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mardi 31 mai 2022

 

Sanctionner la Russie pour arrêter la guerre ?

 

 Isoler la Russie, l’affaiblir par des sanctions économiques et financières, tels sont les objectifs de l’UE, pour sortir de la guerre. Mais si l’Europe a condamné unanimement l’invasion de l’Ukraine par Poutine, elle est divisée quand il s’agit de décider de sanctions lourdes, comme un embargo sur le pétrole et le gaz. Mais, déjà, les prédateurs spéculaient sur les risques de rareté des produits énergétiques (pétrole et gaz russes) et des denrées alimentaires (blé, tournesol ukrainiens prêts à l’exportation étant bloqués dans les ports). Dans le système de mondialisation de production et d’échange et d’interdépendance des marchés tel qu’il existe, le bouleversement est immédiat, chacun cherchant de nouvelles alliances pour reconstituer le marché. Quant aux populations d’Ukraine, d’Europe et du monde et principalement les plus fragiles, elles vont en subir les conséquences dramatiques et les solutions de remplacement du gaz par le charbon ou le pétrole de schiste n’augurent rien de bon pour le climat.  

 

Les sanctions n’effraient pas Poutine

 

Dès le 24 février, les Européens ont annoncé des sanctions contre la Russie de Poutine. Elles sont principalement d’ordre bancaire et commercial mais n’ont pesé aucunement sur sa détermination à poursuivre la guerre.

 

Certaines banques russes (et biélorusses) sont exclues du système interbancaire Swift, qui permet aux banques de communiquer rapidement, de manière sécurisée. Les transactions avec la Banque centrale russe, les financements publics ou investissements de la Russie sont interdits et l’accès de certaines banques et entreprises russes aux marchés des capitaux européens est limité. L’exportation d’articles de luxe est proscrite ainsi que le commerce des armes et la vente de produits technologiques contribuant aux capacités de défense russe. Inversement, il n’est plus autorisé d’importer du fer, de l’acier, du bois, du ciment, des produits de la mer ou de l’alcool depuis la Russie. L’espace aérien européen est interdit aux avions russes, de même que l’accès au territoire européen aux transporteurs routiers. Les ports de l’UE sont fermés aux navires russes. La diffusion des chaînes Sputnik et Russia Today  en Europe est suspendue. Une liste noire de plus de mille personnalités est établie, leur interdisant d’entrer sur le territoire européen et gelant leurs avoirs. Y figurent Poutine, son ministre des affaires étrangères Lavrov, le patron du pétrolier Rosneft, des hommes d’affaires et oligarques comme Abramovitch, ainsi que des députés des membres du Conseil national de sécurité et des hauts fonctionnaires.

 

Tout cela est poudre aux yeux. Il n’est pas question de toucher, pour l’heure, au secteur de l’énergie, hormis l’arrêt des achats de charbon russe  à partir d’août. Décider d’un embargo sur le gaz russe, par exemple, relèverait de la technique de l’arroseur arrosé, tant les Etats européens sont dépendants des énergies russes ; interrompre les contrats aurait des conséquences graves alors qu’aucune solution de substitution n’est prête. L’autre difficulté relève de la règle de l’unanimité au sein de l’UE. On voit mal l’Allemagne ou l’Italie couper leur approvisionnement en gaz, cela reviendrait à scier la branche sur laquelle ils sont assis.

 

Le 4 mai, la Commission européenne a, à nouveau, agité le hochet des sanctions. La plus grande banque russe Sherbank serait exclue de swift ; le chef de l’Eglise orthodoxe russe, le patriarche Kirill, soutien affiché de l’offensive,  ainsi que des militaires soupçonnés de crimes de guerre à Boutcha et Marioupol, figureraient sur la liste noire. Et elle préconise l’arrêt progressif d’importation du pétrole russe.

 

Les oligarques sont sans doute mécontents, privés non pas de leurs actifs ou objets de luxe mais de leur usage, mais ils sauront jouer des tours de passe-passe actionnarial, à l’image de l’oligarque Mordachov passant d’une société chypriote à sa holding russe pour atterrir au paradis fiscal des îles Vierges britanniques ! Les sanctions financières n’émeuvent pas Poutine qui avait anticipé. En 2015, il a créé sa propre messagerie financière (SPFS) pour assurer les transactions ainsi qu’une carte bancaire nationale, Mir, utilisée par 87 % de la population. Par ailleurs, Moscou a limité sa dépendance au dollar et au système financier dominé par les Etats-Unis : sa banque centrale a accumulé des réserves considérables (équivalant à 1/3 de son PIB) pour décourager toute attaque contre sa monnaie. A partir de 2018, Poutine s’est débarrassé des bons du Trésor américains, échangés, pour partie, contre de la dette souveraine chinoise (dont la Russie est devenue le principal acheteur étranger)(1).

 

Pour l’heure, le choix des sanctions relève davantage de la stratégie diplomatique que d’un réel espoir d’infléchir l’attitude du régime russe. On peut s’interroger sur leur « efficacité » si on mesure l’échec de celles appliquées dès 2014 qui n’ont pas empêché la Russie de reconnaître les républiques autoproclamées du Donbass. « La probabilité qu’elles parviennent cette fois à leur fin est, par conséquent, tout à fait négligeable » (2). Le nerf de la guerre concerne le marché des énergies. Si les Etats-Unis ont interdit les importations de pétrole, de gaz naturel en provenance de Russie dès le 6 mars, le défi est particulièrement plus compliqué pour l’Europe. 

 

La bombe énergtétique

 

L’UE est prise au piège. Elle est totalement dépendante de la Russie en matière de gaz. Près de 48 % du gaz importé au sein de l’UE vient de Russie, 26 % du pétrole et 50 % du charbon (chiffres Eurostat 1er semestre 2021). Moscou a donc les moyens de mettre à l’arrêt une partie du bloc européen, à commencer par l’industrie allemande qui consomme 55 % de gaz russe, 42 % de pétrole et 45 % de charbon. La France est un peu moins exposée puisqu’elle n’achète à la Russie que 7.7 % de ses importations de pétrole, mais 17 % de gaz. Poutine a tout intérêt à diviser les 27 pour éviter des décisions qui ruineraient ses ressources énergétiques représentant 2/3 des devises entrant en Russie et la moitié de ses recettes fiscales. Déterminé, il avance ses pions : il a décidé unilatéralement que les échanges avec la Russie se réaliseront en roubles. La Pologne (55 % de gaz russe) et la Bulgarie (75 %) ont refusé de se plier à cette exigence, Poutine a fermé les vannes. Le manque à gagner, pour lui,  est symbolique, l’achat de gaz russe pour ces deux pays représente 8 % des importations des 27. Par contre, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays Bas et l’Italie s’inquiètent car les échéances de paiement à Gazprom approchent et ils craignent que Poutine ferme le robinet. L’entreprise italienne ENI et l’Allemande Uniper envisagent de plier le genou et d’ouvrir deux comptes chez Gazprombank (cf encadré). Quant à la Hongrie, elle n’exclut pas de payer en roubles. C’est le désordre dans les rangs européens.

 

Dans ces conditions, l’accord unanime requis pour décider  l’embargo sur le pétrole (et encore plus sur le gaz) est loin d’être acquis au sein de l’UE. Hongrie et Slovaquie y sont opposé car elles sont totalement dépendantes  du pétrole russe, ne pouvant s’approvisionner ni par oléoducs inexistants, ni par la mer à laquelle elles n’ont pas accès. Elles demandent un délai de 5 ans ; Bulgarie et République tchèque demandent un délai de 3 ans.

 

Alors, ne pas décider et continuer à acheter l’énergie à la Russie, et, par conséquent, financer la guerre de Poutine ? Les sommes ne sont pas négligeables : depuis le début de l’invasion en Ukraine, cela représente plus de 53 milliards €, dont 21 milliards pour le pétrole, près de 31 milliards pour le gaz, 881 millions pour le charbon.

 

Et si les Européens n’achetaient plus le pétrole et le gaz russes ? Moscou peut le vendre non seulement à la Chine, mais aussi à l’Inde ou l’Egypte. Cela pourrait se traduire par une nouvelle envolée du cours de l’or noir, déjà très élevé, alimentant l’inflation et les risques de troubles sociaux dans les pays importateurs. Les Etats-Unis s’en inquiètent et recommandent la prudence…  

 

Et si l’on trouvait d’autres fournisseurs ? Pas si simple. Les monarchies du golfe (Arabie Saoudite et Qatar) ne souhaitent pas rompre leur coopération avec la Russie dans le cadre de l’OPEP, l’Iran ne veut pas se confronter avec son partenaire russe avec qui elle agit en Syrie. La Libye, soutenue militairement pour partie, par la Russie, met régulièrement ses champs pétrolifères à l’arrêt en raison de combats ou de grèves. Quant au Nigéria ou l’Angola, ils présentent des installations vétustes.  L’Algérie, 3ème fournisseur de l’Europe en gaz ne peut pas produire plus et, surtout, ne souhaite pas s’aliéner la Russie, son principal fournisseur d’armement. Cela vaut aussi pour l’Egypte, puissance gazière en développement mais dépendante de la Russie et de l’Ukraine pour ses importations de céréales.

 

Alors, sauve-qui-peut mais à quel prix ?

 

En France, Engie a prévu. Elle a étoffé ses contrats d’importation par bateau depuis les Etats-Unis, sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), du gaz de schiste extrait par fracturation hydraulique, méthode prohibée en France !  Le GNL nécessite des infrastructures. L’entreprise pétro-gazière Total Energies envisage, avec le gouvernement, d’installer une unité flottante de stockage et de regazéification dans le port du Havre, s’ajoutant aux quatre terminaux méthaniers existants. Encore faut-il le construire ! Pour l’heure, l’inquiétude porte sur la reconstitution des stocks souterrains pour l’hiver prochain dans un marché gazier en proie à toutes les spéculations. Tout cela dans un contexte général de vive inflation dans la zone euro : en mars, la hausse des prix à la consommation a grimpé de 7.5 % sur un an et de 4.5 % en France, le bond le plus élevé depuis 1985. Les prix vont s’envoler à l’automne !

 

Le piège de la mondialisation se referme sur l’UE

 

La bombe alimentaire

 

Le bond du prix du baril de pétrole a été spectaculaire, de 17.6 % en 2 mois : 89 $ avant la guerre, 119 le 9 mars, 104.70 le 28 avril. Spéculation et blocage des exportations ont renchéri les coûts de production agricole et ont affecté les prix du carburant (machines agricoles, camions, navires de transports..), des engrais et pesticides (Russie et Ukraine produisent le ¼ du volume mondial).

 

Russie et Ukraine sont des poids lourds du commerce agricole mondial et représentent plus d’un quart des exportations mondiales de blé, denrée cruciale pour de nombreux pays. Elles produisent 80 % de l’huile de tournesol mondiale. L’Ukraine riche de ses terres noires fertiles (41.5 millions d’ha de surface agricole utile)  et de ses entreprises agricoles gigantesques vend entre 75 et 80 % de sa production de blé. Avec la guerre, les pénuries de carburants (l’Ukraine se fournit auprès de la Russie et de la Biélorussie), les terres bombardées et dangereuses pour la culture, les personnels mobilisés par l’armée, les ports bloqués, un véritable bouleversement est à l’œuvre, non seulement pour l’Ukraine mais bien au-delà pour les pays importateurs. Plus de 20 millions de tonnes de blé, maïs, tournesol, sont coincés à quai, dans les bateaux ou dans les silos, faisant exploser les prix mondiaux et les pénuries alimentaires en UE, au Moyen Orient, en Inde. Avec la guerre, les entreprises agricoles manquent de tout : engrais, fongicides, pesticides et argent. Comment sortir de cette impasse, quand 70% des exportations se font par bateau et que la mer Noire et la mer d’Azov sont fermées ? Développer le fret ferroviaire ? Mais l’écartement des rails n’est pas le même en Ukraine que dans les pays européens…  

 

Selon la FAO, 45 pays africains et pays les moins avancés, dont 18 dépendent à plus de 50 % de l’Ukraine et de la Russie pour le blé, sont menacés de famine. Une dizaine de pays (Liban, Pakistan, Libye, Somalie, Erythrée, Madagascar, Seychelles…) dépendent à plus de 50 % de la seule Ukraine. En Egypte, le pain est l’aliment essentiel des 2/3 de ses 103 millions d’habitants : 1er acheteur mondial de blé, elle dépend à 61 % de la Russie et à 23 % de l’Ukraine. Les dirigeants s’inquiètent et savent que les printemps arabes de 2011 ont tous eu pour source le mécontentement dû à l’augmentation des prix des denrées alimentaires de base.

 

L’augmentation des prix est insupportable pour ces populations. Fin mars, la tonne de blé se négociait à 435€, le double de janvier. Ce choc va se répercuter sur l’ensemble des prix agricoles mondiaux et créer des pénuries affamant les populations dans le monde.   

 

Le SG de l’ONU redoute un « ouragan de famines » dans le monde et des émeutes de la faim comme en 2007-2008. Alors qu’un tiers de la population mondiale (2.4 milliards de personnes) est déjà en situation d’insécurité alimentaire, la guerre, par ses conséquences, pourrait tuer plus de personnes en Afrique qu’en Ukraine et des milliers de personnes vont prendre les routes de l’exil.

 

La bombe climatique

 

Pour l’heure, les entreprises de combustibles fossiles et leurs investisseurs, mais aussi les entreprises du charbon et services de forages en mer sont les gagnants de la guerre, récoltant les bénéfices de la flambée de l’énergie et des mesures des Etats visant à accroître la production de pétrole, au grand dam des défenseurs du climat ! Les négociants en produits agricoles, engrais, pesticides, ont vu leur valeur boursière augmenter. Les entreprises du secteur de l’énergie verte, producteurs d’agro-carburants par ex, entendent répondre à la demande accrue d’huile de palme pour le biodiesel ; ils augmentent leur production sans se soucier des coûts environnementaux et sociaux tels que la déforestation massive en Asie du Sud-Est ; ils n’ont cure des conditions extrêmes d’extraction de cobalt (composant clé des batteries des voitures électriques) et de la destruction écologique en République Démocratique du Congo. Au Brésil, ils augmentent les livraisons de cannes à sucre aux usines d’éthanol, préparant ainsi une flambée des prix.

 

Il est vital de rejeter ce système mortifère et meurtrier, de réfléchir à la régulation des prix agricoles et alimentaires, à la mobilisation et la juste répartition des stocks de céréales et à la réorientation de la production de l’alimentation. Il est urgent de décarboner les mobilités et le chauffage et de prévoir un programme politique de planification énergétique (3) résolument « révolutionnaire », c’est-à-dire au service de l’Homme et de la Nature.

 

Cette guerre, à notre porte, permettra-t-elle que les Etats s’attèlent sérieusement à la transition énergétique, à une alternative radicale des modes de production et d’échanges, permettant aux peuples de récupérer leur souveraineté ? Rien n’est moins sûr ! Dans l’immédiat, il est d’urgent d’arrêter cette nouvelle guerre.

 

Odile Mangeot, le 17.05.2022  

 

(1)   le Monde Diplomatique, mai 2022 « Tempête sur le marché du blé. Le spectre de la famine »  Akram Belkaïd

(2)   le Monde Diplomatique mars 2022 « Le conflit ukrainien, entre sanctions et guerre », Hélène Richard et Anne-Cécile Robert

(3)   « Crise agricole, crise alimentaire, une alternative est possible » les Amis de la Terre, CCFD, etc..

 

Encadré

 

Gazprombank

Le Kremlin a imaginé un dispositif complexe pour contourner les sanctions de Bruxelles (gel des avoirs de la Banque centrale). Les clients de Gazprom ouvrent deux comptes chez Gazprombank. Sur le premier, ils opèrent le paiement dans la devise prévue au contrat. Cette somme est convertie en roubles et transférée sur le 2ème compte par Gazprombank. L’acheteur ne connaît ni la date de la conversion, ni le taux d’échange, ni où va l’argent entre le moment où il est versé et le moment où il arrive chez Gazprom. Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russe, affirme un expert de la Commission. Véritable dilemme pour les importateurs totalement dépendants !

 

 

Ukraine. Le grenier à blé du monde

Les entreprises agricoles sont gigantesques, financées par des fonds souverains, avec de juteux retours sur investissements. Alexis, kazakh, a fait fortune dans l’amiante et le pétrole, se lance dans  l’agriculture, il comptait passer de 23 000 à 40 000 hectares mais la guerre bloque tout. Ce sont de véritables mastodontes munis de technologies sophistiquées : drones, machines-outils ultramodernes. Les récoltes aboutissent dans des terminaux à grains dans les ports ou dans les silos (1 200 dans le pays). Odessa peut accueillir des cargos contenant 50 000 tonnes de grain (2 000 camions). La main d’oeuvre est peu coûteuse (300€/mois), les terres louées à prix dérisoire aux petits propriétaires locaux et le prix du foncier est faible. Les géants ukrainiens cultivent entre 3 000 et 40 000 ha et même plus (500 000 ha pour Kernel).

Pour expliquer cette mainmise sur l’agriculture ukrainienne, il serait nécessaire de revenir sur le bradage des biens publics, des coopératives agricoles et des fermes d’Etat, au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. En Ukraine comme en Russie, la nomenklatura s’est transformée en oligarchie se goinfrant sur la privatisation d’entreprises bradées.