Un nouveau cycle indéchiffrable ?
Comment apprécier la conjoncture qui
semble a priori difficilement discernable, tout en suggérant que nous sommes
entrés dans la fin d’un cycle, celui qui fut amorcé dans les années 90 par ce
qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation » ? Ce
« nouvel ordre mondial », mis en place par des gouvernements de
droite et de « gauche » ralliés à la seule alternative préservant le
système, est à bout de souffle. Il s’agissait à l’origine de contrer les effets
délétères du déclin de l’économie keynésienne-fordiste, marquée par la
surproduction relative, se traduisant notamment par la baisse du taux de
croissance ainsi que celui de la productivité. La solution trouvée a consisté à
assurer la suprématie du capitalisme financier pour réamorcer la conquête de
nouveaux marchés au Nord comme au Sud. Restaurer le taux de profit pour la
« croissance du capital » a pris différentes formes qui, aujourd’hui,
trouvent leurs propres limites : déréglementations des flux financiers
permettant, entre autres, délocalisations d’entreprises, spéculations
débridées, privatisations des services publics, néocolonialisme s’appuyant sur
des pouvoirs despotiques, kleptocrates et patrimoniaux, interventions
militaires pour faire main basse sur les matières premières et les énergies
fossiles… Ces politiques dites néo-libérales ont pu s’imposer grâce à des
institutions supranationales possédant, en apparence, toute la légitimité
supposée pour imposer ce nouveau cours, celui de la prétendue
« mondialisation heureuse » : Banque Mondiale, FMI, OMC, Union
européenne et même ONU. En un peu plus d’une trentaine d’années, le monde issu
de la 2ème guerre mondiale en fut bouleversé : crises dans les
pays du Sud, apparition de pays émergents, guerres, migrations, creusement
abyssal des inégalités sociales et territoriales, mise en cause de l’écosystème
jusqu’à la crise de 2007-2008, le sauvetage de la bancocratie et du capital
rentier et spéculatif. Les formations sociales (ce que communément on appelle
les sociétés) en ont été profondément affectées. Les rapports de forces de
classes entre elles, qui assuraient la domination des différentes fractions de
la « bourgeoisie », connaissent désormais un délitement ouvrant la
voie à d’autres possibles. Y compris les pires. En se centrant principalement
sur le devenir potentiel en Europe et en France, ce qui suit tente de souligner
les lignes de forces auxquelles nous sommes confrontés.
Montée du social-nationalisme et d’une gauche
réelle de rupture avec le capitalisme
Si la réunification de l’Allemagne a
permis sa domination au sein de l’Europe, c’est que cette entité de libre-échange
fut fondée dès l’origine sur la concurrence entre pays. Les contre-réformes de
Schroeder abaissant le prix du travail et augmentant la précarisation ainsi que
l’utilisation à l’Est de l’Hinterland(1) ont en effet permis à ce pays de
gagner en compétitivité, assurant ainsi provisoirement l’hégémonie de cet Etat
sur les autres.
La réduction des prestations sociales,
l’austérité, le dumping social et fiscal ont ensuite gangrené les autres pays,
l’élargissement de ladite Union Européenne accélérant encore ce processus
jusqu’à la panique provoquée par la crise de 2007-2008 puis par les migrations suscitées
par les guerres au Moyen-Orient et la misère en Afrique, notamment.
L’oligarchie européenne, cette caste imposant ses diktats budgétaires oeuvrant
en faveur des multinationales et des banques, se heurte à présent à des formes
de rejet et de rébellion qu’elle tente de maîtriser. Reste que les migrations
intra-européennes dont les travailleurs détachés sont l’emblème, tout comme
celles qui résultent de l’effondrement de sociétés du Sud n’ont fait
qu’exacerber la concurrence entre les travailleurs sur fond de chômage, de
précarisation et de désindustrialisation des pays centraux de l’Europe.
L’absence de toute politique
d’harmonisation sociale et fiscale, de volonté de ré-industrialisation
coopérative ne peut mener qu’à ce processus de rejet de cette Europe-là
confisquant toute souveraineté populaire.
Avant la crise de 2007-2008, ce sont
les mouvements nationalistes et xénophobes qui furent les premiers à traduire
les réactions épidermiques à l’Union économique et monétaire. De la France aux
Pays-Bas, en passant par l’Autriche, la Suède, le Danemark, la Finlande, le
Royaume (dés)Uni, l’Italie de la Ligue du Nord, et désormais l’Allemagne, les
mouvements d’extrême droite ont le vent en poupe. En revanche, les
organisations de rupture d’avec le capitalisme, de transformation sociale
marquent le pas, engluées qu’elles sont encore dans la mouvance social-libérale
des partis dont elles sont issues. Règne toujours l’illusion plus ou moins
prégnante qu’il serait possible de transformer de l’intérieur cette Europe-là,
institutionnalisée pour la domination du capital financiarisé.
Néanmoins, de l’Espagne (Podemos) à la
Grèce suppliciée, de l’Irlande du Sinn Fein en passant par Jérémy Corbyn au
Royaume Uni, ou par Mélenchon en France, les tentatives de sortir du dilemme de
la gauche « plus rien » se multiplient, tout en restant par trop
timorées. Elles ne trouvent pas (encore) le dynamisme nécessaire que lui
procureraient des mouvements sociaux d’ampleur. Certes, en Espagne notamment,
grèves, manifestations de résistance au néolibéralisme et aux politiques d’austérité
imposées mais, incontestablement à caractère défensif de maintien d’un certain
nombre d’acquis, ont conduit à des défaites successives. Car, le fond de
l’affaire n’est pas dans un arrangement avec les gouvernements ou l’oligarchie
européenne mais bien dans la mise en cause de leurs pouvoirs de plus en plus
illégitimes. L’enjeu précisément est de lutter contre les désespérances en s’appuyant
sur les désillusions populaires. Les castes arrogantes prétendant nous infliger
des politiques régressives suscitent les indignations et le dégoût. L’espérance
doit vaincre la peur qui est instillée dans le corps social par les dominants :
craintes d’affoler les marchés, de l’effondrement de l’épargne, d’accroître la
misère, des représailles et répressions et ce, surtout en agitant le spectre de
l’extrême droite pour que rien ne change.
Cette dernière remarque ne signifie
nullement qu’il ne faudrait pas s’alarmer de la montée du social-nationalisme,
cette dernière bouée de sauvetage d’un capitalisme aux abois. Si l’on ne peut
contester que le fascisme se caractérise par la conjugaison d’une démagogie
sociale avec un nationalisme xénophobe cherchant un bouc émissaire aux maux du
capitalisme, il convient de se souvenir que sa traduction concrète requiert une
« alliance au bord du gouffre » avec les forces conservatrices de
droite et de droite extrême. L’accès au pouvoir du nazisme, comme du fascisme
italien, en atteste. Nous n’en sommes pas là… et l’on voit que toute tentative
du front antifasciste « tous contre le FN » « sans distinction »
dans les circonstances présentes renforcerait immanquablement les forces
dominantes en difficultés, justifiant l’appel au « vote utile » dans
l’immédiat.
Ne demeure par conséquent que la
construction (laborieuse !) des forces alternatives de rupture d‘avec le
capitalisme et donc d’avec l’Union européenne, qui en est la forme
institutionnelle la plus prégnante.
Vers la crise du régime réellement existant ?
Pour garder le pouvoir, les classes
dominantes rencontrent désormais des obstacles réels pour maintenir les
« subalternes » sous leur joug. Les forces politiques d’alternance
électorale ne disposent plus d’un bloc électoral assurant successivement leur
suprématie. Elles parviennent de moins en moins à agréger autour d’elles des
groupes sociaux aux intérêts divergents. Traditionnellement autour des
catégories les plus aisées et des dirigeants du secteur privé, la droite
parvenait à rassembler artisans, commerçants, agriculteurs et obtenait le
soutien d’une minorité des classes populaires. Les politiques néolibérales qu’elle
a menées lui ont aliéné une partie des franges composites qu’elle agglutinait.
L’apparition de Sens Commun semble
une tentative de les rallier à nouveau sur une base sociale conservatrice. Il
n’est pas sûr que le fonds de commerce catholique conservateur soit durable
compte tenu de l’évolution des mœurs qui imprègnent la société française…
Sur le flanc gauche de la droite, le
parti dit socialiste réussissait quant à lui à regrouper les classes ouvrières
et populaires et les personnels des services publics autour d’une orientation
de confortation de « l’Etat social ». Or, les attentes de cet
électorat ont été plus que largement déçues par l’exercice du pouvoir de cette
formation politique ralliée corps et âme aux politiques néolibérales et ce,
malgré toutes les velléités exprimées lorsqu’elle était dans l’opposition. Les
apparatchiks de Solferino, tout comme les « boites à idées » à leur
service, ont vainement recherché un électorat alternatif à l’effritement du
bloc social dont il se réclamait… Etre moderne consisterait désormais face à la
soi-disant « disparition de la classe ouvrière » à obtenir l’adhésion
des personnes âgées ( !) et surtout des couches diplômées, voire plus
généralement, de ceux qui s’opposent à toute redistribution sociale et fiscale,
comme les cadres supérieurs et tous ces gagnants de la mondialisation. Il
s’agit là, de fait, face à la montée de la précarité, d’un bloc social
minoritaire. Disputé à droite comme à gauche qui peut prétendre s’imposer dans
la mesure même où l’abstention massive (61% aux Régionales de 2015) et
l’instrumentalisation de la peur, des attentats, du FN, de la sortie de l’euro,
des migrants... favorisent la démagogie du vote utile de préservation aveugle.
C’est sans compter, malgré la réalité
de l’apathie apparente des classes populaires, sur l’aspiration à une réelle
démocratie prenant en considération les besoins sous-jacents au rejet des
partis dominants : sécurité de l’emploi, revalorisation des salaires et
des prestations sociales, développement des services publics de santé, qualité
de l’environnement…
Face à l’illégitimité qui pèse sur les
politiciens du système, il est presque devenu banal, pour ceux qui prétendent
le perpétuer, de se déclarer antisystème pour mieux brouiller les cartes d’un
jeu où les dés sont pipés.
Etre lié à la bancocratie, adulé par
Gattaz du Medef, être l’ami de Jacques Attali ou de compter dans ses soutiens le
président d’Euronext, cette société qui gère les Bourses d’Amsterdam, de
Bruxelles, Paris, Lisbonne… n’empêche nullement Macron, le bébé de Hollande, de
se présenter comme un homme neuf. Ce recyclage d’un produit frelaté bénéficie
du concours des médias et de l’oligarchie. Le « système » est en
effet capable face à sa propre déliquescence de fabriquer des anticorps comme
il a tenté de le faire en Espagne avec Ciudadanos (2). Quant à l’avenir d’une
telle aventure qui ne repose que sur l’accentuation de la concurrence au profit
d’une minorité de gagnants, elle ne risque pas, dans la conjoncture présente,
de renouveler le fantasme giscardien d’un dessein national répondant aux
aspirations de « deux Français sur trois »(3).
Tout porte à croire que l’on risque
d’assister, avec la possible victoire d’un Macron face à Le Pen au 2ème
tour des présidentielles, à une crise de régime. Cette 5ème
République présidentielle fondée sur l’exercice du pouvoir d’un homme et d’une
majorité parlementaire de godillots, semble avoir fait son temps. Après l’ère
des frondeurs, qui a caractérisé le
quinquennat hollandais, on risque d’assister à des scènes d’empoignades peu
ragoutantes. La macronie disparate,
ces « nouveaux venus », ne pourra guère former une majorité avec les
rats qui auront quitté le navire des Républicains et de ladite gauche de
gouvernement. La lutte des places et les naufrages annoncés des partis
d’alternance susciteront des cacophonies et des règlements de comptes dont on
ne peut encore mesurer l’ampleur. Certains commentateurs parlent déjà d’un
probable retour à la 4ème république défunte. En effet, derrière des
choix maintenant le cap des contre-réformes libérales, le fumet des affaires et
des privilèges indus semble sonner la
fin d’un régime. Encore qu’il faille compter, pour en accentuer les craquements,
sur l’émergence salutaire des coups de boutoir du mouvement social.
Cette situation de crise de régime,
n’est pas propre à la France. D’autres pays, sous des formes spécifiques, sont
affectés de maux semblables. Ce sont les systèmes de pouvoirs institutionnels
qui sont ébranlés dans la mesure où ils ne parviennent plus, à l’aide des partis
dominants, à maintenir un consentement suffisant à leur exercice. Pour l'heure,
ce sont les forces nationalistes et xénophobes qui récoltent les fruits amers
des politiques néolibérales, offrant ainsi une porte de sortie à une fraction
des classes dirigeantes. L’élection de Donald Trump ou les turbulences que
connaissent les pays de l’Europe de l’Est en attestent. Un nouveau cycle d’instabilité,
d’ingouvernabilité est à prévoir. Réduite à la confrontation des divergences
d’intérêts entre fractions dominantes autour d’un « « bloc bourgeois »
restreint, il continuera à tracer la voie du pire à venir si la passivité des
classes ouvrières et populaires se confirmait, si n’apparaissait pas un pôle
politique de transformation radicale porteur d’espoir. En tout état de cause,
même si ces hypothèses se confirmaient, le chemin d’une reconstruction
anticapitaliste sur fond d’effritement de l’Union européenne sera certainement
semé d’embuches.
Gérard Deneux, le 29.03.2017
(1) Hinterland (arrière-pays),
désigne les pays de l’Est sous influence allemande
(2) cf article Espagne, Podemos. Le mouvement social et les élections, PES n° 31
(février 2017)
(3) en référence au livre de Giscard
d’Estaing Deux Français sur trois
(1986)