Précarité sociale, effritement
de la pensée progressiste ?
Dans un précédent
article (1) relatif à la compréhension de la révolte bretonne, j’insistais, en
conclusion, sur la gravité de la crise sociale qui affecte la société
française : au cours des 12 derniers mois, 44 000 entreprises se sont
déclarées en dépôt de bilan ou en liquidation et 62 431 en procédure
de sauvetage. Pour l’essentiel, ce sont des PME ou sous-traitants. Le sort des
salariés est marqué par la montée du chômage (2) et la précarité : 3.7
millions de salariés en intérim et en CDD dont 1 million en contrat de moins de
un mois. Cette tendance au délitement du tissu industriel et au précariat ne
peut que s’accentuer : les politiques austéritaires y concourent.
Avant d’en
souligner le caractère néfaste, il convient de tenter de cerner «l’état d’esprit» qui se propage dans
toutes les couches de la société, attisé par une idéologie nauséabonde. Les
dernières mesures annoncées par Hollande, les petits calculs politiciens des
hollandistes sont dérisoires, non seulement par rapport à l’extrême droite,
mais surtout vis-à-vis des attentes populaires qui frisent la névrose. Sur
quelles bases pourrait donc se construire une unité populaire anticapitaliste
au sens gramscien du terme, faite de tranchées à conquérir sans attendre le
grand soir européen (3).
Classes populaires et couches
moyennes déboussolées
L’enquête IPSOS
réalisée en début d’année apparaît alarmante. Pessimistes, angoissés, hésitant entre colère et désespérance
sociale, habités par le «rêve triste d’un
grand chambardement», les Français rejetteraient «le système». Pour 56 %,
la «préoccupation principale» serait
le chômage car pour 61 % d’entre eux la mondialisation est une menace. Ils ne
font plus confiance aux partis politiques institutionnels, de droite comme de
«gauche», ni aux médias, ni aux élites. Pour 78 % d’entre eux, le système
démocratique ne fonctionne pas et ne permet pas d’entendre la voix des 70 %
estimant nécessaire de limiter les pouvoirs de l’Europe, voire pour 33 % de
sortir de la zone euro. 52 % des ouvriers partagent cette conviction. Au vu de
ces seuls chiffres l’on pourrait estimer que c’est pain béni pour la «gauche
radicale». Eh non ! En effet 47 % des Français estiment que le FN est un «parti utile» pour provoquer la rupture
avec le «système».
L’étude du Centre
de Recherche de Sciences Po abonde en ce sens : morosité, lassitude, défiance, peur caractériseraient les
sentiments du plus grand nombre : 66 % des Français seraient pessimistes
vis-à-vis de leur avenir, 47 % demandent à être protégés de la mondialisation.
Lucides, ils jugent que la démocratie ne fonctionne pas (69 %) car à 87 %, ils
affirment que les politiques ne se préoccupent pas de ce qu’ils pensent. A la
fois «fatalistes» et en «dépression collective», au bord de la
crise de nerf, ils cherchent des boucs émissaires que le FN leur offre en
pâture.
Au vu de ces deux
enquêtes, il semble indéniable, même si elles sont à relativiser que ces
appréciations se conjuguent avec la montée des sentiments xénophobes et des
demandes d’ordre sécuritaire. Le FN, parti social-national, antimondialiste,
contre l’Europe libérale, tout à sa tentative de dédiabolisation, est même
dépassé sur ses marges. Manifestations de rue et diffusion d’un racisme
d’épuration d’un type nouveau voient désormais le jour et inquiètent même
certains éditorialistes.
Xénophobie. Identité française.
L’appel à la purification ethnique
A la droite de
l’extrême droite fascisante du FN, se développe tout un courant de pensée impulsée
notamment par l’écrivaillon Renaud Camus et la mouvance Soral. Il est relayé
par des Eric Zemmour et autres Beidbeger qui attisent la haine de l’étranger,
reprennent, à nouveaux frais, le mythe de la 5ème colonne qui
envahirait la «douce France».
Cette prétendue théorie
inaugurée sous le label du «grand remplacement» en cours
prétend à coup de chiffres truqués que le «peuple
de souche» française serait submergé. L’on assisterait à un «changement
de peuple». Nous, les «blancs de
peau» serions victimes d’une «colonisation
de peuplement maghrebo-africain». En panne, la fécondité blanche, désertant
les maternités qui seraient désormais peuplées de «nourrissons arabes ou noirs et volontiers musulmans» (sic). En
gonflant, trafiquant les chiffres, en additionnant Roms, Harkis, Antillais,
illégaux, naturalisés, descendants de la 2ème et la 3ème
génération, les Renaud Camus affirment que 20 % d’étrangers sont déjà parmi
nous. Au-delà des fantasmes, il y a là comme un appel à la purification
ethnique contre les envahisseurs que des «gens bien intentionnés», déboussolés,
peuvent approuver en période de crise. Comme les arguments racistes à caractère
biologique apparaissent tabous, les arguties culturalistes et religieuses sont
censées les remplacer. Et les identitaires de tous poils, adeptes de la guerre
des civilisations, d’invoquer la «grande
déculturation» d’en appeler au sursaut de la culture occidentale qui
s’effacerait au profit du multiculturalisme. (4)
Même si cette
idéologie nauséabonde reste (encore !) marginale, il convient de ne pas en
négliger l’impact dans la conjoncture actuelle d’autant qu’elle se diffuse dans
l’ombre des réseaux internet. Les dernières manifestations de rue où se
mélangeaient identitaires, nazillons, petits patrons, cathos intégristes,
royalistes, pétainistes et gogos en tous genres sur fond de ras le bol du
hollandisme ne peuvent que nous interroger. Le FN a-t-il la capacité de fédérer
ces mouvements voire de constituer dans l’ombre, des passerelles pour former,
en temps voulu, des milices ?(5).
En effet, à moins
d’attendre une «Europe sociale (qui) n’aura pas lieu»(6), le FN, avec son
programme national-social apparaît comme le seul recours à portée de main
vis-à-vis de «l’échec social» des
politiques austéritaires.
Les talibans de l’austérité
maintiennent le cap
Malgré l’échec des politiques menées sous la
férule de la Troïka, les classes dominantes n’en démordent pas : les
dettes publiques, le chômage de masse (12 % en Europe) ont tendance à augmenter
malgré les restrictions budgétaires, la casse des services publics déjà
largement démantelés, la baisse du salaire réel, les cadeaux fiscaux aux
entreprises visant à accroître leur compétitivité pour gagner des parts de
marché sur leurs concurrents. Qu’importe si les inégalités et la pauvreté explosent,
les peuples doivent trinquer pour accroître les profits et rentes des grandes
entreprises innovantes et tant pis pour les «canards boiteux». Les systèmes
sociaux et fiscaux doivent être laminés par la concurrence et les travailleurs
européens s’adapter à la règle du moins disant.
La novlangue peut-elle encore occulter la réalité ? La «sécurisation de l’emploi» (Accord National Interprofessionnel signé
par les syndicats sauf la CGT et SUD), c’est la possibilité de licencier à moindre coût pour les patrons, tout en
réduisant les salaires de ceux qui conservent leur emploi «sécurisé» à court
terme. Le crédit d’impôt aux entreprises pour la compétitivité, c’est une usine
à gaz pour rembourser, avec un an de retard, une partie des cotisations acquittées
par les patrons. C’est un cadeau de 20 milliards au détriment de la sécurité
sociale. La suppression (pour partie ?) des cotisations patronales
relatives aux allocations familiales, c’est du vol du salaire des actifs qui en
paieront le prix sous forme d’impôts et de taxes.
Et malgré cette
purge sociale, les patrons ne sont pas pressés d’investir sur le territoire
national, les banques ne prennent pas le risque de prêter aux PME vacillantes,
la pauvreté touche 14.3 % de la population et la dette publique s’accroît (90.2
% du PIB en 2012, 92.7 % fin 2013 !). Pire, les recettes fiscales
s’amoindrissent et le déficit de l’Etat s’accentue de 2.7 milliards pour
atteindre 74.9 milliards en 2013.
Mais, tous les bien-pensants dominants
d’applaudir le «recentrage
social-démocrate» de Hollande. Olivier Bailly, porte-parole de la Commission
européenne, assure que «les objectifs du
pacte de responsabilité sont en ligne avec les recommandations que nous avons
faites l’année dernière». Le Medef se déclare «prêt à jouer le jeu» comme l’assure le PdG de l’Oréal : «c’est un pas dans la bonne direction», «30
milliards, c’est un début». Mme Bettencourt et Nestlé principaux
actionnaires sont rassurés, leurs dividendes prospèreront. Raffarin n’est pas
en reste «ça correspond à mes convictions»,
«je n’exclue pas de voter la confiance au
gouvernement». Copé, gêné, fait de la surenchère et Eric Woerth, grinçant,
déclare «Hollande n’a plus qu’à adhérer à
l’UMP». Quant à Borloo il est «prêt à
soutenir ces réformes difficiles» à imposer au peuple. Plus machiavélien,
un conseiller de l’Elysée susurre : «les
UMP sont ennuyés. Ils voient que nous faisons ce qu’ils ont beaucoup annoncé
mais jamais fait. C’est bien joué ».
Dissidents, les
Maurel et Lienneman à la gauche du parti solférinien ? Non, un brin
circonspects pour leur place. Ils demandent que les «nouveaux avantages financiers accordés aux entreprises (soient
assortis) de contreparties». Un observatoire pour voir défiler les cadeaux
sans le moindre engagement leur suffira-t-il ? Et de se lamenter «le Président décide seul de tout. A quoi
servent le PS et le Parlement ?» «Tout
ça, c’est à cause de la droite et de l’extrême droite» (sic) «N’attendons pas les défaites électorales
pour nous réveiller». On savait que les godillots traînaient les pieds, on
ne les savait pas endormis !
Face aux petits calculs
politiciens, quelle rupture ?
Bénéficiant de
l’appui de sa majorité parlementaire euro-libérale, et des divisions de la
droite qui ne sait comment s’opposer réellement à la politique qui est la
sienne, à quelques bémols près, les ténors du gouvernement s’ingénient déjà à
imaginer des petits calculs politiciens pour
garder le pouvoir. L’ouverture au
centre après les élections européennes, le changement de scrutin ensuite,
afin de dépasser un clivage «gauche» droite désuet à l’image de la «grande coalition» allemande car il
faudra bien cette union sacrée pour tenter de juguler légitimement «l’inquiétude vertigineuse» qui monte.
Quant au Front de Gauche, il peine à faire entendre une autre musique et n’ose
prôner une véritable rupture de peur d’être taxé d’anti européen, voire de
rejoindre les thèmes avancés par le FN.
De fait, vis-à-vis
du césarisme de l’oligarchie européenne qui entend instaurer la dictature soft
du capitalisme financiarisé tous azimuts, y compris transatlantique (7), le devoir d’indépendance s’impose. Il
convient de prôner la souveraineté
populaire face aux diktats de la commission de Bruxelles, la protection des classes populaires face
à la libre concurrence, la désobéissance vis-à-vis des traités européens, l’abandon de l’euro afin de mener
des politiques monétaires indépendantes, y compris par la dévaluation, répudier
la BCE et restaurer une banque nationale, examiner l’illégitimité de la dette publique… Prôner ces mesures de rupture
avec l’ordre néolibéral, ce n’est pas la révolution, mais ce sont déjà autant
de conditions amorçant la transformation sociale. L’Europe sociale ne peut se
construire que sur la déconstruction
de l’Europe du capitalisme libéral et du combat contre les oligarchies transnationales.
Les formations
sociales nationales qui font partie de l’espace européen connaissent des
rythmes de lutte de classes différentes. Imprégnées de cultures historiques
spécifiques, elles ne peuvent connaître des ruptures qui soient
concomitantes, à moins de croire à un
grand soir européen des luttes produisant les mêmes effets, le même jour à la
même heure. Une telle vision partagée par nombre d’altermondialistes est inopérante.
Elle consiste de fait à remettre aux calendes grecques l’espérance sociale. Ce
serait là courir le risque, déjà bien réel, de nourrir la désespérance sociale
et, objectivement, de border le lit de l’extrême droite.
Gérard Deneux le
28.01.2014
(1)
«Le fond de l’air
est gris» sur la mobilisation bretonne. ACC n° 250
(2)
Voir encadré (à faire)
(3)
Je reviendrai sur cette question dans un article
ultérieur
(4)
Voir encadré. Citation du philosophe Jean-Luc Nancy
(5)
Voir précédent article sur le FN. «De l’extrême droite au parti fasciste». ACC n° 249
(6)
Titre du livre de François Denord et Antoine Schwartz –
éditions Raisons d’agir dont
je recommande la lecture
(7)
Voir article «le grand marché transatlantique» dans ce
numéro
Encadré (4)
Eloge de la mêlée
«Le mélange qui
s’opère en un lieu est une alchimie historique qui défie la notion de mélange… parce
qu’il convient de répondre à l’ignoble
mot d’ordre de purification ethnique,
ce délire identitaire du racisme ordinaire, de la peur de l’autre… il faut
réaffirmer le Savoir : le quelqu’un qu’il soit est toujours un sang mêlé…
La mêlée qui
provoque le mélange n’est pas seulement riche de diversité. Les cultures ne
s’additionnent pas, elles se rencontrent pour s’altérer, en s’altérant, elles
se reconfigurent…
L’Occident si fier
du miracle grec devrait méditer sur la diversité ethnique et culturelle, les
mouvements de peuples, les transferts et les transformations des pratiques, les
détournements de mœurs et de langues qui ont produit la configuration de la
civilisation d’Athènes…
Toute culture est
multiculturelle, le résultat provisoire d’une mêlée résultant d’affrontements,
de confrontations, de transformations, de recompositions, de combinaisons, de
bricolages, de développements…
Le mélange n’existe
pas, pas plus que la pureté. Il n’y a ni mélange pur, ni pureté intacte».
Etre singulier
pluriel (extraits) du philosophe Jean-Luc Nancy – édition
Galilée.
Encadré (2)
Chômage. La réalité des
chiffres. Les artifices de langage.
Les éléments de la
langue de bois hollandiste ne peuvent modifier la réalité : «Baisse de la courbe», «Ralentissement du
rythme d’augmentation», «Stabilisation», «Baisse de l’augmentation», «Tendance
à l’inversion», «plafond», «paliers»
et autres inepties.
2010 : +
117 000 chômeurs d’emplois de catégorie A
2011 : +
142 500
2012 : +
283 800
2013 : +
142 500
C’est ainsi que
l’on parvient à 3 303 000 chômeurs de catégorie A et, avec les
DOM-TOM «bien français» à 3 500 000.
Cette «réalité cruelle» l’est d’autant plus
qu’elle est masquée par la signature de 100 000 emplois (sans) avenir, de
30 000 places de formation supplémentaires pour faire sortir des listes
des chômeurs, les plus jeunes. Ainsi, parmi les 3 303 000 chômeurs,
4000 jeunes de moins de 25 ans auraient disparu de ce surnombre. Mais le taux
de 24.5% de chômage de cette tranche d’âge n’est guère rassurant.
Lorsque l’on
additionne les catégories A, B, C, l’on dépasse aisément les 5 millions de
chômeurs qui comprennent plus de 1 million de personnes de plus de 50 ans.
Avec la poursuite
des plans de licenciements notamment, il y a tout lieu de craindre que
l’inversion de la courbe hollandaise ne soit que le pauvre artifice d’un échec
patent.