Certains aspects de l’ampleur du
désastre.
Chômage et précarité
Préambule
Pour nourrir les débats à
venir ou même définir les actions à entreprendre, le texte qui suit traite de
ce que j’appelle l’ampleur du désastre qui atteint des pans entiers de notre
société. Il ne traite pas de tous les
aspects de ce désastre, il faudrait en analyser les causes (la
globalisation financière, la crise du capitalisme), les stratégies mises en
œuvre par les classes dominantes et « leurs » appareils politiques
(la concurrence entre systèmes sociaux différents, la course au moins disant
social et fiscal, le transfert de dettes privées en dettes publiques…), les
tactiques de diversion pour attiser les divisions au sein des classes
populaires et entretenir la peur de « l’autre » (exploitation des
faits divers). Ce sont là, entre autres, autant de questions que l’on pourrait
mettre en débat, elles me semblent déterminantes.
Le propos qui suit est plus
circonscrit, plus descriptif, il
vise à montrer l’insuffisance des solutions individuelles, tentées par le repli
sur soi ou invitant à croire que les
individus isolés pourraient trouver, par eux-mêmes, des moyens pour s’en sortir. A cet égard, la mésinterprétation des
écrits de Paul Ariès sur la décroissance, conjuguée à une prise de distance
vis-à-vis de la société dite de consommation, peut aveugler. Elle vise la
nécessité d’une alternative au système, mais dans le système, en laissant
entendre que la multiplication d’initiatives individuelles de changement de
modes de vie et de consommation (à crédit !), voire de mode de production
(les coopératives, la solidarité entre individus) permettrait de sortir du
système. Faire décroître « notre » consommation de gaspillage,
entamer cette décroissance énergétique consisteraient déjà, ici et maintenant,
à changer de modèle. Ce sont là des thèmes évoqués par les écolos de la gauche
« plus rien » qui interpellent les couches moyennes conscientes des
méfaits de certains aspects du capitalisme (la mal bouffe, la dégradation de l’environnement,
le recours intensif à l’automobile individuelle…).
Or, sans pour autant
partager l’ensemble des analyses et propositions de Paul Ariès, force est de
reconnaître qu’au-delà de l’ambiguïté du terme de décroissance, ce qu’il laisse entendre
avec ce « mot obus », c’est d’abord la décroissance des inégalités et, au-delà, c’est le mode productiviste du système
capitaliste qu’il met en cause. C’est par conséquent collectivement qu’il faut
trouver une issue pour « sortir » du capitalisme sans pour autant
nier les expériences de solidarité collectives.
Par ailleurs, le constat
équivoque du mode de vie qui caractériserait les retraités de Peugeot, évoqué lors de l’échange, renvoie aux
divisions et aux inégalités qui traversent les couches populaires et à une réalité
qui est de moins en moins la nôtre ainsi qu’à une vision des Trente Glorieuses
entrées en déliquescence depuis près de 30 ans.
Sans nier que certains
parmi nous vivent (encore) bien et consommeraient au-delà du nécessaire pour
« bien vivre » (au sens de Paul Ariès), la réalité d’aujourd’hui est
caractérisée par la précarisation de la
société. Les médias dominants, non seulement en occultent les causes, mais
la traitent sur le mode compassionnel en invoquant à la fois la fatalité et les
« aides » dispensées aux victimes qui leur permettraient de se
réinsérer alors même qu’ils sont exclus des droits au travail, au logement, à
une vie décente…
Faire le constat de
l’ampleur de la réalité du chômage et du mal vivre qui affectent des pans
entiers de la société, révoque, me semble-t-il, toute solution qui
méconnaîtrait la nécessité de mobilisations collectives seules susceptibles,
pour le moins, de casser la logique
prédatrice de l’oligarchie capitalo-financière qui « épuise l’Homme et la
planète ».
L’ampleur de la croissance du chômage
Avec 47 000 inscrits
supplémentaires en septembre à Pôle Emploi, le pays compte, désormais, toutes
catégories confondues, et selon les statistiques officielles, 4,5 millions de
chômeurs. Avec les « Français » d’outre-mer que l’on compte à part
( !), le chiffre de 5 millions
est certainement dépassé d’autant qu’il y a ceux qui ne sont comptés nulle part
(allocataires du RSA, ASS…).
Toutefois, ces chiffres
commencent à parler différemment lorsque l’on précise que seulement 40,6% des
chômeurs sont indemnisés ou pour le dire encore plus négativement, 59,4% ne le sont pas. Ils sont
80 000 à 95 000 qui, chaque mois, sont en fin de droits. Avec le développement des
CDD, de l’intérim, des temps partiels contraints, les fins de contrats, les
fins de mission « produisent » des travailleurs précaires qui n’ont
pas accumulé les 110 heures de travail par mois pendant un certain nombre de
mois, pour obtenir des droits à l’indemnisation. En juin 2012, ils étaient 603 160 ces chômeurs qui, en activité réduite, se retrouvaient
sans emplois et ne percevaient aucune indemnité au motif qu’ils avaient trop
travaillé pour en bénéficier ( !).
Ceux qui sont les plus
touchés par cette réglementation rétrograde, ce sont bien sur les jeunes de moins
de 25 ans, les femmes à temps partiel et les plus de 50 ans. Parmi le million de séniors inscrits à Pôle
Emploi, une majorité d’entre eux pointe depuis plus de un an.
Et puis, il y a tous ceux
qui s’aperçoivent à leurs dépens, qu’Hollande leur a fait prendre les vessies
pour des lanternes. Sa promesse de retour
de la retraite à 60 ans pour ceux qui avaient commencé à travailler à 17/18
ans lorsqu’ils apprennent à faire la différence entre trimestres validés et
cotisés, en décomptant les périodes de chômage et de maladie et en y
réintroduisant des forfaits de mensualités dérisoires. Nombreux sont ceux qui,
à 60 ans, ne possèdent pas ces trimestres cotisés et se trouvent, soit dans
l’obligation de continuer à travailler, soit, s’ils ont été licenciés, ne peuvent
percevoir que l’allocation spécifique de solidarité (une misère) ou rien du
tout si, avec leur conjoint en activité, ils dépassent le plafond de ressources
minimal.
Quant aux retraités issus des classes ouvrières
et populaires, ils sont désormais frappés par la régression sociale. Il
faudrait d’ailleurs, pour éviter toute distorsion de la réalité en se laissant
dominer par des moyennes, analyser les
niveaux de vie par catégories socioprofessionnelles, tout en ayant à
l’esprit que la relative protection dont ils ont joui repose sur deux
facteurs : l’importance de la mobilisation contre la réforme des retraites
et le fait que les retraités constituent un électorat important qui a la
réputation conservatrice de voter plutôt à droite ; ceci dit, et pour illustrer
le renversement qui s’opère, un
exemple suffira pour montrer le cynisme
mesquin dont font preuve la droite comme la gauche
« hollandaise » à leur endroit.
Pour les chômeurs en fin de
droits ayant validé tous leurs trimestres cotisés mais n’ayant pas atteint
l’âge légal de la retraite, il était possible, au titre de l’allocation équivalent retraite (AER) de percevoir une indemnité
de 1 000€ par mois. Sarko-Fillon ont supprimé cette « largesse ». Il s’agissait, prétendaient-ils,
d’encourager les séniors (fainéants !) à travailler. L’ampleur de la crise
de 2007 et des protestations les a amenés à reconsidérer, en apparence, leur
position en faisant voter l’ATR (Allocation
Transitoire de Solidarité). Et Fillon d’annoncer que 11 000 personnes
y auraient droit… sans spécifier les conditions restrictives qui y étaient
attachées (notamment avoir 60 ans, les trimestres cotisés…). Résultat, en
juillet 2012, 515 ( !) personnes en bénéficiaient. La suppression de l’AER
a fait tomber des dizaines de milliers de personnes dans la précarité. Depuis,
au gouvernement socialo, c’est silence radio.
Silence radio également sur
la montée de la pauvreté. Le Secours
Catholique a récemment remis au gouvernement un rapport d’enquêtes estimant que
4,8 millions de personnes vivent
avec moins de 964€ par mois. Parmi eux, 30% sont des
jeunes de moins de 25 ans, 40% sont des chômeurs et 36% vivent dans des
logements précaires. Ces derniers sont les premières victimes, avec la hausse
des prix du gaz, de l’électricité et du fioul qui vivent dans la précarité
énergétique. Les plus démunis se voient donc contraints d’opérer des coupes
sombres dans leurs dépenses d’alimentation et de santé.
D’autant qu’une autre
donnée dont on parle peu est à prendre en compte, à savoir la forte
augmentation ces dernières années, des dépenses
incompressibles : le logement, le chauffage, les déplacements
domicile-travail. De 2001 à 2006, pour 20% des ménages, elles représentent
entre 50 et 70% de leurs revenus. Rien que pour les dépenses de logement, ce
sont 44% qui y sont engloutis contre 21% 5 ans plus tôt.
Il y a là, bien évidemment,
un lien de causalité avec la crise du
logement social et les politiques
de restriction de construction suivies depuis plusieurs années ainsi que la
cherté des loyers et les incitations à devenir propriétaires. Face à la
pénurie, aux pressions des demandeurs de logement, le pouvoir, pour calmer
l’opinion, a fait voter la démagogique
loi Dalo, dite du droit au logement opposable. Pouvait-on croire qu’elle
allait créer des logements ou précipiter les demandeurs à poursuivre les
bailleurs sociaux ? La réalité est tout autre : dans 37 départements,
le 115 est débordé, 70% des demandes d’hébergement sont rejetés. A Paris, le
Samu social, sur 1 200 appels ne peut en satisfaire que 400…
Depuis des années, c’est la
même histoire qui se répète de plus en plus dramatiquement : lors de sa
campagne électorale, en 2002, Jospin avait promis « zéro SDF », Sarko avait entamé la même rengaine : « D’ici 2 ans, plus personne (ne sera) obligé
de dormir sur le trottoir… parce que le droit à l’hébergement est une
obligation humaine », c’était en 2006 ! En 2008, Fillon nous
assurait (toujours !) que c’était « un chantier prioritaire ». Or, selon les chiffres officiels, les SDF répertoriés étaient 86 000
en 2001 et en 2011, 150 000,
sans compter les 85 000 qui
leur ressemblent et sont logés dans des squats, des campings ou dans des caves.
Pour faire cesser cette ignominie, Hollande et Duflot vont-ils oser recourir à
la réquisition de logements vacants ? L’ordonnance de 1945 le permet, la
pénurie de logements (800 000) l’exige, le nombre de logements vacants
(2,2 millions !) en assure la possibilité. Rien n’est assuré, la mise en
cause des intérêts des propriétaires heurterait-elle la sensibilité des
bobos-centristes ?
Tous ces maux, la
précarité, le mal logement, la pauvreté, se concentrent dans les quartiers populaires, les plus touchés par le chômage, les
licenciements, la situation y devient intenable. Le taux de chômage des jeunes
y atteint 50% : à Vaux-en-Velin 18% des « actifs » sont sans
emploi et les « vieux » à la limite de la rupture. Les Centres
Communaux d’Action Sociale sont submergés de demandes, y compris pour l’achat
de médicaments. La santé de ces populations se dégrade, les impayés de loyers
explosent (25 à 30% à la Courneuve). Dans ces quartiers de relégation,
stigmatisés, les victimes du racisme, jeunes et moins jeunes, sont les plus
discriminés à l’accès à l’emploi. Ils vivent la décroissance de leur dignité. Et dans les campagnes, cette réalité,
si elle est moins visible, est la même. Au total, 3.5 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire.
A la limite du supportable,
ces images montrant ces glaneurs
d’invendus, ces chasseurs de
poubelles, ne renvoient pas aux bucoliques gravures des paysans du 18ème
siècle glanant dans les champs du seigneur, ni à ceux pratiquant le braconnage
à l’aide de pièges dans les terres ne leur appartenant pas ; Aujourd’hui à
ces gêneurs on oppose soit l’indifférence indécente soit le versement d’eau de
javel dans les poubelles des supermarchés afin d’éviter qu’ils ne se nourrissent
d’invendus ou d’articles périmés. La belle avancée !
Face à ce tissu social qui
se déchire par en bas, l’on nous porte à croire qu’avec quelques « emplois
jeunes » ou « tremplin » ou « d’avenir »…, tous
précaires, des efforts à la hauteur vont être accomplis en faveur de l’emploi
et de la « cohésion sociale ». Encore une fois, la réalité est tout
autre. L’emploi associatif se délite
faute de subventions. Après avoir externalisé des emplois publics dans le
secteur associatif privé, ces prestataires de services sociaux perdent de plus
en plus toute marge d’indépendance, leur « vocation citoyenne » s’est
réduite comme peau de chagrin. L’Etat, les collectivités locales fragilisent ce
secteur : de 2010 à 2011, 26 000
emplois qualifiés en CDI ont été détruits et d’ici 2020, 600 000
départs à la retraite sont prévus. Avec une formation au rabais, sans
qualification, en absence de tout statut protecteur, pourront-ils faire face au
désastre social qui s’annonce ?
Ces constats suscitent bien
d’autres questions prospectives, angoissantes dans la mesure où les politiques
européennes et nationales qui les génèrent frappent encore plus durement,
provoquent dans des pays plus atteints que le nôtre, l’émigration, l’exil.
Reste à faire entendre la
voix de ceux qui restent sans voix ou ne donnent pas assez de la voix, bref,
pour donner foi dans leur voix afin qu’ils refusent tout de go ce qu’on leur
prépare ! La « pédagogie » de la compétitivité qu’on nous serine
n’a pas d’autre objectif que celui de nous faire admettre comme une nécessité et la baisse des salaires réels et celle des prestations sociales et
l’existence d’un volant « d’inemployables ». Or, comme l’a
souligné dernièrement l’économiste Piketty, la France est « la championne d’Europe en terme de nombre de
milliardaires ou de millionnaires d’après tous les classements de fortune ».
Cherchez l’erreur ! C’est déjà un autre débat.
Gérard Deneux, le 7
novembre 2012
Les informations et données
sont tirées du décryptage du Monde de
la 2ème quinzaine d’octobre 2012
et du site de l’Observatoire des inégalités www.inegalites.fr/