2013, année de tous les dangers,
année de tous les possibles
émancipateurs
Le début d’année
invite à un exercice, toujours aléatoire, de prospective. Le surgissement
d’évènements inattendus déjoue bien souvent les pronostics de sens commun.
D’ailleurs, l’année 2012 n’en a pas été dépourvue. On peut néanmoins se risquer
à ce type de réflexion en s’appuyant sur les tendances fortes apparues dans la
dernière séquence historique, quitte à rester mesuré sur les jugements émis.
Commençons par les Etats-Unis, ce pays toujours maître du
monde, quoique en déclin. La crise de surproduction y a pris la forme d’un
endettement massif dont il n’est pas prêt de sortir. Après le renflouement des
banquiers, la bataille qui fait rage au sein des élites politiques consiste à
déterminer sur qui faire porter l’effort
fiscal et la réduction des dépenses publiques. Les politiques d’austérité,
quelle qu’en soit la forme, risquent de plonger le pays dans la récession à
moins que l’on assiste à une dévaluation du dollar et, concurremment, à des
mesures inflationnistes. Quoi qu’il en soit, le 1 % des plus riches, tant
décrié par le mouvement Occupy Wall Street, n’est guère prêt à céder du terrain,
soutenu qu’il est par les Républicains et le Tea-Party, opposé au rôle
régulateur de l’Etat fédéral. Quant à Obama et «ses» démocrates, on ne les sent
guère décidés à mettre en œuvre une politique aux accents rooseveltiens. Qui
plus est, la gauche y compris au sein des Indignés, n’ose guère s’attaquer au
gouvernement et encore moins proposer des revendications concrètes[1].
Les inégalités criantes risquent
encore de s’aggraver ce qui, peut-être, provoquera des mouvements populaires
surtout si des coupes sombres dans
les prestations sociales, déjà bien
maigres, aggravent encore le sort des plus démunis.
Contradictoirement,
la réduction des dépenses militaires, même si elle est impérative n’est pas à
l’ordre du jour. L’armée, cet instrument de puissance, s’est déjà reconfigurée
pour faire face aux évolutions des rapports de force mondiaux. Certes, malgré
toutes les fanfaronnades, les guerres d’Irak et d’Afghanistan sont des défaites
dont les leçons ont été tirées. L’occupation de territoires n’est plus une
panacée, les opérations ciblées, y compris les assassinats par drones
interposés, font désormais partie de l’arsenal guerrier «chirurgical» surtout
au Moyen Orient. La raison en est simple : malgré le discours d’Obama au Caire
tentant de se réconcilier avec le monde arabe, ce que retiennent les peuples
c’est l’enlisement guerrier, le soutien inconditionnel à Israël et le printemps
arabe qui a délogé ou déstabilisé les dictateurs et ploutocrates arabes, y
compris en Arabie Saoudite et dans les autres pétromonarchies malgré l’idée et
le soutien que leur accordait la première puissance mondiale. Bref, l’hégémonie US s’est là plus qu’ailleurs
fissurée, et ce, malgré la disparition presque totale de l’URSS d’hier et le
retour poutinien de la Russie d’aujourd’hui. Le processus révolutionnaire amorcé va certainement connaître de nouveaux développements sur fond de
crise sociale et politique et d’ajustements structurels brutaux, du moins dans
les pays ne disposant pas de la manne des pétrodollars.
D’ailleurs, il
semble bien que la mise en coupe réglée
du Moyen Orient ne fasse plus partie de
l’agenda des Etats-Unis et ce, pour au moins deux raisons :
l’extraction du gaz et du pétrole de schiste leur procure des ressources
suffisantes et à moindre prix. Le
recentrage de leur armada militaire en
Asie démontre que l’épicentre du
monde capitaliste s’est déplacé. On pourrait d’ailleurs assister au surgissement de mouvements écologistes
contestant ce mode d’exploitation et de destruction de la nature ainsi qu’à un renouveau des mouvements pacifistes
selon le degré de tension entre la Chine et le Japon. Pour les contrer quoi de
mieux que la construction d’un nouvel ennemi : après le péril vert (et le «terrorisme islamiste»),
quoi de mieux que le péril jaune !
En effet, dans l’espace asiatique de puissants
mouvements tectoniques contradictoires sont à l’œuvre, sans que l’on puisse
prévoir les lignes de faille qui surgiront pour en modifier le paysage
politique : l’exemple du Japon est
éclairant. Un mouvement de contestation demandant l’arrêt des centrales
nucléaires après la catastrophe de Fukushima demeure mobilisé et pourtant la
droite extrême militariste, pro-nucléaire l’a emporté. La mer de Chine est devenue un champ clos d’affrontements entre les
différents protagonistes (Corée, Vietnam, Japon, Chine, Philippines, USA) afin
de s’accaparer les ressources énergétiques et halieutiques. Ils pourraient
dégénérer à tout moment sous l’effet de l’accroissement des dépenses militaires
et des volontés belliqueuses accrues par la logique des blocs qui se
constituent. En effet, la marginalisation de l’ONU depuis plus d’une décennie,
de la Yougoslavie à l’Irak en passant par la Palestine, laisse supposer que
désormais prévalent l’unilatéralisme, le fait accompli et, par conséquent, la
montée irrépressible des tensions.
Toutefois, comme
dans les pays arabes, le poids démographique de la jeunesse éduquée, urbanisée,
d’une classe ouvrière importante n’est guère propice au développement des
mouvements xénophobes et nationalistes. Tout dépend bien évidemment de la
capacité de manipulation des masses par les élites politiques au Japon, voire
en Chine. Mais nous ne sommes plus dans les années 30-40. Le vieux se meurt. A
preuve le puissant mouvement contre les viols en Inde dans cette société
caractérisée, il y a peu, par son machisme et la prégnance des castes.
Bref, plus encore
qu’au Moyen Orient, l’impérialisme US rencontrera des difficultés pour
maintenir son leadership, confronté qu’il sera là plus qu’ailleurs à la
sourcilleuse volonté d’indépendance des peuples et des Etats. Car dans la
mémoire des peuples demeurent les affres de la 2ème guerre mondiale
(les bombes atomiques sur le Japon), la guerre du Vietnam et les ingérences
meurtrières des USA (Indonésie). Les élites dirigeantes pourraient certes
s’appuyer sur le gendarme US ou sur la logique des blocs (Russie/Chine contre USA/Japon)
mais, pour autant que cela serve leurs intérêts. Et l’on voit mal le
pusillanime Obama faire plus que jouer la prudence, le défilé de son armada
dans le Pacifique et le recours à la rhétorique vertueuse et grandiloquente
dont il a le secret… mais, ce, sans effet notable. D’autant qu’il risque de se
trouver sollicité de toutes parts et pas seulement en interne.
En Amérique latine, où la «basse
cour» US se réduit comme peau de chagrin et où les coups d’Etat à l’instigation
de la CIA semblent de plus en plus difficiles à mettre en œuvre, le mouvement
vers plus d’indépendance économique et politique vis-à-vis des USA semble pour
l’heure irréversible. Du Venezuela à la Bolivie, de l’Equateur au Brésil, voire
à l’Argentine… l’agenda des élites et classes dominantes semble défini par les
puissantes mobilisations qui contestent tous les effets précédents du
néolibéralisme. Il en fut ainsi au Chili lors de la contestation étudiante.
L’altermondialisme, la lutte des sans terres, les caceroles et l’occupation
d’usines autogérées ont laissé des traces dans les mémoires collectives.
D’ailleurs, on assiste à une planétarisation
de la contestation des politiques d’austérité autoritaires y compris au Canada (Québec).
En Europe, maillon faible du
dispositif capitaliste mondial, rien ne laisse supposer pour le moment une
modification du rapport de forces en faveur des classes populaires, mise à part
l’exception de la Grèce, et encore ! Certes, les conceptions économiques
néolibérales se sont fracassées sur la réalité de la crise : le sauvetage
des banquiers et autres créanciers, l’endettement des Etats en a, en partie,
résulté. Mais les mêmes politiques sont à l’œuvre marquées désormais par
l’urgence de l’austérité. La zone euro en est fragilisée, le commandement de la
Troïka et l’Allemagne soumis à des critiques venant d’en bas. La récession surtout dans les pays du Sud
de l’Europe semble le scénario le plus
probable. Dans les pays à démographie vieillissante, marqués qui plus est à
l’Est par la faillite des capitalismes d’Etat dits socialistes, la gauche
radicale anti capitaliste peut-elle s’enraciner dans les classes ouvrières et
populaires ? Rien n’est moins sûr ! Plusieurs phénomènes négatifs invitent au pessimisme : la désindustrialisation, la casse des collectifs
ouvriers, l’atomisation des classes populaires masquée par la précarité, les
illusions persistantes malgré les déconvenues dans les partis d’alternance y
compris les socio-libéraux, le poids restreint des forces de transformation
sociale et surtout le repli individualiste. D’autres facteurs régressifs sont à souligner : le refuge dans
l’abstentionnisme, les divisions catégorielles et racistes ainsi que les
difficultés qui y sont liées, à savoir le «désir» d’engagement collectif qui, à
l’heure des nouvelles technologies, semble désuet. Quant aux luttes menées,
voire celles à venir, du fait des licenciements programmés par la récession,
elles revêtent des formes défensives sans réel impact politique à court terme.
Face à cette réalité de contestation larvée
les forces politiques d’alternance sont tentées de faire prévaloir l’union
sacrée entre droite et gauche pour que rien ne change. Verra-t-on en France le
parti Solferino s’allier à l’UDI de Borloo ? L’autre solution déjà mise en
œuvre consiste dans le recours à des hommes providentiels, des ex-banquiers et
technocrates comme Mario Monti en Italie, et ce, afin de mettre au pas des formations politiques hésitant à recourir aux politiques
d’austérité. La «génération sacrifiée» longtemps baignée dans l’égotisme ne
semble pas posséder les ressorts suffisants pour s’unir autour d’un projet de
lutte anticapitaliste radical. Des
explosions sociales surtout dans les quartiers populaires ou contre des
projets mettant en cause l’environnement sont certes possibles. Mais elles risquent d’être brouillées par le système
électoral bloquant toute percée sociale
et par les positionnements politiques d’alliance avec les socio-libéraux visant
à conserver quelques strapontins locaux.
A contrario, en Grèce et dans une moindre mesure, en
Espagne et au Portugal, les mouvements de masse ont connu une ampleur sans
précédent, l’effet de politisation et de rejet des partis traditionnels y est
certain, sans pour autant qu’une perspective claire ne s’en dégage, à
l’exception controversée de la Grèce. Dans ce laboratoire des politiques
d’austérité draconiennes se font désormais face Syriza et l’Aube Dorée. Mais si
la classe dirigeante, gauche et droite unies, est déconsidérée, la purge
sociale qui est imposée crée un climat délétère, source de tous les dérapages.
Rocard n’a-t-il pas laissé entendre qu’il fallait éviter le recours aux
colonels comme si la dictature était déjà une option sur la table ?
Quant aux Indignés d’Espagne ou du Portugal,
tétanisés par l’alternance de la démocratie représentative, ils n’osent pas s’en prendre à ce type de régime
qui leur est imposé. Il n’empêche,
travaille en sourdine le processus de décomposition-recomposition
du paysage politique. Que va-t-il en sortir ? A priori, en Espagne,
comme au Royaume Uni ou en Belgique, des forces nationalitaires sont à l’œuvre.
Les égoïsmes territoriaux, les replis nationalitaires se situent toujours dans
l’orbite du système, tout comme la montée des Extrêmes-Droites fascisantes. Ce qui manque effectivement, c’est une effervescence militante
anticapitaliste, faite d’engagements collectifs pugnaces, s’en prenant à la
fois à la Troïka de Merkel et aux régimes et forces politiques qui s’en
accommodent. Et dans cette perspective, l’isolement devant l’écran informatique
est contre-productif : le semblant faire dans sa bulle n’est qu’un faire
semblant inoffensif.
Si d’aventure,
comme cela s’est produit au début du printemps arabe, sans d’ailleurs toucher
les pays du nord de l’Europe, le processus
révolutionnaire au Moyen et Proche Orient s’approfondissant, l’effet mimétisme pourrait de nouveau
se dupliquer. Car contrairement à ce que pensent de nombreux Cassandre[2],
dans cette région du monde rien n’est réglé. Mise à part la relégation
définitive de trois dictateurs kleptocrates, les raisons de la révolte sociale sont toujours agissantes. Ceux
qui prétendent aujourd’hui incarner le nouveau pouvoir semblent bien incapables
d’introduire les mesures de justice sociale et d’égalité réelle attendues. Déjà
plus ou moins disqualifiés, les Frères musulmans ne sont pas à l’abri de
sérieuses déconvenues. Le dieu qu’ils invoquent pour les surmonter a l’odeur du
souffre : le dollar. Ils quémandent l’aide du FMI ou celle des
pétromonarchies. Il n’est pas sûr qu’une nouvelle dépendance avec son cortège
de brimades liberticides, même si elle s’exerçait au nom d’Allah, serait
facilement acceptée. La jeunesse urbaine,
fer de lance du mouvement d’insurrection populaire, frustrée dans ses
aspirations, les secteurs ouvriers combattifs décidés à faire reculer
l’exploitation et l’oppression dont ils sont victimes, vont certainement occuper l’espace politique qui leur revient.
A moins d’une répression sanglante, ni les élections truquées, ni les
abstentions massives n’y changeront quelque chose.
Le pire c’est bien
évidemment le contre exemple de la Syrie
où le clan du dictateur s’accroche au pouvoir au prix d’une guerre civile
meurtrière faisant resurgir les vieux démons de la martyrologie au nom d’Allah,
s’efforçant de dresser les musulmans entre eux, chiites contre sunnites, et les
religieux contre les athées. Cette région du monde, activée par la logique des
blocs s’ingérant dans la lutte émancipatrice des peuples pour la pervertir, pourrait
s’apparenter aux Balkans d’avant la guerre 14-18. Quoi de mieux qu’une guerre
de civilisation masquant derrière les appétits occidentaux, grands russiens et
chinois, la lutte pour l’hégémonie régionale entre les wahhabites et les
mollahs ? Certes, le pire n’est pas
certain d’autant que les manifestations populaires au début de l’insurrection
en Syrie n’avaient pas de caractère communautaire ou ethnique et qu’en Egypte, comme en Tunisie, des forces
politiques nouvelles ont surgi y compris des dissidences des Frères
musulmans. Mais le temps est compté.
L’Etat juif, le gouvernement
d’extrême droite à sa tête, pousse à la surenchère contre l’Iran pour embraser
toute la région. Sans que l’on puisse en prévoir les enchaînements et les
dénouements catastrophiques, une attaque d’ampleur contre les sites nucléaires
iraniens ressouderait la population de ce pays autour des mollahs au détriment
de ses aspirations. Elle étoufferait également les revendications à mieux vivre
exprimées par les Indignés israéliens. La volonté d’existence indépendante des
Palestiniens s’abîmerait dans le gouffre des affrontements à caractère
religieux.
A moins que se lève, comme ce
fut le cas lors de l’invasion de l’Irak, un
mouvement pacifiste mondial, l’aura déjà ternie de l’Etat juif en serait
ainsi démonétisée et des liens entre les différents peuples, y compris
israélien, changeraient la donne. D’ailleurs, ni le grand frère états-unien de
l’Etat juif, ni son allié l’Arabie Saoudite théocratique, tout comme les
pétromonarchies et l’Europe, encore moins la Chine dépendante pour son énergie,
n’ont intérêt à un tel embrasement. Ils préféreraient miser sur l’épuisement
des peuples pour imposer la «paix des braves» avec leurs hommes à eux, quitte
pour chacun d’entre eux, à faire des concessions, y compris à l’ours poutinien.
Quant à l’Afrique, terrain de chasse
de tous les impérialismes concurrents, il est le lieu de toutes les dictatures.
De ce trou noir peuvent surgir des
mouvements de masses imprévisibles, comme ce fut le cas en Afrique du Sud dernièrement.
En tout état de
cause, l’année 2013 laisse augurer
des soubresauts imprévisibles d’autant que les pronostics et hypothèses
ci-dessus oblitèrent une donnée essentielle. En effet, la crise du capitalisme pourrait
rebondir sous d’autres formes : crise immobilière en Chine, bulle des
nouvelles technologies informatiques (secteur déjà saturé, les PC se vendent de
moins en moins), dévaluation compétitive du dollar pour relancer les
exportations US, désintégration de l’Europe (le Royaume Uni prenant le large,
suivi d’autres pays), intervention de l’OTAN en Afrique (Mali, République
Démocratique du Congo…). Tous ces dérapages sont de l’ordre du possible.
Souhaitons que ce
pessimisme ne soit que conjoncturel. Encore faudrait-il qu’un cours nouveau
fait de convergences, de solidarités s’impose contre des logiques meurtrières.
Encore faudrait-il qu’ici et maintenant la chaleur humaine des regroupements
s’opère pour écrire, diffuser laborieusement des éléments programmatiques en
véritables alternatives au capitalisme. C’est tout le mieux qu’on peut nous souhaiter
pour l’année 2013.
Gérard Deneux, Amis de l’émancipation Sociale, le 5 janvier 2013
[1] Voir l’article très documenté du Monde Diplomatique (janvier 2013) de Thomas Frank «Occuper Wall Street, un mouvement tombé
amoureux de lui-même»
[2] héroïne de l’Iliade qui reçut d’Apollon le don de
prévenir l’avenir, mais, se refusant à lui, il décréta que personne ne croirait
en ses prédictions