Après les élections, l’Italie encore plus
sinistrée
La
longue détérioration de la situation économique et sociale de l’Italie,
accentuée par le « fardeau de la crise migratoire » qu’elle supporte
pratiquement seule face aux égoïsmes nationaux des autres pays européens, fait
de cette péninsule le bateau ivre de la mondialisation financière. La crise de
2007-2008 et les politiques austéritaires visant à sauver les banques, à
rembourser une dette publique astronomique et, par conséquent, à accroître le
taux d’exploitation des travailleurs, tout en réduisant les dépenses sociales,
sont autant de facteurs la livrant aux pires démagogues. Cette déliquescence
est le fruit amer des politiques européennes, y compris s’agissant de l’accueil
des migrants. Les politiques madrés qui se sont agités sur la scène électorale
sont prêts à toutes les roueries. Si aucune majorité ne s’est dessinée parmi ce
marigot de coalitions en apparence improbables, les margoulins tentés par la
combinazione et le « transformisme » pourraient rejoindre soit la
droite extrême, soit les 5 Etoiles recentrées. Dans l’immédiat, la crise
institutionnelle va durer, même si les néolibéraux européens de Bruxelles vont
vouloir rapidement y mettre un terme. Reste que, plus qu’hier, l’Italie semble
vouée à être dirigée par les plus retors ou les plus roués et livrée à
l’accentuation de la haine vis-à-vis des étrangers.
1 –
Déliquescence économique et sociale
L’Italie,
l’un des pays fondateurs de l’Union européenne, en est la 3ème
économie. Sa situation actuelle ne sera pas sans conséquence sur le délitement
de l’Europe. Elle a été particulièrement affectée par la crise économique
mondiale de 2007-2008 et la cure d’austérité imposée par la Troïka européenne,
sous la férule de Mario Monti, après l’éjection de Berlusconi par Sarko et
Merkel. Le chantage au recours au FMI et la terrible récession de juillet 2011
à juin 2014 ont permis, pour l’essentiel, le sauvetage des banques, par
l’injection de crédits d’Etat. Résultat : la dette publique a bondi à
2 300 milliards d’euros, soit 130% du PIB. Pour tenter de la réduire, les
politiques d’austérité ont été draconiennes, sans susciter de mobilisations
salariales massives : la contre-réforme des retraites, particulièrement
douloureuse, (1) est emblématique à cet égard. Elle ne fut suivie que d’une
grève de 2 heures, Mario Monti se vanta dans une récente interview qu’il n’y
ait eu aucune concertation avec les syndicats, sauf une réunion de 1h30 !
L’union sacrée prévalant entre tous les partis, sauf la Ligue du Nord, était
assumée par les directions syndicales. Résultat : la récession fut suivie
par la stagnation économique et le marasme social. Précarité, Job Act et
chômage massif consécutif à la désindustrialisation. Chômage à 11%, à 34% pour
les jeunes de 18 à 25 ans, à 17% pour les moins de 35 ans, encore qu’il faille
introduire dans ces moyennes la fracture Nord-Sud. En Calabre, au sud de la
péninsule, le taux de chômage est de 33%. Qui plus est, en 2016, plus de
50 000 Italiens ont émigré dans un autre pays européen.
Reste
que le système bancaire est loin d’être sauvé. Sur les 900 milliards de
créances douteuses, 1/3 d’entre elles est toujours présent dans les banques,
particulièrement dans les petites qui représentent 15 à 20% du réseau. Il est
envisagé de les fusionner avec des licenciements à la clé. A titre d’exemple,
la grosse banque UNI-Crédit a supprimé 14 000 emplois et 682 agences.
S’ajoutent
à ce marasme régressif, l’afflux des migrants et l’indifférence des pays
européens (voir plus loin). Malgré tout, l’Italie dans un premier temps, a créé
180 000 places d’accueil pour les exilés dont ¼ est géré par les mairies,
le reste est sous contrôle des préfectures. Elles ont externalisé cette mission,
par des contrats privés lucratifs, à des sociétés privées. D’où le scandale
romain dénoncé comme un business de migrants. Et le problème ne fait que
s’intensifier : en 2017, 120 000 exilés ont échoué en Italie sauf les
2 873 qui ont péri en mer. Depuis le début d’année, 50 000 sont
encore arrivés.
De
fait, ce pays, touché par 30 ans de politiques néo-libérales et l’accélération
austéritaire, n’a pas connu de contestation significative et supporte
l’essentiel des flux migratoires.
2 – L’Italie
face à ceux qui fuient la guerre et la misère
La
politique européenne se caractérise par le refus d’aider les pays en première
ligne pour faire face aux flux migratoires. Vis-à-vis de la Grèce, la solution
trouvée fut l’instauration de murs et l’octroi à Erdogan de deux fois 3
milliards d’euros pour contenir et parquer les exilés syriens, irakiens,
afghans…
Dans
la péninsule italienne, l’abandon de l’Italie est une histoire effroyable
encore plus ancienne. Dès les années 1990, ce sont de jeunes hommes qui viennent
d’Afrique du nord, puis en 1991, des dizaines de milliers d’Albanais ruinés par
la pyramide de Ponzi (2) et la kleptocratie maffieuse qui y règne. Enfin, à
partir de l’an 2000, ce sont des hommes seuls, pour la plupart, qui accostent
dans des conditions dramatiques. Les accords conclus entre les gouvernements
européens avec les Etats africains provoquent la criminalisation des
passeurs ; en 2008, le gouvernement italien verse 5 milliards d’euros à
Kadhafi qui s’engage à empêcher les départs à partir des côtes de la Libye. En
2011, suite aux printemps arabes, les armées française, anglaise soutenues par
les Etats-Unis, interviennent en Libye ; le dictateur mégalomane est
lynché, le chaos s’installe, des armes se dispersent dans tout le Sahel. Les
trafiquants d’êtres humains prospèrent, les migrants fuient par la mer, beaucoup
se noient dans le cimetière marin qu’est devenue la Méditerranée.
2012,
l’opération Mare Nostra porte secours, en moins d’un an, à plus de 100 000
migrants. Aux suppliques de l’Italie, l’Union européenne répond par la
suppression de ce secours humanitaire trop généreux à son goût, lui substituant
l’opération Triton. Elle est coordonnée par Frontex, pour tenter de dissuader
le flot des réfugiés qui ne faiblit pas : 150 000 en 2015,
181 000 en 2016. Des navires affrétés par des ONG sont accusés de faciliter
le « travail » des trafiquants. On apprend qu’en Libye, les milices
et le gouvernement fantoche de Tripoli, avec lesquels le ministre de
l’intérieur italien a conclu des accords, en livrant notamment des vedettes
maritimes, pratiquent le travail forcé et l’esclavage des candidats à l’exil.
Fin 2013, l’Italie est piégée. La
France et l’Autriche rétablissent des contrôles à leurs frontières et expulsent
sans ménagement, y compris des mineurs. Les structures d’accueil italiennes
sont engorgées. A Rome, des « coopératives d’accueil» ( !),
gérées par la maffia, développent un business lucratif avec cette main d’œuvre
corvéable. 2014, l’Union européenne impose des cartes d’enregistrement des
migrants en Sicile et au sud de l’Italie, c’est l’application concrète du
refoulement administratif suite au règlement Dublin 3.
Actuellement,
300 000 à 700 000 exilés sont bloqués en Libye, dans des conditions
effroyables. L’ONU vient de déclarer que, depuis 2014, 135 000 d’entre eux
ont trouvé la mort en Méditerranée, ce décompte ne prenant pas en compte… ceux
dont on n’a pas retrouvé la trace. Le scandale continue. La caste politicienne
italienne surfe désormais sur la xénophobie répandue par les médias qui
ignorent les raisons profondes pour lesquelles les candidats à l’exil fuient la
guerre et la misère.
3 - La
sinistrose politicienne
La
caste politicienne qui a dirigé l’Italie depuis des décennies est
particulièrement corrompue, toujours prête à vendre son âme sournoise pour
conserver sa pérennité. Avant la survenue de la crise de 2007-2008, elle était
à la fois acquise au néolibéralisme, tout en étant réticente à le mettre en
œuvre. Ce fut d’abord, à l’époque de la prétendue mondialisation heureuse, la
flamboyance de Berlusconi, ce satrape milliardaire des médias bling-bling,
suscitant un engouement transgressif pour l’enrichissement sans cause. A
l’autre pôle de l’alternance, la gauche factice avait fait le deuil de ses
valeurs. Les ex-communistes convertis au capitalisme débridé, s’acoquinèrent
avec les débris d’un parti socialiste corrompu jusqu’à l’os, ainsi qu’avec des
démocrates chrétiens à la façade sociale. Ce nouveau Parti Démocrate (PD)
sentit son heure venue après les déconfitures successives de Berlusconi, puis
du commissaire européen Mario Monti qui lui succéda, sous les auspices de la
Troïka. L’Italie ne devait pas sombrer comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal,
sous la férule des eurocrates et du FMI. Mario Monti fit l’affaire comme chef
d’un gouvernement d’union nationale. Cette grande coalition sombra et le fringuant
Matteo Renzi du PD fut proclamé par tous les philistins socio-modernisateurs
européens. Il allait sortir l’Italie du marasme, ce fut pire. Effrayé par les sondages
qui lui promettaient pire que pendre, il tenta une dernière carambouille en
modifiant le scrutin électoral : subtil dosage de choix uninominal et de
proportionnelle qui pourrait lui sauver la mise.
Entre
temps, la récession, l’envolée du chômage, la crise migratoire, avaient
provoqué le surgissement d’un mouvement hybride autant que baroque, Mouvement 5
Etoiles. Beppe Grillo, le clown antisystème pestait contre le « vol de
l’avenir des Italiens », recrutait par internet et désignait des candidats
sans autre vision politique que celle de l’indignation. Le clic sur internet valait
réseau démocratique, sans programme ni stratégie, sinon celle de se substituer
à la classe régnante. A la droite de la droite, la Ligue du Nord, devenue
nationale, surfait sur la haine xénophobe et parvenait à remettre en selle,
pour la circonstance, le corrompu Berlusconi qui, après ses ravalements de
façade, se voyait déjà rajeuni pour revenir sur la scène politique. Ce théâtre
grotesque où démagogues et imposteurs rivalisaient, allait caractériser les élections
de 2018.
S’affrontaient, d’un côté,
la droite extrême composée de Forza
Italia de Berlusconi, alliée à la
Ligue de Salvini (fédérée au FN au Parlement européen), le tout flanqué
d’une part de Fratelli Italia qui
encensait le nationaliste hongrois Orban et d’autre part, de Casa Pound se réclamant ouvertement du
fascisme mussolinien.
A gauche de cette droite, le PD de Renzi jouait sa survie. Il était accompagné de
dissidents « Libres et égaux »
et de la « gauche ensemble »,
tout aussi discrédités par leur gestion avec le PD, notamment dans les régions.
Venus de nulle part, les 5 Etoiles de Beppe Grillo et de Luigi di Maio, l’un de ses
jeunes apôtres, prétendaient au pouvoir. Leur antisystème s’accordait du système
capitaliste…
La Gauche de transformation sociale, éparpillée, laminée après le mai rampant et les
années de plomb marquées par le terrorisme d’extrême droite puis d’extrême
gauche, survivait dans les marges en s’étrillant copieusement (Pouvoir du
peuple, Parti communiste dogmatique, gauche anticapitaliste…).
Quant
aux grandes confédérations syndicales, leurs appareils avaient sombré corps et
bien dans la collaboration de classe.
La campagne électorale fut donc, dans cette conjoncture, marquée par un
déferlement de haine raciste et xénophobe, suscitant la peur, flattant les
mauvais instincts de la crédulité publique, tout en avançant des promesses plus
ou moins mirifiques : « les
bateaux des migrants bloqués », « l’invasion stoppée » pour la droite extrême. Et Berlusconi
d’en rajouter : « L’immigration,
c’est le chaos, la rage ( !), les vols et le trafic de drogue ». Le
5 Etoiles ajoutait un couplet :
« zéro débarquement ».
Renzi n’était pas en reste, tout en promettant : « l’exonération fiscale des retraités ayant
besoin d’aide sociale à domicile ». Dans le même sens de surenchère,
Beppe Grillo assurait « le salaire
universel pour tous » ; la majorité des « sudistes » le
crut.
Le 4 mars, les résultats sont tombés. 27% d’abstention. Défaite du PD de Matteo Renzi,
18% ; le 5 Etoiles à 32% et 229
sièges apparaît comme le grand gagnant, surtout au sud (plus de 50% à Naples).
La droite extrême totalise moins de 40% et 267 sièges (Forza Italia avec 14%
et, devant, 17.39% pour la Ligue de Salvini).
Ces
élections révèlent deux rejets : celui des politiques néolibérales suivies
depuis 15 ans et celui des migrants. Par ailleurs, elles accentuent la fracture
entre le Nord et le Sud. Désarroi, détresse, misère au Sud, chômage au Nord et
manque de perspectives, sont sources de toutes les dérives possibles. Fascistes
et antifascistes s’affrontent, les crimes et attaques racistes peuvent se
multiplier.
Une Italie
sans issue à court terme
La
crise institutionnelle va s’installer. Aucune majorité ne se dégage. La
formation d’un nouveau gouvernement va se faire attendre. Le record de la
Belgique sera-t-il battu ? Peut-être pas. Le patronat et l’Union européenne
ont déjà envoyé leurs émissaires auprès de chaque parti, tout en brandissant la
possibilité d’une attaque des marchés financiers, faisant monter les intérêts
des prêts. La déconstruction de l’Europe austéritaire va se poursuivre, n’en
déplaise à Macron, le chantre d’un fédéralisme tombé en désuétude. La
répression et le refoulement des exilés risquent de s’intensifier, le Heimat
allemand l’annonce. Reste la tradition de la combinazione italienne et ce qui
s’appelle, dans ce pays, le « transformisme ». Les 5 Etoiles lorgnent
déjà sur les orphelins du PD en quête de repositionnement, d’autant que ce
mouvement hétéroclite a opéré un recentrage européen. Ce parti virtuel y
survivra-t-il ? La Droite extrême est prête à tous les coups fourrés pour
accroître la tension et la répression policière. Renzi, l’ancêtre de Macron, en
son temps encensé, va disparaître. L’Union européenne, comme elle l’a fait avec
Berlusconi, va-t-elle pouvoir imposer un gouvernement technique, dans l’attente
de nouvelles élections ? Si les castes politiciennes désunies ne peuvent plus
gouverner comme avant, ceux d’en bas semblent prêts à promouvoir toutes les
aventures. Charlatans et démagogues de tous poils ont un boulevard devant eux.
Les classes ouvrières et populaires, désunies, désabusées, n’ont, pour l‘heure,
guère les moyens de les repousser.
Gérard
Deneux, le 19.03.2018
(1)
Age de la
retraite : 67 ans ; mode de calcul des pensions organisant leur
baisse ; droit du travail modifié : les licenciements abusifs ne
donnent plus droit à réintégration, les emplois y compris publics sont
précarisés et les « salaires étranglés »
(2)
Pyramide de
Ponzi : arnaque consistant à proposer des actions à des rendements
mirobolants (40, 50%). Les premiers souscripteurs sont servis en fonction de
l’argent déposé par les suivants. Lorsque, faute de nouveaux souscripteurs, la
confiance s’écroule, les placements fondent comme neige au soleil. De 1995 à
1997, le système bancaire albanais était une énorme pyramide de Ponzi. Sur 3.5
millions d’habitants, 2 millions furent escroqués, provoquant la misère et
l’exode. Pour plus d’explications, voire le n° 28 PES, novembre 2016