Afrique sous pression
La seule raison d’être de l’Europe c’est
le commerce et la libéralisation des échanges. Pour compter dans le monde, elle
doit gagner des marchés, sur tous les territoires, et a jeté ses filets en
Afrique, où elle est en concurrence avec les impérialismes asiatiques et
chinois. Pour pouvoir inonder l’Afrique des productions européennes, il faut
lever toutes les
« contraintes » tarifaires et non tarifaires. Sur le modèle des
accords bilatéraux, comme le TAFTA avec les Etats-Unis ou le CETA avec le Canada ou
encore avec le Mercosur(1), le Vietnam, les
Philippines, etc. l’Europe mène, donc, en Afrique une politique de pressions et
d’influences pour arracher des accords qui annihilent les protections des pays en voie de
développement ou des pays les moins avancés. L’outil : les APE, Accords de
Partenariat économique, certains les nomment (plus justement !) les
Accords de Paupérisation Economique. On en parle peu, mais les APE méritent que l’on s’y attarde, tant ils sont une menace pour les
Africains. Jacques Berthelot(2) parle du « baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique ».
Les accords de libre-échange au service des
prédateurs
Pour l’heure, le TAFTA semble mis en sommeil grâce aux mobilisations des
Européens qui ont perturbé l’agenda prévu par les négociateurs ; il
resurgira après les élections américaines, et françaises, même si M. Fekl,
secrétaire d’Etat au commerce, s’est agité pour dire stop. L’enterrement
définitif d’un tel accord est une décision formelle des 28 (devenus 27), or, en
juin dernier, l’ensemble des chefs d’Etats européens a confirmé le mandat de
négociation du TAFTA face à Jean-Claude Junker. De plus, juste derrière le
TAFTA, se cache son vilain frère jumeau, le CETA (entre l’UE et le Canada). Il
devrait être adopté par le Conseil européen
le 18 octobre prochain, puis, s’agissant d’un accord mixte (qui concerne
plusieurs secteurs d’activités), ratifié par chaque Etat membre de l’UE. Ce
parcours de ratification ne plaît guère à ceux qui, majoritairement, veulent
l’application la plus rapide possible, et qui vont devoir attendre la décision
des Parlements nationaux, avec le risque de mobilisations citoyennes et de frilosité
des Assemblées… Mais cette crainte a vite été levée, la Commission européenne a
trouvé le tour de passe-passe en proposant « l’application
provisoire » ; dans le droit européen, un accord commercial validé
par le conseil des ministres, peut être mis en œuvre immédiatement, sans devoir
attendre l’approbation des parlements nationaux ! Si cette proposition est
maintenue, plus de 90% de l’accord
entrera en vigueur dès la bénédiction du Conseil. Oser traiter les peuples
européens avec autant de mépris, c’est renforcer le sentiment anti-européen et
favoriser d’autres Exit.
Pendant
que nous sommes occupés à nous battre contre ces dénis de démocratie et
contre la marchandisation entre les grandes puissances des pays du Nord, les pays du Sud, l’Afrique plus
particulièrement, subissent des pressions, depuis 20 ans, pour signer des accords bilatéraux les
livrant totalement à la concurrence.
La volonté européenne de nouer des liens
étroits avec l’Afrique au plan économique, commercial et financier s’est
manifestée, dès les indépendances ; les relations Afrique/Europe ont toujours été déséquilibrées
au profit de l’Europe, par le biais des accords économiques ACP (Afrique/Caraïbes/Pacifique)-CEE
puis ACP-UE. Les conventions de Yaoundé (1963/1975), puis les conventions de
Lomé (1975-2000), veulent intégrer l’Afrique dans le libre-échange, même si elles
sont assorties d’aides financières et
techniques et de règles exceptionnelles de protection. Les résistances n’ont
pas manqué, associations et ONG mobilisant les Africains (notamment lors des
marches de protestation à Dakar en 2000) prônant un autre modèle de
développement. En juin 2000, l’accord de Cotonou (79 Etats ACP + 28 Etats UE)
fixe, jusqu’à 2020, un nouveau cadre de coopération économique et commerciale :
les APE – Accords de Partenariat Economique. La logique est toujours la même :
l’Afrique doit s’ouvrir totalement à la
mondialisation et abandonner ses protections. Depuis leur indépendance, les pays africains
ont obtenu le droit de vendre leurs marchandises en Europe sans payer de droits
de douane ; ils ont maintenu des taxes sur les importations en provenance
d’Europe, pour se protéger de la concurrence au nom de leur auto-développement
car, entre pays se trouvant dans des situations économiques et sociales
différentes, le libre-échange ne fait qu’enfermer le pays le moins développé
dans son sous-développement. Toutes ces « partenariats » n’ont
pas permis de lutter contre la pauvreté, la misère, alors que des pays
africains, à l’exemple du Nigéria, ont des ressources. Au contraire, le
« partenariat » économique, annihile les possibilités d’un projet
industriel et économique souverain. Les mécanismes dits de stabilité des
recettes d’exportation des produits de base ou de compensation de chute des
prix introduits dans les partenariats n’ont eu que des effets marginaux.
Il faut évoquer, ici, la création de l’OMC
(1995) qui a accéléré la stratégie du capitalisme occidental, en tentant de
passer des accords multilatéraux, facilitant la libre circulation des capitaux
et des marchandises, assurant la domination globale de la finance et des
multinationales. Elle s’est accompagnée
de l’endettement des pays du Sud et leur dépendance vis-à-vis des produits
importés ; ils se sont vu imposer des plans d’ajustement structurels pour
rembourser les emprunts souscrits auprès
des marchés financiers. Ces PAS ont provoqué la misère, les migrations et un
rejet des solutions imposées. Les pays du Sud ont mis en échec la stratégie de
négociations de l’OMC en refusant d’être à la merci du capitalisme
transnational. Mais les règles de l’OMC, auxquelles les Etats ont accepté de se
soumettre, sont implacables en matière de libre-échange(3). C’est ainsi que
celle-ci exigea l’abandon par l’Europe
du traitement jugé préférentiel grâce
auquel les pays d’ACP peuvent exporter sans droits de douane vers l’UE, tout en
maintenant des taxes à l’importation pour les marchandises européennes. Changeant
de stratégie, l’UE avec la signature de l’accord de Cotonou, espérant sortir de
l’impasse par des négociations bilatérales, se donna d’abord jusqu’à 2007 pour
y réussir.
Mais, qui peut encore penser que l’UE
et autres puissances économiques mondiales veulent le développement de
l’Afrique ? L’UE veut imposer au continent africain une libéralisation du
commerce, en supprimant les droits de douane qui protégeaient leurs économies
fragiles, pour ouvrir aux multinationales et à leurs actionnaires des marchés
nouveaux partout dans le monde, poursuivant cette fuite en avant de la
croissance sur le continent africain, au mépris des besoins des peuples, de
l’auto-détermination et de la démocratie alors que, comme le précise Mamadou
Cissokho (4) : « Tous les pays qui se sont développés ont
commencé par créer les conditions pour le faire en se protégeant et ce n’est
qu’après qu’ils se sont ouverts aux autres. On ne peut demander aujourd’hui à
l’Afrique d’être le premier exemple qui montrera que c’est en s’ouvrant d’abord
au commerce qu’elle va se développer »
Qu’en est-il des accords signés et des
résistances ?
Nouvel échec. A l’expiration du délai
(2007), seules les Caraïbes avaient conclu un accord régional. 43 pays
n’avaient pas bougé et 20 avaient signé des accords individuels dits
« intérimaires ». Parmi les
non signataires, figuraient la majorité des Pays Moins Avancés (PMA) qui relèvent
du programme « Tout sauf les armes » adopté par l’UE en 2001 :
tous leurs produits, hors les armements, entrent sans droits de douane sur le
marché européen. Pour vaincre les
résistances, les 28 adressèrent un ultimatum aux dirigeants africains : à
défaut de ratification des APE régionaux avant le 1er octobre 2014,
les exportations des pays hors PMA en Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Ghana,
Cap Vert et Nigeria), seront taxées à leur entrée sur le marché commun.
A force de pressions, après 13 ans
d’une sourde bataille, l’UE triomphe : le 10 juillet 2014, 13 des 15 pays
de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ont
signé l’APE d’Afrique de l’Ouest, l’obligeant à supprimer ses droits de douane sur 75% de ses
importations européennes, à l’horizon 2035. C’est à l’usure que la Commission
obtient la signature des Etats africains. Ce peut être aussi à la faveur d’une
élection opportune ( !) (dans laquelle la Françafrique peut toujours agir).
Ainsi, l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara (2011) en Côte d’Ivoire a
permis d’emporter l’adhésion de la Cedeao.
Pourtant, l’Afrique de l’Ouest a tout à perdre dans ces « partenariats »(5).
C’est pourquoi de fortes résistances
subsistent : le Nigéria et la
Gambie n’ont pas signé. Au Sénégal,
il y a de fortes oppositions ; la société civile et une partie de la classe
politique s’inquiètent : les 78 entreprises laitières craignent de devoir
faire face à la concurrence du lait en poudre européen, aujourd’hui taxé à 5%.
Même inquiétude pour la filière de production d’oignons. Le Nigéria, pays le plus peuplé d’Afrique et première économie du
continent grâce à ses réserves de pétrole, craint de subir un coup d’arrêt dans
son développement économique.
Car si les négociations ont lieu par
région, les accords sont signés au cas par cas. Si cela permet des refus de
signature, par contre cela provoque des divisions comme autant de menaces
contre la coopération des pays africains entre eux. Certains pays, comme le Cameroun (région Centre) où les
négociations patinent, concluent, seuls, un accord intérimaire. En Afrique de l’Est, par contre, la
signature prévue le 18 juillet dernier, a été annulée car la Tanzanie a choisi de s’en dissocier avec le soutien de l’Ouganda. Mais, le
Kenya, s’il continue à s’opposer, pourrait perdre son accès privilégié au
marché européen, avec un impact énorme sur sa filière de production de fleurs
coupées, qui fait vivre 600 000 personnes et représente 25% de l’économie
du pays. Difficile de résister aux menaces réelles. C’est pourtant le seul moyen de faire dérailler le train
infernal d’ouverture totale des marchés qui fait concourir des pays à
situations économiques tellement inégales : en 2012, le PNB (produit
national brut) par habitant des 4 pays non ACP d’Afrique de l’Ouest était de
1 530 dollars contre 4 828 dollars pour les 6 pays non ACP d’Amérique
centrale et 7 165 euros pour les 3 pays andins. L’influence européenne sur
les pays africains passe aussi par les sessions de « mise à niveau »
de leurs experts « les chefs d’Etat
sont mal informés. On ne comprend pas ce qui les empêche de consulter les
mouvements sociaux. Mais ils ne se fient qu’aux bureaucrates »
s’insurgeait Mamadou Cissokho « Ce
n’est pas acceptable : avant d’engager la vie de millions de personnes il
faut les consulter »(6).
Pour entrer en vigueur, l’APE doit
être signé par chaque pays de la région et ratifié par les parlements. Il y a
des obstacles importants… ce qui fait reculer l’UE, non pas sur la poursuite
des négociations, mais sur la date butoir prévue au 1er octobre
2016… reportée à 2017 ? L’Europe
sait être patiente, tant le jeu en vaut la chandelle : l’Afrique est
un marché potentiel de 400 millions d’habitants, qui doublera d’ici à 2050 avec
une classe moyenne grandissante.
D’énormes investissements sont à prévoir pour les infrastructures. De
quoi offrir des débouchés aux grands céréaliers, au lobby laitier ou aux géants
du BTP. Par ailleurs, il s’agit de reprendre rang en Afrique, face aux
puissances émergentes, Brésil, Inde, Chine qui s’y implantent. Pour
exemple, la « part de marché »
de la France en Afrique est passée de 10% en 2009 à 4.7% en 2011(5)
L’UE sait user de la menace pour
l’emporter face aux pays réticents craignant légitimement de perdre des
recettes : taxes sur les produits européens entrant en Afrique, impôts sur
les exportations pour encourager les entreprises à transformer les matières
premières sur le sol africain. Si des compensations ont été évoquées, tout
reste flou. Rien en compensation de la baisse des droits de douane. Rien en matière d’aide au développement, dont une
partie est transférée dans le PAPED (Programme APE pour le Développement),
conditionné à la ratification de l’APE. Les pays les plus développés comme le
Cameroun ou le Nigeria sont menacés d’une augmentation des droits de douane à
l’entrée du marché européen. C’est une supercherie de parler de « partenariat » entre
l’UE et l’Afrique quand l’économie européenne est 18 fois supérieure à celle de
l’Afrique de l’Ouest, quand l’UE subventionne son agriculture ce qui n’est pas
le cas en Afrique !
Quant à la France, elle a joué un rôle
majeur dans la signature de l’APE de l’Afrique de l’Ouest. A Dakar, le 12
octobre 2012, Hollande prône une relance des négociations « avec des conditions plus favorables pour les pays africains »
( !). Vœu pieux sans engagement au bénéfice de l’Afrique qui peut,
par contre, être très « juteux » pour
le secteur agroalimentaire français. « C’est la Compagnie Fruitière de Robert Fabre (basée à Marseille) qui
exporte l’essentiel des bananes et des ananas de Côte d’Ivoire, du Ghana et du
Cameroun, avec sa propre flotte de cargos. Il exporte aussi des tomates-cerises
du Sénégal. Pour les céréales, le groupe Mimram, basé en Suisse mais dirigé par
la famille française du même nom, a fait pression pour ramener à zéro le droit
de douane sur le blé puisqu’il possède les Grands Moulins de Dakar et d’Abidjan
et la Compagnie Sucrière du Sénégal. Le groupe Bolloré est aussi concerné
puisqu’il contrôle la plupart des ports du golfe de Guinée et est impliqué dans
l’exportation du cacao. Toutes ces firmes ont intérêt à ce que l’APE entre en
vigueur pour pouvoir continuer leurs exportations de l’Afrique vers l’UE sans
droits de douane »(7).
TAFTA, CETA, APE, même combat
Les
Africains opposés à ce néo-colonialisme résistent. Leur combat est
le nôtre qui nous mobilisons contre le TAFTA et le CETA. Elevons-nous aussi
contre les Accords de Paupérisation
Economique. En Afrique de l’Ouest, les sociétés civiles (organisations
paysannes, syndicats, ONG…) se mobilisent dans leurs pays respectifs. Une
trentaine d’associations comme Survie,
CADTM, ATTAC, Peuples Solidaires, etc. ont lancé une pétition (8). Il ne reste que peu de temps mais le Parlement
européen peut encore stopper l’APE. C’est bien cette implacable politique
prédatrice qui ne sert que les puissantes multinationales, les banquiers et
tous ceux qui les servent, qu’il faut dénoncer, mettre à jour pour les
anéantir. Les peuples n’ont pas besoin d’eux pour vivre. Au contraire, ils
vivent mieux sans eux.
Odile Mangeot, le 27 septembre 2016
(1) « marché
commun du Sud » : Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Venezuela
(2) Economiste, spécialiste des politiques agricoles
européennes et africaines, collaborateur régulier du Monde Diplomatique
(3) Pour la 3ème
fois, le 7 avril 1999, l’UE a été condamnée par l’OMC en raison des conditions
commerciales accordées aux pays africains à la suite de la plainte de 9 pays
d’Amérique latine exportateurs de bananes
(4) Mamadou
Cissokho, président honoraire du Réseau des organisations paysannes et des
producteurs agricoles d’Afrique de l’Ouest (Roppa)
(5) Les
informations qui suivent sont extraites du dossier spécial « Accords
Europe-Afrique : un marché de dupes » dans Politis du 01.09.2016
(7) Survie http://survie.org
(8) Pétition sur
le site d’ATTAC sur https ://blogs.attac.org/ape/article/ape-un-accord-de-pauperisation