Le Grand marché
transatlantique
Lors du G8 en
Irlande du Nord, entre soi, Obama et les dirigeants européens ont donné, le 17
juin 2013, le coup d’envoi solennel au Partenariat Transatlantique de
Commerce et d’Investissement (PTCI) entre l’Union Européenne et les Etats-Unis.
En anglais, on le nomme le TAFTA (Transatlantic Free Trade Agreement) et pour
nous ce sera, plus communément, le Grand marché transatlantique (GMT).
Le 23 mai 2013, le
Parlement européen a donné son feu vert à l’ouverture des négociations ;
le 14 juin, les 27 gouvernements ont approuvé le mandat donné à la Commission
Européenne, sans que les Parlements
nationaux aient été consultés, pour que le 8 juillet 2013, les négociations
commencent à Washington. Elles se poursuivront au rythme d’une session tous les
trois mois pour aboutir en 2015. La Commission européenne, négociateur unique,
est assistée d’un comité spécial, le comité 207 dans lequel tous les
gouvernements de l’UE sont représentés. Ils ne pourront pas dire qu’ils ne
savaient pas puisqu’ils sont associés en permanence à la négociation (dont
Nicole Bricq ministre du commerce extérieur).
Tel l’AMI - Accord multilatéral sur l’investissement – négocié
secrètement entre 1995 et 1997 par les 29 pays de l’OCDE, divulgué in extremis notamment
par le Monde Diplomatique, 15 ans
plus tard… voici l’Accord de Partenariat Transatlantique conçu, lui aussi, dans le plus grand secret.
Heureusement, il y a eu fuite. Il est donc urgent d’en connaître les objectifs
et les moyens avant de pouvoir en divulguer les dangers pour la démocratie et
la souveraineté des Etats mais aussi pour les enjeux sociaux et
environnementaux.
Le GMT, un nouveau stade de la
marchandisation du monde.
C’est un accord de
libre échange (ALE) comme il en existe déjà de nombreux dans le monde (500).
Celui-ci est particulièrement inquiétant car il concerne les Etats-Unis et
l’Union Européenne qui représentent la moitié du PIB mondial et le tiers des
échanges. Les USA y voient un moyen pour faire face à la concurrence des pays
émergents et principalement de la Chine. Ils considèrent, tout comme un certain
nombre d’Etats qu’il est nécessaire de poursuivre la libéralisation commerciale
dans le monde, sans attendre l’aboutissement du cycle de Doha de l’OMC, trop
lent, empêtré dans les négociations multilatérales du fait des résistances nombreuses
des pays émergents en son sein. Se multiplient donc, parallèlement, dans la logique
du libre échange, des accords entre deux Etats ou plus, comme l’Accord
économique et commercial global entre l’UE et le Canada, le Partenariat transpacifique (PTP) avec 11
pays riverains du Pacifique (hors la chine) ou encore l’ALENA – Accord de libre
échange Nord Américain (Canada/Etats-Unis/Mexique).
L’initiative de
grand marché entre les deux continents américain et européen est l’aboutissement
d’un processus long. L’engagement de Van Rompuy/ Barroso et d’Obama le 13
février 2013 d’entamer la négociation du GMT est le résultat de multiples rencontres officielles, appuyées par une intense activité de lobbying de la part des
multinationales américaines et européennes auprès des dirigeants politiques
et des membres de la Commission Européenne. Ce qui est à l’œuvre est la
poursuite de la volonté de domination du marché mondial, par la libéralisation
et la dérégulation, portée par des think tanks puissants : le Dialogue
économique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), créé en
1995 sous le patronage de la commission européenne et du ministère du commerce
américain, rassemble de riches entrepreneurs qui militent pour un
« dialogue » constructif entre les élites économiques des deux
continents, l’administration de Washington et les commissaires de Bruxelles.
Pour rendre plus «sympathique»
ce nouveau grand marché, le commissaire européen au commerce Karel de Gucht
n’hésite pas à affirmer des retombées en termes de croissance de l’ordre de 1%
du PIB, la création de «centaines de
milliers d’emplois», même si une étude d’impact réalisée par la Commission
elle-même démontre qu’il conviendrait plutôt de parler de 0.1 % de croissance
sur 10 ans !
Les objectifs de l’Accord. La
dictature des multinationales
«L’objectif de l’Accord est d’accroître le
commerce et l’investissement entre l’UE et les USA en réalisant le potentiel
inexploité d’un véritable marché transatlantique, générant de nouvelles
opportunités économiques pour la création d’emplois et la croissance grâce à un
accès accru aux marchés, une plus grande compatibilité de la réglementation et
la définition de normes mondiales».
Il s’agit donc
d’opérer sur les deux continents, selon les mêmes règles, pour ouvrir les
marchés publics et privés à tous les niveaux de pouvoir (national, régional et
local) et dans tous les domaines. Les termes sont limpides «L’accord prévoira la libéralisation réciproque
du commerce des biens et des services
ainsi que des règles sur les questions en rapport avec le commerce avec un haut
niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels de l’OMC».
L’accord affirme
qu’il faut limiter les «discordances commerciales» en matière de commerce des marchandises. En termes clairs, il faut éliminer toutes les obligations comme les droits
de douane et les taxes sur les importations. Dans le domaine agricole, où
les mesures de protection sont
encore importantes, les conséquences seraient catastrophiques ruinant
les modèles d’agriculture paysanne ou encore de circuits courts du fait de la
concurrence industrielle américaine inondant les marchés de produits à bas
coûts de production. La deuxième exigence est la limitation, voire la suppression des «barrières non tarifaires»,
c’est-à-dire les législations, les réglementations, les normes sociales, les normes sanitaires
et phytosanitaires, environnementales ou techniques considérées comme des «obstacles inutiles au commerce et à
l’investissement».
En matière de commerce des services, c’est l’application de l’AGCS
(accord général du commerce des services) et des contraintes de l’OMC dont les
deux principes suivants : celui de la nation la plus favorisée (TNPF) qui
contraint un Etat accordant à un fournisseur une faveur spéciale, à l’appliquer
à tous les autres membres de l’OMC et celui du Traitement National (TN)
consistant à accorder aux étrangers le même traitement que celui qui s’applique
aux nationaux. Par exemple, si l’Etat subventionne une école française, il devra
subventionner l’école américaine qui vient s’installer en France. C’est la
suppression de tout ce qui entrave la libre concurrence d’activités des services,
encore «protégées» en Europe : santé, éducation, eau, énergie, recherche,
sécurité sociale… Les législations devront s’aligner
sur la norme la moins disante. Tous les territoires sont concernés :
du sommet de l’Etat aux conseils municipaux, les élus devront redéfinir leurs
politiques publiques pour satisfaire les
appétits du privé qui lui échapperaient encore, dans tous les
domaines : sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance maladie,
prix des médicaments, liberté du net, protection de la vie privée, énergie,
culture, droits d’auteur, ressources naturelles, formation professionnelle,
équipements publics, immigration… Si
cet Accord aboutit, les multinationales auront pouvoir de faire ou défaire la
loi.
Enfin, l’accord
prévoit la protection de
l’investissement (retour de l’AMI). Là encore les contraintes cumulées de
l’OMC (TNPF et TN) rendront impossible toute politique industrielle en faveur
d’une région défavorisée ou d’un type d’entreprise (PME) à moins de fournir aux
investisseurs étrangers les mêmes aides. L’accord comprendra des dispositions
concernant l’énergie et les matières premières : «Les négociations devraient viser à assurer un environnement commercial
ouvert, transparent et prévisible en matière d’énergie et à garantir un accès
libre et durables aux matières premières».
Les Etats ne seront plus maîtres de leur sol ni de leur pouvoir de fixer
les prix des produits énergétiques sur le marché national.
Pour contraindre les Etats à
appliquer ces mesures, une justice commerciale oligarchique.
La philosophie
de l’OMC ou de l’ALENA s’applique au
GMT, autorisant une multinationale à poursuivre en justice un pays signataire
qui n’abrogerait pas, par exemple, des mesures
sociales considérées comme des distorsions
au libre échange. En conséquence, un investisseur privé pourrait
contrecarrer les politiques de santé, d’environnement… d’un Etat s’il estime
ses profits menacés du fait de réglementations contraignantes, de projets «déraisonnables, arbitraires ou
discriminatoires» qui «annulent ou
compromettent les avantages découlant de l’accord». C’est l’application du
mécanisme de règlement des différends investisseur-Etats ; les «litiges»
sont soumis à la décision de cours spéciales (composées de quelques avocats
d’affaires) autorisées à condamner les Etats à réparation.
Sont déjà recensés
dans le monde 518 plaintes de ce type très dommageables pour les Etats et leurs
populations. La CNUCED relève que le nombre d’affaires soumises aux tribunaux
spéciaux a été multiplié par 10 depuis 2000. Les affaires juteuses risquent
d’aller bon train pour les avocats d’affaires !
Les exemples de condamnations financières se multiplieront,
endetteront encore plus les Etats qui préfèreront annuler des règlementations
protectrices des travailleurs ou de l’environnement plutôt que devoir débourser
des sommes énormes. A titre
d’exemples : les Philippines ont déboursé à l’opérateur allemand Fraiport,
58 millions de dollars, correspondants au salaire annuel de 12 500
professeurs ou à la vaccination de 3.8 millions d’enfants. Dans le cadre de
l’ALENA, la firme nord-américaine Métaclade a réclamé au Mexique 15.6 milliards
de dollars pour son refus de rouvrir une décharge de produits toxiques qui
contaminait les eaux et le Canada a déjà été poursuivi 30 fois par des firmes
nord-américaines pour ses réglementations en matière de santé et d’environnement
avec des pénalités de 226 millions de dollars au total. De la même manière, des
sociétés européennes ont récemment engagé des poursuites contre l’augmentation
du salaire minimum en Egypte ou contre la limitation des émissions toxiques au
Pérou. Le géant de la cigarette Philipp Morris a assigné l’Uruguay et
l’Australie devant un tribunal spécial, incommodé par leurs législations
antitabac. Le groupe pharmaceutique US Eli Lilly veut se faire justice au
Canada, coupable d’avoir créé un système de brevets rendant certains
médicaments plus abordables. Le fournisseur d’électricité suédois Vattenfall
réclame plusieurs milliards d’euros à l’Allemagne pour son « tournant
énergétique » qui encadre sévèrement les centrales à charbon.
L’on peut
s’inquiéter, si cet accord aboutissait, sur le maintien de l’interdiction
d’exploitation des gaz de schiste !
Les multinationales comme Chevron ou Total pourraient engager des
poursuites contre l’Etat français.
Comment combattre la mise en place
d’un système aussi antidémocratique ?
Les négociations de
libéralisation globale étant bloquées, du fait des réticences de nombreux pays,
l’OMC n’est plus l’instrument adéquat pour les oligarchies mondialisées. Sous
l’impulsion des gouvernements les plus libéraux et d’abord de celui des
Etats-Unis, des accords bilatéraux entre pays ou groupes de pays permettent de
libérer la rapacité des firmes multinationales. La crise financière de
2007-2008, les surcapacités de production, le tassement de la croissance dans
les pays émergents sont autant de facteurs conduisant les grands requins à
contourner tous les obstacles à leur frénésie d’accumulation des profits :
les normes de protection sociale et environnementale sont, pour eux, autant de
contraintes réglementaires inacceptables. La démocratie, c’est pas moderne,
l’espace des délibérations doit être restreint aux maîtres du monde assistés de
leurs experts. La souveraineté alimentaire dans ce monde globalisé, c’est
ringard. Le tissu industriel des petites et moyennes entreprises non soumises
aux grands groupes, c’est archaïque… Tout ça doit disparaître pour laisser le
champ libre aux transnationales.
Le GMT est donc à
la fois une menace inacceptable face à ses conséquences sur les populations et une
usurpation des pouvoirs démocratiques au
profit du «marché», c’est-à-dire des firmes multinationales. C’est un projet
scandaleux qui considère que tout est marchandisable : la vie, la nature,
l’Homme.
L’engagement des
négociations est approuvé par tous les gouvernements européens, qui se taisent
lorsqu’ils nous représentent dans les instances européennes et plus
particulièrement au Conseil des ministres. Mme Nicole Bricq, ministre du
commerce extérieur, par la voix de sa conseillère (Mme Claude Revel) n’a pas un
mot de résistance, encore moins de dénonciation. Au contraire, elle affirme
qu’il faut «prendre acte et tirer parti
de la tendance de la délégation de la règle au privé» !
Il est grand temps
de faire connaître et de dénoncer ce projet (déjà bien engagé) niant la
primauté des droits humains, sociaux, économiques, culturels et
environnementaux, niant la conception alternative et solidaires des échanges
internationaux fondée sur la coopération.
Des mouvements se
constituent en Europe : le collectif «Stop Tafta» en France, en Belgique… Il
est nécessaire de construire des solidarités avec les mouvements de résistance
aux USA et de ne pas tomber dans un anti-américanisme global. Enfin, la
solidarité doit s’étendre aux pays du Sud qui subissent déjà les ALE existants,
portés par l’UE et les USA.
Deux échéances
électorales proches (municipales et européennes) doivent nous permettre de
prendre la parole pour informer ceux qui, candidats, sont dans l’ignorance de
ce grand marché transatlantique, pour dénoncer ce «typhon qui menace les Européens»(1) et les classes populaires
américaines.
Odile Mangeot
Sources :
(1)Le Monde Diplomatique
novembre 2013 «Le traité
transatlantique, un typhon qui menace les Européens»
Agora Vox 26
décembre 2013 «Un partenariat transatlantique
pour le meilleur des mondes»
«Stop au grand marché transatlantique»
CADTM 23 janvier 2014 www.cadtm.org
«Le projet de grand marché transatlantique»
par Raoul Marc Jennar http://www.jennar.fr