Libertés en danger
Des atteintes ont été portées aux libertés publiques
en seulement quelques décennies. Attentats terroristes et crise sanitaire ont
justifié l’extension continue des prérogatives administratives. Police
sanitaire, technologies sécuritaires, folie bureaucratique… petit tour
d’horizon de quelques « effets d’aubaine liberticides.
Libertés confinées
Avec la crise sanitaire, le France a connu une période
inédite, au cours de laquelle la police pouvait contrôler les personnes sans
aucun motif. Les mesures mises en place depuis mars 2020 au cours des
confinements et couvre-feux successifs se révèlent extraordinaires et, au sens
strict, arbitraires. Avec plus de 2,2
millions d’amendes infligées pour non respect des mesures sanitaires, le
grand public a pu partager avec les habitants des quartiers populaires la « joie »
des contrôles – la violence et la vulgarité en moins. La contravention punit le
fait de sortir de chez soi en dehors des motifs prévus par la loi et le décret.
Le droit pénal devient ainsi le vecteur d’une normalisation d’un modèle
familial, résultat de confinement qui, comme l’écrit le philosophe Geoffroy de
Lagasnerie, « a produit un
éclatement et une délégitimation de toutes les formes de vie non
institutionnelles et familiales ». C’est donc la police sur le terrain
qui décide, en verbalisant ou non, que tel déplacement est réglementaire ou
pas. En d’autres termes, la police fabrique la loi. Et, d’une certaine manière,
elle rend aussi la justice.
Et les abus ne sont pas qu’une dérive d’agents zélés,
ils découlent des textes édictés par le gouvernement qui a fait le choix
politique de donner une liberté quasi-totale aux forces de l’ordre.
Le confinement a également fourni aux autorités un
terrain d’expérimentation de technologies de surveillance inédites : des
drones pour surveiller le confinement et diffuser des consignes par
haut-parleur. Un dispositif tout à fait inutile : le robot volant ne
pouvait vérifier l’existence d’une attestation. Il s’agissait donc
essentiellement de faire ressentir aux citoyens la présence ubiquitaire de
l’œil étatique.
Technologies sécuritaires
Les pouvoirs publics ont marginalisé le traitement
social de la pandémie et encouragé un juteux marché de la surveillance
numérique. Cette vision acclimate des pratiques intrusives dans la vie privée.
En Chine, la température des livreurs apparaît en même temps que leur géolocalisation,
un code couleur évalue leur risque de contagiosité qui conditionne l’accès aux
lieux de vie. Les résidents polonais en quarantaine doivent envoyer un selfie
régulièrement à la police. Les dirigeants se livrent à une surenchère
technologique et sécuritaire. La sophistication totalitaire de tels procédés
aurait fait pâlir d’envie les régimes les plus paranoïaques du 20ème
siècle. Pourtant, l’efficacité de ces mesures n’est nullement certaine. En
outre, comme l’a fait observer Susan Erikson, professeur en science de la
santé, « le risque existe que
l’approche technologique conduise à se détourner de stratégies plus
fondamentales et plus essentielles dans la gestion des crises sanitaires ».
La course frénétique aux données représente en
revanche une aubaine pour les grandes multinationales du numérique. Les fers de
lance du capitalisme de surveillance – Google, Facebook, etc. - trouvent dans
la crise l’occasion de légitimer leurs modèles économiques toxiques tout en se
repositionnant comme les partenaires naturels des Etats dans la gestion de la
santé publique.
Pointeuses dématérialisées
L’essor du télétravail durant la crise sanitaire a mis
en lumière la volonté des patrons du secteur tertiaire de mieux surveiller
leurs employés. Des logiciels, implantés dans les messageries ou les ordinateurs,
permettent ainsi de contrôler le temps de travail « utile » derrière
un écran, au sein de l’entreprise ou à domicile. Une étude récente, réalisée
par le cabinet Vanson Bourne, estime que 63% des entreprises hexagonales
recourent désormais à toute une gamme de technologies pour suivre leurs
employés à la trace, certaines plus intrusives (vidéosurveillance, 24%) que
d’autres (outils « collaboratifs », 45%). Les nouveaux acteurs de ce labeur supervisé proposent des captures
d’écran à intervalles réguliers, d’autres analysent les sites que vous visitez.
Leur point commun ? Le « time
tracking », c’est-à-dire la volonté de chronométrer la moindre tâche afin de la rentabiliser. De quoi
mettre en pièces le droit à la déconnexion, pourtant garanti par la loi depuis
2017.
« Le
télétravail donne l’illusion de la liberté (…) explique la sociologue Eva
Illouz. C’est un mode de fonctionnement
qui s’oppose à l’activité politique et sociale, à l’activité syndicale par
exemple. Si vous voulez isoler, fragmenter, séparer, c’est la façon idéale de
le faire parce qu’on n’a pas le sentiment d’être dominé ». Synchronisés
en permanence, mais déconnectés de la vie collective.
Etats d’urgence
Dans les pays « démocratiques avancés »,
des exécutifs faiblement légitimes gouvernent depuis des années sans - et
souvent contre - l’assentiment populaire. En France, au Royaume-Uni, aux
Etats-Unis et ailleurs, le pouvoir exécutif s’est autonomisé de la société, lui
imposant, dans une marche en avant néolibérale et néoconservatrice aveugle, des
« réformes » sociales régressives ainsi que des mesures
disciplinaires et sécuritaires de plus en plus répressives. On assiste, dans le
même temps, à une concentration du pouvoir exécutif et à une marginalisation
des contre-pouvoirs. Ce double mouvement d’autonomisation et de concentration
du pouvoir a été puissamment amplifié par la « guerre contre le
terrorisme ».
Aux Etats-Unis, l’ampleur du recul démocratique est
confondante. Sous couvert d’un état d’exception non déclaré mais effectif,
l’administration de George W. Bush a procédé à la démolition systématique de
l’ordre constitutionnel. Le mode de gouvernement par décrets secrets et
décisions présidentielles arbitraires est devenu une pratique normale de
l’Etat, comme l’ont attesté les nombreuses révélations concernant la torture,
l’existence de prisons secrètes et les opérations illégales d’espionnage.
L’exécutif américain s’est arrogé de considérables pouvoirs extra juridiques :
il a piétiné les traités internationaux et lancé des guerres préventives.
L’Etat d’urgence permet à l’Etat de transcender la
société et d’établir son autonomie dictatoriale. Ayant ainsi acquis le monopole
de l’action et de la décision politique, l’Etat devient véritablement souverain
et jouit de pouvoirs illimités.
Une justice juste ?
« Gardienne de la liberté individuelle »,
selon la Constitution, l’autorité judiciaire prête pourtant main forte à la
politique répressive de l’Etat. Contrairement aux clichés sur son prétendu
« laxisme », la justice pénale fonctionne à plein régime. Son taux de
réponse, c’est-à-dire le nombre d’affaires auxquelles elle a donné suite,
rapporté au nombre de celles dont elle a été saisie, s’élève à 91% contre 35%
il y a trente ans. Les 9% restants consistent en des classements sans suite de
dossiers « non élucidés » ou ne relevant pas de sa compétence. La
justice a donc presque « réponse à tout ». Cette augmentation
constante des condamnations s’explique par la conjonction d’une idéologie
sécuritaire et d’un accroissement de la fonction répressive d’un Etat
néolibéral qui délaisse son rôle d’opérateur économique et social et sa mission
redistributive.
En France, le nombre
de détenus a crû de plus d’un tiers
en vingt ans, alors que la population carcérale diminue depuis plusieurs
années dans la plupart des pays de l’Union européenne, comme l’Allemagne,
l’Italie et les pays du nord de l’Europe. Les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège
et la Suède ont même fermé plusieurs établissements pénitentiaires depuis cinq
ans, faute de détenus. Si la France affiche la densité carcérale la plus élevée
parmi les membres du Conseil de l’Europe, c’est le résultat de la poursuite
systématique de petites infractions par les Parquets, de la suppression des
lois d’amnistie, ainsi que du durcissement continu des peines.
Le traitement judiciaire du mouvement des « gilets jaunes », entre novembre
2018 et fin 2019, constitue un exemple de « justice de classe ».
Selon le bilan de la chancellerie, 3 100
« gilets jaunes » ont été condamnés,
dont un millier d’entre eux à des peines de quelques mois à trois ans
de prison ferme – un chiffre inédit pour un mouvement social. A Paris, la
moitié des gardes à vu se sont terminées par une remise en liberté et un
classement sans suite, ce qui confirme l’usage préventif de la garde à vue et sa fonction d’intimidation des mouvements de
protestation. Pour autant, seules 313 procédures ont été ouvertes à
l’inspection générale de la police nationale (IGPN) - la police des polices -
et très peu ont abouti à une sanction contre des membres des forces de l’ordre
ou à des condamnations judiciaires.
La procédure de comparution
immédiate de culpabilité (CRPC) ou « plaider coupable », est massivement
utilisée. La France est en passe d’instaurer une justice sans juge, comme
aux Etats-Unis, où 90% des décisions pénales sont rendues de cette manière,
c’est-à-dire par « négociation ». Dans la nouvelle conception des
pouvoirs publics, la justice n’est plus qu’une « chaîne pénale » qui
doit homologuer les initiatives policières.
Crise après crise, à l’ombre de la raison d’Etat et
partenariats public-privé, la société sécuritaire prospère et installe de
nouvelles entraves aux tentatives de transformation sociale. Alors que nombre
d’études placent le pouvoir d’achat au premier rang des préoccupations des
citoyens, la plupart des candidats à la présidentielle ont fait de la sécurité
leur cheval de bataille. Plus d’une quarantaine de lois ont été votées, créant
de nouveaux délits et durcissant les sanctions pénales. Pourtant les prisons
débordent. Devant cet échec, les décideurs politiques oublient souvent que
l’action publique produit des effets sur les individus et les sociétés. Et
qu’elle peut reproduire ou aggraver les maux qu’elle prétend combattre. Ne
serait-il pas temps d’amorcer une décroissance sécuritaire ?
Stéphanie Roussillon