Egypte: des journées de
janvier qui préparent des bouleversements considérables
Les affrontements entre manifestants et les
forces de répression devant le palais présidentiel ont pris fin à 5 h du matin
le samedi 2 février.
Par ailleurs, ce vendredi 1er février,
qui était prévu à l'origine pour "dégager" Morsi, il y avait moins de
participation aux manifestations que vendredi dernier. Les raisons politiques
qui en ont été données oublient souvent d'expliquer le plus remarquable, la
durée, 9 jours (au moins) de manifestations et d'affrontements importants,
après déjà trois semaines de grande ampleur fin novembre et début décembre. Ce
sont les raisons de cette durée qu'il faut essayer de comprendre afin d'en
saisir le contenu. Pour se rendre compte surtout que personne ne pense que ce
soit fini. Tout le monde s'attend au contraire à un prochain soulèvement encore
plus large. Et pour la plupart, une entrée dans l'inconnu.
Le
tournant politique du FSN
On peut chercher à attribuer cette
moindre participation le vendredi 1er février, comme cela a été fait dans une
certaine mesure par les journalistes, à la pluie battante. Ou plus
probablement, à la crainte provoquée par les violences qui avaient fait la
semaine précédente 53 morts et 2 000 blessés, au moins. Et puis surtout, du
fait de l'attitude des grands partis et mouvements d'opposition rassemblés dans
le FSN qui ont clairement rejoint le camp des "institutions"
détestées par le peuple, contre le mouvement de la rue et au nom de la
non-violence.
Le FSN a en effet proposé, deux jours
avant la manifestation, un gouvernement d'union nationale, Frères
Musulmans-Salafistes-FSN pour arrêter, selon eux, les violences. Et pour faire
cette proposition, le FSN s'est allié à l'extrême droite salafiste du parti Al
Nour, principal instigateur des brutalités par l'armement de milices islamiques
et dont le but est clairement d'imposer une dictature sur le peuple en
détruisant violemment tous ses organes d'expression démocratique.
En mettant sur le même plan - avec de
tels alliés - les violences de la police et l'armée et celles des manifestants
qui ne font que tenter de se défendre, sans parler de leurs raisons de fond à
se défendre contre la violence économique de ce régime où près de 40% de la
population vit avec moins de 1,5 euros par jour, le FSN a pris clairement
position contre la rue. Bien sûr, il a aussi appelé à manifester ce vendredi.
Mais dans quel but ? Car cette mise à égalité des violences a clairement
signifié, la population égyptienne l'a bien compris, que les libéraux, les
démocrates, les socialistes nassériens et les principaux mouvements de jeunes
démocrates révolutionnaires, alliés dans le FSN, qui avaient été porté au
devant de la scène de l'opposition ces deux premières années de révolution, ont
pris position contre la continuation de la révolution.
Pour dénoncer "la" violence, le FSN refait
l'histoire et prétend que la chute de Moubarak s'est faite pacifiquement. On
voit d'ailleurs à cette tentative explication que c'est bien la violence du
peuple qui est visée. Or c'est un mythe que Moubarak soit tombé pacifiquement.
Non seulement parce qu'il y a eu des centaines de morts mais aussi parce que
presque tous les commissariats de police ont été brûlés le 28 janvier 2011 tout
comme les sièges du PND et autres bâtiments symbolisant la force publique.
Le FSN a pris ce tournant parce qu'il a
peur de la révolution sociale mais aussi parce qu'il a compris, le dirigeant de
l'armée et ministre de la défense leur a expliqué, qu'il ne fallait pas qu'il
compte que l'armée lâche les Frères Musulmans malgré leurs querelles, à leur
profit. Pour un gouvernement FSN/armée en quelque sorte. Non pas que l'armée ne
le veuille pas. Mais parce qu'elle ne le peut plus. La situation est tellement
tendue, l'appareil d'Etat y compris l'armée, tellement fragilisé, qu'il faut
que l'armée et la religion s'unissent tant qu'ils ont encore un peu d'autorité,
pour préserver la propriété et l'ordre. Les Frères Musulmans sont certes haïs
par le peuple mais il leur reste un peu d'autorité, par le biais de ce qui se
maintient de leurs deux millions de membres, de leurs milices et de leur
influence sur les mosquées. Le FSN a déjà perdu toute autorité et en plus il
n'a guère de troupes bien solides.
La
profondeur et l'étendue du tournant
On assiste aujourd'hui, à un profond
rejet de toutes les institutions. Plus personne ne croît dans le gouvernement,
l'armée, la justice, la police, les mosquées, les islamistes, Frères Musulmans
ou salafistes, et maintenant les partis et mouvements d'opposition regroupés
dans le FSN. Les journées de janvier 2013 ont ressemblé à la situation
insurrectionnelle de janvier 2011, à la différence qu'après deux ans
d'expériences diverses, d'un gouvernement de l'armée nationale à l'islamisme
politique en passant par la démocratie participative et tous les partis et
mouvements qui la défendait, il ne semble plus y avoir d'alternative.
En même temps, ces derniers jours,
toutes les tentatives pour mettre fin aux vagues de révolte par la violence
d’État ont échoué. La brutalité de la police n'intimide plus une grande partie
des manifestants qui ont même réussi ces derniers jours à se saisir d'un haut
officier de police et de trois véhicules blindés de la police. La propagande du
gouvernement assimilant les manifestants qui ont attaqué les commissariats de
police et les sièges des gouvernorats à des bandits, n'est ni entendue ni crue.
Pour exemple, lors des affrontements qui se sont déplacés dans les rues
d'Héliopolis, banlieue où se situe le palais présidentiel – un peu le XVIème arrondissement
de Paris – où des Black Blocs, ou prétendus tels, jetaient cocktails molotov,
pierres et fusées sur les forces de police, les gens ont clairement choisi leur
camp en insultant les policiers depuis leurs balcons. Ou encore, le
gouvernement a cru bon d'interdire les Black Blocs apparus à cette occasion,
les présentant alternativement comme des milices chrétiennes ou des instruments
de Moubarak et toujours comme des voyous seuls fauteurs de toutes les
violences. Le seul effet a été de permettre aux marchands ambulants de vendre
des milliers de leurs masques aux parents parce que leurs enfants les
demandaient. Enfin le couvre feu imposé par Morsi aux villes du canal de Suez,
Port Saïd, Suez et Ismaïlia a été ridiculisé par les manifestants qui l'ont
défié en manifestant et chantant se moquant ouvertement de l'impuissance de
Morsi. C'est une révolte contre les islamistes et l’État que la police est
incapable d'arrêter et probablement pas non plus l'armée.
Pour que les manifestants cessent de
s'en prendre aux bâtiments représentant l’État, il faudrait qu'ils sentent et
pensent que cet État les représente. Or c'est tout le contraire. Et aucun des
grands partis et mouvements au pouvoir ou dans l'opposition montre qu'il n'a de
solutions de rechange. Ils sont tous paniqués à se demander s'il faut condamner
ou pas cette violence populaire sans être même capables de se pencher sur la
signification de ce tournant.
Ce qui fait que personne n'est en
situation de contenir cette colère populaire ou même la capitaliser. Ce qui est
d'une certaine manière le certificat de décès de toutes les solutions
politiques issues de la révolution démocratique de janvier 2011 et des attentes
populaires à leur égard.
Les
raisons de fond du tournant et leurs conséquences
Cela n'est pas étonnant. Tous les
partis d'opposition ont limité les objectifs de leurs combats au sommet de
l’État, d'abord contre l'armée et maintenant contre les islamistes, sans jamais
avoir tenté de poser les problèmes économiques et sociaux et encore moins d'y
chercher et trouver des solutions. Or le pays est à deux doigts de la
banqueroute. Le budget est déficitaire à des niveaux inimaginables, les
réserves sont inexistantes de telle manière que personne ne sait comment le
pays pourra importer pétrole et nourriture dont les gens ont tant besoin. Et le
FMI soumet ses aides à des augmentations drastiques des taxes en tous genres y
compris sur les produits de première nécessité. Taxes que le gouvernement avait
annoncées en décembre mais à propos desquelles il avait ensuite reculé devant
l'immense colère populaire soulevée par ces annonces. Or le peuple a faim et
est à la limite de la rupture.
Et bien que certains partis du FSN,
comme les nassériens, aient leur base en milieu populaire et ouvrier, ou dans
le mouvement syndical bourgeonnant, alors que les autres partis et mouvements,
l'ont plutôt dans les couches moyennes et supérieures, jamais le FSN n'a voulu
abordé ces questions économiques et sociales, et même pire, n'a jamais critiqué
la politique d'austérité que demande le FMI et que cherchent à mettre en place
les Frères Musulmans. Seul le parti nassérien avait abordé ces questions, mais
de manière floue, lors des présidentielles, ce qui avait valu le formidable
succès de son candidat montrant bien combien ces questions sont au centre de la
colère populaire et pas le fait de savoir s'il faut un régime parlementaire,
théocratique, ou encore un mélange, etc.
De ce fait, tout aussi sûr que le
Titanic avançant dans la nuit vers son iceberg, le pays va tout droit, les yeux
fermés pour ses dirigeants, vers une formidable explosion économique et
sociale, une deuxième révolution de la faim telle qu'il l'avait déjà connu en
1977. A la différence cette-fois ci, que lorsque surgira le "peuple de l'abîme", son amplitude
et sa violence seront décuplées par deux années de soulèvements partiels, de
centaines de morts, de milliers de blessés et d'emprisonnés, une police
déliquescente, une armée paralysée par des menaces de désagrgation et par le
fait qu'aucun parti et mouvement actuel ne le veut, le prépare et donc,
d'ailleurs, ne le capitalisera.
Si cette explosion est inéluctable, la
seule chose qu'on ne sait pas, c'est si elle se fera en mille émeutes
dispersées ou en un seul surgissement gigantesque. C'est cela qui donnera la
forme du régime à venir.
Il est en effet plus que probable qu'on
verra alors les islamistes et l'opposition s'unir derrière l'armée et la
police, tout autant d'ailleurs que les mouvements de jeunes révolutionnaires
démocrates, facebookers et autres, contre ces émeutes de la faim, au nom de la
stabilité sociale, de la propriété et de l'ordre. Les événements de janvier
2013 viennent de nous en donner un avant goût. Et il ne fait pas de doute que
ces alliés, tous partisans de la démocratie et de la non-violence, n'hésiteront
pas à aller, s'ils en ont les moyens, jusqu'à un massacre des pauvres révoltés
du type de celui de juin 1848 à Paris s'il y a soulèvement global, ou, une
dictature fascisante féroce contre les exploités en cas de révoltes émiettées.
S'ils en ont les moyens, bien sûr, car
l'état de la police et de l'armée ne le leur permettront peut-être pas, surtout
quand on voit le courage et la détermination de la jeunesse à qui les forces de
répression, pourtant féroces dans ce pays, ne font plus peur, mais aussi sa
lente maturation psychologique et politique.
Les
deux révolutions, démocratique et sociale et ce qu'impliquent psychologiquement
démocratie participative et démocratie directe
La révolution démocratique, celle qui a
occupé toute la scène politique jusqu'à présent et qui voulait construire avec
le règne de la loi une démocratie représentative, était animée par une haine de
l'autoritarisme du régime de Moubarak. La seconde, la révolution sociale
n'était pas visible jusque là. Elle avait pourtant un programme "le pain, la justice sociale, la liberté"
et des demandes politiques spécifiques pour la réalisation de ce programme:
dégager tous les petits Moubarak de toutes sortes, à tous les niveaux de
l'économie ou de l'administration. Mais cette haine de la dictature sociale
n'avait personne pour la remarquer et la dire.
L'essentiel du peuple des manifestants,
de ceux qui se sont affrontés en janvier 2013 aux forces de l'ordre, qui ont
encerclé les gouvernorats, brûlé les commissariats ou bloqué les voies ferrées,
ceux qui ont cherché à faire des milices d'auto-défense et se nomment parfois
Black Blocs ou Ultras, ont toujours vu dans la démocratie représentative
défendue par le FSN qu'un système fait pour les marginaliser, mettre en
minorité l'immense majorité du peuple des usines et des campagnes, des rues et
des bureaux, en bref étouffer ou utiliser la démocratie directe des grèves et
manifestations, des places et des assemblées générales. Les hommes de la
révolution sociale étaient les soutiers de la révolution démocratique. Or avec
la trahison par le FSN, déjà en décembre 2012 et plus clairement encore en
janvier 2013, il y a eu là pour le peuple de la rue, une rupture psychologique
avec de longues habitudes séculaires de renoncement, de soumission...
C'est pour ça que leur prise de la rue
de cette fin janvier-début février n'est pas qu'une protestation comme il y a
en a déjà eu bien d'autres. Là, les soutiers de la révolution étaient seuls,
livrés à eux-mêmes et ils s'en sont rendu compte. Ils ont fait ces journées
sans ou contre les partis qui jusque là les avaient dirigé et leurs avaient
donné objectifs et dirigeants. On avait déjà vu, notamment le 28 janvier 2011,
un mix de la révolution sociale et de la révolution démocratique. C'est cela
qui avait fait tomber Moubarak. Puis la révolution démocratique avait continué
sa marche sans se préoccuper de ceux d'en bas. Mais après les journées de
décembre 2012, lorsqu'ils étaient 750 000 à marcher sur le palais présidentiel
de Morsi en exigeant son départ et que, déjà, le FSN avait sauvé ce dernier, en
l'aidant à détourner la rue vers les urnes du référendum sur la nouvelle
constitution, il s'était passé quelque chose d'étrange. L’Égypte avait été
envahie d'un grand silence. Même le 1er janvier si festif d'habitude n'avait
pas été fêté. La révolution sociale digérait la trahison du FSN, de la
révolution démocratique et mûrissait sa réponse. La révolution sociale devait
chercher son expression propre, son chemin ou mourir..
Le défi de Port Saïd, Suez et Ismaïlia
au couvre feu de Morsi et de l'armée a été la réponse la plus nette. En
commençant par provocation à manifester dès que le couvre feu commençait, tout
en chantant, dansant, jouant au foot pendant sa durée malgré le drame du
massacre du stade de Port Saïd et les condamnations à mort de supporteurs, ils
affirmaient là, à tous et à eux-mêmes, non seulement qu'ils s'asseyaient sur
les décisions du pouvoir, que l'armée même ne pouvait plus les faire appliquer,
mais que eux pouvaient être la loi, la règle. C'était une manière d'affirmer un
autre pouvoir, d'autres codes et valeurs: une loi d'honnêteté, de joie et de
courage, qui ne se réduise pas à leur
démocratie factice des bureaux de vote. Car d'une certaine manière, ils
détestent les bureaux de vote. Ils les ont toujours détesté.
Jusque là, ils les fuyaient et
continuaient à en subir la loi. Pensons que le sénat - élu au suffrage
universel - qui aujourd'hui légifère par défaut de l'Assemblée législative
dissoute, n'a été élu qu'avec une participation de 7% et que le scrutin le plus
suivi depuis deux ans n'a guère dépassé 50% de participation, officiellement,
beaucoup moins probablement. Et que cette participation, plus on avance dans le
temps, est en chute libre. Pour eux les élections sont profondément et doublement
injustes. Encore plus en Égypte qu'en France, les élections sont affaire
d'argent. Non seulement parce qu'il n'y a aucune subvention de l’État, tout
dépend donc de la seule richesse des candidats mais aussi parce qu'on achète
les électeurs, les scrutateurs, les juges, les journaux, les radios, les
télévisions, bref les résultats. C'est une double injustice parce qu'il y a
tricherie généralisée mais aussi parce que les pauvres en sont systématiquement
et particulièrement exclus, seulement convoqués une fois tous les 4 ans pour y
jouer le rôle de figurant dans un film où les rôles vedettes sont toujours
tenus par les autres classes. C'est un système électoral de classe qui consiste
à faire croire qu'il est l'expression du peuple alors qu'il est l'exclusion du
peuple. En bref, pour tous ceux qui tentent d'imposer une autre démocratie par
la rue, les élus au parlement, au sénat ou à la constituante ne doivent leur
siège qu'à leur capacité à tromper le peuple.
Depuis décembre-janvier, le changement,
c'est qu'en inventant l’embryon psychologique d'un autre pouvoir, une autre
démocratie, celle de la rue, tout d'un coup se matérialise ce qu'ils
ressentaient depuis toujours sans oser le penser, à savoir que tout ce cinéma
de la démocratie représentative n'est rien qu'un théâtre d'ombres, insensé et
dérisoire, mort.
La différence de contenu des
manifestations de janvier, c'est cela, et, ça s'est vu très clairement. Les
partis du FSN et même leurs leaders les plus populaires comme Khaled Ali, un
des avocats-militants du nouveau syndicalisme, qui ont tenté de s'interposer
entre forces de répression et révolution tout en appelant à la non-violence,
ont été conspué. "Allez chercher
votre paye" a-t-on entendu à leur encontre. Sous entendu, allez vous
faire payer par la police pour ce que vous faites. Le désarroi des militants du
FSN était patent. Ils ne savaient plus quoi dire ou faire. Du coup, il n'y
avait personne, aucun parti pour fausser le fait brut, le détourner,
l'utiliser. Les Black Blocs par exemple, qui sont l'expression du besoin d'une
milice populaire et peut-être leur embryon, qui n'ont rien à voir avec ceux
d'occident, se voulaient service d'ordre, protection des manifestants, et ont
servi ainsi à la manifestation de Mahalla, en ont été un des signes. Ils ont
surpris tout le monde semblant surgir de nulle part. Or tout ce qui
représentait l'ancien monde les a sali. Les Frères Musulmans ont dit que
c'étaient des milices chrétiennes, le pouvoir les a interdit en les présentant
comme des bandes de gangsters, les révolutionnaires patentés ont prétendu que
c'était à cause de leurs méthodes que la police était aussi violente, que sans
eux, on pourrait renverser Morsi pacifiquement...
Réponse de la révolution: comme on l'a
vu plus haut, les familles achetaient partout les masques des Black Blocs (
anonymous) à leurs enfants qui les réclamaient, même au milieu des
affrontements, auprès de centaines de marchands ambulants. Réponse encore: une
femme voilée entraîne une manifestation hésitante en criant : « C’est fini
du pacifisme ... on veut les affronter. Celui qui a le courage de
m’accompagner, qu’il m’accompagne ! Celui qui a peur des Frères musulmans,
qu’il reste chez lui ! ». Sans hésitation, des masses de citoyens
n’appartenant à aucun parti se rassemblent autour d’elle. Ils sont prêts à
marcher sur ses pas. « On est là pour récupérer notre liberté. Nous avons
lutté pour vivre libres et non pas en esclaves », crie un homme de 50 ans.
Finalement, il est décidé que la marche se divise en deux. Certains, comme le mouvement
du 6 Avril qui a pourtant été à la tête de la plupart des mouvements jusque là,
changent de chemin pour ne pas affronter les partisans de M. Morsi. "Honte" a crié la foule à certains
de ces anciens leaders de la révolution démocratique qui tentaient de faire
barrage pour protéger le palais présidentiel. Comment ne pas penser au dialogue
de John Reed dans ses "Dix jours qui
ébranlèrent le monde" entre l'étudiant révolutionnaire et le soldat...
Réponse de la révolution aux partis du
FSN: place Tahrir, les tribunes traditionnelles des partis sur les côtés
avaient quasi disparu, comme hier celle des Frères Musulmans avait été
détruite. Seul un "crieur" avec hauts-parleurs à fond, donnait des
nouvelles des manifestations en Égypte et lançait des slogans contre le régime.
Réponse aux islamistes: l'imam de la
place Tahrir, Mohammed Abdallah Nasser, peut-être un futur Jacques Roux
égyptien, dénonce dans les hauts-parleurs Morsi comme un islamiste illégitime
mais également tous ceux qui utilisent l'islam pour faire de la politique. Il
justifie la révolution et défend les Black Blocs car pour lui les vrais
terroristes sont les policiers et les milices islamistes. Dans une mosquée
comme dans cent autres, pleine de fidèles, parmi lesquels des partisans du président:
dès que la prière est terminée, les cris commencent à s’élever : « A bas, à
bas, le régime du guide suprême de la confrérie ! » (le dirigeant des
Frères Musulmans), « Vive la chute des chiens qui suivent le guide ! ».
Les partisans du président ont entendu les insultes mais n’ont pas osé
répondre. Une banderole à Suez "Allah,
libère l’Égypte des tyrans" (Frères Musulmans, salafistes,
jihadistes). Une autre à Port Saïd "Dieu
n'est pas avec Morsi". On pense à 1905 en Russie, au pope Gapone...
Avec ces événements de janvier, une
marche est franchie dans l'émancipation des esprits. Non seulement les gens
n'ont plus peur du pouvoir, mais ils ont vu que le pouvoir était impuissant
contre eux. Justement parce qu'ils n'ont plus peur. De là s'ouvrent de multiples
portes psychologiques et donc politiques. Quand on a décidé de ne plus passer
sa vie à genou on comprend que la piété ou l'honnêteté sont des valeurs qui
n'ont pas de place ni au parlement ni dans les mosquées et qu'on les trouve
bien plus largement dans la rue chez les manifestants, les Ultra, les Black
Bloc, les bloqueurs de rues, les jeteurs de pierre... En rejetant la peur de la
police qui était liée au mépris d'eux-mêmes, en ne craignant plus dieu, en
arrêtant de déléguer leur pouvoir au FSN, ils sont en train de comprendre que
eux, les exclus, les méprisés, les prolétaires, portent ces valeurs bien plus
dans la rue qu'on ne les trouve en haut lieu, dans les palais, les mosquées et
les parlements.
C'est une révolution. Une révolution
mentale aux conséquences considérables.
Une révolution dont on a peut-être vu les premiers symptômes organisationnels
et politiques à Mahalla en décembre et peut-être à Kafr el Sheikh en janvier
avec les proclamations des premières structures autogérées par les révolutionnaires
pour prendre en main la gestion de ces villes. Ce n'était peut-être pour le
moment que momentané voire même symbolique. Mais pour qu'apparaisse
"spontanément" ce genre de structures, il faut situation qui donne
naissance à cette révolution mentale, des hommes qui en aient l'esprit et la
volonté. Or c'est cette situation, cet esprit qu'on a vu germer en janvier
2013. Les soviets de 1905 en Russie ne se sont construits que parce qu'ils
avaient été précédés par des années de luttes et de grèves d'importance où une
génération avait appris par l'expérience à ne plus avoir confiance dans de
prétendus représentants mais seulement en elle-même. Où des hommes avaient
assez confiance en eux et se méfiaient suffisamment de ceux du dessus pour non
seulement faire des assemblées ou se retrouver sur des places pour voter des
motions, crier son enthousiasme mais ensuite repartir chez soi et laisser faire
les autres comme d'habitude, mais pour cette fois aller jusqu'au bout,
appliquer ce qui a été décidé. Car ils avaien t appris qu'il n'y a personne
d'autre qu'eux-mêmes pou l'appliquer.
Cette révolution mentale n'en est qu'à
ses débuts, mais nous entrons dans une période où cette démocratie directe
passera des manifestations de rue, des commissariats brûlés, à la marche"
vers la gestion commune des villes, des usines et des champs, comme elle a déjà
posé le problème de sa propre sécurité par ses embryons de milices. Les
révolutionnaires ne posent la question de l'armement du peuple qu'après que la
révolution ait montré dans les faits que la situation en était mure. Il en va
de même pour les structures autonomes de pouvoir du peuple. C'est pourquoi on
regrette vivement que pas un révolutionnaire n'ait eu l'envie de regarder
sérieusement et de plus près sous cet angle ce qui s'était passé à Mahalla el
Kubra en décembre et, peut-être, à Kafr el Sheikh en janvier ou même peut-être
encore à Port Saïd ou a été proclamée une république libre de Port Saïd.
Après avoir viré Moubarak, ça fait
longtemps que dans les revendications populaires, on voyait cette exigence de
"dégager" tous les petits Moubarak. Maintenant il est bien possible
qu'on passe de l'idée à la réalisation. Et que la revendication de "Mahalla partout" soit celle de
demain.
Populisme,
programme politique et programme social
On ne peut pas séparer la souveraineté
populaire de ses objectifs économiques et sociaux. On ne peut pas séparer
longtemps la démocratie directe des buts sociaux et économiques qu'elle
s'assigne. En Russie c'était "pain,
paix et terre", ici c'est "pain,
justice sociale, liberté". Or, on sait depuis Blanqui et le toast de
Londres, que pour avoir du pain, il faut des fusils; la question se pose
maintenant à bien des égyptiens. Mais cela peut encore se poser sous
différentes formes.
Jusqu'à présent la pensée de droite
avait le monopole du mot "populisme". Cependant en Égypte, dans cette
situation de maturation de la révolution sociale et d'immaturité de ses
représentants, peut-on voir renaître sur ce chemin de la politisation du
peuple, des sortes de populismes telles que la Russie du XIXème siècle en avait
fait naître ? Bien sûr, dans la Russie rurale de l'époque, les populistes
avaient envisagé les communes de village dans de petites unités économiques
autonomes liées dans une confédération remplaçant l'État. Or l’Égypte est avant
tout une société urbaine. Mais ces Narodniks se sont transformés pour tenter à
partir de 1879 plusieurs assassinats politiques. En 1881 plusieurs membres de
ce groupe organisent l'assassinat du tsar Alexandre II. Morsi n'est-il pas
qualifié de nouveau Pharaon ? Les Ultra n'ont-ils pas promis la mort à Tantawi
( maréchal de l'armée, ex patron du CSFA qui a dirigé l'Egypte jusqu'aux Frères
Musulmans) ? Les conjurés russes seront condamnés à mort et pendus en place
public le 1er avril 1881. On sait combien l'engagement de
Lénine est du à la pendaison de son frère, militant populiste, en 1887. Et tout
ce que doivent les Socialistes Révolutionnaires fondés en 1901, aux Narodniks.
L'avenir dira d'ici peu à la planète les chemins que prendra la progression de
la conscience révolutionnaire en Égypte et tout le monde peut en comprendre son
importance pour la planète entière.
C'est pourquoi, dans ce chemin du
prolétariat égyptien vers la conscience politique, on voit toute l'importance
de ce que les étudiants socialistes, les militants socialistes révolutionnaires
d'Egypte mais aussi d'ailleurs, les démocrates révolutionnaires honnêtes, les
militants ouvriers syndicalistes conscients, les intellectuels ouvriers ou
autres, les Ultras d'avant-gardes, tous, bandent leurs forces pour permettre
d'aboutir à cette première révolution du XXIème siècle.
Jacques Chastaing, le 3 février 2013