Nauru. Les Maldives. Bikini.
Ces paradis
sont des enfers
C’est l’incroyable et pourtant bien
véridique histoire de l’île de Nauru, contée par Naomi Klein(1), ainsi que deux
articles du Monde(2) qui m’ont incité
à penser que ces îles du Pacifique sont le reflet ahurissant du « capitalisme du désastre »(1). Elles
préfigurent, malgré toutes les contorsions humanitaristes, un avenir qui se
dessine comme une probabilité insoutenable.
Nauru. Du paradis à la décharge humaine.
Pendant des centaines de milliers d’années,
sur des récifs coralliens de l’Océanie, des oiseaux migrateurs ont fait escale,
y trouvant crustacés et mollusques à leur goût. Leurs excréments déposés sur
les récifs formèrent une masse rocheuse se couvrant peu à peu d’humus, de
forêts, de cocotiers. La population peu nombreuse sur cet oasis tropical de 21
km2 était tout aussi paisible que ses plages de sable fin : elle se
nourrissait de poissons, de volailles sauvages et de fruits abondants.
Vint le temps de la colonisation et la
surprenante découverte : cette île fabriquée par la fiente d’oiseaux
n’était qu’un immense gisement de phosphate de chaux. Des firmes
germano-britanniques puis australiennes entreprirent l’extraction systématique
de ce minerai pour fertiliser les terres agricoles d’autres pays. Dans les
années 60, derrière les plages et le rideau de cocotiers, l’île était dévastée,
la forêt avait disparu pour ne laisser qu’une immense carrière à ciel ouvert.
Le centre de l’île était devenu inhabitable. Deux routes, l’une menant au centre,
lieu d’extraction, l’autre faisant le tour de l’île où se concentraient les
habitants et leurs résidences sur une étroite bande côtière, symbolisaient le
désastre à venir lorsque les réserves de phosphates seraient épuisées et donc
la fin des redevances fournies par les sociétés minières.
En 1968, Les Nauruans crurent avoir
trouvé le moyen d’assurer leur survie. Ils placèrent leurs recettes minières
dans le marché immobilier australien et hawaïen, avec pour objectif de
réhabiliter leur île…
Dans les années 70-80, la presse
occidentale se fit l’écho de l’extraordinaire reconversion de ce lieu d’extrême
opulence : le PNB par habitant classait ce pays comme le plus riche après…
l’Arabie Saoudite. Mieux ! Tous les habitants avaient accès aux logements
gratuits climatisés, aux fêtes permanentes et extravagantes, le chef de police
était muni d’une rutilante Lamborghini. Bref ! L’argent coulait à flots et
la jeunesse en moto, souvent ivre, faisait le tour de l’île en moins de 20
minutes. Ombres au tableau : désoeuvrement, obésité, diabète et chute de
l’espérance de vie… dans cette île paradisiaque vivant de l’export d’engrais
agricoles mais où pratiquement tous les produits de consommation devaient être
importés, y compris les fruits et légumes.
Mais, reconvertir la rente minière en
rente immobilière à caractère spéculatif s’avéra une option désastreuse lorsque
ces revenus s’effondrèrent. Pour y pallier, l’île se reconvertira en 1990 en
paradis fiscal. De la rente immobilière on passa à la rente financière adossée
au blanchiment d’argent. L’effondrement de l’URSS, le pillage des biens publics
privatisés assurèrent une courte conjoncture favorable. Gangsters et oligarques
russes, comme d’autres aventuriers de la finance, furent hébergés sur cette île
de plus de 400 banques fantômes (selon certaines estimations, ce sont 70
milliards de dollars qui y trouvèrent refuge). Depuis la crise de 2007-2008,
pour les 9 500 habitants de l’île, une nouvelle reconversion s’imposait…
Une nouvelle période s’ouvrait en
effet. Celle des guerres dévastatrices au Moyen-Orient, des crises de régime
entraînant la désignation de boucs émissaires ethniques et religieux et celle
des désastres écologiques et climatiques. Les dirigeants de la République… du
Nauru ont donc accepté, sous l’influence de la « démocratie »
australienne, « d’accueillir », de devenir un centre de concentration
des « demandeurs d’asile ». La sous-traitance étant de mode, les « indésirables »
dans le continent australien sont donc acheminés et parqués dans une prison à
ciel ouvert. Les Nauruans, désormais, travaillent au gardiennage d’un véritable
camp de concentration infesté de rats, au milieu de l’île aride, où les
journalistes sont interdits d’accès. Hommes, femmes, enfants pakistanais,
birmans, bangladais, irakiens, sri-lankais, s’y entassent. Malgré la
surveillance, des vidéos, des témoignages sont parvenus à les tirer de
l’oubli : suicides, grèves de la faim, révoltes s’y sont multipliés. Amnesty International dénonce « Nauru la cruelle » et le rapport du
Haut-Commissariat des Réfugiés de l’ONU s’insurge « contre les traitements inhumains et dégradants ». Demain, ou
plus tard, des subsides de riches donateurs humaniseront peut-être cet enfer
tropical dont le point culminant n’est situé qu’à 71 mètres du niveau de la mer
et dont 90% du territoire est dévasté par l’activité minière.
Un sentiment d’angoisse pénètre,
paraît-il, les Nauruans, coincés qu’ils sont entre le désert intérieur, les
terrifiantes inondations menaçant les côtes, la hausse du niveau de l’océan et
une dette de 800 millions de dollars. Aujourd’hui, l’aéroport international (!)
ne reçoit plus que de rares avions. Quant aux cargos, ils ne passent plus qu’une
fois par mois pour décharger quelques vivres et surtout des migrants
interceptés… « L’opération Pacifique »,
cette dénomination euphémisée et cynique de l’île prison pour réfugiés, a
paraît-il trouvé des adeptes en France. Comme l’Australie, il suffirait de
trouver une île (grecque ?), des gardiens et pourquoi pas, comme le
gouvernement australien, un peu plus de 13 millions d’euros pour faire
fonctionner un camp européen de « rétention »... Sauf, qu’il faudrait
encore tirer de Nauru, comme disent les experts, un « retour
d’expérience ». Dans cette île, en effet, tous les gardiens ne sont pas
sûrs et la convention de Genève sur les réfugiés demeure un obstacle à faire
sauter. Eh bien ! Les Nauruans, opposants au régime, bien que
parlementaires furent exclus de cette instance, ceux-là et les autres, sont menacés
de peines de prison. Quant aux avocats et représentants d’ONG, ils n’obtiennent
pas de visas. L’Europe forteresse vaut bien un requiem pour les droits des
indésirables et quelques entorses « sécuritaires » !!!
Des Maldives à Bikini
Dans l’océan Indien, l’archipel des
Maldives, avec ses 1 200 îles paradisiaques, fait rêver, du moins ceux qui
font partie des touristes les plus aisés. En fait, les lagons, les eaux
cristallines que parcourent les voiliers des Occidentaux fortunés, occultent la
division du monde qu’elles représentent. La nature n’y est pour rien, les
Maldiviens qui occupent 200 de ces îles en sont l’illustration. Ils sont
345 000 habitants et la spécialisation de ces micro-territoires du Sud
oriental nous renvoie l’absurde image de notre contemporalité. Pour les
touristes occidentaux, les sites spécialisés, îles-hôtels, îles-aéroports, îles
touristiques, tout ce qui procure 80% de la richesse des Maldiviens, prévalent.
Pour les Maldiviens, il y a la
capitale à Malé, territoire le plus peuplé, mais il y a aussi l’île du
Président, l’île élevage, l’île citerne, des îles prisons et même, une île
poubelle. Mais, là, le paradis a un tout autre visage : le régime est plus
wahabite que celui des Saoudiens. La charia est loi, le port du niqab est
obligatoire pour les femmes et, en 2014, la peine capitale a été étendue aux
enfants. Il paraît que les Maldiviens seraient, non une réserve d’Indiens, mais
de djihadistes dont nombre d’entre eux combattraient en Syrie et en Irak. Pour
eux, il y aurait même des îles repos. Comme sur une grande partie de la
planète, aux Maldives, coexistent deux mondes séparés qui se font face :
l’un s’apprêtant à engloutir l’autre.
A Bikini, cet engloutissement, grandeur
nature, s’est accompli…
définitivement en juillet 1946.
Bikini, c’est un ensemble de récifs coralliens
et d’îles bordées de sable blanc, entourant un immense lagon aux eaux
turquoise. Ce serait encore un paradis pour les plongeurs… s’ils pouvaient y
aborder. Il y avait là, plus d’un millier d’habitants, il n’y en a plus, ne
reste de la présence humaine que 4 à 6 « résidents non permanents »
qui s’y relaient.
Certes, la guerre du Pacifique est
passée par là, à preuve les carcasses rouillées de bâtiments US qui croupissent
dans le lagon. Mais c’est avant le 1er juillet 1946 que la
population a été « évacuée » (raflée ?). Après Hiroshima et
Nagasaki, la bombe atomique se devait d’être perfectionnée pour « garantir la paix et la démocratie ».
Vingt-deux « essais » jusqu’en 1958, date de l’explosion de « Castel Bravo », cette bombe H mille
fois plus puissante que celle d’Hiroshima. Trois îles sous l’impact ont
disparu, à jamais… pour faire avancer la science !
Au cours de ces
« expériences », les populations ont été déplacées, toujours un peu
plus loin vers le Sud. Quelques « résidents non permanents » s’y
succèdent pour observer les résultats de la puissance (in)humaine :
radioactivité, sécheresse, typhons et, avec le changement climatique,
l’irrésistible montée des eaux.
L’humour cynique de ladite Communauté
Internationale tente de rassurer. En 1998, l’Agence Internationale de l’Energie
Atomique (AIEA) recommandait de ne pas repeupler l’atoll Bikini. En 2010,
l’UNESCO le déclara patrimoine mondial de l’Humanité, symbole de « l’entrée (mortifère ?) dans l’âge nucléaire ».
N’étaient-ils pas dans la droite ligne du discours d’Eisenhower qui, en 1959,
prônait les « atomes pour la paix,
le bonheur et le bien-être » ? (3)
Quand le Maire de Bikini, de ce petit
millier d’habitants expatrié sur les îles Kili et Ejit, s’avisa de demander,
pour son peuple, l’asile aux Etats-Unis, cette outrecuidance ne lui valut, pour
toute réponse, qu’un silence méprisant. L’administration américaine
n’avait-elle pas versé, pour solde de tous comptes, 500 millions de dollars aux
victimes des radiations !
En
juillet 1946,
aux Etats-Unis, fut lancée la mode du
bikini, ce maillot deux pièces n’avait rien à voir avec l’atoll du même
nom. Pour le plaisir des yeux, sur les plages ensoleillées, la genre humain put
reluquer, parmi celles qui en portaient, quelques bombes anatomiques. Ainsi va
l’humanité. Il en sera ainsi tant que les peuples ne sauront pas l’histoire
qu’ils font ou laissent faire, y compris, voire surtout, dans les pays dits
démocratiques.
Gérard Deneux le 12.08.2015
(1) Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Naomi Klein
– éditions Fayard. Dans son précédent ouvrage La stratégie du choc, sous-titre Capitalisme du désastre, Naomi Klein relate le libéralisme sauvage
qui s’est emparé de l’URSS après son effondrement privatisations-spoliation et
émergence des oligarques. Editions Fayard
(2) Sources :
articles du Monde des 5/6 et 10 août
2015 ainsi que la tribune signée par Pascal Carcanade, Laurent Cibien, Luc
Fiollet. A noter que ces 3 auteurs ont réalisé un film-documentaire « Nauru, l’île perdue » et que Luc
Fiollet lui a consacré un livre Nauru,
l’île dévastée, éditions la Découverte, 2010
(3) Lire à ce
sujet Les sanctuaires de l’abîme.
Chronique du désordre de Fukushima de Nadine et Thierry Ribault,
éditions l’encyclopédie des nuisances.
Nous est contée, entre autres, la manière dont le Japon fut doté par les USA de
l’industrie nucléaire et comment nombre de criminels de guerre amnistiés ou
blanchis furent propulsés à de « hautes » responsabilités.