La bataille du rail aura-t-elle lieu ?
C’est
au moment de la révolution industrielle, que la loi du 11 juin 1842 définit le
régime de gestion du chemin de fer : l’Etat construit et les compagnies
privées exploitent les lignes. Ce compromis public/privé a toutes les faveurs
des compagnies, le monopole d’Etat limitant la concurrence, les garantissant en
cas de déficit et prenant en charge une partie de la dette. Ce régime mixte
dure jusqu’au décret-loi du 31.08.1937, créant la SNCF Société Nationale du
Chemin de Fer, société anonyme au capital mixte dans laquelle l’Etat détient
51% ; elle durera, comme prévu, 45 ans, la totalité du capital passant
alors à l’Etat. Le 1er janvier 1983, la SNCF devient un EPIC – Etablissement
public à caractère industriel et commercial. Ce statut ne modifie pas
profondément la gestion, ni le déficit chronique, l’Etat n’ayant jamais cherché
à équilibrer, par la fiscalité, la concurrence entre le rail et la route. A
compter de 1974, l’Etat décide de ne plus combler les déficits des entreprises
publiques. La SNCF doit donc recourir à l’emprunt sur le marché financier, ce
qui enclenche une spirale d’endettement (1). La logique d’ouverture à la
concurrence va alors s’inscrire dans un temps long pour aboutir à la
privatisation totale. A l’heure macronienne qui considère que le service public
et les statuts de la fonction publique sont des systèmes
« archaïques », des reliquats du « vieux monde », on ne
peut qu’espérer, et tout faire pour, le rejet de privatisation du dernier
« paquet » ferroviaire, et « en même temps » du statut de
cheminot.
Du monopole au
démantèlement du service public ferroviaire…
Le
néo-libéralisme européen introduit et définit le contenu de la réforme
ferroviaire de 1997, séparant les activités ferroviaires en deux : à
Réseau Ferré de France (RFF) la gestion des infrastructures (voies ferrées…) et
la commercialisation des « sillons », à la SNCF la gestion des
services et l’entretien des infrastructures pour le compte de RFF, dans le
cadre d’une convention de gestion, RFF rémunérant SNCF et SNCF payant des
péages à RFF. Dans ce « jeu » à intérêts contradictoires, chacun
tente d’équilibrer son compte d’exploitation au détriment de l’autre.
Le
ver est dans le fruit. La politique néo-libérale européenne se met en œuvre
inexorablement, lentement pour éviter de provoquer des réactions vives dans ce
secteur professionnel combatif et dans ce service défendu par ses usagers. La
transposition des directives européennes rend possible l’ouverture à la
concurrence du 1er « paquet ferroviaire », le fret
international (2003), puis le 2ème « paquet », le fret
national (2006). Enfin, le 3ème « paquet » ouvre à la
concurrence le transport international des voyageurs (2010). La volonté de
privatiser s’appliquera sous des gouvernements de droite et de
« gauche ». La dynamique introduite en 1997 accélère le démantèlement
du système ferroviaire national, la SNCF segmentant ses « clientèles »
et gérant « par activité » (grandes lignes, fret, TER, etc…). Les
intérêts privés s’approprient les morceaux rentables du transport par rail,
bénéficient des investissements passés et laissent à l’Etat la gestion des
secteurs déficitaires, ce qui, au bout du compte, « autorise » la
SNCF à les abandonner d’autant que la péréquation tarifaire est interdite.
Le tour de passe-passe de l’UE a été de
convaincre que le monopole « naturel » d’un système ferroviaire le cantonnait à gérer les voies ferrées, séparant ainsi
la gestion des services et des infrastructures. Cela permet à des trains
d’entreprises distinctes de rouler sur les mêmes lignes. Pour le système
capitaliste, il s’agit de s’approprier les parties rentables de la sphère
publique. C’est ce même principe qui a prévalu dans la privatisation de la
distribution du gaz ou de l’électricité, ou encore des télécommunications.
Depuis
janvier 2015, le groupe est divisé en 3 EPIC (Etablissement public à caractère
industriel et commercial) : SNCF
réseau gère les infrastructures (notamment les voies ferrées et la
circulation des rames), SNCF mobilités
fait rouler les trains transportant voyageurs et marchandises et SNCF Holding chapeaute l’ensemble. Chacun
crée ses propres filiales, au gré de sa stratégie de développement et du
transfert d’une partie de ses activités à des sociétés privées. Keolis, Geodis, Ouigo, Ouibus, Voyages-sncf,
Effia, Altameris, Arep, Systra… sont des filiales de la SNCF. De 187 en
2007, elles sont passées à 1 250 en 2017. Ainsi, la SNCF est présente dans
120 pays et réalise 1/3 de son chiffre d’affaires à l’international (2016). Mais
les filiales agissent aussi en France dans des domaines d’activité très
variés : travaux et maintenance des voies (Sferis), aménagement et administration des gares (Gares et connexions), gestion de
115 000 places de parking (Effia).
Les deux mastodontes Keolis et Geodis emploient plus de 50 000
salariés chacune et possèdent à leur tour leurs propres filiales… Keolis exploite 240 km de métro, 660 km de tramways et
5 800 trains dans 16 pays. Elle possède 23 000 bus et investit dans
le vélo, le covoiturage ou les navettes maritimes et fluviales. Avec
58 300 salariés, elle est une filiale géante détenue à 70% par la SNCF,
avec une participation de la Caisse des Dépôts du… Québec, à hauteur de 30%.
Ce
système met en concurrence la maison mère avec ses propres filiales et permet
de contourner la réglementation du travail. Par ailleurs, la SNCF s’est
délestée de ses actifs : les wagons, les machines ou l’immobilier sont
basculés sur des sociétés privées. Autrement dit, pour la maison mère :
les coûts de la dette (46.6 milliards d’euros) et la rémunération du personnel
et pour les sociétés privées : la conquête des marchés et des bénéfices !
L’ouverture
totale à la concurrence, proche, va faire encore des « victimes ».
Les prédateurs lorgnent sur le marché intérieur français de 400 millions de
voyages annuels. Ils se nomment : Transdev,
filiale française du groupe Caisse des dépôts, principal rival de la Deutsche
Bahn, présente aussi en Suède ; Arriva,
filiale de la Deutsche Bahn, présente en République tchèque, Pologne, Suède,
Danemark et Pays-Bas. Autre candidat sérieux Trenitalia avec sa filiale Thello
qui propose déjà des voyages internationaux vers Venise et Milan ; la
néerlandaise Abellio, l’écossaise Groupe First et le chinois MTR, opérateur du métro de Hongkong qui
pourrait concourir sur des appels d’offres des nouveaux métros du Grand Paris.
… Jusqu’à la
privatisation totale
Voici
venir le 4ème « paquet » : le transport des passagers
nationaux et régionaux. Le parlement européen du 16 décembre 2016, a décidé que
les LGV pourront être commercialisées par de nouveaux opérateurs en 2020, puis
en 2023, ce seront les lignes TER et Intercités.
Au-delà
de quelques obstacles techniques relatifs, par exemple, aux systèmes de
sécurité embarqués, obligatoires sur les LGV qui ne sont plus fabriqués pour
l’instant, d’autres freins à la privatisation totale subsistent encore,
notamment les syndicats de luttes pour le maintien du statut. Macron/Philippe
souhaitent les torpiller par ordonnances.
Le
rapport Spinetta du 16 février dernier est la base des décisions à venir sur la
SNCF. Il pose un diagnostic essentiellement financier, relatant l’état lamentable
des lignes, dû au sous-investissement massif depuis fin des années 1970 ;
les LGV ont été favorisées au détriment des « petites » lignes
représentant près de 45% du réseau pour moins de 2% de voyageurs alors que 90%
des voyageurs se concentrent sur un tiers du réseau. Il souligne que
l’entreprise publique ne peut continuer sur le même modèle économique, dans le
contexte d’ouverture totale à la concurrence. Certes, le transport de 5
millions de voyageurs par jour, dont 3.5 millions sur les lignes surchargées
d’Ile-de-France, peuvent aiguiser les convoitises des sociétés privées à la
recherche de marchés nouveaux.
S’appuyant
sur une partie de ce rapport, E. Philippe présente, le 14 mars en conseil des
ministres, le « projet de loi pour
un nouveau pacte ferroviaire », autorisant le gouvernement à légiférer
par ordonnances. En premier lieu, il
suggère « d’améliorer le
fonctionnement du groupe public dans le contexte de l’achèvement de l’ouverture
à la concurrence des services de transport ferroviaire » et de
transformer la SNCF en société anonyme à capitaux 100% publics. Ce 1er
article prévoit la disparition du statut
de cheminot pour les nouveaux embauchés. Pour parer le feu qui couve, il
annonce qu’aucun changement n’est prévu pour les 130 000 statutaires (sur
147 000 agents). Les craintes sont toutefois réelles en ce qui concerne
les conditions de transferts vers les nouveaux opérateurs si l’employeur public
perd le marché ! L’autre grand volet du projet de loi organise l’ouverture
à la concurrence du 4ème « paquet » ferroviaire, le
transport des voyageurs nationaux et régionaux, d’ici la fin 2020 et 2023.
Autrement dit, la privatisation totale du système ferroviaire. Prudent, pour
calmer, cette fois, la colère des élus territoriaux, il précise que le projet
n’envisage pas de fermeture de petites lignes (9 000 km existantes) avant
que cette question ne soit évoquée avec les régions notamment, même si
l’ouverture à la concurrence concerne
les lignes TER conventionnées et subventionnées par les régions.
N’est
pas évoqué, par le 1er ministre, l’endettement de la SNCF. Il faudra pourtant bien aborder certaines
questions. Comment transformer en SA,
SNCF Réseau, lesté de 46 milliards de dettes ? La dette sera-t-elle
reprise par l’Etat ? SNCF Réseau ne changerait-il pas de
statut ?
Déjà
en 1997, l’endettement « abyssal » de la SNCF a servi d’argument à la
division de la SNCF en trois EPIC. Peut-on parler de dette de la SNCF alors
même que c’est l’Etat qui décida, notamment de la construction des lignes TGV,
dont les investissements ont largement contribué à accroître la dette ? L’Allemagne
avait repris la dette ferroviaire dans son budget. La France, en 1997, a
imaginé un tour de passe-passe pour faire disparaître cette dette publique, en
créant RFF et en lui transférant la dette (de 36 milliards à cette époque). Ni
vu ni connu, la part principale de la dette n’apparaissait plus dans le calcul
des critères de Maastricht ! Elle passait sous le tapis RFF. Mais, quand le
17 mars 2003 l’agence européenne des statistiques Eurostat décida que les
dotations en capital de l’Etat à RFF étaient des dépenses publiques à
comptabiliser, la dette ressortit de dessous le tapis ! Bilan ? Cette
gestion à trois semble incongrue : la SNCF verse à RFF des péages pour
utiliser les voies ferrées (2.40
milliards en 2006) alors que RFF rembourse les emprunts à la même hauteur ! Une usine à gaz qui a surtout servi
à démanteler le service public, par activités au moyen de la création de
multiples filiales.
Dans
ces montages financiers, il n’est pas question de discuter de la politique du
transport, du choix du rail ou de la route, de l’impact écologique, de la
satisfaction des besoins des usagers, de la lutte contre la désertification des
zones rurales mal desservies. Il faut rappeler que jusqu’en 1996, la SNCF
recevait de l’Etat une contribution à ses charges d’infrastructure, pour
compenser les distorsions de concurrence avec le mode routier qui ne paie ni
l’entretien des routes, ni l’éclairage
public, alors que la SNCF doit payer l’entretien des voies, l’éclairage des
quais, etc… Bref, s’il y a endettement, cela ne provient pas du statut de cheminot.
Le statut de cheminot, agité comme un
épouvantail pour faire oublier l’essentiel
Pour
rendre la privatisation populaire et « en même temps » se débarrasser
de cet « avatar du vieux monde » qu’est le statut de cheminot, Macron
n’hésite pas à faire dans le mode populiste, dressant le paysan contre le
cheminot, ce « nanti » protégé par un statut.
Non,
les cheminots ne sont pas payés quand ils font grève. Oui, certains cheminots
touchent le SMIC. Non ils n’ont pas 48, 60 ou 70 jours de congés par an, mais
28 jours. Oui, les roulants sont des professionnels qui transportent 800
personnes derrière eux. Oui, les primes servent à garantir un service du 1er
janvier au 31 décembre, week-end compris, jour et nuit, vacances scolaires et
jours fériés. Oui les contrôleurs travaillent 3 week-end sur 4 et dorment
régulièrement loin de chez eux. Non les cheminots ne partent pas tous en
retraite à 50 ans. Ce régime spécifique subit depuis une dizaine d’années des
coupes sévères : les roulants nés à partir de 1972 peuvent partir à 52 ans
(et non plus à 50 ans) ; les sédentaires nés à partir de 1967 peuvent
partir à 57 ans (et non plus à 55) ; la durée de cotisation pour toucher
une retraite à taux plein est progressivement relevée pour atteindre 172 trimestres
pour tous, à terme. D’ailleurs, la SNCF a toutes les difficultés à recruter.
Pire, en 2016, il y a eu 614 démissions, 135 ruptures conventionnelles et 640
départs volontaires. La place est-elle si bonne ? Car, comme à la Poste,
la dégradation du service rendu, du fait du non remplacement des départs, la
polyvalence des tâches, les salariés à statuts différents, créent des
conditions de travail difficiles. Les effectifs des statutaires n’ont cessé de
baisser depuis 15 ans passant de 178 000 en 2003 à 130 000 en 2017.
Les filiales emploient environ 115 000 salariés hors statut. Le recours à
des emplois précaires d’intérimaires et CDD se généralise.
La bataille
du rail, nous devons la mener… et la gagner
Les
médias parlent peu des enjeux sinon pour affoler les usagers. Quant au
gouvernement, voulant faire sauter les verrous du statut pour en finir avec
cette « anomalie » dans sa politique néolibérale, il stigmatise les
cheminots « qui coûtent trop cher » et se garde bien d’annoncer ce
qui va toucher les usagers. Le rapport Spinetta prévoit, en effet, une hausse
des tarifs, en supprimant le dispositif de régulation tarifaire de la SNCF, la
suppression des lignes non rentables, la réduction des dessertes TGV. On est
loin d’un grand maillage du territoire pris en charge par l’Etat en grande
partie, ce sont les collectivités, au contraire, qui vont être en première
ligne.
Quant
à la concurrence qui permettrait de diminuer les coûts, il suffit d’ouvrir les
yeux sur l’exemple du fret français et du transport de voyageurs britannique.
En France, le transport de marchandises ouvert au privé a un
bilan catastrophique : alors qu’en 1947, 75% des marchandises transitaient
par le rail, ce taux n’est plus que de 10% en 2014. De 1990 à 2015, le
transport routier de marchandises a crû de 40% alors que le transport
ferroviaire baissait de 34%. Pour la SNCF, selon la Cour des comptes, la
concurrence a multiplié plus que par deux la dette imputable au fret entre 2008
et 2014.
Et
il suffit de traverser la Manche
pour faire un saut dans un futur plutôt moche : 20 ans de privatisation de
British Rail = hausse incontrôlée du prix des billets, trains supprimés,
accidents répétés, réduction du personnel conduisant près de deux Britanniques
sur trois à souhaiter une renationalisation complète. Ils déboursent chaque
mois six fois plus que les Français simplement pour se rendre sur leur lieu de
travail (14% de leur revenu mensuel, très exactement, contre 2% pour les
usagers de l’Hexagone.
Les
4 syndicats représentatifs de la SNCF, CGT, UNSA, SUD Rail, CFDT ont décidé
d’un calendrier de deux jours de grève sur 5 à partir du 3 avril jusqu’à la fin
juin. Il ne faudrait pas que cette unité lâche au profit d’une négociation
interprofessionnelle sur les conditions de travail dans le ferroviaire, via un
accord de branche qui s’appliquerait à toutes les entreprises privées du
secteur du transport.
Ils ferment des lignes ! Ouvrons
nos bouches ! Un collectif de
salariés, de syndicalistes et d’usagers de la SNCF ont lancé un appel « Avant qu’il ne soit trop tard »
pour un plan B écolo et social à la SNCF sur une base anti-productiviste,
exigeant un grand débat public sur le devenir du chemin de fer, affirmant que
le statut des cheminots, loin d’être un obstacle à la transition écologique est
la condition du développement d’un grand service public ferroviaire.
Il
n’est jamais trop tard… mais il va falloir mettre les bouchées doubles… à moins
que le statut du cheminot ne soit la goutte qui fait déborder le vase… pour que
tous disent : Macron, un an ça suffit !
Odile
Mangeot, le 20.03.2018
Sources
pour cet article : Attac, Politis, bastamag, le Monde, mediapart,
Alternatives économiques
(1)
Pour plus de
détails sur l’histoire de la SNCF, voir article paru dans PES n° 36,
juillet/août 2017