A propos de la situation en
Egypte
Ceux qui connaissent les
Amis de l’émancipation Sociale savent que, face au surgissement
d’évènements, nous tentons d’alimenter le débat rationnel pour en saisir la
signification. Ces échanges ne peuvent qu’être contradictoires, tout en évitant
les jugements de valeur ne reposant sur aucune argumentation. Les textes que
nous proposons à la lecture comme ceux de Jacques Chastaing (qui possède, par
ses liens et sa maîtrise de la langue arabe, une connaissance approfondie de la
réalité du terrain en Egypte, surtout s’agissant des luttes sociales qui s’y
déroulent), méritent d’être partagées, comme d’autres réflexions (d’Alain Gresh,
etc.) sans qu’on les taxe a priori « d’islamophobes »,
ou « idéologiques », « partisanes », « émotionnelles »,
voire « pseudo-révolutionnaires ».
Mais, en fait, quelle est notre grille de lecture aux
AES ? C’est à cette question que je voudrais répondre brièvement, tout en
en posant d’autres, s’agissant de la situation en Egypte, et ce, afin de relancer
le débat :
-
Le capitalisme dérégulé, financiarisé qui s’est imposé
depuis les années 80 dans le monde, provoque la montée des inégalités ;
face à l’oligarchie financière arrogante, captatrice des richesses, les peuples
ne peuvent plus supporter la misère, les privations, la perte d’acquis sociaux
qui leur sont imposés
-
Le maître d’œuvre de cette suprématie reste et demeure
les Etats-Unis, ses instruments (FMI, Banque mondiale, OTAN) et ses alliés, les
bourgeoisies plus ou moins corrompues, dictatoriales ou
« démocratiques », et ce, malgré le déclin états-unien relatif et la
montée en puissance d’Etats émergents qui lui disputent sa suprématie.
-
Avec la fin de la « guerre froide »,
l’écroulement de l’URSS et des capitalismes d’Etat autocratiques et nomenklaturistes,
nous sommes entrés dans une nouvelle ère de guerres et de révolutions et ce,
pour le moins, depuis la guerre de Yougoslavie jusqu’à la guerre en Irak. La guerre, c’est le
moyen de tenter de maintenir l’hégémonie des puissances dominantes, de se
libérer des processus révolutionnaires en cours. Entre les deux s’immiscent des
forces qui essaient de tirer leur épingle du jeu en s’alliant soit avec les
puissances régionales qui les soutiennent, soit en basculant du côté du peuple.
Mais le peuple, que veut-il ? Que peut-il ?
Ceci posé, venons-en à la situation en Egypte. Un
processus révolutionnaire est engagé, il est né (comme en Tunisie…) de la
frustration des masses populaires qui ne supportent plus de vivre avec un
dollar par jour pour 50% d’entre eux, qui aspirent à la démocratie et à la
justice sociale.
L’Etat Moubarak, rappelons-le, c’est d’abord l’Etat de
l’armée du moins de son état-major et sa cohorte d’officiers qui possèdent un
immense empire économique prédateur et le soutien des Etats-Unis. Mais c’est
aussi une armée de conscription qui peut basculer du côté du peuple. Pour
l’heure, cet Etat est resté pratiquement intact malgré quelques aménagements
dus à la pression des masses populaires. La « démocratie »
parlementaire et présidentielle qui s’est instaurée n’a rien réglé. Les Frères
Musulmans l’ont emporté tout en demeurant sous le contrôle, et de l’armée, et
des Etats-Unis malgré les frictions qui se sont produites.
Le parti des Frères Musulmans au pouvoir, n’a pas d’autre
programme que celui du maintien du néolibéralisme, ses relations avec ses
bailleurs de fonds du FMI en font foi. Etranglé par le poids de la dette, il
s’est tourné vers le Qatar, son allié, et, pour en desserrer l’étau a même tenté une sortie vers la Turquie et l’Iran.
Peine perdue, d’autant qu’il n’a satisfait aucune demande sociale, pressé par
le FMI d’abandonner les subventions aux plus démunis. Ainsi, la reconnaissance
des nouveaux syndicats débarrassés de la tutelle des petits Moubarak n’a pu
être véritablement obtenue. Dans son bras de fer avec l’état-major de l’armée
et les institutions, il s’est heurté à des fins de non recevoir. N’ayant pas
fait appel au peuple contre l’Etat, il s’est retrouvé isolé et s’est raidi dans
des positions de plus en plus sectaires et autoritaristes. Bref, il a échoué.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le
peuple, du moins une très large fraction de celui-ci, se soit mobilisé. Cette
vague immense qui a envahi les rues et les places en Egypte pour réclamer
liberté et justice sociale, ne peut être considérée comme quantité négligeable.
17 millions ! Même si ce chiffre peut être contesté, les images ont parlé.
Mais qu’en est-il de ceux qui prétendent en être les
porte-paroles ? La gauche laïque et libérale a conclu un pacte avec
l’état-major de l’armée pour court-circuiter ce mouvement et destituer Morsi. Pouvait-il
en être autrement ? Peut-être, si le mouvement avait été
« dirigé » par des « révolutionnaires » plus clairvoyants
laissant la possibilité à Morsi de démissionner ou de composer. Etait-ce
possible ? En apparence, oui, il suffit de lire attentivement l’interview
de Rached Ghannouchi[1]
pour s’en convaincre. Je le cite : « J’ai rencontré l’opposition,
représentée par Hamdine Sabahi (chef de file de la gauche nassérienne et membre
de la coalition anti-Morsi). Il demandait des réformes politiques, le
remplacement du chef du gouvernement et de plusieurs ministres par de nouveaux
responsables désignés par Morsi mais approuvés par l’opposition… J’ai transmis
ces revendications (à Morsi)… J’ai pensé que cela était possible aussi en Egypte
(comme en Tunisie) mais les Frères Musulmans n’ont pas accepté ces
demandes ». Cette possibilité aurait-elle changé la donne ?
Certainement. L’armée aurait été laissée sur la touche et une alliance entre la
petite bourgeoisie anti-impérialiste et la bourgeoisie affairiste des Frères
aurait été possible… sans rien régler sur le fond. Comme on le sait, l’armée a
pris les devants, confisquant (pour partie) la possible victoire partielle des classes
populaires au profit d’une coalition improbable. L’alliance entre bourgeoisie
d’Etat militarisée et une coalition dite de gauche mais dirigée par El Baradeï,
le libéral pro-américain. Qu’on le veuille ou non, cette prise de pouvoir qui
exclut les Frères divise le peuple car ceux-ci représentent toujours une
fraction des déshérités, même s’ils ne sont pas prêts à satisfaire leurs
intérêts, même si leur « gouvernance » lamentable leur a aliéné une
partie de leur base.
L’on pense, à cet égard, à la lucidité de Lénine qui
après la « révolution » de 1905 a l’intelligence tactique de
rencontrer et tenter de convaincre le pope Gapone de rejoindre le camp
révolutionnaire[2]. Mais
comparaison n’est pas raison.
A l’inverse de ceux qu’effraie l’hypothèse d’une guerre
civile meurtrière à l’image de ce qui s’est passé en Algérie, il convient de
souligner que la situation en Egypte est bien différente. La coalition des
anti-Frères comprend non seulement des libéraux, des nassériens, une gauche
laïque et certainement revancharde, mais aussi les salafistes anti-Morsi,
s’appuyant qu’ils le veuillent ou non, sur l’appareil d’Etat toujours intact ou
presque. Pire, dans cette alliance contre nature, on trouve également en bonne
place d’anciens responsables du parti de Moubarak. Rejetés du pouvoir, les
Frères Musulmans pourraient se dédouaner de n’avoir pas voulu ou pu résoudre
les problèmes de pauvreté. Leur « échec », occulté par leur
évincement du pouvoir contribuera à préserver une partie de leur légitimité
car, en tout état de cause, l’armée comme la coalition improbable qui s’est
mise en place risque d’être bien incapable de satisfaire les revendications
populaires.
Les Etats-Unis, les instruments dont ils disposent, leurs
alliés saoudiens, les pétromonarchies parviendront-ils à juguler le mouvement à
coups de subventions ? Rien n’est moins sûr. Le processus révolutionnaire
entamé en 2011 va se poursuivre, nous avons connu la tragédie algérienne, nous
allons connaître plus sûrement la « farce » égyptienne. La coalition
des anti-Morsi va éclater, le mécontentement populaire va resurgir après une
brève période d’euphorie déjà gâchée par l’affrontement entre deux fractions du
peuple, d’autant que les programmes des élites qui prétendent le représenter ne
veulent pas affronter réellement les classes dominantes et l’appareil d’Etat
qui sert leurs intérêts, y compris ceux de l’impérialisme US et de ses alliés.
Car, en définitive, l’émergence d’un réel programme de transformation sociale
et politique porté par les classes populaires, n’est pas encore à l’ordre du
jour. Un long chemin reste à parcourir pour que des mots d’ordre, tels ceux que
j’énonce ci-après, aient acquis une réelle popularité se transformant en
nécessité historique :
-
La terre à ceux qui la travaillent, institution de
coopératives paysannes, ce qui dépouillerait les latifundistes et empêcherait
un nouveau morcellement des terres comme ce fut le cas sous Nasser
-
Les usines aux travailleurs. Autogestion. Expropriation
des expropriateurs. Socialisation de tous les secteurs stratégiques de
l’économie. Institution de coopératives ouvrières à partir d’un nombre de
salariés préalablement définis
-
Souveraineté nationale, donc récusation et annulation de
toutes les dettes d’Etat et socialisation des banques placées sous contrôle
populaire
-
Planification démocratique de la production qui réponde
aux besoins de la population et d’abord des classes populaires
-
Edification d’une administration au service du peuple et
contrôlée par le peuple, destruction de l’ancien appareil d’Etat
-
Développement des services publics et, en premier lieu,
ceux relatifs au bien-être général (santé, retraites, prestations sociales,
éducation)
-
Destitution des généraux et officiers compromis,
élections des officiers par les corps d’armée eux-mêmes. De telles mesures ne
peuvent être mises en œuvre qu’en cas de basculement révolutionnaire d’une
partie de l’armée vis-à-vis du peuple tout en s’opposant à leur état-major
-
Construction d’alliances avec d’autres pays sur la base
d’échanges équitables.
Les éléments d’un tel programme peuvent sembler utopiques
mais ils sont partie intégrante de l’instauration d’une démocratie sociale et
politique réelle pour le peuple et par le peuple. La situation en Egypte
est-elle mûre pour une telle révolution ? Certes non ! Mais l’on peut
raisonnablement penser que, tant en Egypte que dans le reste du monde, elle pousse
en ce sens. Toutefois, une telle
hypothèse ne peut se concrétiser que sur la base d’une nouvelle
hégémonie, une nouvelle manière de penser l’évolution de l’Egypte, une certaine
tolérance par rapport aux croyances crispant les rapports entre les fractions
populaires et une situation internationale plus favorable.
Bien sûr, le retour en arrière voire une stabilisation
provisoire des rapports de forces entre classes sociales est toujours possible.
Quant à ceux qui manient avec quelque imprudence les notions dominantes de coup
d’Etat, de démocratie représentative, d’Etat de droit, de Constitution, je ne
peux que les inviter à exercer leur lucidité pour analyser ce qu’elles
occultent en termes de rapports de classes et d’intérêts dominants qui s’y
logent. De même, à l’arrière-plan des croyances religieuses qui imprègnent la
société égyptienne (et bien d’autres) je ne peux que leur suggérer de détecter
les forces politiques et économiques qu’elles représentent plus ou moins
confusément[3]. En tout
état de cause pour l’heure, s’agissant de l’Islam politique, même en Tunisie,
une théologie de la libération n’a pas (encore ?) réussi à naître. Mais
rien ne dit que l’impossible ne peut advenir, car cette croyance (comme
d’autres) ne peut être insensible à la lutte des intérêts qui la traversent.
Gérard Deneux, le 8 juillet 2013
PS : Pour celles et ceux qui voudraient s’armer pour
mieux comprendre la situation au Proche et Moyen-Orient, je ne peux que
conseiller la lecture du livre de Gilbert Achcar « Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement
arabe ». Editions Actes Sud.
[1] Président du parti Ennahda en Tunisie – dans le Monde du 10 juillet 2013
[2] Cf livre « le dimanche rouge » de Jean-Jacques Marie – édition
Larousse
[3] On ne peut négliger le poids des influences, y compris
(très) matérielles de l’Arabie Saoudite d’un côté et du Qatar de l’autre, tout
comme on ne peut dans d’autres régions, ignorer l’islam dans ses divisions
(sunnites, chiites…) qui, elles-mêmes sont porteuses d’intérêts n’ayant rien à
voir avec la démocratie et l’émancipation sociale (comme en Iran, par exemple,
ou en Syrie).