Lever le voile sur le «projet
pour l’école»
L’article
d’Isabelle Mely et Marc Lefebvre, paru dans le n° précédent (241) d’ACC, sur la
signification de la «réforme» Peillon de l’école primaire et le rôle pour le
moins ambigu que jouent les organisations syndicales, souligne que ce «projet
éducatif» a pour fonction d’opérer une mutation de l’école au profit des
«potentats patronaux» locaux. Le développement qui suit cherche à approfondir
cette veine ; la restructuration du capitalisme nécessite, outre l’acceptabilité
de cette réforme par le monde enseignant
et ses syndicats, une nouvelle conception de l’école et des enseignants.
La semaine des 4
jours et demi qui, dit-on, viserait à prendre soin des élèves, ne serait-elle
pas l’arbre qui cache la forêt ou plutôt un piège faisant apparaître les
enseignants comme des privilégiés, éternels réticents à toute
« réforme » ? Au-delà du pouvoir des maires introduits dans les
conseils d’école, quelle est la nature des activités pédagogiques
complémentaires qui seront mises en œuvre ? Que signifie véritablement
pour Vincent Peillon « répondre au besoin de l’économie et des
entreprises » ?
L’école des compétences contre
l’école de transmission des connaissances
Pour répondre à ces
questions mieux vaut partir des directives des «maîtres» avant de souligner
l’obéissance de leurs serviteurs. Selon Mme Andralou Vassiliou, commissaire
européenne de l’éducation, l’objectif est «d’améliorer
les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des
marchés» et de préciser que la «réforme» du système éducatif doit viser «la maîtrise de la langue maternelle, des
langues étrangères», l’acquisition «de
compétences en mathématiques, en sciences, en technologies numériques».
Cette énumération restrictive fait donc disparaître la philosophie, l’histoire,
la littérature… disciplines jugées non-productives. Cette stratégie de Lisbonne
explicitée, introduite en France en 2005, recourt à la novlangue, «apprendre à
apprendre» (mais quoi ?) qu’il faut décrypter. En effet, derrière «le socle commun des compétences» se joue
toute une conception/appauvrissement de ce qui doit être enseigné. Ceux qui
sortent de l’école doivent être employables sur un marché du travail
déréglementé et être capables «de projet
en projet», selon un parcours heurté de périodes de travail et de chômage,
de s’adapter. Jetables et ré-employables, ils devraient pouvoir «apprendre tout au long de la vie». Dans
ces conditions le savoir est considéré comme superflu, voire périssable, les
nouvelles technologies y pourvoyant selon les différentes séquences de la vie.
Les seules compétences requises seraient celles permettant de s’adapter, en
possédant un savoir-être normé et une communication de qualité pour pouvoir vendre
sa force de travail.
Si l’innovation technologique
est «moteur de croissance», s’il
s’agit de gérer l’obsolescence de produits qui, à peine commercialisés,
nécessitent de produire autre chose du même type, si la finalité du capitalisme
débridé est la «destruction créatrice»,
l’identité professionnelle devient obsolète, tout comme les qualifications
reposant sur des connaissances et des savoir-faire. L’exigence de mobilité, de
flexibilité et, par conséquent, de précarisation du salariat doit se conjuguer
avec une «logique de compétence» et
de maîtrise des nouvelles technologies informatiques. Ce processus en marche
depuis 2005 s’accélère avec Peillon.
La circulaire du 9
septembre 2005 met en place une compétence B2i (Brevet informatique et
internet) comprenant 3 niveaux (école, collège, lycée) pour les enseignants ;
celle-ci, tout comme le B21 et la maîtrise TICE (technologies informatique,
commerciale, électronique) de 2010, obligatoire pour être nommé professeur
stagiaire après réussite au concours, sont déjà significatives de la volonté de
conditionner les élèves à l’usage des TICE surtout lorsqu’on les met en
relation avec leurs conséquences pratiques initiées par des bâtisseurs de
droite et de gauche. Ainsi, Xavier Bertrand, avait concocté un plan doté de 50
millions d’euros, en 2009, afin que les 4/12 ans puissent bénéficier d’un
cartable électronique, suivant en cela l’initiative locale de François Hollande
offrant dès 2008 aux Corréziens de la 5ème à la 3ème un
ordinateur portable, tous les élèves devant être dotés à partir de 2010. Rien
d’étonnant donc que Vincent Peillon annonce, le 30 mars 2012, qu’il mettra en
place «l’éducation numérique moteur du
changement» afin de «former les
élèves au monde qui les attend»…. Et comme pour s’en justifier, d’ajouter «les TICE entrent en résonnance avec les
pratiques affectives des jeunes, c’est une source d’attrait». Il ne faisait
là que suivre le rapport Fourgous remis à François Fillon : «l’utilisation de la 3D et les jeux sérieux
dans les cours permettront des enseignements plus attractifs et plus motivants» ;
il s’agit désormais de «former et manager
les enseignants pour que les TICE se développent. Leur formation et leur statut
doivent évoluer : ils vont devenir des guides, des metteurs en scène, des
ingénieurs pédagogiques».
Vers un enseignement sans
enseignants ?
Si l’on a pu
remplacer des ouvriers par des machines en les expropriant de leur savoir et de
leur savoir-faire, pourquoi ne pourrait-on pas remplacer les enseignants par
des ordinateurs ? La réponse n’est pas seulement dans la question, elle est
déjà à l’œuvre. Les supports pédagogiques numériques comprenant cours, fiches
pédagogiques, exercices, tests existent déjà. Leur extension signifie que les
capacités des professeurs à transmettre des savoirs seraient purement niées,
leur rôle réduit à celui d’animateur numérique ou assistant navigateur doublé
d’un surveillant. L’utopie numérique du capitalisme néolibéral technologisé en
matière d’éducation rejoint le fantasme d’un enseignement sans enseignant. Il
va de soi que ces nouvelles «pratiques éducatives» auront (ont déjà[1])
de profondes répercussions sur le mode de recrutement du personnel de
l’éducation nationale. Quant aux entreprises privées, elles profitent de
l’aubaine. L’enseignement à distance de soutien scolaire connaît une augmentation
de 10% de son chiffre d’affaires par an et concerne 850 000 élèves sur 2
millions. Ainsi à titre d’exemple, Acadomia a réalisé 110 millions de chiffre
d’affaires l’an dernier. Comme le soulignent les articles du Monde du 24 janvier, consacrés à l’expérimentation qui prévaut à
l’université de Bretagne, celle-ci permet de désengorger les amphis bondés, de
flexibiliser les professeurs qui interviennent sur plusieurs sites tout en se
déplaçant uniquement pour orchestrer les travaux dirigés. Geneviève Fraroso,
vice-présidente de cette université, travaille, reconnaît-elle, au lancement de
«France université numérique» afin de
«développer une offre de formation
initiale et continue en ligne». Elle est d’ailleurs chargée de préparer un
projet de loi que le ministre de l’enseignement supérieur doit déposer le 6
mars prochain au conseil des ministres. Le but, comme le reconnaît son collègue,
Patrice Roturier, c’est de «faire des
économies d’échelle». Il a déjà calculé que «la licence en droit coûtera 2 fois moins cher». Quant à «l’expert»
interviewé un certain François Taddéi, ces formulations sont encore plus
abruptes : «la question est de
savoir s’il restera des étudiants dans les amphis demain» et à l’interrogation
«Va-t-on apprendre aussi bien ?»
d’avouer : «pas forcément. Mais on
apprend pour moins cher et d’une manière plus flexible».
Tous ces politiques
et hauts fonctionnaires de s’indigner : «Nous sommes en retard !» En effet, l’exemple de la Floride est
emblématique d’une avancée qu’il nous faudrait rattraper. Patricia Cabera,
directrice de l’institut universitaire de révéler ( !) que les classes
virtuelles appelées «labos
d’apprentissage électronique» nous ont permis des coupes sombres dans le
budget de l’éducation. Nous avons procédé à la «dématérialisation de l’école», «les
élèves peuvent s’entraîner sur ordinateur avec des exercices auto-corrigés,
chacun selon son rythme d’apprentissage». Mais elle compte maintenir son
avance : «Nous imaginons des
contenus éducatifs que le professeur pourra recevoir via son téléphone portable
ou son i.pad. Nous cherchons à comprendre comment diffuser ce matériel via
facebook ou twitter. C’est le sujet de nos échanges avec le ministère».
Le monde de demain qu’ils nous
préparent
Vis-à-vis de
l’introduction des nouvelles technologies informatiques à l’école, il y a chez
les enseignants à la fois comme une résignation face «au progrès» et un certain
malaise vis-à-vis du comportement des jeunes. En deux clics, ils peuvent avoir
accès aux informations demandées et face au scintillement des écrans, avoir du
mal à fixer leur attention. C’est que la recommandation de «sortir de la routine du tableau noir»
occulte la différence entre informations accessibles et connaissances
articulées sur un savoir qui nécessite une mémorisation. D’où les difficultés
au maniement de la syntaxe, la méconnaissance de l’orthographe, voire les
obstacles à procéder à la lecture, à l’écriture, à articuler des raisonnements
logiques. Car ce que l’on forme, ce sont des esprits zappeurs, une génération
multitâche qui cherche des recettes immédiates sans avoir la possibilité de les
resituer dans leur contexte. Pour Michel Desmurget, chercheur en neurosciences,
«la multitâche est antinomique du
fonctionnement cérébral», «cela
altère les mécanismes d’apprentissage et de mémorisation au niveau neuronal».
Plus abrupt, le philosophe Jean-Claude Michéa déclare : «il s’agit d’un sabotage des apprentissages
fondamentaux». En effet, si la «vraie vie» ce sont les jeux vidéo,
facebook, la saturation informationnelle, la destruction cognitive n’est pas
loin. C’est peut-être l’ambition qui taraude les élites qui nous gouvernent.
Ainsi, John Gage dirigeant de Sun
Microsystems, chantre de la malléabilité flexible de la main d’œuvre, déclare
tout de go : «nous engageons nos
employés par ordinateur, ils travaillent sur ordinateur, ils sont virés par
ordinateur». Cette vision est définie depuis 1995 par «l’aristocratie»
capitaliste qui entend façonner le monde de demain. Deux journalistes
d’investigation, Hans Peter Martin et Harold Schumann[2]
rapportaient les délibérations des «500
grands leaders économiques, politiques de premier plan réunis à San Francisco
en septembre 1995». S’agissant des grandes évolutions à venir «ils estimèrent que seuls 20% de la
population active suffiraient à maintenir l’activité économique mondiale. Les
80% restants, il conviendrait de les occuper». Et Zbigniew Rsazezinski
d’ajouter «il va falloir les allaiter
avec un cocktail de divertissements abrutissants et une alimentation suffisante
pour maintenir cette population frustrée dans la bonne humeur» et garantir
ainsi la «paix sociale».
S’agissant
précisément des 20%, les cadres supérieurs de Google, Yahoo, Apple dans la
Silicon Valley ne s’y sont pas trompés. Ils envoient leurs enfants dans des
écoles où les nouvelles technologies sont proscrites et où prévaut la pédagogie
de Waldorf. Pour ce dernier, «les
ordinateurs inhibent la créativité, le mouvement, les interactions sociales et
les capacités d’attention». Dans ces écoles pour l’élite, «il n’y a que du papier, des stylos, de bons
vieux tableaux noirs et des encyclopédies» ; Interpellé, Thierry
Klein, gérant d’une société spécialisée dans les logiciels éducatifs de
s’exclamer : «ils sont parfaitement
conscients du phénomène d’addiction qu’ils créent et veulent en préserver leurs
enfants. C’est d’un cynisme génial !».
Mais il n’est pas
certain que les «maîtres du monde» parviennent à mettre en application leur
vision du monde.
Quelle mobilisation des
enseignants et des parents d’élèves ?
Si on laisse penser
que, tous comptes faits, l’aménagement du rythme scolaire que veut imposer
Peillon n’est animé que par de bonnes intentions visant à améliorer
l’apprentissage des élèves, s’il parvient à faire croire que les augmentations
de salaires doivent être différées pour rembourser la dette de l’Etat et
satisfaire les créanciers et, par conséquent, que le monde enseignant doit participer
à «l’effort demandé à tous», lui
faisant obole d’une petite prime, la mobilisation placée sur le terrain de l’adversaire
restera minoritaire. Elle prêtera le flanc à toutes les accusations stigmatisantes
(corporatisme, des nantis qui défendent leurs privilèges…).
Cela ne veut pas
dire qu’il faille se priver de contre-attaquer sur le terrain des soi-disant
bonnes intentions du ministre. A l’instar de Sylvia Ulmo[3],
il y a quelques bonnes questions à poser : «Qui a tronçonné l’année avec 6 semaines de vacances» pour
satisfaire les organisateurs de tourisme et les stations de sports
d’hiver ? Sont-ce les enseignants qui ont demandé la suppression des cours
le samedi pour satisfaire les parents qui ont les moyens de partir en week-end ?
Qui a réduit le temps de travail annuel des élèves de 20% en 4 ans et supprimé
les RASED (Réseaux d’Aide aux Elèves en difficultés) ? Toujours les mêmes,
ces politiciens en mal de se constituer un capital électoral et de satisfaire
des intérêts privés.
Mais plus
fondamentalement, il s’agit de démontrer la nature du «projet de société» qui
se dessine en creux derrière cette réforme en apparence anodine[4].
Si les maires siègent au sein des Conseils d’écoles, ils vont être sollicités
pour fournir aux écoles des ordinateurs et autres NTCI ainsi que du personnel
périscolaire. Confrontés au chômage dans leur bassin d’emploi, ne seront-ils
pas les porte-parole des «entrepreneurs» ? Comment former ou formater les
«citoyens» de demain et développer ou non leur esprit critique ? Les
recrutements au rabais, l’invasion des nouvelles technologies informatiques
n’augurent-ils pas la précarisation/prolétarisation du monde enseignant ?
Bref, la critique
du néolibéralisme, d’une société à deux vitesses qu’il promeut, doit être une
arme pour favoriser l’effervescence intellectuelle pour agir et contester le
système qui se met en place. Ce combat contre l’idéologie dominante, sans
rester abstrait, doit être porté au sein même des syndicats qui, certes, sont
plus ou moins intégrés à l’appareil d’Etat mais dont la survie dépend en partie
des réactions de leur base, y compris des réactions des parents d’élèves, voire
des collégiens, lycéens et étudiants eux-mêmes.
Gérard Deneux
Le 2.02.2013
Sources pour cet
article (sauf indications contraires), l’essai de Cédric Biagini «L’emprise
numérique» édition l’Echappée (en particulier les pages 131 à 170).
[1] Le campus numérique de Bretagne concerne 72 000 étudiants
[2] «Le piège de la mondialisation» éd. Actes Sud (paru en 1997 en français)
[3] Voir son article page débats du
Monde du 26 janvier «Cessons de clouer les enseignants au pilori»
[4] Voir l’article du Monde
du 2 février (p. 9) où certaines critiques adressées au projet de loi sur les
universités laissent penser que les gouvernements avancent masqués et que l’avenir
des établissements supérieurs est largement compromis par manque de crédits…