Sanctionner
la Russie pour arrêter la guerre ?
Les
sanctions n’effraient pas Poutine
Dès
le 24 février, les Européens ont annoncé des sanctions contre la Russie de
Poutine. Elles sont principalement d’ordre bancaire et commercial mais n’ont
pesé aucunement sur sa détermination à poursuivre la guerre.
Certaines
banques russes (et biélorusses) sont exclues du système interbancaire Swift,
qui permet aux banques de communiquer rapidement, de manière sécurisée. Les
transactions avec la Banque centrale russe, les financements publics ou
investissements de la Russie sont interdits et l’accès de certaines banques et
entreprises russes aux marchés des capitaux européens est limité. L’exportation
d’articles de luxe est proscrite ainsi que le commerce des armes et la vente de
produits technologiques contribuant aux capacités de défense russe.
Inversement, il n’est plus autorisé d’importer du fer, de l’acier, du bois, du
ciment, des produits de la mer ou de l’alcool depuis la Russie. L’espace aérien
européen est interdit aux avions russes, de même que l’accès au territoire
européen aux transporteurs routiers. Les ports de l’UE sont fermés aux navires
russes. La diffusion des chaînes Sputnik et Russia Today en Europe est suspendue. Une liste noire de
plus de mille personnalités est établie, leur interdisant d’entrer sur le
territoire européen et gelant leurs avoirs. Y figurent Poutine, son ministre
des affaires étrangères Lavrov, le patron du pétrolier Rosneft, des hommes
d’affaires et oligarques comme Abramovitch, ainsi que des députés des membres
du Conseil national de sécurité et des hauts fonctionnaires.
Tout
cela est poudre aux yeux. Il n’est pas question de toucher, pour l’heure, au secteur de l’énergie, hormis l’arrêt
des achats de charbon russe à partir
d’août. Décider d’un embargo sur le gaz russe, par exemple, relèverait de la
technique de l’arroseur arrosé, tant les Etats européens sont dépendants des
énergies russes ; interrompre les contrats aurait des conséquences graves
alors qu’aucune solution de substitution n’est prête. L’autre difficulté relève
de la règle de l’unanimité au sein de l’UE. On voit mal l’Allemagne ou l’Italie
couper leur approvisionnement en gaz, cela reviendrait à scier la branche sur
laquelle ils sont assis.
Le
4 mai, la Commission européenne a, à nouveau, agité le hochet des sanctions. La
plus grande banque russe Sherbank serait exclue de swift ; le chef de
l’Eglise orthodoxe russe, le patriarche Kirill, soutien affiché de l’offensive,
ainsi que des militaires soupçonnés de
crimes de guerre à Boutcha et Marioupol, figureraient sur la liste noire. Et
elle préconise l’arrêt progressif d’importation du pétrole russe.
Les
oligarques sont sans doute mécontents, privés non pas de leurs actifs ou objets
de luxe mais de leur usage, mais ils sauront jouer des tours de passe-passe
actionnarial, à l’image de l’oligarque Mordachov passant d’une société
chypriote à sa holding russe pour atterrir au paradis fiscal des îles Vierges
britanniques ! Les sanctions financières n’émeuvent pas Poutine qui avait
anticipé. En 2015, il a créé sa propre messagerie financière (SPFS) pour
assurer les transactions ainsi qu’une carte bancaire nationale, Mir, utilisée
par 87 % de la population. Par ailleurs, Moscou a limité sa dépendance au
dollar et au système financier dominé par les Etats-Unis : sa banque
centrale a accumulé des réserves considérables (équivalant à 1/3 de son PIB)
pour décourager toute attaque contre sa monnaie. A partir de 2018, Poutine
s’est débarrassé des bons du Trésor américains, échangés, pour partie, contre
de la dette souveraine chinoise (dont la Russie est devenue le principal
acheteur étranger)(1).
Pour
l’heure, le choix des sanctions relève davantage de la stratégie diplomatique
que d’un réel espoir d’infléchir l’attitude du régime russe. On peut
s’interroger sur leur « efficacité » si on mesure l’échec de celles
appliquées dès 2014 qui n’ont pas empêché la Russie de reconnaître les
républiques autoproclamées du Donbass. « La
probabilité qu’elles parviennent cette fois à leur fin est, par conséquent,
tout à fait négligeable » (2). Le
nerf de la guerre concerne le marché
des énergies. Si les Etats-Unis ont interdit les importations de pétrole,
de gaz naturel en provenance de Russie dès le 6 mars, le défi est
particulièrement plus compliqué pour l’Europe.
La bombe
énergtétique
L’UE
est prise au piège. Elle est totalement dépendante de la Russie en matière de
gaz. Près de 48 % du gaz importé au
sein de l’UE vient de Russie, 26 % du pétrole et 50 % du charbon (chiffres
Eurostat 1er semestre 2021). Moscou a donc les moyens de mettre à
l’arrêt une partie du bloc européen, à commencer par l’industrie allemande qui
consomme 55 % de gaz russe, 42 % de pétrole et 45 % de charbon. La France est
un peu moins exposée puisqu’elle n’achète à la Russie que 7.7 % de ses
importations de pétrole, mais 17 % de gaz. Poutine a tout intérêt à diviser les
27 pour éviter des décisions qui ruineraient ses ressources énergétiques
représentant 2/3 des devises entrant en Russie et la moitié de ses recettes
fiscales. Déterminé, il avance ses pions : il a décidé unilatéralement que
les échanges avec la Russie se réaliseront en roubles. La Pologne (55 % de gaz
russe) et la Bulgarie (75 %) ont refusé de se plier à cette exigence, Poutine a
fermé les vannes. Le manque à gagner, pour lui, est symbolique, l’achat de gaz russe pour ces
deux pays représente 8 % des importations des 27. Par contre, l’Allemagne,
l’Autriche, les Pays Bas et l’Italie s’inquiètent car les échéances de paiement
à Gazprom approchent et ils craignent que Poutine ferme le robinet. L’entreprise
italienne ENI et l’Allemande Uniper envisagent de plier le genou et d’ouvrir
deux comptes chez Gazprombank (cf encadré). Quant à la Hongrie, elle n’exclut
pas de payer en roubles. C’est le désordre
dans les rangs européens.
Dans
ces conditions, l’accord unanime requis pour décider l’embargo sur le pétrole (et encore plus sur
le gaz) est loin d’être acquis au sein de l’UE. Hongrie et Slovaquie y sont
opposé car elles sont totalement dépendantes
du pétrole russe, ne pouvant s’approvisionner ni par oléoducs
inexistants, ni par la mer à laquelle elles n’ont pas accès. Elles demandent un
délai de 5 ans ; Bulgarie et République tchèque demandent un délai de 3
ans.
Alors,
ne pas décider et continuer à acheter l’énergie à la Russie, et, par
conséquent, financer la guerre de Poutine ? Les sommes ne sont pas
négligeables : depuis le début de l’invasion en Ukraine, cela représente plus
de 53 milliards €, dont 21 milliards pour le pétrole, près de 31 milliards pour
le gaz, 881 millions pour le charbon.
Et
si les Européens n’achetaient plus le pétrole et le gaz russes ? Moscou
peut le vendre non seulement à la Chine, mais aussi à l’Inde ou l’Egypte. Cela
pourrait se traduire par une nouvelle envolée du cours de l’or noir, déjà très
élevé, alimentant l’inflation et les risques de troubles sociaux dans les pays
importateurs. Les Etats-Unis s’en inquiètent et recommandent la prudence…
Et
si l’on trouvait d’autres fournisseurs ? Pas si simple. Les monarchies du
golfe (Arabie Saoudite et Qatar) ne souhaitent pas rompre leur coopération avec
la Russie dans le cadre de l’OPEP, l’Iran ne veut pas se confronter avec son
partenaire russe avec qui elle agit en Syrie. La Libye, soutenue militairement
pour partie, par la Russie, met régulièrement ses champs pétrolifères à l’arrêt
en raison de combats ou de grèves. Quant au Nigéria ou l’Angola, ils présentent
des installations vétustes. L’Algérie, 3ème
fournisseur de l’Europe en gaz ne peut pas produire plus et, surtout, ne
souhaite pas s’aliéner la Russie, son principal fournisseur d’armement. Cela
vaut aussi pour l’Egypte, puissance gazière en développement mais dépendante de
la Russie et de l’Ukraine pour ses importations de céréales.
Alors,
sauve-qui-peut mais à quel prix ?
En
France, Engie a prévu. Elle a étoffé ses contrats d’importation par bateau
depuis les Etats-Unis, sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), du gaz de
schiste extrait par fracturation hydraulique, méthode prohibée en
France ! Le GNL nécessite des
infrastructures. L’entreprise pétro-gazière Total Energies envisage, avec le
gouvernement, d’installer une unité flottante de stockage et de regazéification
dans le port du Havre, s’ajoutant aux quatre terminaux méthaniers existants. Encore
faut-il le construire ! Pour l’heure, l’inquiétude porte sur la reconstitution
des stocks souterrains pour l’hiver prochain dans un marché gazier en proie à
toutes les spéculations. Tout cela dans un contexte général de vive inflation dans
la zone euro : en mars, la hausse des prix à la consommation a grimpé de
7.5 % sur un an et de 4.5 % en France, le bond le plus élevé depuis 1985. Les
prix vont s’envoler à l’automne !
Le
piège de la mondialisation se referme sur l’UE
La bombe alimentaire
Le
bond du prix du baril de pétrole a été spectaculaire, de 17.6 % en 2 mois :
89 $ avant la guerre, 119 le 9 mars, 104.70 le 28 avril. Spéculation et blocage
des exportations ont renchéri les coûts de production agricole et ont affecté
les prix du carburant (machines agricoles, camions, navires de transports..),
des engrais et pesticides (Russie et Ukraine produisent le ¼ du volume
mondial).
Russie
et Ukraine sont des poids lourds du commerce agricole mondial et représentent
plus d’un quart des exportations mondiales de blé, denrée cruciale pour de
nombreux pays. Elles produisent 80 % de l’huile de tournesol mondiale.
L’Ukraine riche de ses terres noires fertiles (41.5 millions d’ha de surface
agricole utile) et de ses entreprises
agricoles gigantesques vend entre 75 et 80 % de sa production de blé. Avec la
guerre, les pénuries de carburants (l’Ukraine se fournit auprès de la Russie et
de la Biélorussie), les terres bombardées et dangereuses pour la culture, les
personnels mobilisés par l’armée, les ports bloqués, un véritable
bouleversement est à l’œuvre, non seulement pour l’Ukraine mais bien au-delà
pour les pays importateurs. Plus de 20 millions de tonnes de blé, maïs,
tournesol, sont coincés à quai, dans les bateaux ou dans les silos, faisant
exploser les prix mondiaux et les pénuries alimentaires en UE, au Moyen Orient,
en Inde. Avec la guerre, les entreprises agricoles manquent de tout :
engrais, fongicides, pesticides et argent. Comment sortir de cette impasse,
quand 70% des exportations se font par bateau et que la mer Noire et la mer
d’Azov sont fermées ? Développer le fret ferroviaire ? Mais
l’écartement des rails n’est pas le même en Ukraine que dans les pays
européens…
Selon
la FAO, 45 pays africains et pays les moins avancés, dont 18 dépendent à plus
de 50 % de l’Ukraine et de la Russie pour le blé, sont menacés de famine. Une
dizaine de pays (Liban, Pakistan, Libye, Somalie, Erythrée, Madagascar,
Seychelles…) dépendent à plus de 50 % de la seule Ukraine. En Egypte, le pain
est l’aliment essentiel des 2/3 de ses 103 millions d’habitants : 1er
acheteur mondial de blé, elle dépend à 61 % de la Russie et à 23 % de l’Ukraine.
Les dirigeants s’inquiètent et savent que les printemps arabes de 2011 ont tous
eu pour source le mécontentement dû à l’augmentation des prix des denrées
alimentaires de base.
L’augmentation
des prix est insupportable pour ces populations. Fin mars, la tonne de blé se
négociait à 435€, le double de janvier. Ce choc va se répercuter sur l’ensemble
des prix agricoles mondiaux et créer des pénuries affamant les populations dans
le monde.
Le
SG de l’ONU redoute un « ouragan de famines » dans le
monde et des émeutes de la faim comme en 2007-2008. Alors qu’un tiers de la
population mondiale (2.4 milliards de personnes) est déjà en situation
d’insécurité alimentaire, la guerre, par ses conséquences, pourrait tuer plus
de personnes en Afrique qu’en Ukraine et des milliers de personnes vont prendre
les routes de l’exil.
La bombe
climatique
Pour
l’heure, les entreprises de combustibles fossiles et leurs investisseurs, mais
aussi les entreprises du charbon et services de forages en mer sont les
gagnants de la guerre, récoltant les bénéfices de la flambée de l’énergie et
des mesures des Etats visant à accroître la production de pétrole, au grand dam
des défenseurs du climat ! Les négociants en produits agricoles, engrais,
pesticides, ont vu leur valeur boursière augmenter. Les entreprises du secteur
de l’énergie verte, producteurs d’agro-carburants par ex, entendent répondre à
la demande accrue d’huile de palme pour le biodiesel ; ils augmentent leur
production sans se soucier des coûts environnementaux et sociaux tels que la
déforestation massive en Asie du Sud-Est ; ils n’ont cure des conditions
extrêmes d’extraction de cobalt (composant clé des batteries des voitures
électriques) et de la destruction écologique en République Démocratique du Congo.
Au Brésil, ils augmentent les livraisons de cannes à sucre aux usines d’éthanol,
préparant ainsi une flambée des prix.
Il
est vital de rejeter ce système mortifère et meurtrier, de réfléchir à la
régulation des prix agricoles et alimentaires, à la mobilisation et la juste
répartition des stocks de céréales et à la réorientation de la production de
l’alimentation. Il est urgent de décarboner les mobilités et le chauffage et de
prévoir un programme politique de planification énergétique (3) résolument
« révolutionnaire », c’est-à-dire au service de l’Homme et de la
Nature.
Cette
guerre, à notre porte, permettra-t-elle que les Etats s’attèlent sérieusement à
la transition énergétique, à une alternative radicale des modes de production
et d’échanges, permettant aux peuples de récupérer leur souveraineté ?
Rien n’est moins sûr ! Dans l’immédiat, il est d’urgent d’arrêter cette
nouvelle guerre.
Odile
Mangeot, le 17.05.2022
(1)
le Monde Diplomatique, mai 2022 « Tempête
sur le marché du blé. Le spectre de la famine » Akram Belkaïd
(2)
le Monde Diplomatique mars 2022 « Le
conflit ukrainien, entre sanctions et guerre », Hélène Richard et
Anne-Cécile Robert
(3)
« Crise agricole, crise alimentaire, une
alternative est possible » les Amis de la Terre, CCFD, etc..
Encadré
Gazprombank
Le
Kremlin a imaginé un dispositif complexe pour contourner les sanctions de
Bruxelles (gel des avoirs de la Banque centrale). Les clients de Gazprom
ouvrent deux comptes chez Gazprombank. Sur le premier, ils opèrent le paiement
dans la devise prévue au contrat. Cette somme est convertie en roubles et
transférée sur le 2ème compte par Gazprombank. L’acheteur ne connaît
ni la date de la conversion, ni le taux d’échange, ni où va l’argent entre le
moment où il est versé et le moment où il arrive chez Gazprom. Cela peut être
assimilé à un prêt à la Banque centrale russe, affirme un expert de la
Commission. Véritable dilemme pour les importateurs totalement
dépendants !
Ukraine. Le
grenier à blé du monde
Les
entreprises agricoles sont gigantesques, financées par des fonds souverains,
avec de juteux retours sur investissements. Alexis, kazakh, a fait fortune dans
l’amiante et le pétrole, se lance dans l’agriculture,
il comptait passer de 23 000 à 40 000 hectares mais la guerre bloque
tout. Ce sont de véritables mastodontes munis de technologies
sophistiquées : drones, machines-outils ultramodernes. Les récoltes
aboutissent dans des terminaux à grains dans les ports ou dans les silos (1 200
dans le pays). Odessa peut accueillir des cargos contenant 50 000 tonnes
de grain (2 000 camions). La main d’oeuvre est peu coûteuse (300€/mois), les
terres louées à prix dérisoire aux petits propriétaires locaux et le prix
du foncier est faible. Les géants ukrainiens cultivent entre 3 000 et 40 000
ha et même plus (500 000 ha pour Kernel).
Pour
expliquer cette mainmise sur l’agriculture ukrainienne, il serait nécessaire de
revenir sur le bradage des biens publics, des coopératives agricoles et des
fermes d’Etat, au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. En Ukraine
comme en Russie, la nomenklatura s’est transformée en oligarchie se goinfrant
sur la privatisation d’entreprises bradées.