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lundi 2 mai 2022

 

Entretien avec Alain Badiou

Pour enrichir notre réflexion

 

Nous vous proposons des extraits de l’entretien avec Alain Badiou (l’Humanité du 2.02.2022, avant la guerre en Ukraine et les élections présidentielles) sur « La désorientation du monde » (1) et la possibilité, selon lui, de s’engager dans la période nouvelle en retrouvant « les méthodes du communisme offensif ». Cette analyse pour le débat, laisse un certain nombre de questions dans l’ombre, en particulier la nature de la période dite stalinienne et celles qui ont suivi, Khrouchtchev, Brejnev, tout le contraire d’une société communiste émancipée au sens de Marx.

 Comment se caractérise la « désorientation du monde ? »

 Sur le plan politique, la figure de la désorientation se donne dans une désorientation flagrante du régime politique dominant nommé la « démocratie » et que j’appelle le « capitalo-parlementarisme ». Elle vient du fait qu’apparaît dans les grands pays capitalistes un dysfonctionnement de ce modèle étatico-politique, lequel se manifeste en France par la quasi-disparition de la gauche. Je parle de sa très grande faiblesse électorale. Du coup, la représentation démocratique entre majorité et opposition se retrouve déréglée. Et ce, d’autant qu’une partie de ce qui se présente comme l’opposition est constituée par l’extrême droite qui rassemble même plus que la gauche. C’est bien le symptôme d’une désorientation politique systémique. On le voit avec l’émergence de personnalités singulières comme Trump et Marine Le Pen ou Eric Zemmour (…). Sur le plan mondial, il faudrait pouvoir décrire les structures dominantes et identifier les chemins qui permettraient d’ouvrir une alternative. Or, cela  n’est pas accompli. Les forces possibles d’émancipation restent dans un état d’éparpillement et de non-ajustement de leur propos à la conjoncture effective. Beaucoup de gens ne sont pas satisfaits de ce qui se fait, de ce qui se proclame mais d’un autre côté, ils n’ont pas de repères constitués pour s’orienter de façon créative et positive. L’ensemble de ces phénomènes constitue une désorientation politique. D’où l’apparition pathologique de groupes nationalistes et identitaires.

 

(…) Je reste convaincu que l’orientation communiste désigne la seule orientation qui ait jamais été proposée à l’humanité tout entière dans l’époque où le capitalisme s’est emparé de la gestion des sociétés. Nous sommes au point où cette emprise est devenue une mondialisation et où nous voyons venir de sévères risques de troubles économiques mais aussi de guerres à l’échelle mondiale. La situation actuelle est comparable à celle du tout début du XXème siècle. Dans des contextes différents, les ressemblances avec la veille de la guerre de 1914 sont frappantes ! Nous avons des polarités capitalistes massives, notamment la Chine et les Etats-Unis. Quant à l’Europe, elle est toujours en train de se faire pour se défaire et n’a pas trouvé les moyens de constituer une puissance véritable. L’expérience a montré que si on veut s’opposer à cela, il faut accepter de dire : les dirigeants des pays ne doivent pas être des fondés de pouvoir du capital (…). Une opposition véritable doit être radicale, principielle et porter sur le fait que ce qui est en question est une autre vision du monde, de l’économie, de la politique. Nous devons retrouver les racines et les méthodes du communisme offensif. Sinon, nous allons vers quelque chose qui sera pire que ce qu’on imagine. Ce sera à la fois des montées d’extrême droite mais aussi la montée corrélative des risques de guerre.

(…) L’essence du mouvement communiste dans sa réalité marxiste repose sur des propositions effectives qui sont en apparence des négations mais qui en réalité supposent des rapports de forces et des propositions positives. (…) Où en est le communisme ? Ouvrir un large débat mondial me paraît essentiel. La discussion doit être menée à un niveau stratégique (…) Je propose un schéma où l’on peut distinguer trois périodes. La fondation, avec ses premières expérimentations populaires, qui couvre la seconde moitié du 19ème siècle. Elle s’est soldée par la création de partis sociaux-démocrates appuyant le pire de la rivalité capitaliste : le colonialisme et la guerre ! Contre cette dégénérescence, Marx et Engels sont entrés en conflit avec la social-démocratie allemande. Ensuite, avec la guerre, s’est ouverte la critique radicale de cette corruption de la social-démocratie avec le parti bolchevik de Lénine et sa création d’un ordre révolutionnaire dirigé par un parti centralisé assumant le communisme théorique. Cette deuxième étape, celle des partis communistes du 20ème siècle, comporte des éléments intéressants mais elle échoue parce qu’elle substitue au dépérissement de l’Etat la permanence de ce paradoxe qu’est un communisme d’Etat. Nous sommes donc au tout début d’une troisième période…

 Et concernant l’enjeu environnemental ?

 Tel qu’il est présenté par les écologistes, le motif est apolitique et contient une dimension religieuse camouflée. Je ne dis pas que les écologistes sont des religieux mais je constate que la prédication eschatologique consiste à unifier les gens dans une peur fondamentale, ce qui interdit d’ouvrir un nouvel espace politique, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que c’est oublier que la politique est faite de contradictions sociales majeures. On ne fera pas de la politique en rassemblant tout le monde au nom de notre chère planète. La deuxième raison, c’est qu’on s’empare d’un des effets du capitalisme et non pas de sa nature propre. On lui reproche d’avoir saccagé la planète mais ce n’est pas son problème. Le capitalisme peut, s’il le décide, créer un ministère de la protection de la planète, mais sa vraie nature, la figure d’exploitation qui est la sienne, provoque des dégâts considérables. Aborder les choses par leurs conséquences c’est ne pas toucher au dispositif central. Dès qu’il s’agit d’alimenter les caisses du grand capital, ce n’est pas vrai que tout le monde est intéressé au sort de la planète.

 Par quoi passerait alors une « politique communiste renouvelée » ?

 (…) On pourrait, pour étudier la singularité française, engager l’explication en partant d’une lutte inconditionnelle contre les privatisations, mais pas de manière défensive. Cela constituerait l’arête du programme. Il faut revenir sérieusement à la phrase de Marx et réactiver « l’abolition de la propriété privée » dans les conditions actuelles. Pourquoi tous les gouvernements sont-ils si acharnés à privatiser ? Cela révèle la nature de classe du régime existant. Il faudrait appeler à des manifestations sur ce thème de façon implacable : pas de privatisation, retour sur les privatisations qui ont eu lieu et reconstruction d’un vaste secteur public. Cette exigence peut être comprise, d’autant que l’on est en plein dans le contraire avec Macron, figure même du fondé de pouvoir du capital. 

 La pandémie est survenue en plein milieu d’une sournoise attaque contre la santé publique. Après avoir touché à l’énergie et à EDF, aux transports ferroviaires et à la SNCF, aux transports urbains et à la santé, les privatisations vont sans doute s’en prendre à l’enseignement supérieur et  à l’éducation. Devant cette offensive générale du capitalisme contre le programme des nationalisations de la Résistance - unifiée dans son alliance entre gaullistes et communistes - il est possible de s’atteler à une riposte générale sur des thèmes précis. Il est temps de mener une guerre de résistance, intéressante car elle touche tous les personnels concernés, du médecin au conducteur de métro, de l’éboueur à l’enseignant. Car il n’y a que deux voies : la voie dominante capitaliste, qui a remporté de grands succès dans la période récente, et la voie communiste, très affaiblie. Et je ne vois vraiment pas comment on peut faire de la politique contre la première voie sans ressusciter la seconde. »

 

(1)   Remarques sur la désorientation du monde, « Tracts, Gallimard, 3.90€