Catalogne :
la crise !
Sur
fond de défaisance de l’Europe néolibérale, avec sa spécificité historique
particulière (Brexit, montée des nationalistes et de l’extrême droite), la
volonté d’autonomie voire d’indépendance de la Catalogne fait partie de ce processus.
Evidemment, bien des ambiguïtés et des contradictions persistent. En tout état
de cause, le compromis entre la droite extrême et le Parti socialiste au sortir
du franquisme est mis à l’épreuve depuis la crise de 2007-2008, l’occupation
des places et l’émergence de Podemos en Espagne, cette « nation de
nations ». Par ailleurs, les plus indépendantistes catalans sont
majoritairement des néolibéraux. Toutefois, à l’évidence, ce mouvement
autonomiste déstabilise l’Espagne et l’Union européenne. Reste aux forces
progressistes de s’immiscer dans cette brèche. DP
Avertissement
L’objectif de cet article n’est pas de
vous emmener dans les arcanes des tractations politiciennes en Catalogne et en
Espagne concernant le référendum du 1er octobre dernier et de ses
prolongements, mais de vous faire découvrir cette région à travers quelques
rappels géographiques, historiques et culturels et de montrer que la Catalogne
est une région réellement différente du reste de l’Espagne.
La volonté d’indépendance des Catalans
est loin d’être le désir des gens riches
ne voulant pas payer pour les pauvres (comme le présentent souvent les médias).
Ce sont des gens qui se sentent culturellement et économiquement opprimés par
un Etat central.
Quelques
rappels géographiques
La Catalogne est une province autonome
d’Espagne, située au Nord-Est, qui représente en superficie les 2/3 de la
Bourgogne-Franche-Comté, mais qui possède beaucoup plus d’atouts naturels que
cette dernière : 500 kms de rivages méditerranéens (pêche, commerce,
tourisme…), une grande variété de paysages : plaines au Sud, montagnes au Nord (point culminant : 3 100m).
Cette configuration géographique (zones montagneuses qui séparent la Catalogne
du reste de l’Espagne) fait dire aux Catalans qu’ils sont assis dos à dos avec
les Espagnols et explique, en partie, pourquoi le dialogue a toujours été
difficile entre eux. Cela explique également le développement de la langue
catalane car les relations avec leurs voisins aragonais étaient quasi nulles.
Il est à noter aussi un climat particulièrement clément qui en a fait de tout
temps une région prospère et très facile à vivre. L’expression « région
bénie des Dieux » lui convient parfaitement.
Quelques
rappels économiques
Actuellement la Catalogne compte 7,5
millions d’habitants (Bourgogne-Franche-Comté (BFC) : 3 millions). Son PIB
est d’environ 210 milliards d’euros (BFC : 60 milliards). Les Catalans
représentent 17% de la population espagnole et plus de 20% de son PIB. Ces
chiffres traduisent un dynamisme économique sans commune mesure avec la
Bourgogne-Franche-Comté et le reste de l’Espagne. Les régions les plus
industrialisées se trouvent au Sud (Girone, Barcelone, Tarragone) le Nord étant
plus rural.
La Catalogne est la région d’Espagne
au PIB le plus élevé car la plus peuplée mais, en comparant les PIB par
habitant, elle ne se classe que 4ème derrière le Pays Basque, la
Navarre, la région de Madrid. Les Catalans disent avec justesse que leur région
est la plus riche mais pas leurs habitants. De plus, la région a subi très
fortement la crise de 2008 : en
effet en 2010, 31% des expulsions
locatives ont eu lieu en Catalogne alors
qu’elle ne représente que 17% de la population espagnole.
Elle a une autonomie fiscale
partielle ; elle gère 50% des impôts prélevés sur son territoire et verse
le reste à Madrid. Les indépendantistes catalans affirment que 16 000 millions
d’euros ne reviennent pas en Catalogne, ce qui représente quasiment les 10% de
déficit de leur budget (à noter que le Pays Basque et la Navarre gèrent, eux,
100% de leurs impôts). C’est une région très dynamique, à fort potentiel, mais
en crise et endettée. Beaucoup de Catalans considèrent qu’ils sont endettés car
ils aident financièrement des gens plus riches qu’eux. On peut comprendre que
cela puisse provoquer régulièrement des éruptions d’urticaires indépendantistes,
d’autant que cet argent sert à financer la guardia civil qui a réprimé
violemment les Catalans lors du référendum du 1er octobre notamment.
Quelques
rappels historiques
Ce désir récurrent d’indépendance se
comprend d’autant mieux quand on en connait les 2 périodes fondatrices.
La
1° période va de 998 à 1714,
période qui fut l’âge d’or de la
Catalogne,
décrite ainsi dans « L’histoire de la Catalogne » de JS Callico (Bible
des indépendantistes) : « la
Catalogne à cette époque fut une nation dotée d’un Etat propre qui a joué un
rôle de 1er plan en Europe. Elle subit à la fin de cette époque de
nombreuses attaques jusqu’à sa destruction le 11 septembre 1714 ». En
effet, elle rayonna intellectuellement et économiquement sur le Sud de la
France (le Roussillon et Perpignan furent catalans jusqu’en 1659), sur les
Baléares, la région de Valence, la Sicile, la Sardaigne, le Sud de l’Italie,
une partie de la Grèce et sur de nombreux ports méditerranéens (1). Pendant
cette période, elle avait des institutions « progressistes » :
embryon de Parlement « les Corts », absence de roi choisi par Dieu
mais les Comtes « choisis » par le Peuple. Même quand la Catalogne
s’allia avec le Royaume d’Aragon, puis celui de Castille, elle conserva
toujours ses propres institutions. Son affaiblissement conjugué aux appétits
territoriaux franco-castillans trouva son épilogue le 11 septembre 1714, le
jour de la reddition de Barcelone. La
Catalogne, en tant qu’Etat, disparut ce jour-là mais le souvenir de
cette période faste reste ancré dans les mémoires car le 11 septembre (la Diada) est le jour de
la fête nationale catalane. A noter que la fête nationale espagnole, fête de
l’hispanisation, est boycottée en Catalogne et appelée fête du génocide. Les Catalans
ne tiennent absolument pas à être
associés à l’image impérialiste et guerrière de l’Espagne des conquistadors. A
noter également que le roi qui, ce 11 septembre fit massacré les Barcelonais
puis installa un régime militaire d’une grande cruauté s’appelait Philippe V ;
son lointain successeur s’appelle Philippe VI et prétend donner des leçons de
morale après le référendum d’octobre 2017.
La
2° période fondatrice du « catalanisme »
commence
en 1931, plutôt bien, puisqu’après la victoire des forces progressistes de
gauche aux élections municipales, la dictature de Primo de Rivera prit fin, le
roi quitta l’Espagne, la 2ème République s’installa et la Catalogne
obtint un statut d’autonomie partielle. La Generalitat
fut dotée d’un Parlement, d’un Gouvernement et put gérer de façon autonome
l’éducation, la police intérieure, les services sociaux… sur son territoire, environ
50 % des impôts. Mais en 1936, Franco décida que l’expérience progressiste
avait assez duré et, après son putsch manqué, engagea l’Espagne dans une guerre
civile.
La Catalogne fut alors au 1er rang
de la lutte contre les fascistes puisqu’en 1937 s’y trouvaient le gouvernement
catalan, le gouvernement basque en exil et le gouvernement de la république. Ce
dernier, réfugié à Barcelone n’hésita pas à supprimer le statut d’autonomie de
la Catalogne (les Catalans ont beaucoup apprécié !). On sait ce qu’il
advint de la République et, en 1939, Franco déploya beaucoup d’énergie à
châtier ceux qui lui avaient résisté, donc, en 1ère ligne, les Catalans
(5000 fusillés, 50 000 emprisonnés) et, comme en 1714, un grand classique,
l’interdiction de parler catalan. Cette mesure fut un peu délicate à mettre en
place dans les zones rurales où les gens ne connaissaient que le catalan. Ce
régime dura jusqu’à la mort de Franco en 1975 et en 1978 l’Espagne se dota d’institutions
« démocratiques » qui permirent à la Catalogne de récupérer son
statut de semi autonomie. Cela put paraître la fin heureuse d’une période
dramatique mais la Catalogne ne récupéra qu’un statut d’autonomie partielle,
très loin du souvenir de la Catalogne d’avant 1714. La monarchie subsista, et
surtout, les acteurs de la dictature (armée, police, église) n’eurent aucun
compte à rendre et se diluèrent dans les institutions « démocratiques ».
Ceci évita, certes de raviver les blessures passées, mais les Catalans, qui
pouvaient croiser dans les rues les tortionnaires de leurs parents, eurent
beaucoup de difficultés à accepter cette situation…
L’Espagne mit alors toute son énergie
à rattraper son retard économique, pris sous Franco, avec, pour les Catalans,
dans un coin de leurs mémoires, le souvenir de l’âge d’or du Moyen-âge, de la
répression de 1914, de la guerre civile, du franquisme et de la transition « démocratique »
au goût amer.
Situation actuelle
L’Espagne et la Catalogne
avancèrent à grands pas (entrée dans la CEE en 1985), jeux olympiques à
Barcelone, Exposition Universelle à Séville en 1992, entrée dans la zone euro…
En 2005, profitant de la
présence socialiste au gouvernement central (JL Zapatero,) la Generalitat, avec à sa tête Arthur Mas,
un autonomiste modéré
de droite, engagea les discussions pour obtenir un
statut d’autonomie totale, le même que celui du Pays Basque et de la Navarre.
Ils trouvèrent un accord et en 2010, le chemin vers plus d’autonomie paraissait
sans embûche.
Quand, soudain, entra en
jeu le Parti Populaire (PP) et son chef Mariano Rajoy qui, pour ne pas offrir
un succès à son ennemi politique socialiste, introduisit un recours au Tribunal
Constitutionnel espagnol (de
fait, l’annexe du PP) qui annula l’accord parce
qu’il faisait référence à la notion de « nation » catalane. Cette
injustice fit revenir à la surface toutes les violences, les humiliations
exercées par Madrid au cours de l’histoire. La réaction des Catalans fut
immédiate : « puisque Madrid
refuse l’autonomie, on prendra l’indépendance » ; en 2015 ils
élirent donc un Parlement Régional avec une majorité indépendantiste dont la
feuille de route était claire : référendum d’autodétermination en 2017 et
proclamation de l’indépendance si le OUI l’emporte. Mais le résultat de cette
élection posa un problème : les partis indépendantistes obtinrent la
majorité des sièges (72 sur 135) mais avec seulement 47,8 % des voix, décalage
dû au scrutin par circonscription qui surreprésente les zones rurales
indépendantistes, au détriment des villes qui se composent de nombreux
Espagnols venus y travailler. Les anti-indépendantistes ne se privèrent donc
pas de clamer haut et fort que 52,2 % des Catalans étaient contre
l’indépendance. Les indépendantistes, quant à eux, clamèrent haut et fort
qu’ils respectaient les institutions et l’élection d’un parlement
indépendantiste.
Pour ajouter à la confusion, le
gouvernement catalan, avec à sa tête Carles Puigdemont, indépendantiste de la 1ère
heure, préféré à Arthur Mas, corrompu et indépendantiste rallié, tint ses
engagements électoraux (chose très inhabituelle) et convoqua le référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017. Ce référendum fut jugé
inconstitutionnel par le gouvernement central, avec à sa tête un certain
Mariano Rajoy ( !). Les indépendantistes font remarquer alors, avec
justesse, qu’une Constitution peut se modifier et que cet acte aurait été plus
pertinent que d’envoyer la guardia civil matraquer les gens qui voulaient
seulement voter. Cette attitude intransigeante de Rajoy, du PP, des
socialistes, de Ciudadanos a incité beaucoup de Catalans à aller voter oui au
référendum, plus pour protester contre cet autoritarisme stupide que pour
obtenir l’indépendance.
La majorité des Catalans
se sent d’abord catalane avant de se sentir espagnole. Cette majorité souhaite
que la Catalogne soit reconnue comme nation, qu’elle se gouverne, mais souhaite
que cela se fasse pacifiquement, sans rupture violente avec Madrid, dans le
cadre de l’Europe, chose actuellement impossible. L’attitude de l’Europe et de
Madrid pousse la Catalogne vers une indépendance de rupture qui, elle, n’est
pas majoritaire en Catalogne.
Je pense que le rendez-vous
avec l’indépendance a été raté cette fois-ci mais que celle-ci est à long terme
inéluctable car historiquement justifiée. Les Catalans ont franchi une nouvelle
marche vers leur émancipation mais celle-ci n’était pas la dernière. La présence à Madrid d’un gouvernement progressiste (Podemos) pourrait offrir une nouvelle
opportunité à l’accession à l’indépendance.
Paroles
de Catalans
« Nous voulons l’indépendance surtout parce que Madrid ne
la veut pas »
« La première décision d’un gouvernement catalan indépendant
sera d’ériger une statue à Marino Rajoy car il a donné à beaucoup de Catalans
l’envie d’être indépendants »
« La Catalogne et l’Espagne, c’est un couple dans lequel le mari
(Espagne) bat sa femme (Catalogne) et qui, quand celle-ci s’en va, crie au scandale
car elle rompt l’unité du couple »
« La situation normale de la Catalogne c’est être
indépendante, toute autre situation est anormale ».
Jean-Louis Lamboley, le
25.10.2017
A suivre : prochain numéro
« l’évolution de la situation politique, économique et sociale, depuis le
référendum ».
(1) On pourrait la
comparer dans une certaine mesure à la principauté de Venise, championne du
capitalisme marchand qui s’est développé à cette époque (NDLR)
Encart 1
La jeunesse catalane
Depuis 1978, des générations de Catalans
étudient l’histoire de la Catalogne, et, qui plus est, en catalan. Contrairement
aux générations précédentes, ils n’ignorent rien de l’âge d’or du Moyen-Âge,
des répressions qu’a subies la Catalogne au cours de l’histoire de la part de l’Espagne.
Aucun élève n’ignore ce que représente le 11 septembre 1714.
Arrivés à l’âge
de voter, les jeunes sont, dans leur grande majorité, autonomistes ou
indépendantistes, mais sont également très pro-européens. Pour eux, c’est un
moyen de s’ouvrir sur le monde (programme Erasmus, voyages…) ce que n’ont pas
connu leurs parents. Mais ces jeunes ne veulent pas d’une indépendance de
rupture avec Madrid ni d’une indépendance qui les ferait quitter l’Europe. Cela
reflète bien aussi le dilemme du peuple catalan. Ils veulent se séparer de
Madrid mais rester en bons termes, mais Madrid ne le veut pas.
Encart 2
Le Parlement catalan
Il se compose de 135 députés.
La majorité indépendantiste en compte 72,
répartis entre
-
Ensemble
pour le oui (62 sièges) : groupement
de différents partis (Convergence Démocratique, Gauche Républicaine,
Démocrates, Mouvements de Gauche), d’accord sur l’accession à l’indépendance
mais en désaccord sur beaucoup d’autres points,
-
et
la Candidature d’Unité Populaire (CUP) (10
sièges) : parti anticapitaliste, anti-européen, féministe,
libertaire…) Les voix de la CUP sont
donc nécessaires pour obtenir la majorité (68).
La minorité anti-indépendantiste est
composée de
-
Cuidadanos
(Centre 25 sièges), Parti Socialiste Catalan (16), Parti Populaire (droite et
droite-extrême (11), Et Catalogne, Oui c’est possible (11)
Les acteurs
catalans :
Carles
Puigdemont :
Président de la Catalogne, indépendantiste de la 1ère heure, maire
de Gérone (le fief du mouvement indépendantiste). Professeur de catalan ancien
et journaliste. Il a été imposé par la CUP.
Arthur
Mas :
ancien président, autonomiste devenu indépendantiste après 2010, et l’échec des
négociations, a mené la campagne victorieuse de 2015, et paraissait devoir
retrouver sa place, mais la CUP le jugeant (à juste titre peu fiable) a refusé
de voter pour lui, « imposant » ainsi C. Puigdemont. Beaucoup
d’observateurs avisés de la vie politique catalane estiment que c’est lui qui
« tire les ficelles » du jeu politique. Inculpé par Madrid pour avoir
organisé une consultation en 2014.
Carme
Forcadell :
présidente du Parlement, professeur de littérature catalane, inculpée par
Madrid pour avoir fait voter l’organisation du référendum.
Ada
Colau :
maire de Barcelone, vient du mouvement social, fondatrice de la PAH (plateforme
des victimes du crédit hypothécaire), proche de Podemos, favorable à un référendum d’autodétermination légal ;
elle a tout de même fourni des bureaux de vote pour le référendum «
illégal ». Elle représente, à mon avis, l’avenir du mouvement
indépendantiste, qui tentera de négocier avec Madrid.
Les acteurs espagnols :
Mariano
Rajoy :
Chef du gouvernement espagnol, membre du Parti Populaire, parti de droite qui a
« recyclé » pas mal de franquistes….expliquant pourquoi il n’y a pas l’équivalent
du FN en Espagne. Il gouverne sans majorité absolue, avec l’aide d’une partie
des Socialistes et des Ciudadanos, qui s’abstiennent lors des votes.
Psychorigide, intransigeant : les Catalans disent de lui qu’il ne sait
dire que NON en catalan. Il est empêtré dans de multiples affaires de
corruption. A côté de lui Sarkozy parait un enfant de chœur. Sa présence comme
chef du gouvernement (sans majorité absolue !) empêche toute solution
négociée de la « crise catalane ».
Felipe VI : Roi d’Espagne, descendant de
Louis XIV et de Felipe V qui a mis fin à l’Indépendance de la Catalogne en
1714. Les Catalans avaient mis quelques espoirs dans ce roi jeune, qui
paraissait moins rigide que ses prédécesseurs (il a épousé une journaliste
divorcée) mais son discours du 3 octobre 2017 l’a complètement discrédité
auprès d’eux (leçons de morale sans aucune critique des violences policières du
1° octobre)