Le mouvement contre la
loi Travail a fait craquer le néolibéralisme et son monde,
ou… la possibilité d’un
évènement.
par Georges Ubbiali
Parler du mouvement contre la loi Travail comme d’un
« évènement », c’est prendre un risque. Le risque de la démesure, ou
au moins de l’erreur. Il ne s’agit pas ici de survaloriser, de prédire on ne
sait quelle rupture, alors que par ailleurs le monde va si mal, partout et ici
même (en effet les attentats en France vont sans doute fortement modifier les
coordonnées du débat social et politique).
Par ailleurs, le mouvement n’est pas fini, puisque des suites
sont envisagées dès septembre 2016 pour refuser justement le fait qui détruit
la notion même d’évènement : la loi Travail n’a certes pas été votée, mais
elle est adoptée , puis promulguée. Donc nous avons pour le moment échoué une
nouvelle fois, comme en 2010 sur les retraites. Certes, comme après 2010, tout
cela aura des effets aux élections toutes proches.
Or il est possible (ce n’est pas une prédiction, c’est une
possibilité) que les choses tournent autrement. Il est possible que le fait
d’une loi (mal) adoptée soit suivi d’autres faits. Que le craquement du monde
néolibéral ait libéré une énergie. Et donc que nous ayons vécu un évènement non
anodin, et qu’il faille, comme l’explique l’historienne Michèle Riot-Sarcey,
« retenir les potentialités qu’il
induit » (Le procès la liberté,
une histoire souterraine en France du 19ème siècle, La
découverte, 2016).
Retenir cette possibilité, lorsqu’on est acteur ou actrice
politique, c’est en même temps enregistrer une déconvenue : les acteurs
politiques n’ont pas été à la hauteur de l’évènement. J’y reviendrai. Alors que
nous décrivions l’atonie sociale depuis plusieurs années et que nous avions le
sentiment qu’il ne se passait pas grand-chose de ce côté pour aider à
reformuler l’espérance d’un tournant (alors que depuis 2009, la vie politique
de la gauche a été mouvementée), la situation s’est en quelque sorte
inversée : c’est le mouvement social qui est devenu « la »
politique et « la » politique qui s’est trouvée fort peu active,
voire embarrassée comme une poule qui aurait trouvé un couteau. Cette
observation était déjà notable (plus encore peut-être) en 2010, en 1995 (ô
combien !). N’épiloguons pas trop à
ce stade, mais retenons le problème.
En tout cas, commençons par ce constat : nous avons vécu
depuis le 9 mars 2016 un moment rare, privilégié, où le syndical, le social,
les réseaux multiples (on dit « sociaux »), les liens d’associations,
mais aussi « le » politique, se rencontrent, se fréquentent, se rejoignent.
Parfois pour s’épauler explicitement, pour s’aider, pour converger, pour
amplifier le rapport des forces ou au moins le sens immédiat de ce qui se
passe.
On peut énumérer plusieurs moments où ces rencontres se sont
produites. Choisissons-en quelques-uns parmi d’autres possibles :
-
Le
9 mars 2016, la pétition « LoiTravailNonMerci »- l’évènement
inaugural avec 1,3 millions de signatures, produit des réseaux sociaux et de leur
puissance potentielle- est quasi immédiatement relayée par des équipes
syndicales, et notamment sur l’Ile de France (appel URIF CGT, FO, Solidaires,
etc), qui rejoignent les appels des structures jeunes à manifester ce jour-là,
jour de l’adoption de la loi en conseil des ministres. Mais en cherchant bien, cette pétition n’est
pas étrangère au syndicalisme, puisqu’elle a été conçue par des syndicalistes
en grande partie, et même par des ancien-nes…de l’UNEF (et même pour partie …du
PS). Je reviendrai sur la portée de ce
moment inaugural.
-
La
venue de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, avec d’autres
responsables syndicaux comme Eric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale
Solidaires, sur la place de la République à l’invitation de Nuit Debout est un
autre moment d’interaction qui a fait bouger les lignes symboliques de la
représentation habituelle des mouvements sociaux, syndicaux et de leurs
codes.
-
Le
dimanche 12 juin, deux jours avant la grande journée de montée nationale du 14
juin, le meeting au théâtre Dejazet a vu se côtoyer des syndicalistes, des
associatifs, des universitaires ou écrivains, et des politiques (en 1995, avec
Bourdieu, il n’y avait pas les politiques, c’était inimaginable). Et on a
entendu des phrases du genre : « nous
sommes …quelque chose ; nous
sommes…une force ». Hélas, comme je l’ai déjà dit, ces remarques n’ont
pas été suivies d’effet. Etaient présentes, à l’appel de la fondation Copernic,
les mêmes forces que celles qui étaient depuis novembre 2015 rassemblées dans
le Collectif Le Code Qu’il Faut Défendre (CQFD), même si celui-ci a peiné à se
rendre visible sur la scène publique.
-
J’ajoute
bien sûr à ces trois moments le 31 mars 2016 où l’appel lancé depuis février
par le journal Fakir, avec le succès du film Merci patron, s’est traduit par l’occupation de « notre place de la République »
(expression citée dans un des textes de Nuit Debout adopté plus tard), et par
le foisonnement qui s’en est suivi, à commencer par l’introduction d’un nouveau
décompte du temps (31 mars, 32 mars, etc). Mais là aussi, le syndicalisme ou un
certain syndicalisme n’était pas loin (il suffit de voir le film Merci patron,
ou les déclarations de François Ruffin). Les mouvements distincts étaient donc
destinés à se rapprocher.
Dans la suite de cette contribution, je développerai les
facteurs explicatifs du mouvement que nous avons vécu, les séquences de
celui-ci (et notamment pourquoi une grève générale est aujourd’hui très
difficile), et ensuite ce que nous apprend ce mouvement, en tout cas
provisoirement, sur le plan à la fois social et syndical, mais aussi
« politique » au sens plein du terme.
1-
Qu’est-ce qui explique une
« entrée en mouvement » à propos de la loi Travail ?
On peut noter deux facteurs explicatifs très différents, mais
déclencheurs du mouvement contre la loi Travail.
- Le premier est évidemment la
portée historique de cette loi au regard des traditions historiques du
mouvement ouvrier et populaire en France. Le projet porté par la loi est de
détricoter totalement un siècle et demi d’histoire sociale. Certes, ce
n’est pas la première fois que les libéraux veulent détruire les acquis
sociaux, depuis 30 ans. C’était déjà le projet stratégique de la « refondation sociale » du MEDEF
(le baron Seillières) au début des années 2000 : outre la Sécurité
sociale, la dite « refondation » comportait un volet d’inversion
des normes du droit social, qui avait semé quelques graines (dérogations
nombreuses sur les 35 heures), mais sans aller jusqu’au bout sur les
principes. On se rappelle aussi plus tard la phrase de Denis Kessler
ex-N°2 du MEDEF listant les « réformes » à faire : « La liste des réformes ? C'est simple,
prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception.
Elle est là. Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire
méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ».
C’est cette offensive que nous avons connu sur la Sécurité sociale, c’est-à-dire
les droits sociaux hors de l’emploi, ou externes à l’emploi. Restait à
attaquer les droits sociaux internes aux rapports de travail : le
Code des relations avec les employeurs.
Ce qui a été construit depuis la
première compilation du Code du travail de 1910, c’est en quelque sorte une
sorte de « constitution sociale », d’ailleurs en partie enregistrée
dans le préambule constitutionnel de 1946, toujours en vigueur. Le MEDEF avait
pour programme avec la « refondation » un autre type de
constitution : il employait ce mot. Les luttes à propos de la Sécurité
sociale, notamment sur les retraites, avaient une dimension immédiatement
concrète pour les salarié-es : âge de départ, taux de remplacement. Cela
explique leur massivité. Ce n’est pas tout à fait le cas avec l’inversion de la
hiérarchie des normes du droit du
travail, du principe de faveur, etc. Ce qui explique que pendant plusieurs mois
(été 2015 à février 2016), le débat était cantonné sur un plan très
idéologique, théorique (militants syndicalistes, juristes en droit du travail,
réseaux politiques…). Les secteurs les plus politisés étaient très conscients
de la portée symbolique du projet, ce qui explique la mise en place du
collectif Le Code Qu’il Faut Défendre, unissant à l’initiatice de Copernic des
organisations syndicales (confédération CGT, FSU, Solidaires), des
associations, des partis politiques, ce qui est en soi une nouveauté. Mais tout
le monde réfléchissait alors à traduire cette portée symbolique en actes de
mobilisations concrets. Ce n’était pas acquis d’avance, d’autant que les
premières annonces gouvernementales accompagnées par des sommités prestigieuses
plutôt classées à gauche (Badinter,
Lyon-Caen, etc) étaient assez bien menées dans le champ médiatique. Mais au
dernier moment, le cabinet Valls a chargé la barque et fait annoncer qu’il
passerait en force par le 49-3 s’il le fallait. Ce qui a mis la puce à
l’oreille dans des secteurs bien plus larges de l’opinion, et notamment la
jeunesse. Valls voulait un affrontement politique. Il l’a eu.
- Le deuxième facteur est la
mise sur la scène publique avec l’effet
déclencheur de la pétition en ligne portée par Caroline de Haas et des
syndicalistes (CGT, Solidaires, y compris FO, etc), lesquels vérifient qu’une
critique « virale » de la loi est possible sur les réseaux
sociaux, et susceptible de déclencher un mouvement notamment dans la
jeunesse. A ce moment, qualifié d’ « historique » par les professionnels des pétitions en
ligne, la pétition
LoiTravailNonMerci enregistre des pointes de 54 000 signatures en 24h
(et même 126 969 le 23 février). Cela
est raconté par un reportage de Médiapart publié le 1er
mars 2016. S’y ajoutent simultanément des youtubeurs jeunes qui montent la
vidéo On vaut mieux que cela,
visitée massivement, et d’autres initiatives encore du même genre.
Certes, ces initiatives sont portées
par des « experts » des réseaux sociaux, qui en révèlent la puissance
potentielle. Et il faudra en tirer les leçons (voir plus loin) pour le
syndicalisme ou d’autres formes d’action. Mais Il faut sans doute analyser de
manière plus circonstancielle ce qui apparait alors comme un « effet
magique » (alors que nous savons tous les incroyables difficultés que nous
pouvons avoir parfois pour propager des pétitions, des appels, etc). Il y a à
mon avis à ce moment la combinaison heureuse (mais sans doute pas reproductible
mécaniquement) de plusieurs facteurs cumulatifs :
-
il
se produit alors une sorte de « précipité
politique » : tout le monde espère et croit possible que la
contestation de la loi va se propager dans la jeunesse selon le modèle de 2006
contre le CPE. Il est incontestable que cette croyance (en partie erronée) a
joué un rôle de coup de bélier dans la volonté d’agir dans toute la société, en
commençant par le syndicalisme de lutte, les réseaux associatifs, etc. Nous
avons tous pensé que la passivité, la chape de plomb qui pesait sur la société
par l’existence d’un gouvernement de gauche paralysant le mouvement de
contestation sociale, pouvait dès lors craquer sous l’effet jeunesse.
-
S’ajoute
à cela la perception très répandue que ce gouvernement n’était déjà plus en
capacité de porter ses propres projets, qu’il perdait de l’autorité politique,
à cause de l’échec de la déchéance de nationalité, et à cause des claques
électorales subies en 2015. Or, le 24
février, une dirigeante du PS (Martine Aubry) faisant « autorité »
sort dans Le Monde sa tribune
intitulée : « Trop c’est trop », laissant entendre que les craquements au
sommet de l’Etat vont devenir des brèches très larges, voire plus. La crise
politique est là, dès le début du mouvement.
-
Le
9 mars devient alors la date clef pour démarrer un mouvement. Certes les jeunes
et leurs organisations (syndicats, AG de lycées ou facs) y appellent en premier.
Mais il convient de noter que très vite, le syndicalisme s’y est rallié (lequel
on l’a vu n’était pas étranger à la pétition elle-même). Certes, au plan
confédéral, la stratégie prévue était celle du 31 mars, dont le principe était
discuté de longue date dans la CGT (fin 2015) : à la fois à propos de la
loi Travail, mais aussi pour la CGT la nécessité anticipée de mobiliser sur le
plan interprofessionnel avant son congrès décisif d’avril 2016. Cependant FO se rallie au 31 mars aussi, ce
qui en fait une date repère. Mais au plan régional, et notamment Ile de France,
les unions interprofessionnelles CGT, FO, Solidaires, FSU (avec pour elle un
petit retard), appellent à soutenir la
mobilisation jeune du 9 mars et à manifester le même jour. Or ces unions
interprofessionnelles sont traditionnellement très actives dans les rendez-vous
sociaux (par exemple contre la loi Macron en 2015). Elles savent saisir les
moments opportuns et l’ont déjà montré. C’est ce qui se produit, avec un 9 mars
où la mobilisation syndicale « traditionnelle » est même largement
plus massive que celle de la jeunesse, constat qui se vérifiera tout au long du
mouvement (et qui montre que le copié-collé sur 2006 concernant la lutte contre
le CPE était une erreur, mais qui a joué quand même un rôle positif).
Conclusion 1: le succès du 9 mars (relatif cependant au plan numérique si on compare
avec 2010 ou 2006) est compris massivement comme un début de « quelque
chose » qui va se propager. Les sondages donnent raison au mouvement. Le
gouvernement est isolé. Le peuple de gauche, le salariat organisé ou révolté,
estiment que le moment est venu d’une contestation active, d’une sorte de désobéissance,
une entrée en dissidence politique.
Le peuple de gauche était certes déjà entré en dissidence, mais passivement, en
ne votant plus (voire en se tournant pour partie vers la colère et le FN). Cette
fois il y a une dissidence active. La tétanisation post-2012 est finie. Potentiellement,
cette « libération » porte loin : pas seulement contre une loi,
même si elle est l’emblème du libéralisme. Mais justement, c’est le libéralisme
comme enveloppe paralysant la société qui est mis en cause, fissuré. On avait
trop attendu ! Le mouvement qui commence va mettre en pleine lumière tout
ce qui était souterrain dans le libéralisme subi, dans le refus non
collectivisé, non « politisé » d’une société devenue inhumaine.
2-
Première phase : la « grève
manifestante » (9 mars-28 avril).
Cette première phase du mouvement
débute le 9 mars et va jusqu’au samedi 9 avril au moins, voire le 28 avril (après
le congrès de la CGT), nouvelle journée interprofessionnelle définie par
l’intersyndicale. En effet du samedi 9 avril au 28 avril, il y a eu des
journées « jeunes » avec présence et soutien du syndicalisme, mais
pas de journées vraiment interpro (à cause du congrès CGT, et aussi semble-t-il
d’échéances propres à FO), ce qui a d’ailleurs fait l’objet de critiques. Cette séquence inclut la grande journée du 31
mars, considérée par tout le monde comme le point culminant avec 1,3 millions
de manifestant-es ou grévistes. Cette succession de dates est parfois appelée
de manière plus ou moins critique les journées « saute-mouton »
(expression employée par FO ou d’autres depuis 2009-2010 au moins).
J’emploierais plutôt le concept (que j’expliquerai par la suite) de
« grèves manifestantes ».
- Premier constat (suite au 9 mars, mais c’est une observation
ancienne): une grande journée de grèves et de manifestations ne produit
pas ou plus de déclic capable d’engendrer une grève générale, selon le scénario
typique du 13 mai 1968. Encore en 1995, les journées de fin novembre se
sont ensuite propagées en grèves générales dans les services publics et
une partie de la fonction publique (SNCF, RATP, Poste, Télécom, EDF,
impôts et trésor public, Education nationale, universités, au moins).
Certes, avec les cheminots qui avaient des objectifs propres (contrat de
plan Etat-région, lignes fermées), ces secteurs étaient la cible de Juppé sur
les retraites (après les attaques de 1993 dans le privé).
Mais si la tactique des journées
successives ou répétitives de grèves et manifestations fait débat, elles sont
néanmoins nécessaires : elles permettent un mûrissement de la
contestation, une accumulation progressive des secteurs salariés qui se
joignent au mouvement. Cela inclut également dans le choix d’une action le
samedi (9avril) les secteurs qui ne peuvent pas faire grève (j’y reviendrai
longuement) et veulent agir. Néanmoins, toute la difficulté repose dans le
rythme des journées. Un mouvement social n’obéit pas à des consignes. Une date
choisie doit être en phase avec une conscience
populaire massive, et dans la conscience populaire, il y des secteurs en
avance et des secteurs en retard. Il faut viser l’unité dynamique de
l’ensemble. Du 9 mars au 31 mars, c’est ce qui s’est produit. Mais le samedi 9
avril n’a pas permis de franchir un autre seuil national, sauf peut-être des
seuils locaux.
- Il faut donc analyser ces
journées comme le concentré du refus d’une politique, l’expression commune
et joyeuse de la dissidence politique. Le 9 mars a été une journée de retrouvailles
et de joie populaire que l’on n’avait pas connue depuis longtemps. Mais ce
refus politique, ce mouvement de la société, a bien conscience en même
temps qu’il s’attaque certes à une loi d’un gouvernement (de
« gauche » en plus), mais qu’il y a derrière cela tout un
monde : la mondialisation libérale. Mais comment contester ce
monde-là, qui est diffus, qui est partout mais sans origine claire
(Europe, multinationales, les Etats…) ?
- 1995 aussi a été analysé (on
s’en souvient) comme un premier mouvement de refus du néo-libéralisme par
la société qui faisait « grève
par procuration ». Mais il y avait « la vraie grève »
des secteurs publics. En 2003, il y a eu une « vraie grève »
extrêmement massive dans l’Education nationale (appelée parfois « le
mai 68 de l’enseignement »), et des débuts de grèves (bloquées
bureaucratiquement) chez les cheminots et la RATP. En 2006, il y a eu une « vraie
grève » massive des étudiants, et des journées de grèves
manifestantes du salariat. En 2010, il y a eu un crescendo de grèves
manifestantes (du printemps à octobre), et des débuts ou périodes de
grèves chez les cheminots et les raffineries, ainsi que des démonstrations
et blocages de villes ou de quartiers (Le Havre…) avec des grèves dans le
secteur privé (Le Puy). Toutes ces grandes dates de mobilisation, on le
voit, étaient appuyées sur des secteurs en grève reconductible massive, ou
significative.
- Par la suite, ce constat est
plus difficile à faire. En 2009, y avait eu au début de l’année au moins
deux grandes journées de grèves manifestantes très massives, après le
déclenchement de la crise financière mondiale. Mais ces grèves n’avaient
pas de plate-forme revendicative saisissable dans les entreprises : une
déclaration intersyndicale en janvier 2009 avait scellé l’unité syndicale,
mais il aurait fallu lui donner de la chair par branche, par région, par
entreprise. Plus généralement, on observe aussi dans l’Europe du Sud
depuis l’éclatement de la crise internationale et ses effets ravageurs
dans les politiques imposées d’austérité une série de mouvements par
journées répétées parfois très massives : Portugal, Etat espagnol,
Grèce avec plusieurs dizaines de journées de grève interprofessionnelles avant
la victoire de Syriza en 2015, Italie contre le job act, etc.
- Le concept de « grève manifestante » est
introduit par Grégor Gall, professeur à l’Université de Bradford. Dans Syndicalisme en luttes (savoir/agir N° 27, éditions du
Croquant), Gregor Gall décrit « les
formes contemporaines de l’activité gréviste en Europe », et notamment
depuis la crise de 2008. Il observe une tendance récurrente, surtout en
Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce, Italie…) : « Le recours à la grève sert de plus en plus à exercer une pression
politique sur les gouvernements plutôt qu’une pression économique sur les
employeurs du secteur privé ». C’est ce qu’il appelle les « grèves manifestantes », dont « le nombre a considérablement augmenté
depuis 2009, et qui sont utilisées comme une arme dans des négociations
ouvertes portant sur les politiques publiques ». Bien entendu, ce
constat ne fait pas de ce type de conflictualité le nec plus ultra. Des
journées de grèves manifestantes peuvent s’user, comme cela s’est produit
très vite en 2009, ou ne pas déboucher sur des victoires, ou alors des
victoires politiques différées, comme la défaite de Sarkozy en 2012, ou de
la droite grecque en janvier 2015. Mais ce type de victoires, on le sait,
pose d’autres problèmes politiques et j’y reviendrai. On saisit là une
première et énorme difficulté des mouvements sociaux de notre
époque : ils ont implicitement conscience que leurs objectifs mettent
en cause l’ordre du monde tout entier. Mais la marche est haute ! Ce sont des mouvements de contestation
politique et culturelle, bien plus que des mouvements
« sociaux » à proprement parler (même si les mouvements sociaux
importants ont toujours un sens politique). [g1] J’appelle « mouvement social »
un mouvement qui a plutôt un ancrage professionnel clair et un objectif
revendicatif assez bien identifié. Exemples : le mouvement des
infirmières de 1988, le mouvement étudiant contre le CPE de 2006,
plusieurs aspects du mouvement de l’Education nationale de 2003 (et il y a
actuellement une « vague » de luttes en Allemagne, dans les
trains, les avions, etc, qui ont à mon avis cette caractéristique, dans le
cadre d’une Allemagne perçue comme riche et en capacité de redistribuer
des richesses). En 2016, nous avons autre chose qui surdétermine le
mouvement : une dimension politique globale (ce qui ne signifie pas
qu’elle est clairement formulée, ni qu’elle va automatiquement dans le
sens que nous souhaiterions). Pourtant, il ne faudrait pas déduire de ces remarques
que la conflictualité professionnelle a disparu. Elle est devenue moins
visible, et c’est la remarque suivante.
- Deuxième constat : ce n’est pas parce que la
conflictualité visible prend la forme de grève manifestantes
démonstratives (l’historienne Danièle Tartakowsky a aussi beaucoup étudié
la valeur démonstrative et politique des manifestations) et que la
conflictualité en « journées
perdues pour fait de grève » (données empiriques utilisées
traditionnellement par le Ministère du travail) s’est tarie depuis des
années, qu’il n’existe pas de nouvelles formes de conflictualités
souterraines, internes aux entreprises, et fort peu commentées car elles
n’intéressent pas les médias. Celles-ci prennent la forme de petites
actions, de débrayages, de pétitions, de grèves du zèle, d’actes de
résistance, de délégations collectives, de liens sur réseaux sociaux, mais
aussi de grèves mais moins longues qu’auparavant. Tout cela a été
cependant étudié par plusieurs auteurs, dont le livre collectif La lutte continue, Les conflits sociaux
dans la France contemporaine (Sophie Béroud, Jean-Michel Denis,
Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, collection savoir/agir,
éditions du Croquant, 2008). Il
suffit de citer quelques passages de la conclusion pour comprendre ce qui
se joue dans cette nouvelle conflictualité : « Si les grands grèves constituent pour Gramsci une guerre de
mouvement, les autres formes de conflits du travail, souterraines, moins
visibles, plus ponctuelles relèvent bien de cette guerre de position qui
permet à une société civile plus ou moins organisée de résister face à
l’emprise des appareils de domination et de faire émerger, pas le bas, des
aspirations politiques subversives de l’ordre social existant »
(page 148, c’est moi qui souligne). On peut également citer les études de
Baptiste Giraud et Etienne Pénissat sur le site Terrain de luttes (http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=5353),
où l’on trouve cette annotation : « …le thème des conditions de travail est, lui, beaucoup plus
souvent cité (+9 points). Entre 2008 et 2010, il constitue le 2e thème de
conflit le plus souvent évoqué, après les salaires, et devant la défense
de l’emploi». Il y a donc tentative de reconstituer du collectif, de
fabriquer des repères débouchant sur des «aspirations subversives » dans un monde économique qui tend à
les détruire.
3-
La « subversion » par Nuit
Debout
Quoi de plus subversif que Nuit Debout ? Avec
l’occupation des places, on passe de la résistance souterraine (dans
l’entreprise ou ailleurs) à la pleine lumière.
Là aussi, rien n’est vraiment dû au hasard : comme pour
animateurs-trices des réseaux sociaux qui ont inauguré le mouvement,
l’occupation de la Place de la République a été voulue et préparée en amont. Le
23 février 2016, il y a la projection de Merci Patron à la Bourse du travail de
Paris et naît l’idée d’un prolongement par des associés mélangeant
professionnels du journalisme critique (François Ruffin avec Fakir, ex-reporter
de Là-bas si s’y suis), des économistes (Frédéric Lordon), des artistes (Jolie
Môme), des associatifs (Jeudi Noir, DAL), des syndicalistes de Solidaires, de
la CGT, des citoyen-nes primo-militant-es et des ex-politiques (voir le livre Nuit Debout, Les textes, choisis et
présentés par Patrick Farbiaz, Les petits matins, 2016). Comme
le dit François Ruffin : « Le
mouvement Nuit debout n’est pas un mouvement spontané, il a fallu
l’organiser » (interview Télérama,
6 avril). Mais là aussi, on voit bien que le syndicalisme n’est pas loin, voire
même qu’il est bien là. Même si ce n’est pas (pas encore ?), les
structures habituelles, il y a un esprit syndical d’un type nouveau (disons
mouvementiste) qui peut-être ne demanderait qu’à s’épanouir (mais c’est un
débat que je reprendrai plus loin).
Bien sûr, il y a le modèle des indignés qui est dans les
têtes, mais pour les initiateurs-trices, il ne s’agit sans doute pas de copier,
mais d’innover. On passe donc le 31 mars de la « grève manifestante » à la grève occupante, mais sur la
place publique : « on reste là »,
« on ne rentre pas chez nous ».
Très vite se construit-là une nouvelle légitimité sur le moyen de faire société
ensemble : s’écouter, se parler, se respecter, s’organiser, co-organiser
la « fraternité » avec le
syndicalisme « librement et
humainement » (texte d’appel adopté le 23 avril pour la journée interpro
du 28 suivie de l’invitation de Philippe
Martinez), etc. Comme pendant la Révolution française, on change le
calendrier : 31 mars, 32 mars (le livre-témoignage de Patrick Farbiaz
s’arrête le 85 mars, au mois de mai, « au
plus de l’affrontement avec la loi Travail », quand les
raffineries sont occupées). Place de la
République (« notre place »)
s’élabore aussi (entre autre) le projet d’une autre République, avec un « processus constituant » (critiqué
par d’autres qui veulent surtout un « processus
destituant ») : « Nous
demandons solennellement un référendum décisionnaire sur ce projet de loi et
nous appelons à un processus de réécriture de la Constitution permettant
d’instaurer une réelle démocratie en France » (texte adopté par la
commission Economie politique le 11 mai). Qui aurait pu penser, après l’année noire de
2015, que des utopies de cette nature mobiliserait du monde ? Qu’on
reprendrait l’idée de « cahiers de
doléances et d’exigences » (avec 20 propositions adoptées le 40
mars)? Qu’on discuterait devant des centaines de personnes extrêmement
attentives du « salaire à vie »
opposé au « revenu social
garanti », ou pour une « écologie
sensible, de l’attention, libératrice », « une transition écologique sérieuse qui rompt avec le capitalisme du
désastre et de la démesure » ? Et du féminisme, de l’écologie,
des quartiers populaires et bien sûr de la « convergence des luttes » ?
Bien sûr, les Nuit Debout furent toutes différentes d’une
ville à l’autres, surtout lorsqu’elles étaient par exemple organisées en banlieues,
parfois portées et animées par les réseaux militants habituels et connus, mais
qui ont souvent joué le jeu avec le plaisir et la curiosité d’explorer de
nouvelles pratiques, puisque « le monde d’avant » (quand tout était « rouge »)
est si éloigné des réalités contemporaines.
Bien sûr aussi, ce ne fut pas au total très massif
(37 000 personnes sur le compte Twitter NuitDebout, 85 000 personnes
sur l’application Périscope le premier week-end, 385 000 en audience
cumulée, selon Patrick Farbiaz ). Bien moins qu’en Espagne, qu’à New York, etc.
Bien sûr, les « quartiers » ne sont pas venus, ni beaucoup de
salariés de l’industrie sans doute. Mais selon l’enquête sociologique effectuée
à chaud ((http://reporterre.net/qui-vient-à-nuit-debout,
17 mai, par Stéphane Baciocchi, Alexandra Bidet, Pierre Blavier, Manuel Boutet,
Lucie Champenois, Carole Gayet-Viaud, Erwan Le Méner), ce n’était pas un monde
de bobos, ni de jeunes intellos. Plutôt des personnes venues de l’Est de Paris,
et donc pas du centre riche, 37% viennent de la banlieue proche, 16% sont même
ouvriers (trois fois plus que la moyenne de Paris) et 20% sont chômeurs (le
double de la moyenne nationale). La moyenne d’âge dépasse 30 ans, mais il n’y a
que 1/3 de femmes. Il n’y a pas que des étudian-es mais des salarié-es de
centre-ville, de nouveaux métiers, précarisé-es, pas forcément hostiles au syndicalisme (22% y ont déjà
cotisé) mais plutôt hors d’atteinte du syndicalisme, ou attirés par des formes
associatives diverses (réfugiés, sans-papiers, environnement, cafés
associatifs…).
Ces (dizaines de milliers ?) personnes sont elles aussi
en dissidence politique et sociétale, bien en connivence avec des ZAD et autres
types de mobilisations non classiques ; si le terme de « génération Bataclan » (avancé par Patrick Farbiaz) est osé, elles
ont sans doute résisté à l’Etat d’urgence post-attentat de novembre 2015, et
elles forment sans doute très spontanément les cortèges de tête des
manifestations (avant les carrés de tête plus officiels), ce qui ne signifient
pas qu’elles soutiennent spontanément les théories de contre-violence à opposer
à la violence d’Etat, théories portées par d’autres réseaux bien spécifiques.
Conclusion 2: ce que révèle et porte Nuit Debout,
c’est que le mouvement démarré le 9 mars
comporte un excédent de
subversion, de critique, d’énergie, qui en quelque sorte prolonge ou dépasse
l’aspect plus « traditionnel » de la manifestation avec grève. Le
mouvement de dissidence politique, ou socio-politique, enclenché le 9 mars, est
à la fois enraciné dans le syndical et renouvelle le syndical en organisant un
salariat hors syndicat, dans une dynamique de contestation globale du
« monde » libéral et de son « tout ». La CGT a analysé en
son sein que, à la différence des indignados d’Espagne, dont la naissance
provient de la faille d’un syndicalisme qui n’avait pas fait son travail (le
constat est juste), Nuit Debout est compatible avec le combat syndical (et donc
il faut le soutenir) dès lors que le syndicalisme est en tête du combat depuis
le début (numériquement c’est vrai). Cette
analyse préserve la fierté et l’identité du syndicalisme et celle de la CGT en
particulier. Mais cela ne saurait dédouaner le syndicalisme d’une audace
nécessaire pour se ressourcer dans un mouvement certes brouillon, certes quelque
peu anti-appareil, mais un mouvement qui invente aussi ses propres règles, son
propre formalisme, ses propres institutions (l’AG, les commissions, un langage).
Le syndicalisme ne peut que s’y renforcer s’il le souhaite, même si cela
nécessitera une ou plusieurs petites révolutions culturelles.
4-
Pourquoi pas de grève reconductible
généralisée ?
Cette question taraude bien sûr
beaucoup de secteurs militants, depuis le 9 mars. Mais pour la première fois,
personne ou presque personne ne dit que « c’est de la faute des
appareils ».
- Débats préparatoires : Dès le 9 mars, le débat est
posé dans les équipes militantes de dépasser le cap de la grève
manifestante et d’aller vers « la » grève générale. Il est posé
chez les lycéens et étudiants, lesquels se dotent d’une coordination
nationale faiblement représentative, mais qui portera cette orientation (y
compris en demandant au syndicalisme plus traditionnel de mettre en œuvre
ce que le mouvement jeunes ne parvenait pas à concrétiser). Il est posé
par l’Union syndicale Solidaires en terme d’objectif à atteindre, et
notamment par la fédération Sud Rail en pointe dans le conflit spécifique
qui a débuté à la SNCF le 9 mars sur la convention collective du
ferroviaire (issue de la loi de 2014) en cours de négociation. Le 9 mars a
témoigné d’une grève extrêmement puissante à la SNCF, avec un taux de 50%
(rappelant 1995), mais à l’appel d’une intersyndicale plus large que celle
de la loi Travail (incluant donc la CFDT et l’UNSA), ce qui a évidemment
joué un rôle important tout en compliquant la suite de la lutte. Le débat
pour la grève générale est également posé par un Appel intitulé « On bloque tout » initié par
des syndicalistes de Solidaires, de la CGT, la FSU, la CNT, de la
Confédération paysanne, qui fait état le 12 juillet de 1675 signataires
(ce qui est modeste) et 135 structures syndicales (ce qui est plus
intéressant). Cet appel se fixait l’objectif de « porter le débat » sur la grève
générale et de s’y engager « partout où c’était possible ».
Le bilan tiré le 12 juillet explique qu’il faut faire le constat des
difficultés (dans toutes les organisations) et tenter de les expliquer.
Enfin le débat sur la grève au moins « reconductible » a fortement
traversé le 51ème congrès confédéral CGT, tenu du 18 au 22 avril
2016 (il faudrait également étudier comment il a été mené dans Force
ouvrière). Ce n’est pas ici le lieu de
décrire en détail comment le congrès CGT s’est déroulé. Il est certain qu’une
forte attente de décisions offensives s’y est exprimée, dépassant très
largement les clichés rapportés par la presse sur le rôle de « l’extrême-gauche » (pour tenter de
montrer un isolement irresponsable de Philippe Martinez). Le problème est que
cette attente n’a fait l’objet d’aucun vrai débat sur les conditions permettant
aujourd’hui de parvenir, sinon à une grève générale, au moins de vraies
reconductions ; ni de débats sur les professions ou secteurs en mesure d’y
parvenir réellement. La motion adoptée appelle à réunir des assemblées
générales d’ici le 28 avril (prochaine date déjà actée) afin « que les salariés décident, sur la base de
leurs revendications et dans l’unité, de la grève et de sa reconduction pour
gagner ». Les termes sont
soigneusement choisis, mais le texte apparait comme en phase avec le souhait
majoritaire des congressistes.
Restait à l’appliquer ! Il n’est pas exagéré aujourd’hui
de dire qu’il l’a été, mais qu’à l’occasion de sa mise en œuvre effective, on a
pu mesurer les difficultés immenses que représentent aujourd’hui la
construction de grèves économiques bloquantes sur des objectifs
interprofessionnels.
- Mise en œuvre- D’abord il a fallu du temps avant que les débats dans
les équipes syndicales se traduisent en décisions opérationnelles. L’idée
de certains congressistes CGT de reconduire la grève à partir du jeudi 28
avril jusqu’au mardi 3 mai n’a pas pu se concrétiser, même si cela
paraissait logique, ou « à portée » de décision (laissons de
côté le débat spécifique des cheminots pour le moment).
Il a fallu attendre la mi-mai pour qu’une perspective de
vraie grève bloquante se dessine avec l’appel FO puis CGT d’une grève des
routiers à partir du 16 mai, grève qui faisait entrer le mouvement dans une
logique de mouvement revendicatif de type professionnel, les routiers se
rendant compte que l’hypothèse d’heures supplémentaires payées à 10% (au lieu
de 25%), que la loi Travail autorise, allait déboucher sur des grosses pertes
de salaire. D’ailleurs le gouvernement a tout de suite colmaté la brèche,, au
bout de quelques jours de grève et blocages, en décrétant que cette profession
serait exonérée de ce dispositif.
Mais ce mouvement des routiers a inauguré un processus de
grèves économiques reconduites parfois plusieurs semaines, dont les raffineries
ont été (comme en 2010) le secteur de pointe. La conjonction avec une vraie
grève reconductible des cheminots pour la fin mai permettait d’entrevoir une
crise sociale aigüe. En fait, les grèves
et les actions ont pris plusieurs formes, toutes vécues par les salarié-es
concerné-es (à mon avis) comme la mise en œuvre d’un processus de reconduction
dans les conditions où il est possible aujourd’hui :
-
Blocage
réel de la production dans les raffineries (y compris avec des aspects de
grèves tournantes pour économiser des forces) ;
-
Blocages
de production de certains secteurs et actions coups de poings pour paralyser
des circuits de transport ou des quartiers entiers de villes (cas emblématique
du Havre, mobilisation raffineries, dockers, ports, etc)
-
Débrayages
réguliers et répétés de semaine en semaine dans de grandes entreprises comme
Airbus (Nantes) ;
-
Blocages
des usines de tri de déchets, suivis de grève effective dans les usines
d’incinération ;
-
Et
enfin une quantité sans doute assez importante (mais il n’y a pas pour le
moment de statistiques connues) de débrayages et de grèves dans des entreprises
privées, grandes (ciments Lafarge) ou petites.
Au total, ce mouvement gréviste
multiforme a fait apparaitre pour la
première fois depuis longtemps (même
s’il avait déjà quelques actions en 2010, voire 2009 dans les manifestations) une activité gréviste dans le secteur privé
sur des bases interprofessionnelles et coordonnées. Si bien que la
manifestation nationale à Paris du 14 juin 2016 a été la plus grosse
mobilisation de la classe ouvrière du secteur privé incluant l’industrie que
l’on n’ait pas vu depuis longtemps (une répétition cependant le 9 avril 2015),
avec plusieurs centaines de milliers de personnes.
Ce fait social et politique a
cependant été occulté ou saboté par la campagne gouvernementale exploitant les
inondations, le futur EuroFoot, et surtout les scènes de violence dans une
partie de la manifestation. Ce qui a contribué à empêcher que la massivité du
14 juin (loin cependant du million annoncé, lequel aurait sans doute changé le
cours des choses s’il avait été réel) ne devienne un élément politique
déterminant capable de relancer un processus général de grèves reconduites.
- Les obstacles, ou comment le néo-libéralisme (et son
monde) s’est enraciné au cœur des entreprises-
Je l’ai dit : plus rien ne se passe aujourd’hui comme en
1968, où une grande journée (le 13 mai) propage l’envie et la réalité effective
de la grève générale en quelques jours, et d’abord dans les usines automobiles à
cette époque, mais où en 2016 les débrayages ont été incroyablement difficiles
et peu massifs. Le scénario 1968 est aussi (un peu) celui de 1995, même si cela
s’est limité au secteur public (il est
vrai attaqué frontalement) : grèves trainées de poudre après le signal
déclencheur des cheminots (fin novembre 1995) qui dans les gares vont voir les
postiers, lesquels vont au-devant des agents des impôts, des enseignants, des
agents EDF, etc.
Après 30 ans de politiques néo-libérales et de
restructurations néo-libérales au sein des entreprises, les difficultés de la
grève économique bloquante sont immenses :
a) On connait bien ce que Danièle Linhart
(sociologue du travail, CNRS) appelle « la précarité matérielle » (La
comédie humaine du travail, De la désuhmanisation taylorienne à la sur-humanisation
managériale, éditions-érès, 2015). Il n’est guère possible, voire
impossible, de faire grève pour une caissière de magasin gagnant 800 euros à
peine en horaires à temps partiel (parfois en CDI) dispersés dans une journée.
Où lorsqu’on travaille dans une petite PME sous-traitante d’un groupe qui
impose des rythmes flexibles, des délais, avec des menaces de rupture de
marché. Ou lorsqu’on est en contrats courts, en intérim, en stage, pendant des
années avant d’accéder à un emploi CDI. Ou très difficile lorsqu’on est dans un
grand groupe sous la pression d’une délocalisation de morceaux d’entreprises, ou
de fusions, etc. Ou lorsqu’on est dans une entreprise sans organisation
syndicale. Comme l’observent Baptiste Giraud et Etienne Penissat : « Pas de syndicats, pas de conflits collectifs »
(http://terrainsdeluttes.ouvaton.org).
b) Mais il faut surtout ajouter ce que
Danièle Linhart appelle la précarité « subjective ». C’est-à-dire
l’embrigadement des cerveaux par un management hyper-actif et omni-présent
aboutissant à un remaniement complet des cadres de référence des relations de
travail, et une destruction des collectifs de salarié-es qui créaient autrefois
une solidarité, une connivence, basée sur une histoire commune, une morale
commune, des pratiques communes. Jusqu’à un certain point, il y avait même jusque
dans les années 1970-80 un cadre commun y compris avec les directions
d’entreprise : le conflit social était un fait admis, et la société le
prenait en compte dans ses valeurs implicites communes (y compris jusqu’au
niveau politique) admettant peu ou prou la contradiction des intérêts et des
conflits de projets. Tout cela est
aujourd’hui laminé, et souvent détruit
totalement dans ce que certains auteurs nomment la « dé-démocratisation » de la société « post-démocratique » (Demain
le syndicalisme, repenser l’action collective à l’époque néo-libérale,
Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Christian Laval, Francis vergne,
Syllepse, 2016). Les usines automobiles notamment, fer de lance des grandes
grèves autrefois (1936, 1968), sont totalement restructurées aujourd’hui par le
rouleau compresseur brutal de la gestion néo-libérale. Citons cet extrait d’une
interview de Fabien Gache, délégué syndical central CGT à Renault (interview
dans Bastamag reprise dans www.syndicollectif.fr) : «Les Renault se disent que les conditions de
travail des intérimaires sont certes pénibles mais qu’à tout prendre, « il vaut
mieux que ce soit l’autre plutôt que moi ». […]. Cette stratégie génère un
sentiment d’opposition quotidien, les salariés ont le sentiment qu’ils se
retrouvent entourés d’ennemis plutôt que de collègues. Ce qui change
radicalement le quotidien, puisque le travail, par définition, c’est la
coopération. […]. On ferme toute perspective de rencontre et de collaboration.
Si on pousse la logique au bout, la direction crée le sentiment que pour
survivre, il faut éliminer l’autre. C’est une logique suicidaire pour
l’entreprise mais aussi pour la société toute entière. On casse complètement le
tissu social et toute possibilité de solidarité. Ce qui se passe dans le monde
du travail est une des causes importantes de la montée du FN ».
Danièle Linhart (Pourquoi travaillons-nous ?, éditions érès, 2008), explique que le régime de valeurs
devenu hégémonique dans le monde du travail est totalement coupé du régime
structurant plus ou moins « officiellement » la société dans ses fondements
historiques ou populaires (valeurs communes, grandes dates historiques,
sentiment d’une société). Elle synthétise ainsi le résultat atteint : « le management moderniste referme le
couvercle sur les salariés, il les isole ainsi de la société et les éloigne de
cette conscience commune habitée de façon controversée et conflictuelle par des
groupes sociaux. […]Il y a une tentative d’arraisonnement de la subjectivité
des individus, qui aboutit à les détourner de son aspiration à l’universalité
et de son ouverture fondamentale sur la société ».
Il n’y a donc plus de « monde
commun » dans les ateliers, les services, dans le travail en général.
C’est ce qui produit la crise du travail exacerbée depuis les années 1990
(suicides, souffrance), au départ davantage étudiée par des chercheurs
(psychodynamique du travail, psychologie du travail) que par le syndicalisme
lui-même qui cependant prend maintenant conscience de ce défi (CGT et
Solidaires notamment, mais aussi la CFDT à sa manière). C’est aussi ce qui
explique une conflictualité souterraine de type nouveau dont j’ai parlé :
les salarié-es tentent empiriquement de reconstruire du « commun »
dans des conflits certes peu visibles (« guerre de position ») mais dont le point commun est la
reconstruction indépendante du « sens humain» autonome, contre le
régime « d’humanisation forcée » imposé par le management. Celui-ci ne
s’intéresse d’ailleurs plus aux qualifications ni aux métiers, mais aux
attitudes (virilité, jeux, compétition, captation du désir), comme le décrit encore
en détail Danièle Linhart (Dans La
comédie humaine du travail), ou encore la sociologue Marlène Banquet qui
montre comment les directions de groupe sont prêtes à ignorer ou saboter les
savoir-faire professionnels les plus solidement acquis dans le commerce, pour
obéir aux actionnaires à court terme (Encaisser !,
enquête en immersion dans la grande distribution, la Découverte, 2013).
c)
Il
est donc admirable en réalité que des vraies grèves interprofessionnelles se
soient quand même déroulées dans le secteur privé industriel en mai 2016. Mais en regardant attentivement, on peut
supposer qu’elles se sont déroulées d’abord dans des secteurs où existent
encore des collectifs de lutte et une mémoire de la lutte : les
raffineries, les dockers (y compris pour ces derniers avec traditions
internationales), par exemple. Il faut ajouter à ces secteurs ceux qui ont
également des traditions maintenues et vivantes, mais où l’action contre la loi
Travail s’articulait avec leurs propres exigences professionnelles, comme les
cheminots (même si le bilan d’ensemble est discuté et contesté entre syndicats),
ou comme les intermittents du spectacle, menacés une nouvelle fois dans leurs
droits collectifs et qui ont réussi à regagner les acquis antérieurs à leur
grande lutte de l’été 2003 (cela fait partie des résultats indirects du
mouvement, le gouvernement craignant que plusieurs incendies ne s’allument en
même temps, comme on l’a vu aussi pour les routiers).
d) Il conviendrait cependant d’analyser
à part pourquoi le mouvement contre la loi Travail a presque totalement échoué
à mobiliser la fonction publique d’Etat.
L’explication « naturelle » est que le Code du travail ne
concerne pas encore directement ce secteur de travail régi par un statut
national fort (1,8 millions de personnes, dont 50% Education nationale, mais
sans compter les militaires). Des mobilisations ont eu lieu dans la fonction
publique territoriale ou hospitalière ; les chiffres statistiques manquent,
mais elles sont sans doute modestes. Par contre les chiffres de grève dans
l’éducation nationale, ou dans les autres administrations, sont demeurés très
faibles. Ni la FSU, ni l’UGFF CGT, ni FO, ni Solidaires ne sont parvenus à
dépasser cette situation transversale. On peut y voir un ensemble de raisons
qu’il faudrait analyser plus en détail :
-
Le
Code du travail n’est pas un enjeu direct dans ces métiers, bien que les effets
du new public management (copier les
méthodes du privé dans le public) y soient déjà fortement présents et exercent
un effet déstabilisateur (administration fiscale, services publics soumis à
concurrence, etc). Dans l’éducation nationale, il faudrait analyser les effets
des lois et des pressions exercées vers l’autonomie des établissements, et de
la mise en concurrence de fait du métier d’enseignement. On peut penser que ces
secteurs professionnels sont dans une sorte de transition par rapport au
secteur privé, un entre-deux qui percute les salarié-es et les équipes
syndicales : pas encore vraiment dans la gestion par la concurrence, mais
plus tout à fait dans la gestion par règles statutaires.
-
Mais
le facteur déterminant a sans doute été l’échec de la mobilisation programmée
sur les salaires enclenchée le 21 janvier par une grève nationale plutôt bien
suivie et appelée par CGT, FO, Solidaires, et certains syndicats de la FSU,
mais pas la fédération. Il devait y
avoir une action de plus grande ampleur le 22 mars, au moment où la mobilisation
contre la loi Travail avait démarré après le 9 mars et juste avant la grande
journée prévue du 31 mars. Mais des tensions à la fois internes aux syndicats
et inter-syndicales ont finalement abouti à l’abandon de cette journée. Ces
tensions reflètent un enchevêtrement complexe de (fausses bonnes ?)
raisons non dénuées de fondement, mais qui n’ont pas pu être surmontées :
ne pas épuiser les forces le 22 mars sur des mots d’ordre
« catégoriels » (salaires) et
donc privilégier l’interprofessionnel le 31 mars ; refus fortement
exprimés dans la CGT et Solidaires de participer à une journée théoriquement
appelée aussi avec la CFDT dont l’attitude nationale était fortement critiquée
sur la loi Travail ; les mêmes raisons
(prétextes ?) expliquaient que FO annonçait qu’elle n’appelait pas
le 22 mars, ce qui affaiblissait la dimension unitaire ; la FSU par contre, non présente totalement
le 21 janvier (et critique sur les conditions d’appel du 21 janvier), était cette fois décidée à le faire, mais se
heurtait au scepticisme grandissant de ses partenaires (y compris parce que la
FSU avait signé, non sans débats difficiles, l’accord dit « parcours
professionnels, carrières et rémunérations »-PPCR- négocié depuis 2015
avec le gouvernement). Toutes ces
raisons cumulées ont abouti à ce qu’il faut décrire comme l’auto-élimination de
la journée du 22 mars dans le paysage de la lutte. Cet échec n’a nullement
renforcé les disponibilités des fonctionnaires à se reporter sur les autres
dates de mobilisation interprofessionnelle,
sauf bien sûr pour les secteurs les plus combatifs et politisés. Il a en outre permis au gouvernement des
gestes sectoriels sur les rémunérations (enseignants), toujours en vue de ne
pas alimenter un mécontentement trop général (mais aussi pour 2017).
e) Conclusion 3 : le développement malgré tout de grèves économiques bloquant la
production dans le secteur privé à partir du milieu du mois de mai jusqu’à
début juin (14 juin au maximum) constitue un nouvel exemple de mutation du
mouvement, qui trouve de jours en jours de nouvelles formes de lutte. En effet,
après le 1er mai, et malgré les annonces proclamées au congrès de la
CGT, tout semblait s’affaisser : les grèves manifestantes d’un jour
étaient très affaiblies numériquement (20 à 25 000 réels sur Paris), le
mouvement de la jeunesse était tari (baccalauréat). Beaucoup annonçaient ou
pressentaient la fin du mouvement. Mais l’excédent d’énergie subversive dont il
était porteur, avec la généralisation des Nuit Debout fin avril, et le débat
syndical peu visible qui s’amplifie sur la préparation de
« reconductibles », le hisse à un autre stade. La portée directement contestataire de
Nuit Debout est en quelque sorte complétée
par la puissance sociale de la grève qui arrête ou interrompt, même
partiellement, la machine économique. Ce
qui bien sûr provoque des hurlements dans la bien-pensance libérale :
interrompre le fonctionnement normal de la machine économique est devenu tout
simplement impensable, une hérésie. La violence du débat public en témoigne. Le
concept déjà ancien d’ « otage »
est au carrefour entre le conflit social, le fait divers violent, ou l’acte
terroriste. Ce débat public n’est que la pointe avancée d’une violence latente
ou déclarée du système, multidimensionnelle, face à laquelle le mouvement se
heurte.
5-
Violences et libéralisme
Les questions de violence dans le mouvement seront à peine
abordées ici. Là encore, une étude spéciale serait nécessaire, avec des
dimensions historiques, sociologiques, stratégiques, policières.
- Les premières formes de violence
accompagnent les manifestations spontanées des lycéen-nes : frappes
policières particulièrement sauvages contre un lycée à Paris (19ème),
rôle du groupe autonome Mili qui explique : « Le Mouvement Inter Luttes Indépendant
(MILI) est un collectif composé de «jeunes» – lycéens, étudiants ou non.
qui se démarque radicalement des organisations syndicales et politiques
classiques de droite et de gauche par ses objectifs, son fonctionnement et
ses modes d’action. Nous rejetons d’une part toute structure hiérarchique
et n’avons pas de «programme» clé en main ». Selon certaines analyses, ce groupe a
contribué à affaiblir la dynamique
de masse des luttes lycéennes, qui n’est pas du tout sa préoccupation
première.
- Les carrés de tête spontanés des
manifestations se composent d’un mélange difficile à décrire entre une
masse importante de personnes qui ne font pas du tout de la violence une
théorie stratégique, mais qui ne se reconnaissent pas du tout non plus dans
les manifestations traditionnelles bien ordonnées. Comme le public
majoritaire de Nuit Debout, elles sont situées hors ou à côte de toute
organisation, même si elles n’ont pas d’hostilité à priori (certaines
personnes sont syndiquées ou l’ont été). Leur visée
« politique » est probablement très hétérogène, dans un contexte
général de discrédit des partis et des organisations, un peu comme les
débats hétérogènes des Nuit Debout (mais le noyau organisateur permanent
de Nuit Debout tient à avoir souvent son propre cortège dans les
manifestations et à afficher un pacifisme créateur). Ces personnes
« dissidentes » veulent afficher, sans toujours se concerter, un
mode indépendant d’action. Parmi
elles (plusieurs milliers) se glissent les groupes de quelques centaines
de personnes (maximum) qui font de l’affrontement une théorie
stratégique : répondre à la violence de la société par la violence
des résistances, sans préoccupation de construction de l’action de masse (selon
la très vieille théorie de l’action exemplaire sensée se propager). La
disproportion entre les ripostes policières et les actions de ces petits groupes
soude le carré de tête des manifestations, qui invente in situ des ripostes spontanées,
inexpérimentées et donc coûteuses (blessures, arrestations, puis mises en
cause) face à une police déchainée répondant à des ordres dont le but est
de provoquer un scénario de violences amalgamées visant à discréditer tout
le mouvement.
- L’action policière (les ordres
reçus) vise à habituer la population à un monde où la violence est
latente, surtout après les attentats terroristes. Selon cette conception,
la sécurité armée prime sur tout, il n’est pas convenable de contester le
libéralisme et son monde. Il faut s’y habituer. Toute personne est
potentiellement en dérive (il suffit par exemple de se baisser pour
ramasser quelque chose par terre) et il faut la remettre dans le droit
chemin, par la force si nécessaire. Dans ce cadre, l’utilisation tactique
des conceptions « autonomes » (genre Mili) est très utile, il
convient donc de les laisser faire pour créer un climat.
- Le libéralisme comme entreprise
générale de codification des comportements humains ne peut supporter le
moindre écart vis-à-vis des normes efficientes qu’il prescrit : dans
l’entreprise, dans l’espace public, dans les débats médiatiques réglementés. Cette prescription, comme on l’a vu,
pénètre en profondeur le tissu social et remodèle les comportements. La
violence est latente, y compris dans les relations de voisinage, de
travail entre «pairs » (cynisme professionnel). Lorsqu’un chauffeur
routier à un délai de livraison à respecter, il est pour lui insupportable
qu’une manifestation ouvrière vienne contrecarrer cet objectif. Cela peut
engendrer des réflexes de violence déréglée (Fos sur Mer). A une échelle
plus globale et mondiale, l’hyper-libéralisme libère des pulsions
individuelles de violence nihiliste (auxquelles il faut trouver un sens
hyper-idéologisé).
6-
Stratégies syndicales, unité et
division : deux syndicalismes ?
Pour la première fois depuis assez longtemps, les stratégies
adoptées par les syndicats en 2016 n’ont pas fait jusqu’ici l’objet de
critiques publiques fortes. En 1995, ces critiques étaient modérées (car
c’était une demi-victoire), mais existaient dans la gauche syndicale ou
politique. En 2003, en 2009, en 2010, les critiques ont été beaucoup plus
véhémentes, jusqu’à produire pour ce qui est de 2010 une sorte d’écoeurement,
avec des effets pesant sur le climat social et politique général. Cela a même conduit à des volontés de
révision sur les stratégies adoptées,
notamment par exemple sur l’unité syndicale, ou le « syndicalisme rassemblé », projet
forgé par la CGT depuis le début des années 1993. A l’intérieur de la CGT, il y
avait jusqu’au congrès d’avril 2016 et dans le congrès une attente très forte
de réviser ou d’abandonner le « syndicalisme
rassemblé », perçu comme une main tendue à la CFDT, mais avec pour
conséquence une certaine envie de réaffirmer la seule puissance de la CGT. Au
plan national, FO refuse assez systématiquement, mais pour d’autres raisons,
toute action importante avec la CFDT. Dans l’Union syndicale Solidaires, la
critique du « syndicalisme rassemblé »
de la CGT est également très puissante, et Solidaires s’est à plusieurs
reprises désolidarisé de certaines initiatives incluant la CFDT sans que
celles-ci débouchent sur l’action.
Solidaires se prononce pour l’unité d’action, pas pour l’unité jugée parfois
purement symbolique et sans action. La
FSU est beaucoup plus engagée dans la recherche d’une stratégie d’unité
d’action systématique (y compris avec la CFDT), incluant des propositions de
rapprochements plus structurés, sans exclusive à priori, mais surtout en
direction de la CGT ou de Solidaires en réalité.
La place manque ici pour retracer une histoire de ces débats
complexes, qu’il faut chaque fois replacer dans leur contexte.
En 2016, nous avons entendu plusieurs fois la remarque
suivante : si jusqu’ici tout s’est bien passé, c’est parce que la CFDT
n’était pas là. Il n’y a donc pas eu lieu, comme en 2010, de composer avec elle
et de faire des compromis aboutissant à casser la dynamique de lutte.
La question est redoutable et devra être débattue avec
précaution. Pour plusieurs raisons :
-
D’une
part le mouvement n’est peut-être pas encore fini, puisqu’il est appelé à
rebondir par l’intersyndicale nationale le 15 septembre ;
-
D’autre
part, des secteurs de la CFDT (mais il faudrait faire une étude plus poussée et
suivre de près les évolutions internes, notamment dans la métallurgie), de
l’UNSA, et même de la CGC, se reconnaissent dans le mouvement, et nul ne peut
prédire l’évolution de ce constat ;
-
Enfin,
tout le monde a pu noter que même si ce mouvement à une charge subversive
forte, sa massivité est inférieure à d’autres séquences de luttes où la CFDT
était justement présente (2006, 2009, 2010).
Or cette question de la massivité, si elle n’empêche pas le
mouvement de durer, de rebondir sans cesse, de muter même d’une semaine à
l’autre sous des formes toujours étonnantes, pourrait pourtant revenir comme un
problème important. Nul ne peut savoir à ce jour comment ce mouvement va
remanier la conscience profonde du salariat, celui qui n’a pas encore bougé,
même s’il soutient massivement la lutte et refuse la loi Travail dans les
enquêtes d’opinion. Les prochaines élections professionnelles, avec les
modifications des règles de représentativité,
serviront d’instrument de mesure (avec la synthèse officielle prévue en
2017). Tout le monde le sait, à commencer par les commentateurs médiatiques en
rage face à une réapparition trop voyante de la lutte des classes, au lieu et
place du syndicalisme du donnant-donnant dans le monde néo-libéral achevé.
Une rapide rétrospective des luttes interprofessionnelles les
plus puissantes depuis 1995 fait apparaitre une constante : la CFDT y est
toujours présente au point de départ. Si bien que le débat sur la stratégie se
déroule une échelle de masse devant le
salariat et les équipes syndicales engagés dans l’action. C’était le cas en
1995, où la direction CFDT est présente jusqu’à ce que la grève devienne générale
(après la journée du 25 novembre 1995). C’était le cas en 2003, où la direction
CFDT décide unilatéralement la rupture le 15 mai (après la grande journée du 13
mai), pour approuver la réforme Fillon. C’était le cas en 2006, où la CFDT
reste jusqu’au bout, et c’est une victoire. C’était le cas en 2009, où très
vite la CFDT s’embourbe dans des discussions avec Sarkozy, mais parvient aussi
à y attirer plus ou moins le reste de l’intersyndicale, brisant ainsi la
dynamique initiée par les grèves manifestantes du début d’année, engagées à la
suite d’un accord national sur une plate-forme au sommet, très générale, donc
sans vraies revendications appropriables sur le terrain. C’était vrai aussi en
2010, où la CFDT, malgré un projet stratégique antagonique à celui des autres
syndicats (elle est favorable au système de retraite par points ou à des comptes
notionnel), n’as pas voulu cette fois briser l’unité d’action au sommet (pour
des raisons politiques liées à l’approche de 2012), et s’est contentée d’en
freiner la logique à certains moments-clefs. Mais on sait l’amertume ressentie
sur le bilan de cette séquence dans les mois qui ont suivi (où d’ailleurs la
CGT s’est contentée d’une prise de distance passive avec l’intersyndicale au début
2011, se repliant ensuite souvent sur des actions CGT sans grand succès,
jusqu’à la journée unitaire 9 avril 2015).
Avant que le conflit contre la loi Travail démarre le 9 mars,
la direction CFDT était très mécontente de la façon dont l’exécutif a traité la
question, en ajoutant des articles provocateurs et en annonçant une attitude
autoritaire (49-3), alors même que le gouvernement est en infraction avec le
Code du travail actuel (article L 1) qui stipule qu’une telle loi doit faire
l’objet préalable d’une « saisine
préalable des partenaires sociaux aux fins d’une éventuelle négociation »
poussée avec les syndicats (des recours juridiques sont en cours sur ce plan).
En somme, le gouvernement faisait le contraire de ce qu’il ne cesse de
proclamer pour justifier les dispositifs de cette loi : passer par-dessus
les « partenaires sociaux ».
Il était donc nécessaire de vérifier (sans illusion) jusqu’où
la CFDT était prête à aller dans son
opposition initiale. Il s’en est suivi l’épisode très court d’un
communiqué commun avec la CFDT le 23 février 2016, se limitant à exiger
le retrait de certaines dispositions de la loi comme la barèmisation des
indemnités prudhommales en cas de licenciement injustifié. Ce communiqué (signé
par tout le monde) a fait l’objet de critiques fortes dans la CGT notamment,
parce qu’à ce moment précis, celle-ci n’avait pas encore pris clairement
position pour le retrait du projet, ce qu’elle a fait très vite quelques jours
après. Une telle prise de position pour le « retrait » est d’ailleurs une nouveauté dans la stratégie CGT
face à une contre-réforme venant du pouvoir politique. La CGT s’était refusé à
exiger le retrait de la loi Fillon en 2003. En 2006, toute l’intersyndicale
exigeait le retrait du CPE, mais c’était une mesure précise et ciblée. En 2010,
le langage est plus confus : « combattre
la réforme » de Sarkozy, la
« refuser », voir rappeler
qu’en 2006, la loi votée n’a pas été promulguée. En 2016, il est certain que
l’exigence générale du retrait par l’intersyndicale a contribué à radicaliser et
même « politiser » le mouvement. Toute l’intersyndicale devient de
fait un collectif d’opposition politique au gouvernement (ce que FO assume sans
le dire).
Je reviendrai plus loin sur les défis posés au syndicalisme
par le mouvement contre la loi Travail, sur les questions unitaires, sur le
travail, sur la question des réseaux sociaux.
Conclusion 4: il est certain que le clivage
stratégique au sommet du syndicalisme s’est amplifié avec ce mouvement.
Accepter la doxa libérale, c’est accepter de faire du syndicalisme un simple
instrument de compensation très partielle des reculs sociaux, pour certaines
catégories seulement. Le champ des possibles dans ce domaine est bien sûr
immense : toute catégorie, tout groupement dans le salariat, dès lors
qu’on accepte le management pro-capitaliste comme indépassable, peut faire
valoir des intérêts partiels. FO a très souvent construit son champ syndical
propre sur ce fameux « grain à moudre ». Bien sûr ce grain à moudre
est léger, passager, friable, mais il peut être étendu, et même
« personnalisé », donc immense dans le champ laissé par les
déconstruction des conquêtes sociales collectives. La stratégie de la CFDT est
d’occuper ce créneau et d’y gagner de larges pans du salariat.
7-
Ce que nous apprend le mouvement
quant au rapport entre mouvement social et crise politique
Si ce mouvement est moins massif que
d’autres, si la jeunesse s’est mobilisée mais pas autant qu’on le souhaitait,
si des grèves se sont déclenchées mais sans la généralisation voulue, comment
expliquer sa longévité et sa puissance critique ? C’est sans doute la
portée politique du mouvement qui, dès le début, explique sa puissance critique
et qui peut en faire un évènement interrompant ou brisant au
moins partiellement le consensus libéral qui empoisonne la société.
- Il y a d’abord la force du mouvement dans l’opinion
publique. Là aussi, une étude précise serait à faire avec les
politistes, car on connait la valeur relative des sondages. Néanmoins, ce
qui frappe, c’est l’unanimité des instituts (avec des variantes selon les
moments), et la robustesse des chiffres, malgré les épreuves subies à
plusieurs reprises. La popularité du mouvement et le refus de cette loi
ont survécu : aux effets possiblement néfastes des moments de
violences médiatisées (depuis la voiture de police incendiée jusqu’à la
vitrine de l’hôpital Necker brisée) ; au chantage aux inondations
bloquant les moyens de transport et donc s’ajoutant aux blocages des
trains ; à l’EuroFoot conduisant théoriquement à un moment d’unité nationale ;
à l’adoption de loi par le 49-3 qui a complètement annihilé l’effet
légitime d’un vote parlementaire cette fois impossible (en 2010, le
mouvement a très vite décru après le vote parlementaire) ; à l’arrêt
du mouvement de la jeunesse ; aux difficultés engendrées par les
grèves (essence, transports) ; et globalement au temps qui passe et
change les priorités médiatiques et des opinions (heureusement il n’y a
pas eu d’attentat). Bien entendu,
le refus majoritaire de la loi n’est pas clair sur les intentions politiques
qui le motivent : ce sont les électeurs Front de gauche et Front
national qui sont les plus nombreux à refuser, et par ailleurs, si le
gouvernement avait proposé de vraies ouvertures en acceptant que le débat
parlementaire aille à son terme, les choses auraient sans doute changé
(par exemple un compromis même un peu flou sur l’article 2, qui a au contraire été sacralisé).
- Un accélérateur de la crise politique-Cette force du mouvement dans
l’opinion est bien sûr en phase avec le moment inaugural de la pétition
des 1,3 millions. C’est l’atout principal du mouvement, car il dissout la
légitimité du gouvernement et il accélère au contraire la crise politique déjà présente
depuis l’échec de la déchéance de nationalité, le départ de Christiane Taubira,
les échecs électoraux, l’échec sur le chômage, etc. L’utilisation de
l’article 49-3 provoque une radicalisation anti-gouvernementale plutôt
qu’un abattement. Elle montre aussi que ce gouvernement n’a plus de
majorité sur une loi emblématique sur laquelle il fonde son projet de société.
Bien entendu, cet état d’esprit populaire était déjà présent, par exemple,
en 2010 contre Sarkozy (et il a été battu en 2012). Mais d’un certain
point de vue, la portée subversive de cette critique politique est
aujourd’hui plus significative qu’elle ne l’était en 2010 où il s’agissait
alors de se rassembler contre la droite, c’est-à-dire un monde
« connu ». C’est précisément parce que c’est aujourd’hui un
gouvernement qui se dit de gauche que la portée du mouvement est plus incisive,
parce qu’elle force à aller plus loin qu’un refus de la droite, elle force
à critiquer justement « le monde » de cette loi que « tout
le monde » soutient dans les sphères dirigeantes de l’établishement politique
: le gouvernement, la droite, le MEDEF, les grands médias, etc. Dès
lors que le vernis de la gauche craque, une énergie est libérée et la
question se pose : dans quel monde nous mènent-ils ? C’est la
réponse à ces questions qui était contenue implicitement dans la vidéo OnVautMieuxQueCela et dans ce
qui émerge du pouvoir attractif des Nuit Debout.
- D’un mouvement de portée politique à des initiatives particulières : La force du mouvement dans l’opinion
publique aurait cependant nécessité qu’elle se matérialise plus clairement
et plus indiscutablement que dans les sondages pour devenir un fait
politique capable de modifier le rapport des forces, tout en tenant compte
que la grève a du mal à s’implanter massivement. Plusieurs propositions
vont dans ce sens :
-
C’est
d’abord celle de votations citoyennes :
transformer les clic de la pétition initiale en action massive de refus. Cela a
fini par être repris dans l’intersyndicale, mais trop tardivement, ce qui a eu
peut-être le défaut d’apparaitre comme une action menée quand on n’arrive plus
à en mener d’autres. Si cela avait été déclenché au moment le plus élevé des
Nuit Debout (fin avril), il aurait été possible de construire une action
commune à toutes les composantes multiformes du mouvement, incluant les forces
politiques, et d’aboutir peut-être à plusieurs millions de signatures (au lieu
d’un seul million). Cela aurait amplifié aussi la portée politique du mouvement
des Nuit Debout dans le sens suivant : nous sommes dans la rue un pouvoir populaire naissant, alternatif
à la seule démocratie représentative au Parlement (ce qui était recherché dans
certains débats). Il est en effet important de ne pas concevoir la démocratie
comme limitée au suffrage universel citoyen, mais de lui donner une dimension
populaire également institutionnelle.
-
C’est
aussi la proposition de référendum
sur la loi Travail. Elle a été adoptée par la commission Economie politique de
Nuit Debout République le 11 mai, en même temps qu’une proposition de « réécriture de la Constitution ».
Elle a été proposée par J Claude Mailly devant l’Assemblée nationale, ce qui
pour FO est un peu étonnant (il est vrai que cela était présenté comme une
alternative aux référendum d’entreprise). Puis mise en débat dans le réseau
CQFD, et sous forme d’un appel.
- Allons plus loin : le
mouvement pose la question d’une alternative
possible avant ou sans attendre 2017. La force et la longévité du
mouvement combinée avec la crise gouvernementale donnent à penser que la
question du pouvoir peut se poser plus vite que les échéances normales. Ce
gouvernement peut être empêché de gouverner. Il est obligé d’utiliser le
49-3, mais en cas de censure positive (peu probable bien sûr), ou au cas
où Hollande estimerait que l’attitude de Manuel Valls nuit à son agenda
(certains dans les sphères du pouvoir et même au gouvernement pensaient
cela), le Premier ministre peut démissionner. Dans ce cas, cela ouvre la
voie à un débat sur un nouveau gouvernement de « compromis » sur
la loi Travail (et une victoire politique partielle du mouvement), et dans
un cas extrême à des législatives anticipées.
- Bien entendu, il n’y a là rien
de mécanique et d’ailleurs cela ne s’est pas produit ainsi. Le bras de fer
a conduit jusqu’à la trêve de l’été (adoption de la loi sans vote), et
avec les attentats, la situation politique va très probablement évoluer,
avec des effets là encore imprévisibles.
Mais avons-nous eu raison de poser, en tant que mouvement
politique, cette question ? Je pense que oui. Nous l’avons fait de
trois manières :
-
Dans
les tracts, donc de manière indépendante, nous avons dit de manière
crescendo : « ce gouvernement
doit arrêter de nuire » ; « nous sommes majoritaires » ; « ce gouvernement doit partir, par la rue ou par une censure
parlementaire » ; « Valls
dégage ! ».
-
Après
le CN de mars, nous avons proposé que la réponse politique unitaire espérée
depuis plusieurs mois ou années (Chantiers de l’Espoir en 2015, déclaration
adoptée en janvier 2016 après les échecs de 2015) se traduise par une
proposition faite à la gauche qui n’accepte pas la loi Travail, ainsi qu’aux
animateurs et animatrices de la lutte, de se rassembler dans des Forum pour
l’Alternative. Nous avions évoqué
l’hypothèse d’une réunion publique d’Ensemble, malheureusement sans aller au
bout.
-
En
même temps, nous avons proposé que se mette en place un front politique de gauche, pour faire force commune ou convergente
dans les manifestations, pour organiser des meetings publics de soutien, pour
travailler à une motion de censure commune, pour poser la question d’un groupe
parlementaire commun de ceux qui veulent la censure.
Ce dernier point est tout à fait décisif. Il est en effet
important de souligner le contraste suivant : le front syndical (les 7
organisations) a traversé le temps et les épreuves, mais il a tenu bon. Au fil
du temps, il est apparu comme la seule opposition active au gouvernement, sur
le plan social, mais aussi objectivement sur le plan politique, puisque la
motion de censure n’a pas pu se concrétiser. En regard de cela, la gauche
politique opposée à la loi est restée fragmentée, non offensive, pas prête à
assumer une situation de crise si elle avait vraiment eu lieu.
La seule réponse un peu coordonnée a eu lieu au théâtre
Dejazet le dimanche 12 juin où certains intervenants politiques ont
déclaré : « Nous sommes une
force ». Mais sans que cela ne se pérennise par la suite.
- Une vraie expression politique de ce mouvement, si elle se construit, si elle
s’était construite, ne peut pas être autrement que pluraliste. Le
mouvement est pluraliste, multiforme, multicanal. Une force politique qui veut jouer un
rôle pour en construire la portée politique doit donc rechercher le
rassemblement. Ce n’est qu’à cette condition nécessaire qu’une issue
politique pourrait être recherchée si une crise ouverte se manifestait.
Personne dans le mouvement global ne pourrait accepter une issue politique
autour d’une seule composante, de même que le mouvement lui-même est
pluraliste syndicalement, sociologiquement, et dans ces formes
d’expression (Nuit Debout, pétitions citoyennes, vidéo, artistes).
Mais une expression politique
pluraliste à l’issue ou pendant un mouvement social, même très puissant (au
point que parfois on a l’impression qu’il va résoudre par lui-même la question
du pouvoir, ce qui n’est jamais le cas)
n’est pas naturelle, pas spontanée. Il faut la vouloir, il faut la construire. Et c’est là le rôle propre et irremplaçable d’une force politique. Le
mouvement des Indignés dans l’Etat espagnol n’a pas évolué linéairement jusqu’à
accoucher de Podemos. Podemos s’est appuyé[g2] sur ce mouvement, mais s’est
construit parce que des équipes politiques l’ont voulu, et se sont détachées ou
organisées à l’écart ou à la suite du mouvement pour le faire. Le mouvement des
indignés a donné une puissance à Podemos naissant, dont il exprimait
l’imaginaire, mais cette puissance n’a pas suffi, il a encore fallu construire
un front plus large (avec Izquerdia Unida). Le pluralisme est ainsi absolument
essentiel, même s’il n’est pas suffisant, comme on le voit aussi en Espagne :
il faut aussi y ajouter la pertinence du sens et de l’imaginaire mobilisé par
le message politique délivré. L’action politique est donc décisive.
8-
Propositions et hypothèses de travail
Dès lors que nous admettons que les
mouvements sociaux ont une portée politique (au double sens de l’émancipation,
mais aussi du pouvoir politique), et à fortiori un mouvement du type que nous
venons de connaitre, une force politique se doit d’assumer l’idée qu’elle a d’abord
beaucoup à apprendre, mais qu’elle peut aussi réfléchir à des propositions.
Il ne s’agit surtout pas de dicter
une ligne de conduite (elle serait immédiatement rejetée à juste titre) sur la
stratégie du mouvement, aux syndicats, à Nuit Debout, aux associations. Il
s’agit de participer à la réflexion collective. D’où les propositions suivantes
à mettre en débat.
- La possibilité d’un renforcement du syndicalisme et
du mouvement social en général, est posée par le mouvement contre la loi
Travail. J’ai cherché à le décrire : chaque étape du mouvement,
chaque innovation (pétition, Nuit Debout, réseaux sociaux, grèves
reconductibles, caisse de grève…) enrichit la dynamique d’ensemble. Les
outils du mouvement ne se sont pas contredits ou contrecarrés : ils
ont fait synergie, même quand leurs acteurs-trices n’y étaient pas
habitué-es, même lorsque des traditions ou cultures militantes très différentes
se sont côtoyées. C’est évidemment
une très bonne chose, dont il est possible d’entrevoir la portée
transformatrice. Il serait par exemple hautement souhaitable que les
moments de rencontres du mouvement (le syndicalisme venant à Nuit Debout,
les pétitions popularisées par tout le monde, etc) deviennent à l’avenir des
moments de constructions communes, où chacun apprend et développe le
meilleur des uns et des autres. En matière de syndicalisation par exemple,
on connait les besoins immenses, et les champs en friche dans le salariat.
Cela aussi est une explication des difficultés à faire de vraies grèves
dans le secteur privé (répétons-le : pas de syndicalisme, pas de
luttes, au sein des entreprises). Mais pour organiser et syndiquer en
masse, il est sans doute nécessaire d’ouvrir les portes et les fenêtres de
nos imaginations, d’oser la plus grande souplesse possible, d’innover dans
les structures, de donner au syndicalisme un caractère mouvementiste. Inversement,
les « inventeurs de mouvement »
et d’idées nouvelles adaptées au salariat mobile du temps présent,
informé aux réseaux et outils numériques, peuvent aller à la rencontre du
syndicalisme qui, bien que souvent décrié comme traditionnaliste, a démontré
sa puissance persistante (mais avec des fragilités évidentes aussi).
- Le chantier du travail et des droits est plus que
jamais un défi pour le syndicalisme. On a vu à quel point les
contre-valeurs du néo-libéralisme étaient implantées maintenant dans le
salariat, les subjectivités, les pratiques. Le syndicalisme a des
ressources pour faire face et il a commencé à relever le défi (des réseaux
militants parcourent la CGT et Solidaires sur ces sujets). Mais si la
construction d’un langage et d’une pratique syndicale propres sont
nécessaires, la mise en congruence des savoirs de tous types et des
pratiques reste nécessaire : apports externes avec chercheurs, avec
psychologues, médecins, juristes, associations, voire artistes (voir
l’effet du film Merci patron).
- La question de l’unité du mouvement social et du
mouvement syndical pourrait se poser de manière nouvelle. Il ne
faudrait pas se satisfaire de la cassure accentuée dans le syndicalisme
(la CFDT absente : tant mieux ?), car cette cassure ne résout
pas le problème de la nécessaire majorité du salariat, ou majorité
sociale, pour assurer une victoire.
Il ne s’agit pas non plus de prêcher à une réconciliation au sommet
entre la direction CFDT et le groupe des 7 organisations qui ont fait
preuve d’une constance étonnante.
Comment avancer ? Au sortir du
mouvement de 1995, la question s’est posée de construire des rapprochements
plus structurés entre toutes les organisations qui étaient restées ensemble
jusqu’au bout dans le mouvement : CGT, FO, opposition CFDT, FSU,
Solidaires (à l’époque le Groupe des Dix
et les SUD). A l’initiative de la FSU, des propositions de « collectifs de
liaison unitaires interprofessionnels » (CLUI) ont été formulées. Quoi de
plus naturel, de plus sain, que de rechercher à approfondir l’action commune
lorsqu’on l’a pratiquée pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, et
qu’elle se vérifie encore souvent dans chaque moment important ?
Evidemment, cela nécessite des débats approfondis, de lever des malentendus,
des obstacles, des routines. Mais le salariat a un besoin impératif
d’innovations et d’audaces dans le contexte dangereux d’aujourd’hui, si le but
est de renverser l’ordre terrible des choses. Pourquoi donc serait-il
impossible qu’au moins les sept organisations (CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF,
FIDL, UNL) qui agissent ensemble depuis le 9 mars tentent de former un Front
syndical commun durable ? L’unité d’action ponctuelle ne saurait suffire à
offrir des perspectives à la hauteur des problèmes d’aujourd’hui. Même pour les
organisations de jeunesse (plutôt affaiblies ces dernières années), cette
perspective serait sans doute salutaire, ainsi que pour le rajeunissement des
autres organisations. La CGT est traversée par un débat sur la notion de
« syndicalisme rassemblé »,
très critiquée pour de multiples raisons, entre autre parce qu’elle devenue une
coquille vide. La FSU persiste à proposer des formes nouvelles de rapprochement
structuré (son dernier congrès l’a rappelé). Quant à FO, où est la menace
« communiste » (de 1948) qui
justifierait un isolement maintenu ? Solidaires s’est toujours positionné
sur une démarche de renforcement de l’unité d’action.
Il est nécessaire que de nouveaux
outils émergent, certes pragmatiquement, mais à même de représenter une
espérance nouvelle : enfin, il se passerait quelque chose ! Lorsque
la CGT s’est confédérée en 1995, c’était un peu « la pagaïe » (comme le disaient à l’époque ses
responsables, comme par exemple Emile Pouget). Aujourd’hui, 121 ans plus tard,
le défi est tout aussi grand pour le siècle qui a commencé: construire
une outil syndical interprofessionnel qui ne peut pas être l’éternelle juxtaposition
des organisations existantes vivant leur vie (jusqu’à quand ?). Cela ne peut pas être non plus sans doute la
simple fusion de l’existant, mais la marche vers un syndicalisme nouveau pour
le 21ème siècle, très fédératif, intégrant les apports multiples, y
compris en y incluant des formes sociales nouvelles telles que les
« indignés », l’altermondialisme, les mouvements de chômeurs, le
féminisme, ou les Nuit Debout. Le premier pas pourrait être un simple « Comité unitaire national permanent »
(voir le livre Cinq défis pour le
syndicalisme, Syllepse, 2014), entre les composantes, capable de prendre
des initiatives de débats et d’actions.
Et la CFDT, l’UNSA, la
CGC ? Face à une initiative de
renouvellement unitaire, ce serait à elles de se déterminer, mais il est
probable que leurs équipes et leurs syndiqué-es se poseraient de multiples
questions. Il n’y a pas de raison de les rejeter à priori, et en tout cas, il y
aurait lieu de proposer des débats publics.
- Viser l’émancipation sociale : un Code du travail pour dépasser
la subordination du salariat, généraliser la démocratie dans les
entreprises, et la socialisation du salaire pour dépasser le marché du
travail. Les libéraux de « gauche » du gouvernement font
semblant d’impressionner le public avec l’innovation des référendum dans
les entreprises, présentés comme une conquête démocratique. C’est un peu
comme si on brandissait le suffrage universel (qui d’ailleurs ne le fut
pas) en 1789 tout en maintenant l’assujettissement aux ordres, aux nobles,
aux curés, au roi. Un vrai droit de suffrage dans les entreprises passe
par une révolution du travail et une révolution démocratique renversant
la hiérarchie avec des droits nouveaux : droit de se réunir et de
délibérer des conditions de travail, de la réduction de sa durée (32
heures), des postes à pourvoir, de la santé, des techniques propres à
utiliser, du respect de l’environnement.
Une telle conquête sociale passe bien
sûr par le rétablissement total du principe de faveur, par l’abrogation de
toutes les dérogations qui l’ont élimé et raboté depuis les années 1980. Elle aurait
pour horizon de redonner du pouvoir d’agir aux collectifs de travail (c’est
presqu’inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946). Un pouvoir d’agir
qui pourrait se transformer en une appropriation d’usage sur le « faire
ensemble », sur le «commun bien»,
déjà bien visible dans certaines SCOP.
Tout cela implique aussi la
construction d’un autre type de valeur économique (et de pouvoir) que la valeur
actionnariale, une valeur basée sur la socialisation et la généralisation du
salaire, plutôt que son aplatissement en « revenu » sans racine
sociale. Cette socialisation, promouvant un salaire à vie, est l’expérience
collective (déjà là si on veut bien la voir) qui permet de dépasser le marché
du travail, car l’humain n’est pas une marchandise.
Beaucoup de propositions ont été
débattues pendant un an, depuis l’automne 2015, à propos du Code du travail : dans le
syndicalisme, chez les juristes (réunis dans le Groupe de recherche Pour un
autre code du travail, ou G-PACT), dans Nuit Debout. Malheureusement, elles
n’ont pas percé suffisamment sur la scène publique. Pour l’opinion publique
large, il y a eu un mouvement de résistance justifié, mais pas encore de
mouvement d’exigences alternatives, lesquelles auraient disqualifié encore plus
la loi El Khomri. Cela reste à faire à l’automne 2016.