« Hold-up sur la terre » (1)
Le
phénomène mondial d’accaparement des terres – l’achat par des investisseurs
publics ou privés de vastes surfaces de terres agricoles – attire l’attention
de l’opinion publique internationale. En effet, de l’Union européenne aux Nations
Unies, toutes les institutions préconisent le maintien d’une agriculture
familiale durable. Or, ce phénomène d’accaparement, en plus de porter atteinte
à la souveraineté nationale, génère de nombreux désagréments.
Dans le
monde
Les
acquisitions de terres (ou les locations à long terme) par des multinationales
ou des fonds souverains, souvent issus de pays suffisamment pourvus de
ressources naturelles pour leurs besoins alimentaires (comme les pays du
Moyen-Orient ou des pays asiatiques comme la Corée ou la Chine), ont
considérablement augmenté depuis les années 1990. Dans certains cas, les terres
sont acquises à des fins purement spéculatives, dans le but de les revendre
plus tard avec une confortable plus-value, et sont laissées en friche entre-temps.
Souvent, les terres ainsi « accaparées » sont officiellement
considérées comme inutilisées, alors qu’elles abritent des communautés
traditionnelles qui en dépendent pour leur survie. Le rapport du GRAIN (2) sur l’accaparement mondial des
terres recense près de 500 accaparements de terres à grande échelle, engagés au
cours de la dernière décennie. Ces transactions portent sur plus de 30 millions d’hectares dans 78 pays.
D’un
coté, des gouvernements, préoccupés par l’insécurité alimentaire recourant à
des importations pour nourrir leurs populations, s’emparent de vastes
territoires agricoles à l’étranger pour assurer leur propre production
alimentaire offshore. De l’autre, des sociétés agroalimentaires et des
investisseurs privés voient dans des terres agricoles à l’étranger une source
de revenus importante et nouvelle. Les prix des produits alimentaires sont
élevés et l’accès à l’alimentation est une lutte quotidienne pour la plupart
des gens. La situation est aggravée par l’impact croissant du changement
climatique. D’autant que celui-ci n’est pas provoqué seulement par la
combustion du charbon et du pétrole mais qu’il l’est aussi par le système
alimentaire industriel. En fait, d’après le GRAIN, le changement climatique et
l’accaparement des terres sont inextricablement liés.
Certaines
des transactions foncières ont néanmoins échoué. En 2009, l’indignation
publique à propos du projet de Daewoo sur 1,3 million d’hectares à Madagascar a favorisé le renversement
du gouvernement, ce qui a conduit à la suspension de la transaction. En 2011,
l’assassinat du leader libyen Kadhafi a mis fin au projet de riziculture du
régime sur 100 000 hectares au Mali.
Au Cameroun, après de nombreuses
protestations, le projet Héraklès (plantation de palmiers à huile par l’entreprise
étatsunienne Héraklès Farm) a été
réduit de 73 OOO à 19 843 hectares. Certaines transactions se sont
transformées en des formes moins directes de prise de contrôle sur les terres.
Au Brésil et en Argentine, par exemple, des entreprises chinoises confrontées à
l’inquiétude soulevée par des étrangers ont tenté d’élaborer des accords
permettant d’obtenir la production des exploitations agricoles plutôt que
l’achat des terres elles-mêmes. De plus en plus, de telles transactions sont
qualifiées d’ « investissements responsables », mais elles
constituent toujours, à de nombreux égards, des accaparements de terres.
De
nouvelles transactions apparaissent, de grande ampleur, à long terme et
déterminées à éviter les écueils auxquels se sont heurtées les transactions
précédentes. On trouve dans cette catégorie la plupart des projets d’expansion
de l’huile de palme en Afrique, ainsi que les fonds de pension et les
conglomérats commerciaux. De plus en plus, l’accession aux terres agricoles
s’inscrit dans une stratégie d’entreprise plus vaste visant à bénéficier d’une
part du marché carbone (cf encart) et d’autre part de l’appropriation des
ressources minérales, des ressources en eau, des semences, des sols et des
services environnementaux. Les politiciens et les états-majors des sociétés
s’emploient à faciliter leur réussite grâce à une multitude de
« cadres » et « principes » sur la façon de procéder à ces
transactions tout en minimisant les coûts sociaux et environnementaux.
Et en
France ?
Enseignes
de la grande distribution, leaders de l’agroalimentaire, du secteur
pharmaceutique et du secteur cosmétique convoitent le patrimoine agricole. L’objectif est triple : approvisionnement
direct, plus de flexibilité et moins d’intermédiaires coûteux. Dans la mesure
où un agriculteur sur cinq vit sous le seuil de pauvreté, les industriels
fortunés peuvent en profiter et s’accaparer les terres à moindre coût. Et les
autorités n’ont pas réellement de pare-feu. La Safer, Société d’aménagement
foncier et d’établissement rural, a pour mission la redistribution du foncier
agricole en faveur des agriculteurs (cf encart). Mais elle accepte de vendre 1 700
hectares de terre dans l’Indre et l’Allier à un milliardaire pékinois et à la
société Chanel ! Cette dérive s’explique par la baisse drastique de ses
moyens. A leur création dans les années 1960, les Safer étaient financées à 80%
par des fonds publics. Depuis 2017, cette proportion a chuté à 2%. Aujourd’hui
la majeure partie de leurs recettes provient des transactions qu’elles
réalisent.
Et
nous arrivons à un point de bascule : un agriculteur sur quatre a plus de
60 ans. C’est dire que, dans les trois prochaines années, 160 000
exploitations devront trouver un repreneur. Tout est prêt pour un transfert
massif. Qui seront les prochains paysans ? La terre agricole pourrait voir
s’affronter des prétendants à armes inégales : à côté de Grasse, Chanel
achète l’hectare à un million d’euros. Sur les 26,7 millions d’hectares que
compte la France, les grandes entreprises en possèdent-elles 100 000 ou 1
million ? C’est l’opacité. Il est temps que les décideurs politiques
s’emparent du sujet car les nouveaux
propriétaires fonciers font l’agriculture de demain.
Stéphanie
Roussillon, le 25.04.2022
(1) titre du livre de Lucile Leclair, ed. Le Seuil-Reporterre, 2022
(2) GRAIN est une petite organisation internationale qui
soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le
contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la
biodiversité. grain.org/fr
Sources :
-
article « L’agro-industrie avale le terre »
de Lucile Leclair, le Monde Diplomatique,
février 2022.
-
« Les
industriels se jettent sur les terres agricoles », Rapport de GRAIN sur Reporterre
Le marché carbone
Ce système a vu le jour en 1997 dans le
cadre du « protocole de Kyoto » : les États se sont engagés à réduire les
émissions des gaz à effet de serre (GES), le marché carbone étant considéré
comme un moyen. Sur un marché du carbone,
une entité publique (un Etat, l’UE) fixe aux émetteurs de GES un plafond
d’émission et distribue des quotas. A la fin de l’année, les émetteurs doivent
prouver qu’ils ont respecté leurs obligations. Ceux qui ont émis plus de GES
doivent acheter les quotas qui leur manquent, sauf à se voir infliger une forte
amende. Ceux qui ont émis moins peuvent vendre les quotas.
Les entreprises qui ne veulent ou ne
peuvent pas réduire leurs émissions ont une solution : « compenser » en payant !
Exemple :
l’entreprise norvégienne Green Ressources
possède
des plantations d’arbres en Ouganda, Tanzanie et Mozambique, soit 38 000 hectares
en tout. Pour ces plantations, elle reçoit de l’argent. Autant dire qu’elle est
dans l’air du temps. Faire pousser des forêts dans les pays du Sud pour
compenser l’émission des industries du Nord semble en effet une parfaite bonne
idée, à la fois rentable et morale. Et ça marche !
La terre est
un bien commun qu’il faut conserver
En
France, la moitié des paysans ont disparu en 25 ans. Il reste moins de
450 000 chefs d’exploitation en 2018. Et pourtant, il est de plus en plus
difficile de trouver du foncier pour s’installer. Depuis 1960, la France a
perdu près de 6 millions d’hectares de surface agricole utile, au profit
d’infrastructures, zones commerciales et pavillonnaires, parcs de loisirs. Le
sol agricole est considéré comme un réservoir sans fond.
De
plus, le foncier libéré va d’abord à l’agrandissement, au détriment de
l’installation de jeunes agriculteurs et petits exploitants. Les politiques
agricoles (défendues par la FNSEA – fédération nationale des syndicats et
exploitants agricoles), via la PAC en particulier, encouragent cette approche
en aidant, non pas l’actif agricole, mais l’hectare. « C’est le modèle d’une agriculture
cannibale : se manger entre nous pour être toujours plus grands ! ».
Quel
rôle ont les 26 SAFER (placées sur tout le territoire, sous tutelle des
ministères des Finances et de l’Agriculture) dans la répartition du foncier
agricole ? « Leurs décisions sont
opaques et peuvent être prises au copinage, en usant de combines »
dénoncent les petits agriculteurs, d’autant que la FNSEA, qui défend une
agriculture productiviste a un poids déterminant dans les conseils
d’administration des SAFER. Il y a d’ailleurs un phénomène qui se développe,
celui « d’éviter la préemption des Safer ». Dans des « grands »
projets, du type ferme des Mille vaches », la Safer n’a pas de droits
d’intervention du fait de montages juridiques de transfert de parts sociales
entre diverses sociétés (il existe, d’ailleurs, sur internet des forums,
astuces pour échapper aux Safer).
La
Confédération paysanne, Terre de liens, France Nature Environnement, le
mouvement de l’agriculture biodynamique, notamment, s’élèvent contre
l’accaparement des terres et refusent l’agrandissement excessif des
exploitations. Ils demandent une réforme
de la SAFER qui doit intégrer une nouvelle mission de protection des sols
agricoles. Son statut de société anonyme doit changer pour qu’elle devienne une
personne publique autonome, non soumise
aux spéculateurs fonciers. Comment peut-elle être indépendante alors même
qu’elle se finance en faisant l’opérateur foncier agricole des bétonneurs :
c’est la Safer qui fait les démarchages auprès des propriétaires agricoles pour
les inciter à vendre en cas de projet d’infrastructures ! Les Safer doivent
disposer de moyens suffisants pour que cela cesse. « Il faudrait que les Safer s’ouvrent à l’ensemble de la société afin que
cette instance soit plus démocratique » déclare Terre de liens.
Informations
sur www.confederationpaysanne.fr