous ceux qui tiraient avantage de l’ordonnancement de la société à cette époque, l’expérience Sankara ne pouvait durer et elle ne dura pas. Le 15 novembre 1987, il était assassiné et Blaise Compaoré, son ex-bras droit, le remplaçait au pouvoir. Les relations entre Sankara, l'idéaliste agissant et Compaoré, l’opportuniste, s’étaient très vite dégradées.

 

Officiellement, Thomas Sankara est déclaré décédé de mort naturelle. Il était dans une salle avec 12 autres personnes, des hommes armés sont entrés, une fusillade a éclaté, les 12 autres personnes sont mortes par balles mais Sankara, lui, est mort naturellement ! Les corps ont été enterrés dans la nuit, dans un lieu tenu secret et Blaise Compaoré a naturellement remplacé le président décédé naturellement. Tout le monde a compris ce qui s’était passé. Les pays voisins qui avaient tenté à plusieurs reprises de déstabiliser le Burkina, les pays occidentaux, la France en particulier, avaient décidé de supprimer Sankara ; les hommes de Compaoré se sont chargés des basses œuvres.

 

Et les affaires, dans tous les sens du terme, pouvaient reprendre

 

Et elles reprirent. Compaoré installa un régime dictatorial sous des apparences de démocratie. En 1991, il était élu avec 75 % d’abstention ; les opposants, comme Norbert Zongo, disparaissaient, les mouvements étaient réprimés très durement et les relations avec les voisins du Burkina Faso et les Occidentaux sont redevenues normales. Compaoré sera réélu en 1998, 2005 et 2010. En 2014, 27 ans après sa prise de pouvoir, il tenta de modifier la Constitution pour se présenter une 5ème fois mais il poussa « le bouchon un peu loin ». Des manifestations insurrectionnelles éclatèrent dans le pays. Il s’agissait d’un véritable soulèvement populaire (voir plus loin « le balai citoyen de la jeunesse africaine »). Compaoré s’enfuit, exfiltré par l’armée française en Côte d’Ivoire auprès de Ouattara, installé par la France. Le chef des armées Honoré Traoré le remplaça et mit en place un « organe de transition » avec l’objectif du retour à l’ordre constitutionnel après une année. Il est rapidement renversé par un autre militaire Gilbert Diendéré, et finalement, dans un climat très tendu, des élections ont lieu et le 30 novembre 2015, Roch Marc Christian Kaboré est élu. Il est le 2ème président civil depuis l’indépendance.

 

Il hérite d’une situation catastrophique à tous niveaux. A part dans quelques villes, l’Etat est totalement défaillant. Chacun se débrouille pour survivre. Dans le nord du pays, la situation est quasi insurrectionnelle. Les militaires sont attaqués régulièrement par les djihadistes. Avec l’opération Barkhane, l’armée française « neutralise » (c’est-à-dire « tue ») ces soi-disant djihadistes depuis les hélicoptères ou les Mirage, sans se soucier que la plupart ne sont que des pères de familles qui se sont enrôlés pour pouvoir nourrir leurs enfants. Seuls quelques dirigeants sont des fanatiques. L’armée française met de l’huile sur le feu, empêche toute discussion avec le pouvoir central et attise les haines entre Burkinabés.

 

Chaque communauté, chaque village, crée sa milice, applique ses propres lois, il y en aurait près de 5 000. Et plus l’armée française « neutralise » des djihadistes, plus elle envenime la situation. L’armée burkinabé est considérée comme une armée d’occupation et connaît de nombreux revers. En 2020, 160 militaires burkinabés ont été tués par des Hani : hommes armés non identifiés, terme qui remplace celui de djihadistes et montre bien la complexité de la situation. Par contre, une chose est claire, c’est que ce sont les populations civiles qui en sont les principales victimes.

 

Le 23 janvier 2022, des militaires remplacent d’autres militaires au pouvoir et le nouveau chef de l’Etat est Paul Henri Sandaogo Damida qui instaure un régime de transition pour 3 ans. Ce nouveau putsch est relativement bien accueilli par la population car la situation est tellement catastrophique que beaucoup se disent que ça peut difficilement être pire.

 

Le « pays des hommes intègres » est en ruine, en guerre au nord, un enfer pour une grande partie de la population et les principaux responsables ne sont ni la situation géographique ni le climat du pays mais les grandes puissances et particulièrement la France qui ont installé et soutenu à la tête du pays des gouvernements favorables à leurs intérêts, et surtout pas à ceux de la population.

 

Mais les Burkinabés se souviennent de la période Sankara, qui, malgré tous les efforts faits par ses successeurs, n’est pas effacée de leur histoire. Le procès des assassins de Sankara (enfin ! voire encadré) signifie qu’il y a encore des « hommes intègres » au Burkina Faso. C’est porteur de beaucoup d’espoir.

 

Jean-Louis Lamboley, le 24.05.2022

 

 

encadré

 

Le procès Sankara

 

En 1997, Marian Sankara, la veuve de Thomas Sankara, porte plainte. Il a fallu attendre la fuite de Compaoré en 2014 pour qu’une instruction soit ouverte et qu’un juge, François Yameogo soit désigné. Celui-ci fit un travail remarquable malgré toutes les obstructions que vous pouvez imaginer. 20 000 pages d’instruction, 100 témoins auditionnés, une reconstitution sur les lieux, des prélèvements ADN sur la dépouille de Sankara, lui ont permis de construire un dossier accablant contre Compaoré et ses collaborateurs. « Il n’a peut-être pas appuyé sur la gâchette mais a été le superviseur de toute l’opération ».

Macron, en 2017, a, bien sûr, promis la collaboration totale de la France en ouvrant toutes les archives. En fait, quelques documents sans intérêt sont arrivés entre les mains du juge Yameogo. A tel point que celui-ci, en 2021, a démarré le procès sans avoir reçu de la France le volet international de ces archives, craignant qu’elles n’arrivent après la mort des accusés… La méthode Macron est bien la même à l’intérieur qu’à l’extérieur… Le procès a démontré également que des techniciens français sont venus le lendemain de la mort de Sankara pour détruire les archives de la radio nationale.

 

Compaoré a été condamné à la prison à perpétuité. En fait, il est surtout condamné à couler des jours heureux en Côte d’Ivoire, pays dont il est même devenu citoyen, sous l’aile protectrice de la France. Condamné à siroter des cocktails au bord d’une piscine. Cocktail dont certains pourraient s’appeler Cocktail colonial : pillage – violence – injustice ou sa variante, avec un zeste de cynisme, cocktail néocolonial.

Souhaitons qu’un jour, au Burkina Faso, apparaisse le cocktail Sankar : intégrité – justice – liberté. Ce n’est pas impossible car, malgré tous les efforts des dirigeants locaux et occidentaux, Sankara restera dans l’histoire du Burkina, pour celles et ceux qui se battent battre contre l’injustice.

 

 

Le balai citoyen de la jeunesse africaine (1)

 

Depuis 2011, la contestation de la jeunesse africaine a pris de l’ampleur, tout particulièrement dans la Françafrique. L’intervention militaire du gouvernement français en Côte d’Ivoire pour imposer Ouattara, l’enfant chéri du FMI, la guerre en Libye et l’assassinat de Kadhafi, tout comme les politiques d’ajustements structurels, autrement dit d’austérité et de liquidation des services publics existants, ont marqué les esprits. Toutefois, même si les discours de Sankara sont connus, les mouvements d’opposition, le plus souvent réprimés férocement, sont marqués par la volonté de conquérir des droits. Citoyens se déclarant apolitiques par rapport aux appareils où règne la sujétion vis-à-vis de l’ex-empire colonial, les jeunes contestataires manifestent leur ras-le-bol de la corruption des kleptocrates qui pillent l’Etat et acquièrent, en France et ailleurs, des « biens mal acquis », leur ras-le-bol d’avoir à subir des conditions de vie de plus en plus dégradées.

 

En 2010, se sont rassemblées, autour de groupes musicaux, des associations dont le mouvement YAM, pour Y’en A Marre. Ils s’opposent à la fois aux fréquentes coupures d’électricité et au dictateur sénégalais Abdoulaye Wade. En 2013, ces associations, avec d’autres, participent au Forum social de Tunis. Ils dénoncent en particulier les hold-up électoraux. Le Burkina Faso, en octobre 2014, voit naître le balai citoyen contre l’assassin de Sankara, Blaise Compaoré, pilier de la Françafrique qui a joué un rôle déterminant dans la déstabilisation du pouvoir de Gbagbo en Côte d’Ivoire. Le sinistre personnage est par ailleurs mouillé dans l’assassinat du célèbre journaliste Norbert Zongo et, comme presque tous les dictateurs de la région, se prépare à la continuation de son règne en voulant modifier la Constitution. Le balai citoyen a appelé à l’action ; des caravanes sillonnent le pays, des concerts de mobilisation citoyenne se multiplient. Le pouvoir n’en a cure et réunit l’Assemblée nationale pour modifier l’article 37 de la Constitution. Surprise ! Des centaines de femmes défilent dans la capitale. Le jour du vote, le 30 octobre, ce sont des dizaines de milliers de manifestants qui affrontent les forces répressives à mains nues (plus de 30 morts). L’Assemblée nationale est incendiée puis les manifestants se dirigent vers le Palais présidentiel pour s’emparer de Compaoré. Il est exfiltré par l’armée française, déposé dans la capitale ivoirienne dont il acquiert la nationalité afin d’échapper à la justice.

 

Au-delà de cet « épisode », la vague de dégagisme qui déferle sur les pays arabes se propage désormais en Afrique. Quelques exemples : le TLP au Congo (RDC) Tournons la page, Lyina au Tchad On est fatigués. Pour nettoyer les écuries d’Augias de la Françafrique, le balai ne suffit pas ! Qui plus est, la misère dans certaines parties de ces pays, les divisions entre cultivateurs et nomades sur fond d’accroissement démographique et de raréfaction des ressources en eau, ne facilitent pas l’unité du peuple et permettent tout au contraire l’implantation de « groupes djihadistes » instrumentalisant les divisions, y compris religieuses. En outre, le poids de l’armée et des forces de police au sein de ces Etats corrompus limite l’expression de mouvements citoyens démunis de projet politique à la hauteur des enjeux.

 

Toutefois, à l’image de la FRAPP au Sénégal, plus connue sous l’appellation France dégage, la maturation s’accélère. Ce Front pour la Révolution Anti-impérialiste Populaire et Panafricaniste, non seulement dénonce la recolonisation économique de l’Afrique, mais s’en prend également au franc CFA, aux divisons territoriales imposées par la colonisation. Il s’est surtout fait connaître, dès octobre 2018 en dénonçant les groupes Auchan et Carrefour accusés de tuer le commerce local.

 

GD, le 26.05.22   

 

(1)   d’après l’article de Amzat Boukari Yabara dans L’Empire qui ne veut pas mourir (voir rubrique Nous avons lu)