Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


mardi 31 mai 2022

 

Libertés en danger

 

Des atteintes ont été portées aux libertés publiques en seulement quelques décennies. Attentats terroristes et crise sanitaire ont justifié l’extension continue des prérogatives administratives. Police sanitaire, technologies sécuritaires, folie bureaucratique… petit tour d’horizon de quelques « effets d’aubaine liberticides.

 

Libertés confinées

 

Avec la crise sanitaire, le France a connu une période inédite, au cours de laquelle la police pouvait contrôler les personnes sans aucun motif. Les mesures mises en place depuis mars 2020 au cours des confinements et couvre-feux successifs se révèlent extraordinaires et, au sens strict, arbitraires. Avec plus de 2,2 millions d’amendes infligées pour non respect des mesures sanitaires, le grand public a pu partager avec les habitants des quartiers populaires la « joie » des contrôles – la violence et la vulgarité en moins. La contravention punit le fait de sortir de chez soi en dehors des motifs prévus par la loi et le décret. Le droit pénal devient ainsi le vecteur d’une normalisation d’un modèle familial, résultat de confinement qui, comme l’écrit le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, « a produit un éclatement et une délégitimation de toutes les formes de vie non institutionnelles et familiales ». C’est donc la police sur le terrain qui décide, en verbalisant ou non, que tel déplacement est réglementaire ou pas. En d’autres termes, la police fabrique la loi. Et, d’une certaine manière, elle rend aussi la justice.

Et les abus ne sont pas qu’une dérive d’agents zélés, ils découlent des textes édictés par le gouvernement qui a fait le choix politique de donner une liberté quasi-totale aux forces de l’ordre.

 

Le confinement a également fourni aux autorités un terrain d’expérimentation de technologies de surveillance inédites : des drones pour surveiller le confinement et diffuser des consignes par haut-parleur. Un dispositif tout à fait inutile : le robot volant ne pouvait vérifier l’existence d’une attestation. Il s’agissait donc essentiellement de faire ressentir aux citoyens la présence ubiquitaire de l’œil étatique.

 

Technologies sécuritaires

 

Les pouvoirs publics ont marginalisé le traitement social de la pandémie et encouragé un juteux marché de la surveillance numérique. Cette vision acclimate des pratiques intrusives dans la vie privée. En Chine, la température des livreurs apparaît en même temps que leur géolocalisation, un code couleur évalue leur risque de contagiosité qui conditionne l’accès aux lieux de vie. Les résidents polonais en quarantaine doivent envoyer un selfie régulièrement à la police. Les dirigeants se livrent à une surenchère technologique et sécuritaire. La sophistication totalitaire de tels procédés aurait fait pâlir d’envie les régimes les plus paranoïaques du 20ème siècle. Pourtant, l’efficacité de ces mesures n’est nullement certaine. En outre, comme l’a fait observer Susan Erikson, professeur en science de la santé, « le risque existe que l’approche technologique conduise à se détourner de stratégies plus fondamentales et plus essentielles dans la gestion des crises sanitaires ».

 

La course frénétique aux données représente en revanche une aubaine pour les grandes multinationales du numérique. Les fers de lance du capitalisme de surveillance – Google, Facebook, etc. - trouvent dans la crise l’occasion de légitimer leurs modèles économiques toxiques tout en se repositionnant comme les partenaires naturels des Etats dans la gestion de la santé publique.

 

Pointeuses dématérialisées

 

L’essor du télétravail durant la crise sanitaire a mis en lumière la volonté des patrons du secteur tertiaire de mieux surveiller leurs employés. Des logiciels, implantés dans les messageries ou les ordinateurs, permettent ainsi de contrôler le temps de travail « utile » derrière un écran, au sein de l’entreprise ou à domicile. Une étude récente, réalisée par le cabinet Vanson Bourne, estime que 63% des entreprises hexagonales recourent désormais à toute une gamme de technologies pour suivre leurs employés à la trace, certaines plus intrusives (vidéosurveillance, 24%) que d’autres (outils « collaboratifs », 45%). Les nouveaux acteurs de ce labeur supervisé proposent des captures d’écran à intervalles réguliers, d’autres analysent les sites que vous visitez. Leur point commun ? Le « time tracking », c’est-à-dire la volonté de chronométrer la moindre tâche afin de la rentabiliser. De quoi mettre en pièces le droit à la déconnexion, pourtant garanti par la loi depuis 2017.

 

« Le télétravail donne l’illusion de la liberté (…) explique la sociologue Eva Illouz. C’est un mode de fonctionnement qui s’oppose à l’activité politique et sociale, à l’activité syndicale par exemple. Si vous voulez isoler, fragmenter, séparer, c’est la façon idéale de le faire parce qu’on n’a pas le sentiment d’être dominé ». Synchronisés en permanence, mais déconnectés de la vie collective.

 

Etats d’urgence

 

Dans les pays « démocratiques avancés », des exécutifs faiblement légitimes gouvernent depuis des années sans - et souvent contre - l’assentiment populaire. En France, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et ailleurs, le pouvoir exécutif s’est autonomisé de la société, lui imposant, dans une marche en avant néolibérale et néoconservatrice aveugle, des « réformes » sociales régressives ainsi que des mesures disciplinaires et sécuritaires de plus en plus répressives. On assiste, dans le même temps, à une concentration du pouvoir exécutif et à une marginalisation des contre-pouvoirs. Ce double mouvement d’autonomisation et de concentration du pouvoir a été puissamment amplifié par la « guerre contre le terrorisme ».

 

Aux Etats-Unis, l’ampleur du recul démocratique est confondante. Sous couvert d’un état d’exception non déclaré mais effectif, l’administration de George W. Bush a procédé à la démolition systématique de l’ordre constitutionnel. Le mode de gouvernement par décrets secrets et décisions présidentielles arbitraires est devenu une pratique normale de l’Etat, comme l’ont attesté les nombreuses révélations concernant la torture, l’existence de prisons secrètes et les opérations illégales d’espionnage. L’exécutif américain s’est arrogé de considérables pouvoirs extra juridiques : il a piétiné les traités internationaux et lancé des guerres préventives.

L’Etat d’urgence permet à l’Etat de transcender la société et d’établir son autonomie dictatoriale. Ayant ainsi acquis le monopole de l’action et de la décision politique, l’Etat devient véritablement souverain et jouit de pouvoirs illimités.  

 

Une justice juste ?

 

« Gardienne de la liberté individuelle », selon la Constitution, l’autorité judiciaire prête pourtant main forte à la politique répressive de l’Etat. Contrairement aux clichés sur son prétendu « laxisme », la justice pénale fonctionne à plein régime. Son taux de réponse, c’est-à-dire le nombre d’affaires auxquelles elle a donné suite, rapporté au nombre de celles dont elle a été saisie, s’élève à 91% contre 35% il y a trente ans. Les 9% restants consistent en des classements sans suite de dossiers « non élucidés » ou ne relevant pas de sa compétence. La justice a donc presque « réponse à tout ». Cette augmentation constante des condamnations s’explique par la conjonction d’une idéologie sécuritaire et d’un accroissement de la fonction répressive d’un Etat néolibéral qui délaisse son rôle d’opérateur économique et social et sa mission redistributive.

 

En France, le nombre de détenus a crû de plus d’un tiers en vingt ans, alors que la population carcérale diminue depuis plusieurs années dans la plupart des pays de l’Union européenne, comme l’Allemagne, l’Italie et les pays du nord de l’Europe. Les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège et la Suède ont même fermé plusieurs établissements pénitentiaires depuis cinq ans, faute de détenus. Si la France affiche la densité carcérale la plus élevée parmi les membres du Conseil de l’Europe, c’est le résultat de la poursuite systématique de petites infractions par les Parquets, de la suppression des lois d’amnistie, ainsi que du durcissement continu des peines.

 

Le traitement judiciaire du mouvement des « gilets jaunes », entre novembre 2018 et fin 2019, constitue un exemple de « justice de classe ». Selon le bilan de la chancellerie, 3 100 « gilets jaunes » ont été condamnés, dont un millier d’entre eux à des peines de quelques mois à trois ans de prison ferme – un chiffre inédit pour un mouvement social. A Paris, la moitié des gardes à vu se sont terminées par une remise en liberté et un classement sans suite, ce qui confirme l’usage préventif de la garde à vue et sa fonction d’intimidation des mouvements de protestation. Pour autant, seules 313 procédures ont été ouvertes à l’inspection générale de la police nationale (IGPN) - la police des polices - et très peu ont abouti à une sanction contre des membres des forces de l’ordre ou à des condamnations judiciaires.

 

La procédure de comparution immédiate de culpabilité (CRPC) ou « plaider coupable », est massivement utilisée. La France est en passe d’instaurer une justice sans juge, comme aux Etats-Unis, où 90% des décisions pénales sont rendues de cette manière, c’est-à-dire par « négociation ». Dans la nouvelle conception des pouvoirs publics, la justice n’est plus qu’une « chaîne pénale » qui doit homologuer les initiatives policières.

 

Crise après crise, à l’ombre de la raison d’Etat et partenariats public-privé, la société sécuritaire prospère et installe de nouvelles entraves aux tentatives de transformation sociale. Alors que nombre d’études placent le pouvoir d’achat au premier rang des préoccupations des citoyens, la plupart des candidats à la présidentielle ont fait de la sécurité leur cheval de bataille. Plus d’une quarantaine de lois ont été votées, créant de nouveaux délits et durcissant les sanctions pénales. Pourtant les prisons débordent. Devant cet échec, les décideurs politiques oublient souvent que l’action publique produit des effets sur les individus et les sociétés. Et qu’elle peut reproduire ou aggraver les maux qu’elle prétend combattre. Ne serait-il pas temps d’amorcer une décroissance sécuritaire ?

 

Stéphanie Roussillon