Dans les
soutes du bateau ivre
Dans
le dernier édito, il a été fait appel à l’allégorie d’un bateau ivre dans
lequel l’humanité est embarquée au gré des contradictions entre grandes
puissances pour s’emparer du gouvernail. On peut poursuivre en ce sens, en
évoquant la situation de l’ensemble des peuples qui rament pour faire avancer,
vaille que vaille, ce navire à la dérive entre les icebergs financiers,
sanitaires et climatiques.
Sur le pont et dans les
cabines de luxe, règne 1 % de la population mondiale qui capte 46% des
ressources mondiales disponibles. Ils font partie des 10 % de la population qui
captent 86 % de la richesse. Au-dessous, dans
des compartiments plus ou moins délabrés, 40 %, la classe dite moyenne,
dispose de 14 % des ressources mondiales. Il s’agit, pour elle, de préserver
les petits « privilèges » - dont elle dispose encore - qui
s’effritent dans les pays dits avancés. Dans
les soutes, les 50 % de la population restante ne disposent pratiquement de
rien. On les retrouve dans les pays du sud, y compris dans les bidonvilles, aux
Emirats Arabes Unis, au Qatar… Parmi eux, à fond de cale, 2 milliards d’humains n’ont rien. Ils ne comptent
pas et vivent notamment parqués dans des camps (dés)humanitaires où ils
pourrissent dans de véritables prisons ou errent sans fin. C’est le désir
d’Occident qui les anime. Pour les dominants, c’est une surpopulation sans
valeur, incapable de consommer et même de vendre sa force de travail.
Une
vision lucide de la réalité planétaire oblige à dire que les 40 % de la classe
moyenne sont anxieux sur leur sort. Ils ont à la fois peur du déclassement, de
la paupérisation et des conséquences de la crise climatique. Sans perspectives
claires, ce sont des couches sociales qui présentent une certaine porosité au
racisme tout en étant nostalgiques des Trente Glorieuses. Si l’on peut estimer
qu’ils ont fait preuve jusqu’ici de faible résistance, certaines fractions de
cette classe moyenne, plus touchées que les autres, se sont mobilisées
(retraite, Gilets jaunes, printemps arabes…) et ont subi la répression. Parmi
elles, une frange fascisante réclame l’ordre et la sécurité et attise la peur
de la submersion des migrants. On assiste donc à des crispations identitaires,
à un nationalisme des « fiers à bras » qui brament contre les Arabes
et les musulmans et acceptent sans broncher les lois liberticides. Ceux qui
résistent ont du mal à s’organiser par en bas, pris entre l’étau des partis et
organisations, engoncés dans le néolibéralisme et les illusions démocratistes.
Le
1 % qui domine cette humanité brimée et inégalitaire n’a de cesse de démanteler
les Etats récalcitrants tout en tentant de discipliner la classe moyenne qui
constitue toujours la base électorale nécessaire pour assurer sa gouvernance.
On assiste donc à la mise en place d’un régime d’état d’urgence permanent, de
contrôle et de surveillance généralisée.
Cette
situation ne peut que provoquer la multiplication de mutineries. C’est ainsi
que l’on voit se succéder interventions militaires, déstabilisation, coups
d’Etat, corruption et recours aux seigneurs de guerre. Il suffit d’évoquer le
Liban, la Libye ou l’Irak pour s’en convaincre. Ces guerres civiles larvées,
« de basse intensité », révèlent la crise organique du système dont
les institutions parviennent difficilement à maintenir un consensus de
« bonne gouvernance ». Le chemin de la conscientisation de
« ceux d’en bas » est parsemé d’obstacles : il s’agit de
s’arracher à la propagande dominante et à l’individualisme ambiant en se persuadant
de ces deux vérités : « Ils
sont grands parce que nous sommes à genoux » et parce que nous sommes
encore incapables de nous organiser collectivement avec une perspective claire
d’émancipation sociale et écologique. Et pour reprendre le mot du poète russe
Maïakovski « Malheur aux hommes seuls ».
GD,
le 22.09.2021