Le choc
d’une tuerie et son instrumentalisation
Du
7 au 11 janvier, les attentats commis contre les journalistes de Charlie Hebdo, puis à titre « d’exercice »
contre une policière, avant la tuerie dans l’épicerie kasher, ont provoqué un
traumatisme, un élan de solidarité vis-à-vis des victimes, puis un grand moment
d’émotion et des rassemblements bien encadrés. L’unanimisme apparent qui s’est
dégagé de ces manifestations du 11 janvier, rassemblant plus de 3 millions de
personnes dont 1.7 million à Paris, n’a pas laissé beaucoup de place à l’esprit
critique. C’est pourquoi, ce numéro de PES lui donne une large place sous forme
d’extraits recueillis. Persuadé qu’à cette occasion s’est mis en place un
processus d’instrumentalisation où l’injonction à être Charlie étouffait, par le silence imposé, toute dissidence pour
redonner du crédit à ceux qui sont (toujours ?) largement discrédités.
Avec
le recul, il faut donc prendre la mesure de l’enchaînement des faits qui ont
conduit à cet évènement hors normes, l’amplification médiatique et la récupération-manipulation
(qu’elle soit consciente ou inconsciente) qui d’une réprobation terrifiée a
conduit à la fabrication d’une union nationale puis à l’union sacrée
internationale contre le terrorisme islamiste. Les causes, les facteurs
explicatifs en ont été occultés et après la manipulation, la manipulation
continue, par l’abus d’une rhétorique assez creuse. Mais qu’est-ce qui aurait
fondamentalement changé dans cette société ? Ces évènements dramatiques
feront-ils advenir la résorption du fanatisme de l’Etat islamique et d’Al Qaïda,
ainsi que celle des fractures sociales et des inégalités ? Rien n’est moins
sûr…
1 – Du 7 au
11 janvier. L’enchaînement des évènements
En
3 jours, les frères Kouachi et A. Coulibaly vont provoquer la mort de 17
personnes, en blesser plus d’une dizaine, avant d’être éliminés. Tout commence
par le massacre à Charlie Hebdo.
C’est le choc, la compassion, cette barbarie s’attaquant à la liberté
d’expression semblait ici, « chez nous », impensable : on ne
peut pas mourir pour des dessins. Des rassemblements spontanés eurent lieu dès
le 7 et déjà l’émotion semblait bâillonner la raison tant la peur suscitait un
unanimisme de désolation et un besoin de se rassembler pour refuser ce qui
semblait être l’irruption des guerres menées ailleurs, loin de chez nous. La
traque policière et médiatique allait encore amplifier ce mouvement et les
interventions gouvernementales lui conférer une tonalité qui, d’union nationale
dans la déploration en devint internationale.
Tout
s’est d’abord enclenché par le coup de fil de l’urgentiste Patrick Pelloux,
membre de la rédaction à Charlie au
Président Hollande. Son empressement à se déplacer sur les lieux était
certainement un geste de compassion mais il prit très vite la mesure de
l’importance qu’il devait lui accorder. Et ce, d’autant plus que le soir-même,
le porte-parole du PS puis Cambadelis lui-même appelaient à une marche
silencieuse à laquelle ils conviaient l’ensemble des partis républicains… Très
vite, l’Elysée reprenait la main. La traque policière des fugitifs, puis la
tuerie de Coulibaly et son orchestration médiatique organisait de fait une
dramaturgie inquiétante.
La traque
policière et médiatique
La
tension fut très vite à son comble. Ce fut un tsunami sur les réseaux sociaux
et dans les médias. Scotchés à leur télé, l’oreille suspendue aux radios, en
temps réel, très nombreux furent ceux qui suivirent la traque et les
informations délivrées en boucle et s’alarmèrent des alertes successives et des
pseudo-faits non vérifiés. Ainsi, l’on apprit la mise en cause d’un 3ème
homme, dénoncé comme complice des Kouachi. Une identité fut livrée en pâture
par un journaliste peu scrupuleux : Henry Mourad, ce lycéen de Charleville-Mézières
qui à cette heure-là était en classe. Le démenti n’a guère causé de dégâts
sinon l’humiliation du jeune homme, mais d’autres révélations plus ou moins
exactes auraient pu mettre en cause la vie des otages prisonniers de Coulibaly
dans l’épice casher. Entretemps, les rumeurs, les peurs et les commentaires
hystérisés tant sur les réseaux sociaux que dans les médias suscitèrent une
panique incontrôlée : la circulation ferroviaire fut coupée entre Amiens
et Paris et quand on apprit que… semblait-il… les tueurs en fuite revenaient
sur Paris, l’on annonça que les portes de Paris étaient bouclées. On affirma
que des colis suspects piégés se trouvaient en gares du Nord, de Colmar et de
Lyon… Et Paris fut quadrillée comme en temps de guerre : 88 000
policiers et gendarmes. La traque se poursuivant, 1 500 gendarmes, CRS…
furent déplacés entre l’Oise et l’Aisne. La folle équipée des deux fanatiques
se terminant dans une imprimerie à Dammartin, le siège put être suivi en direct
sans autre image que celle de bâtiments, et de son que celui des armes automatiques.
De même ou presque à l’hyper-casher aux abords du périphérique dans le 20ème
arrondissement.
Il
fallait expulser toute cette tension après le dénouement de ce qui ressemblait
à une hystérie collective. L’on allait se détendre en marchant, tous ceux qui
s’y rendirent furent tous Charlie, la
plupart n’avait d’ailleurs jamais acheté ni lu ce périodique… mais tous étaient
pour les valeurs de Charlie. Les
grands moments de rassemblement allaient se faire sur cette ambiguïté et
l’organisation de la concorde nationale pilotée de l’Elysée.
De l’union
nationale à l’union internationale contre le terrorisme
Hollande
s’y emploie. Il reçoit d’abord Sarko puis tous les chefs de partis, y compris
Marine Le Pen : là, c’est le couac. Elle exige d’être intégrée dans le
parterre républicain du cortège. Mélenchon s’insurge et demande que Valls
renonce à organiser le cortège. Finalement, s’excluant de lui-même, le FN,
oubliant ses charges contre les minarets, fait les yeux doux aux musulmans… de France
et réduit ses boucs émissaires aux étrangers d’immigration. Hollande, même s’il
reçoit tous les représentants pour les faire communier ensemble, sent que le Front
uni de concorde nationale bat de l’aile, d’autant que Sarko et quelques-uns de
ses affidés prétendent que l’on ne peut pas exclure le FN. C’est Merkel qui lui
sauve la mise : ils devaient se rencontrer à Bruxelles le dimanche, et
bien... elle viendra à Paris. L’équipe élyséenne, Hollande en tête, va
transformer la manif pour tous les antiterroristes en union sacrée
internationale contre l’islamisme guerrier et fanatique. Les coups de fil aux
chefs d’Etats et de gouvernements se succèdent et puis presque tous veulent en
être. Un vrai G44 : Cameron l’Anglais, Renzi l’Italien, Rajoy l’Espagnol,
Juncker l’Européen et puis Oskar le Hongrois nationaliste fascisant, les
pétro-monarques financeurs malencontreux des djihadistes, comme le Qatar… les
représentants et dirigeants du Mali, d’Egypte, de Jordanie, du Niger et même le
Palestinien Abbas précédé de Netanyahou, anxieux venu avec son gilet pare-balles
et deux officiers de sécurité pour protéger ses flancs. Ah ! Il ne
manquait qu’Obama, le représentant du pays où la police peut tuer en toute
impunité des Noirs et des Hispaniques et son allié indéfectible, quoique de
plus en plus réticent, l’Arabie Saoudite.
Les
Cabu, Charb, Wolinski, Tignous, Honoré, eux qui ont vomi les partis et les
grands de ce monde, ils ne peuvent, récemment refroidis, se retourner dans leur
tombe mais le cynisme est à son comble : ils sont tous Charlie, ces figures de la démocrature
qui pressurent les peuples pour honorer les créances des banquiers et des
spéculateurs et tous ces vrais et autres apprentis dictateurs qui violent la
liberté de la presse, enferment les journalistes ou même sont des criminels de
guerre patentés comme Netanyahou.
La
manif est hiérarchisée au cordeau :
les chefs d’Etats et de gouvernements d’abord, séparés du reste, encadrés de
CRS, les trottoirs vidés… pour la photo et quelques petits 300 mètres de marche…
et puis, s’en vont. Derrière, les chefs de partis républicains, puis la cohorte
des élus mêlés aux dignitaires religieux et aux responsables syndicaux ;
au 4ème rang, les proches des victimes… enfin. Sarko a tenté de
jouer des coudes pour la photo, mal lui en prit, le reflux s’imposait, la
respectabilité l’exigeait. Quant à Hollande, son embrassade avec Pelloux, lui
valut une merde de pigeon bien ajustée, l’esprit Charlie le narguait-il ? Et cette masse, tous derrière avec
des pancartes de bon aloi, acceptait sans rire que tous ceux-là soient devant.
La grande messe sacerdotale ayant eu lieu devant les caméras, les ténors du
monde disparu, la manif silencieuse put s’ébranler. Les sociologues, pour peu
qu’ils aient pu la scruter, nous diront peut-être qu’elle était précisément la
composition de cette foule impressionnante(1). Ce n’était certes pas les gros
bataillons syndicaux, peut-être trop « braillards », ni les
intérimaires trop précaires qui formaient ce cortège encensant la République
unie ! Il n’y avait pas beaucoup de têtes basanées et des quartiers
populaires encore moins, c’est sûr car, déjà, nombre de musulmans avaient peur
de l’amalgame. Les 6 millions devaient-ils payer pour 600 (nous dit-on)
« fêlés » qui rêvent de djihad sanglant en France. Déjà, les jours
précédents, des mosquées avaient été prises pour cibles par d’autres
«fêlés », au Mans, dans l’Aude, à Villefranche-sur-Saône, à Aix-les-Bains,
à Saint-Jucry dans le Tarn…
Non !
La voix bien intentionnée de Hollande le répétait, la concorde nationale devait
prévaloir, et ce, sans soulever le voile sur les raisons ayant conduit à ces
attentats.
2 – Le débat
occulté sur les causes de la tragédie
Valls
l’a déclaré, c’est la guerre au terrorisme ! A l’ennemi intérieur ou à
l’Etat Islamique et aux groupes Al Qaïda du Sahel, au Yémen, en passant par
l’Afghanistan et le Pakistan ?
Il
y a d’abord cette frange marginale dont 22% seraient des convertis de fraîche
date et qui, de désabusés, sont devenus des recrues potentielles pour le
djihadisme. Ils sont français, nés dans des quartiers de relégation où sévit un
chômage qui, pour les jeunes, peut atteindre le taux de 50%. C’est une
génération perdue qui a le plus souvent trempé dans la déviance et la
délinquance, faute de perspectives. Victimes comme beaucoup d’autres d’un
malaise identitaire, exclus, ils prétendent donner du sens à leur vie qui n’a
pas de sens. Les politiques d’austérité, de sans-emploi, de discrimination, de
racisme culturel à peine voilé, prétendant que ces gens-là sont
« inassimilables », ont créé un terreau favorable. «Les bruits et l’odeur » sont
insupportables (Chirac), la France (même si t‘en es exclu) « tu l’aimes
ou tu la quittes » (Sarko). Encore que pour devenir djihadiste, il fallait
en passer par de menus larcins, la délinquance ou la case prison et le voyage
initiatique en Irak et en Syrie. Tel est le profil des Kouachi et Coulibaly qui
dans leur parcours ont rencontré un prédicateur pour les mettre sur la voie de
l’héroïsation pathologique. Mais ces itinéraires, que suivraient 3 à 5 000
européens partis dans ces pays du Moyen-Orient, selon Kerchove, coordinateur
européen de la lutte antiterroriste, auraient-ils pensé franchir les frontières
si l’existence de guerres lointaines n’avait déclenché chez eux une
identification mortifère ? Même Villepin le reconnaît : « Les interventions occidentales… ont abouti
à… l’émergence d’un ennemi djihadiste insaisissable et à l’effondrement des Etats
et des sociétés civiles de la région (du Moyen-Orient). L’esprit de guerre… conduit…
vers une guerre hors de tout contrôle ».
Les
interventions successives en Afghanistan, l’URSS et les Etats-Unis prenant
parti pour le gouvernement procommuniste pour le premier, la superpuissance
américaine armant et soutenant financièrement les djihadistes dont Ben Laden,
ont enclenché un processus guerrier qui s’est généralisé. Après la 1ère
guerre contre l’Irak, une deuxième plus meurtrière encore pour évincer puis
pendre le dictateur « laïque » Saddam Hussein, puis après le 11
septembre, la guerre contre le terrorisme déclenchée par Bush, les puissances
occidentales vont d’échec en échec. Elles ont produit un monstre qu’elles
n’arrivent pas à réduire. Et depuis l’intervention de la France de Sarko et d’Obama en Syrie, le mal s’est répandu ;
les printemps arabes écrasés ont fait le reste, notamment en Syrie. A voir les
images des « combattants illégaux » enfermés sans preuve et sans
procès à Abou Graïb, à Guantanamo, torturés, et savoir ensuite qu’en toute
discrétion… certains d’entre eux étaient « externalisés » dans des
prisons orientales (Egypte…) ou européennes pour être « mieux »
torturés, n’a pu que provoquer la rage et la haine. Et il faut être aussi « fêlé »
que Bush pour se demander « pourquoi
ils ne nous aiment pas, nous les Américains ?». A l’heure des réseaux
sociaux et de l’internet, la thèse du grand complot contre les Arabes et
l’Islam a pu, dans ces conditions, prospérer, s’étendre jusque dans nos
banlieues déshéritées. Les plus de 200 000 morts en Syrie, le recours du
boucher Assad aux armes chimiques et aux bombardements massifs contre
« sa » population sunnite, ont provoqué un foyer d’incandescence
qu’il sera difficile d’éteindre. Le cynisme et le machiavélisme des uns et des
autres sont à leur comble : Bachar El Assad a libéré des djihadistes qu’il
pensait manipuler, ils sont devenus les cadres hallucinés d’Al Nosra et de
l’Etat Islamique (EI) qui contrôlent un « pays » de la taille de la Grande-Bretagne,
entre Irak et Syrie.
Les
millions de dollars déversés, l’armement de l’armée irakienne n’ont produit que
corruption et débandade, laissant entre les mains de l’EI des banques aussitôt
pillées et un armement sophistiqué. La coalition hétéroclite formée par Obama,
comprenant l’Arabie Saoudite, la France, le royaume de Jordanie et quelques
autres, n’augure rien de bon. Chacun
joue en effet sa partition : Iran contre Arabie Saoudite et autres
pétromonarchies, la Turquie, contre les Kurdes du PKK, soutient en sous- main
les « islamistes », sunnites contre chiites… Bref, c’est le chaos
là-bas, qui du Moyen-Orient au Sahel jusqu’au Yémen, a retenti comme en écho
jusqu’au cœur de Paris. Le monstre djihadiste né du wahhabisme saoudien menace
également tous les pouvoirs qui lui sont hostiles : les impies et les
apostats y compris ces princes moyen-orientaux. Et c’est certainement la raison
qui a poussé ces chefs d’Etats et de gouvernements à faire le déplacement à
Paris pour proclamer : nous sommes déjà destabilisés, que vive la grande
alliance contre le terrorisme ! Le Liban, la Jordanie sont au premier rang.
Quant à l’Arabie Saoudite, elle édifie un mur, des fossés, à sa frontière avec
l’Irak.
Et
Hollande ? Après les interventions militaires de la France néocoloniale en
Côte d’Ivoire, au Mali, en Centre-Afrique... il a de quoi se faire du souci.
Toujours est-il qu’arborant les galons de défenseur de la Nation, il peut
toujours regagner des points de popularité, surtout s’il sait instrumentaliser
son image de protecteur sécuritaire et agiter des notions grandiloquentes.
3 – Après la
manipulation, les manipulations continuent
Le
son du clairon républicain raisonne et la chose publique n’en finit pas de se
délabrer : privatisations, austérité, précarité, chômage, familles
destructurées… Cette République bonapartiste, soudée désormais à l’Union
Européenne néo-libérale, n’en finit pas de fracturer la société entre les
exclus et les inclus de plus en plus angoissés vis-à-vis des lendemains qui
s’annoncent. L’unisson républicaine du 11 janvier ne serait-elle qu’un appel
nostalgique à une France d’hier où aurait régné une France rassemblée, de
liberté, d’égalité et de fraternité ? Tout comme la nation, cette notion
tant de fois manipulée, pour exorciser la réalité de la confrontation des
intérêts de classes, et tenter de faire exister une communauté nationale, ces mots
brandis ne guériront pas par enchantement les maux que subit la société.
Il
en est de même des valeurs dont on ne sait trop ce qu’elles recouvrent. La
liberté… pour qui ? d’exploiter, d’humilier, de fragiliser, de
marchandiser, celle que les puissants utilisent comme une arme de domination,
celle dont disposent encore ces couches moyennes qui y tiennent ? La
liberté d’expression, de presse très souvent corsetée par les puissances
d’argent ? Même celle qui est admise n’est pas absolue, elle n’admet
pas le mensonge sur les génocides juifs, arméniens mais manipule le génocide
rwandais. Elle ne fait pas bon ménage avec la culture de l’insulte ou de la
diffamation. Elle se permet l’insolence, l’irrespect, la parodie, la satire et
l’humour et encore : celui qui par dérision lança à Sarko
« Casses-toi, pauv’con » ne fut-il pas condamné ?
Et
savent-ils, ces enseignants confrontés à des troubles juvéniles, d’où vient ce
rite imposé de la minute de silence ? Cet hommage aux disparus fut
institué après la guerre 14-18, voté par les parlementaires en 1919, appliqué
devant les monuments aux morts comme pour mieux absoudre la République qui les
avait poussés dans la « grande boucherie », tout comme le Sacré-Cœur
sur la butte Montmartre avait tenté d’exorciser le spectre des Communards
fusillés en masse. Cette prière laïque du « plus jamais ça » n’est qu’une liturgie civile sans grand
effet.
Il
paraît donc évident que ce n’est pas l’école, le salut au drapeau, le chant de
la Marseillaise proclamant qu’il faut répandre « un sang impur dans nos
sillons » et l’apprentissage de la laïcité qui conjureront le djihadisme
potentiel.
Quant
aux citoyens français de confession musulmane, ils ont encore, contrairement à
la croyance chrétienne en désuétude, une sainte réprobation du blasphème.
D’ailleurs, d’après Joëlle Fiss, spécialiste des Droits de l’Homme, un pays sur
deux dans le monde, dispose d’une législation anti-blasphème. Même des Français
« de souche », incluant des athées, pensent que la profanation des
lieux et objets religieux est un sacrilège. Quant à la laïcité française, celle
de 1905, de séparation des pouvoirs civils et religieux, elle se permet bien
des accommodements : les prêtres alsaciens et mosellans, le Concordat
aidant, ne sont-ils pas rémunérés comme des fonctionnaires ? Le laïcisme
devrait d’abord balayer devant sa porte avant d’imposer, assimilation oblige, par
exemple, le cochon dans les cantines scolaires. Bref, la rhétorique nationale,
le recours à l’école fétichisée de Jules Ferry sont de bien piètres instruments
pour réduire la fracture sociale et idéologique.
Et le jour
d’après le 11 janvier ?
La
grande communion ne sera-t-elle qu’un feu de paille ou un point de bascule vers
le pire ou le meilleur ? Difficile à dire. Le fait que le Conseil Français
du Culte Musulman (CFCM) et l’Union des Organisations Islamiques de France
(UOIF) aient appelé à cette manifestation, tout comme les « Eglises » chrétienne et juive, peut-il, par lui-même, résorber
l’islamophobie ou, pour le moins, y contribuer ? Nombre de citoyens ont
appris l’existence de Charlie Hebdo, et
se sont arraché les journaux pendant ces quelques jours dramatiques. S’en
suivra-t-il une plus grande clairvoyance ? Les rapports sociaux n’en
seront pas modifiés pour autant. Les politiques d’austérité risquent bien de
continuer à produire leurs effets délétères. L’exaspération contre les élites
politiques, momentanément réconfortées dans leur rôle, s’attendent
d’ailleurs au pire. Valls ne dénonce-t-il pas « l’apartheid » que
lui-même s’obstine à produire ? L’emploi de ce mot pour désigner la
relégation des quartiers paupérisés démontre, s’il en est besoin, son propre
effarouchement. Et toute la classe politique d’agiter, qui le « délit d’entreprise
terroriste individuel », qui la « déchéance de nationalité »,
qui « l’indignité nationale » privant les
« intéressés » de tous leurs droits et les obligeant par conséquent à
la clandestinité et aux trafics en tous genres. Vont-ils proposer une « loi
des suspects », recourir à l’arbitraire, à un Patriot Act à la française respectant « l’Etat de droit » ?
Les
attentats commis ne sont pas seulement des crimes, ils constituent un évènement
politique qui produit déjà des effets : restriction des libertés ici,
guerres à l’extérieur. L’embellie hollandiste risque d’être de courte durée.
Mais un autre évènement peut dissiper la tentation sécuritaire et
guerrière : celui d’une espérance sociale incluante où les luttes
contre les religions s’engloutissent. Faut-il rappeler le Lénine de 1905 passant
des heures à discuter avec le pope Gapone pour le convertir à la lutte contre
le tsarisme (sans grand effet), ou les curés de la JOC (Jeunesse Ouvrière
Chrétienne) ou encore l’abbé Pierre en soutane, pour leur démontrer que la
lutte frontale contre les religions est contre-productive ? Il faut s’en
prendre aux pouvoirs d’Etat constitués, qu’ils soient prétendument laïcs ou
religieux. Les semaines qui viennent peuvent inciter à changer la donne. Tout
va dépendre de ce qui se produira en Grèce, en Espagne…
Gérard
Deneux, le 22 janvier 2015
(1)Déjà, certaines analyses mettent en cause la
représentation dominante des manifestations du « peuple » du 11
janvier. Impressionnante par son nombre, mais silencieuse, « une population plutôt aisée, insérée et de
gauche », avec une « surreprésentation
de personnes âgées de 50 ans et plus ». (Jean Daniel Lévy du
département politiques et opinions, Harris International). Il ajoute « Toute la société n’était pas dans la rue et
je ne parle pas seulement de la « communauté » maghrébine… ».
L’institut Cevipof note pour sa part que 73% des personnes interrogées ne sont
pas satisfaites du fonctionnement de la démocratie et 9% seulement disent faire
confiance aux partis politiques. Alors douce « France »… à suivre