Déplacés,
exilés, migrants. Quel accueil ?
Quand
on veut, on peut. La preuve par l’exemple : l’accueil des Ukrainiens. C’est
donc possible et comment ? Où sont-ils ceux qui ont quitté
l’Ukraine ? Comment sont-ils accueillis ? Le formidable élan de
solidarité va-t-il suffire, dans la durée ? Déjà pointent les
discriminations entre les Ukrainiens et les non-Ukrainiens, entre les peuples
d’Occident à la limite du territoire européen et les peuples d’Asie, d’Afrique
ou d’Orient.
Protéger ces
nouveaux réfugiés ukrainiens
Mi-avril,
l’Ukraine compte 11 millions de déplacés (le ¼ de sa population), dont plus de
5 millions ont quitté l’Ukraine pour aller majoritairement en Pologne (2 2930 000)
(1), en Roumanie (596 000) ou en Moldavie (383 000), ce petit pays de
2.6 millions d’habitants a déjà délivré 160 000 statuts de réfugiés, il
est aussi un point de passage vers l’Autriche, la République tchèque, l’Espagne.
Les déplacés arrivent en Slovaquie (275 000), en Bulgarie, en Slovénie, en
Suisse. Quelques 354 000 ont franchi la frontière de la Hongrie mais ne
restent pas dans le pays d’Orban célèbre
pour sa politique anti-migrants. La Russie accueille mais est surtout une étape
vers l’Estonie, Lettonie et Lituanie. La République tchèque, quant à elle, a
déjà délivré quelques 200 000 titres de séjour sur 429 000 réfugiés. L’Allemagne
compte 239 000 Ukrainiens, l’Italie (72 000), la Turquie
(58 000)… et la France (36 000).
Face
à ces migrations importantes en un temps record, le Conseil européen a décidé
de mettre en œuvre la directive européenne « protection temporaire »
instituée en 2001 et jamais utilisée. C’est suite à la
guerre en Ex-Yougoslavie que l’Europe se dota d’un « instrument législatif »
capable de répondre aux situations « d’afflux
massif » de personnes en besoin de protection « en raison d’une guerre, de violences ou de
violations des droits de l’homme », ne pouvant rester dans leur pays
d’origine et ne pouvant y retourner. Cette voie de protection est rapide, contrairement
au droit d’asile, procédure longue délivrant au compte-gouttes le statut de
réfugié. L’activation de la protection temporaire passe par la Commission
européenne, saisie par un Etat membre puis est soumise à décision du Conseil de
l’UE pour adoption à la majorité qualifiée ; le parlement européen, lui, est
informé. Le Conseil constatant « l’afflux massif » des personnes
déplacées, précise celles qui peuvent bénéficier de la protection, sa durée et prévoit
un système de répartition des bénéficiaires entre les différents Etats sans que
cela soit obligatoire. Le 3 mars dernier,
les ministres européens ont adopté à
l’unanimité le déclenchement de la protection temporaire, sans qu’aucun
plan de répartition des réfugiés ne soit sur la table à ce jour. Chaque Etat a
transposé cette directive : en France, l’instruction ministérielle publiée le 10 mars précise, aux préfectures,
les modalités de mise en œuvre.
L’on se réjouit donc que les ressortissants ukrainiens ainsi que les
ressortissants de pays tiers bénéficiaires d’une protection internationale ou
d’une protection nationale équivalente en Ukraine avant le 24 février, les
membres de leurs familles résidant en Ukraine avant le 24 février, les
ressortissants de pays tiers en possession d’un titre de séjour permanent en
Ukraine avant le 24 février, puissent en bénéficier. Cette protection
spécifique est prévue pour une durée de un an pouvant être renouvelée jusqu’à 3
ans maximum. L’on ne peut que se réjouir des droits ouverts à ces personnes en
détresse : droit au travail, à
un hébergement, droit à l’aide au
logement (APL), droit à une aide sociale et financière (Allocation pour
Demandeur d’Asile ADA), droit à la
protection maladie immédiate, droit à l’éducation et à l’accueil gratuit des enfants en crèches, droit à l’unité de la famille (regroupement familial). L’on ne peut que se réjouir de l’accueil
immédiat (en principe) dans les centres d’accueil répartis sur le territoire
pour une prise en charge immédiate (en hébergement d’urgence avant de trouver
un logement plus durable), de leur droit à l’apprentissage
de la langue française en les insérant dans les dispositifs existants.
Et les autres réfugiés
?
L’on est amer face à tous ceux qui n’ont pas eu droit à cette
protection immédiate, alors même qu’ils étaient et sont toujours menacés dans leurs pays, pour ne prendre que
deux exemples : les Syriens et les Afghans après le retour des talibans. Les
ONG, et notamment France Terre d’Asile ont pourtant interpelé le gouvernement
français pour demander sa mise en œuvre. Serait-ce que l’Europe ne protège que
« ses » ressortissants ou ceux qui sont considérés comme des
Européens en puissance ? Cette politique du deux poids-deux mesures,
discriminatoire, est encore plus
inacceptable lorsque l’on compare les droits des déplacés ukrainiens et
ceux des demandeurs d’asile (relevant de la convention de Genève) qui, eux, au
long de leur procédure de demande d’asile (puis lorsqu’ils sont déboutés) n’ont
pas droit au travail, pas droit à la
protection universelle maladie immédiate (puisqu’il y a un délai de carence
de 3 mois), pas droit à l’apprentissage
du français. Ils ne sont pas tous
hébergés en CADA (centre d’accueil des demandeurs d’asile) et vivent, pour
certains, dans des squats innommables ou des campements de type
« jungle », rasés systématiquement par les forces de police.
Le
centre d’accueil Porte de Versailles, annonce délivrer aux Ukrainiens près de
300 autorisations provisoires de séjour par jour. Que penser des dizaines de
réfugiés Afghans qui survivent dans un campement à Pantin et de tous ceux
qui, dans l’attente d’un rendez-vous pour déposer leur demande d’asile, sans
droits, dorment à même le trottoir ? Les cheminots sont appelés par leur
direction SNCF à « vérifier les
provenances des réfugiés dans le train… et d’agir avec bienveillance s’ils sont
Ukrainiens » ! Insupportable, dénonce la CGT. C’est du racisme, déclare un militant
de l’association Utopia 56
Cette
différence de traitement des populations en souffrance, en danger, révèle une politique
européenne inégalitaire, un traitement discriminatoire des peuples selon qu’ils
sont issus ou non d’un pays « européen » (et blanc de peau). Cette
profonde injustice, aux intonations racistes, a été durement ressentie par les
ressortissants étrangers en Ukraine, étudiants notamment, au nombre de
76 548 en 2020, originaires d’Inde et de pays africains, dont le Maroc. Ils
ont subi des traitements dégradants aux frontières sur la base de leur origine
ou de leur couleur de peau, notamment en Pologne et en Hongrie.
En
effet, la décision européenne du 4
mars exclut les ressortissants de pays
tiers (étudiants, travailleurs temporaires, réfugiés politiques russes,
biélorusses…) et laisse aux Etats le choix de leur attribuer la protection. La
Hongrie a, d’emblée, exclu de cette protection tous les ressortissants de pays
tiers ainsi que la Pologne qui exige des 99 000 ressortissants étrangers
souhaitant rester en Pologne de déposer une demande d’asile. Des accords avec
l’Inde, le Maroc ou la Tunisie sont en cours pour renvoyer ces résidents dans
leurs pays. Les renvois sommaires aux frontières terrestres et maritimes de
l’Europe ont été dénoncés par les ONG de défense des droits humains. Pour
l’heure, seuls l’Espagne et le Portugal octroient la protection temporaire à
ces déplacés d’Ukraine.
Il
ne s’agit surtout pas d’opposer les « bénéficiaires » de la
protection immédiate à ceux qui ne le sont pas. Il s’agit de revendiquer son
application à tous ceux qui cherchent refuge. Les gouvernements européens viennent
de faire la preuve qu’une autre politique migratoire européenne (et française),
basée sur un accueil digne, est possible. C’est la confirmation que les moyens
existent et que les droits fondamentaux de toute personne migrante sont une
question de volonté politique.
« De
l’humanité et de la fermeté »
C’est
l’axe de la politique migratoire de Macron, introduisant de facto un deux
poids-deux mesures.
Nous
ne sommes pas dupes de la « stratégie des puissances occidentales »,
la situation géostratégique de l’Ukraine, Etat tampon entre l’Europe et la
Russie, n’est pas pour rien dans cette décision, louable, de protection et n’a
sans doute pas comme seule motivation la protection des populations ! Nous
mesurerons la sincérité de l’Etat
français dans la mise en œuvre pratique de cette protection, et ce dans la durée. En effet, l’horreur des
massacres, des bombardements, a ému les populations qui, dans un premier temps,
ont fait preuve d’une solidarité exceptionnelle, jusqu’à aller chercher des Ukrainiens pour les
ramener chez eux. Mais cela ne peut être que provisoire, car accueillir des
familles chez soi, assurer un accompagnement pour qu’elles s’en sortent par
elles-mêmes, est la mission de l’Etat.
De
la même manière, nous sommes dubitatifs
à l’encontre des promesses pré-électorales, comme celle de Castex proposant 100 000
logements. Où ? Avec quels moyens financiers ? Avec quels
personnels qualifiés ? Avec quels organismes logeurs ? Il manque déjà tant de volonté pour offrir des
logements décents à tous les demandeurs d’asile ou exilés. C’est l’une des que
mènent les associations par des occupations place de la République ou devant
la Mairie de Paris, des réquisitions de bâtiments vacants, des demandes
répétées de prise en charge systématique des personnes à la rue après les
évacuations de campements… Mais le numéro d’urgence 115 est saturé, les
structures d’hébergement sont pleines. Avec la fin de la trêve hivernale, des
remises à la rue se préparent avec possibilité de reformation de campements de
milliers de personnes en périphérie de Paris. A l’annonce de Castex, un
militant de Solidarité Migrants Wilson dit : « Nous avons distribué plus de 800 repas hier soir dans les rues de
Paris. Les conditions de vie des exilés sont très dures. On s’aperçoit que les pouvoirs
publics sont capables de se mobiliser pour accueillir un grand nombre de
réfugiés ukrainiens alors que depuis des années, ils nous disent que ce n’est pas
possible pour les autres ! ».
Sitôt
l’émotion immédiate retombée, les Ukrainiens comme les autres exilés seront-ils
oubliés, rencontrant d’énormes écueils
dans la mise en œuvre de tous leurs droits, laissés aux bons soins des
bénévoles et des associations militantes ? Ces promesses d’héberger les
Ukrainiens vont-elles entrer en concurrence avec les hébergements réservés aux
demandeurs d’asile ? C’est dans le temps long que l’on mesurera, après la
période électorale émaillée de promesses au rythme de la valse à mille temps,
la volonté politique réelle de ceux qui seront au pouvoir.
Vers une
« humanisation » de la politique migratoire ?
La
guerre en Ukraine fait apparaître qu’une politique migratoire plus humaine est
possible et les défenseurs des droits humains vont s’engouffrer dans la brèche,
même s’ils savent pertinemment que sans volonté politique réelle, les effets
d’annonce, hypocrites, aboutiront à plus de fermeté que d’humanité.
Le
fait, pour un Etat, d’accueillir des réfugiés ukrainiens, n’entraîne pas
automatiquement une politique plus accueillante pour tous les autres. Par ailleurs,
l’accueil des réfugiés ukrainiens, au-delà de la compassion immédiate, risque
de se déliter, faute de moyens réels. Ont déjà pointé les politiques de rejet
de certaines populations, démontrant qu’à peine la directive européenne de
protection décidée, chaque pays fait ce qu’il veut : la Hongrie et la
Pologne, ont refusé les étrangers présents en Ukraine.
Il
semble que rien ne doive changer dans une UE où il a été impossible jusqu’ici
que les pays s’accordent sur une politique migratoire, sauf celle du contrôle
de la police des frontières et des eaux territoriales, donnant des moyens
extraordinaires au gendarme de l’UE, l’agence Frontex.
Au
moment où la Grèce accueille des Ukrainiens, elle mène de cruels refoulements
des Afghans fuyant la violence. Elle utilise la méthode du pusch-back forçant
les embarcations à repartir en mer ou en les renvoyant d’où elles viennent.
Cette pratique est contraire au principe de non refoulement, un fondement de la
convention de Genève, mais qui condamne les pays qui la pratiquent ?
Le
Royaume Uni, post-Brexit, n’a pas, pour autant, dénoncé les accords du Touquet,
confiant à la France, moyennant rémunération, le contrôle de ses frontières. Il
exige des visas aux centaines d’Ukrainiens voulant rejoindre leurs familles. Refoulés,
ils sont hébergés dans une auberge de jeunesse à Calais. Pour se débarrasser de
la question migratoire, Boris Johnson et Priti Patel (ministre de l’intérieur,
dont les parents, Indiens d’Ouganda ont fui la répression du dictateur Idi Amin
Dada) ont préparé un projet de loi antiréfugiés, allant jusqu’à imaginer la
mise en prison des « illégaux », ceux qui passent sur des canots
pneumatiques ou cachés dans des camions. Le Royaume Uni a trouvé la
solution : il a signé un accord avec le Rwanda, sous-traitant sa politique
migratoire. Les « illégaux » seront envoyés là-bas, comme une
vulgaire marchandise, moyennant rémunération du Rwanda (déportation
lucrative ?). Cela représenterait pour le Royaume Uni une dépense totale
de 1,4 milliard de livres/an.
En
France, l’accueil des réfugiés ukrainiens, ne changera pas la politique de
rejet dominante. Selon une militante : « On n’arrête pas de faire des lois et à chaque fois l’accueil régresse.
C’est de plus en plus difficile de faire régulariser les demandeurs d’asile ».
La
guerre n’a jamais rendu les hommes plus humains. On le mesure au traitement deux
poids-deux mesures de l’accueil, selon
que l’on est « européen » ou non, riche ou pauvre, blanc ou noir.
« La hiérarchisation raciste évidente (sur la base de la couleur, de la
religion, de l’ethnie) est odieuse, mais il est peu probable que cela change de
sitôt. Certains dirigeants n’ont même pas honte d’afficher publiquement leur
racisme, comme le 1er ministre bulgare, Kiril Petkov : « Ils (les réfugiés ukrainiens) ne sont pas
les réfugiés auxquels nous sommes habitués… Ces gens sont des Européens. Ces
gens sont intelligents, ils sont éduqués… Ce n’est pas la vague de réfugiés à
laquelle nous sommes habitués, des gens dont nous n’étions pas sûrs de
l’identité, des gens au passé peu clair, qui auraient même pu être des
terroristes… ». Cette attitude raciste, aux forts relents
islamophobes, n’est pas prête de changer… Il s’agit d’une réalité humaine créée
par des années de colonialisme et d’impérialisme européens… » (2). Le Conseil européen, en 2011, a estimé que les
Syriens ne « méritaient » pas de se voir appliquer la protection
temporaire ! On mesure, là, les limites de la solidarité européenne, l’Europe-forteresse
restant le marqueur principal de sa politique.
Il
n’y a rien à attendre des Etats en la matière, d’autant que l’évolution des
droites extrêmes est inquiétante en ce qu’elle développe racisme et haine
xénophobe. La mobilisation des peuples de classes sociales équivalentes, n’est
pas gagnée, d’autant que les idéologies racistes et haineuses font leur chemin
dans les classes pauvres et précaires. La lutte contre le racisme est un long
combat.
Odile
Mangeot, le 24.04.2022
Sources :
Bastamag, France Terre d’Asile
(1)
Ne faites pas
l’addition, ça ne tombera pas juste, certains réfugiés sont comptabilisés 2
fois s’ils font escale dans un pays
(2)
Ilan Pappé –
historien israélien, « Quatre leçons
de la guerre en Ukraine » sur https://blogs.mediapart.fr/
L’ADA, bien
en-dessous des minima sociaux
6.80€/jour + 3.40€/jour/personne supplémentaire dans
la famille (pour une personne seule = 204€/mois)
et pour les non hébergés gratuitement :
7.40€/jour pour la famille (quelle que soit sa composition), sans droit APL
Cette allocation est attribuée aux demandeurs d’asile
dès que leur demande est enregistrée, interrompue dès le refus du statut. Les
réfugiés ukrainiens y ont droit.