La Santé malade de ses médecins et des
politiques néolibérales
On savait la médecine
malade du néolibéralisme[1] et nombre d’électeurs
pouvaient s’attendre à ce que ça change, vraiment et maintenant. Mal leur en
prit de s’illusionner ainsi. La loi Bachelot est maintenue, la tarification à
l’activité connaîtra peut-être quelques retouches… expérimentales[2], les franchises sont
immuables et l’industrie pharmaceutique intouchable.
Et pourtant, l’on semble
s’acheminer vers des fractures sanitaires et territoriales. L’actualité récente
a mis en exergue 4 points importants, trop peu médiatisés, qui méritent que
l’on s’y attarde. La récente étude menée par la revue UFC Que choisir ? sur les dépassements d’honoraires, la
négociation qui s’engageait au même moment sur ce sujet entre Sécurité Sociale
et syndicats corporatifs de médecins. Entre temps, un fait divers[3] venait malencontreusement
rappeler la pénurie de maternités et une enquête souligner la surexploitation
des internes dans les hôpitaux.
Dépassements d’honoraires et fractures
sociales et territoriales
L’accroissement des
dépassements d’honoraires explose : de 1990 à 2010, leur poids financier
est passé de 900 millions d’euros à 2,5
milliards. Ce sont bien évidemment les patients, à travers les
augmentations imposées par leurs mutuelles (ou assurances) qui en supportent le
coût. Quant à ceux qui n’en ont pas… Tout cela n’est pas autorisé (les secteurs
1 et 2 fixant des tarifs) mais toléré sans qu’aucune instance ni politique, ni
corporatiste (l’Ordre des médecins !!!) ni juridique (pas de
sanction !) n’y trouve à redire. Ils sont pourtant plus que conséquents ces dépassements : en moyenne + de 77%
chez les gynécologues, + 60% chez les ophtalmologistes, + 58% pour les
chirurgiens. Et ils sont nombreux ceux
qui les pratiquent sans vergogne : 86%
des chirurgiens, 57% des anesthésistes, 55% des gynécologues. Dans certaines
zones géographiques, les spécialistes qui ne pratiquent pas de dépassements
sont inaccessibles. Ainsi, 35
départements sont dits en danger sanitaire quand ils conjuguent d’autres handicaps ; la
baisse du nombre de généralistes de 5% en 5 ans frappe les départements ruraux
et instaure une médecine à deux vitesses. A titre d’exemples, 54% de la
population n’a pas accès à un gynécologue sans dépassement d’honoraires et si
ce taux descend à 27% pour les généralistes, il concerne néanmoins 17,3 millions d’individus
( !). La cartographie fine publiée par Que
choisir ? ne laisse aucun doute : un recul civilisationnel est en train de s’opérer. Et lorsque l’on
entend parler de déserts médicaux, encore faut-il avoir à l’esprit que cette
notion concerne les campagnes et les grandes villes, les villes moyennes étant
pour l’heure encore relativement épargnées.
Avant d’aborder les
résultats du simulacre de négociations entre la Sécurité Sociale et les
médecins, il y a lieu d’avoir en tête deux constats qui illustrent l’ampleur
des inégalités sociales que le «système» a favorisées : les tarifs
médicaux ont été revalorisés beaucoup plus vite que l’inflation en 30 ans, la
croissance du pouvoir d’achat des médecins a été deux fois plus rapide que
celle des salaires, 95% des Français ont un niveau de vie inférieur à celui des
médecins. D’autre part, la Cour des Comptes signalait récemment que «les 4,3 milliards ( !) d’aides fiscales
et sociales dévolues à l’acquisition d’une complémentaire santé profitent
davantage aux cadres des grandes entreprises qu’aux temps partiels, retraités
et chômeurs».
Une négociation de préservation des
privilèges ?
Hollande l’avait promis, on
allait faire cesser ces abus. A peine élu, tel Ponce Pilate, il s’en est lavé
les mains. Pas de débat parlementaire sur cette question, trop risqué, sa
priorité était ailleurs, il fallait d’abord rassurer les créanciers de l’Etat
et s’en tenir aux diktats de Merkel : 3% de déficit et vite ! Alors,
la mission consistant à tenter de juguler les prébendes des toubibs fut confiée
aux «partenaires sociaux». Des tractations feutrées s’ensuivirent. C’était là
le seul moyen pour éviter les remous que pouvait susciter le déballage de tant de privilèges assis sur les
cotisations des assurés sociaux.
Van Rockeghem, représentant
de la branche maladie de la Sécurité Sociale, en notre nom ( !) proposa
que le seuil de dépassement soit fixé à 2,5 fois le tarif de la Sécurité
Sociale (28€ pour le secteur 1 et 70€ pour le secteur 2)[4]. Comme les médecins
semblaient plus que réticents que l’on bride leurs émoluments et comme ils
rechignaient à soigner les personnes de
plus de 80 ans, il proposa une prime de 5€ supplémentaires pour chaque
consultation. Bonne fille notre Sécurité Sociale, dont la besace est bien
trouée, serait prête à injecter 160
millions d’euros par an pour qu’enfin le serment d’Hippocrate soit
respecté. Comme cela ne suffisait pas à dissoudre leur répugnance, M. Van
Rockeghem, bon prince avec l’argent des autres, proposa une hausse des tarifs
du secteur 1, que financeraient les mutuelles, qui fut estimée, excusez du peu,
à 150 millions d’euros par an. C’était là faire entrer le renard dans le
poulailler de la Sécurité Sociale, ce que ne manqua pas d’observer le Collectif
inter-associatif sur la santé : «Si
les mutuelles entrent dans le financement du secteur 1… c’est la privatisation
de la Sécurité Sociale qui se joue». Apparemment, le représentant de cette
institution n’en a cure. Après toutes ces largesses, allait-on sanctionner les
carabins pour dépassements, outrepassant le seuil proposé (2,5 fois). Que
nenni ! Pas de couperet mais une commission paritaire (Sécurité sociale-médecins)
examinera (avec bienveillance ?) les cas les plus litigieux. Tout cela ne
réglait pas pour autant le difficile accès aux soins des plus démunis, tout
particulièrement en secteur 2 (les spécialistes). A croire que le «dialogue
social» a vertu incitative, la signature
d’un «contrat d’accès aux soins» sera proposée aux médecins ; sur
la base du volontariat, ils s’engageront à «plafonner leurs tarifs», à recevoir
les patients en CMU (ce qui revient à admettre hypocritement l’existence tolérée
du refus de soigner !) et, en compensation de cette bonne volonté, ils
seront exonérés de cotisations sociales. Ainsi, la grande révolution sanitaire
promise accouche d’un pet de lapin afin que les privilèges ne soient pas
entamés. Ce qui fit dire à UFC que choisir ? :
«les laxismes continuent».
La bienséance n’aurait guère supporté que ces conciliabules
fussent troublés par des propos remettant en cause les prérogatives de la
profession dont la pérennité repose sur les cotisations des assurés sociaux. Et
encore moins sur sa probité. Ainsi, il n’y eut aucune évocation intempestive
des cadeaux toxiques, généreusement
délivrés par les firmes pharmaceutiques.
Pourtant, des voix s’étaient élevées hors de ce cénacle pour dénoncer ces
invitations dans des restaurants hauts de gamme, ces participations à des
congrès, des séminaires, des journées de formation, des voyages destinés à
promouvoir des médicaments prétendument plus performants et… les désastres
médicamenteux qui y sont attachés. Et cela, bien évidemment, pris en charge par
la Sécurité Sociale. Non, on ne voulait pas entendre la vox populi livrant à la
vindicte ces toubibs qui mangent aux
râteliers des firmes jusqu’à y perdre leur indépendance intellectuelle au
détriment de la sécurité des patients, et encore moins les pratiques de dessous de table dont certains se
rendent coupables. Tout cela n’était pas de mise. Un prochain scandale pourrait
peut-être permettre de traiter par les mots tous ces maux.
Le scandale de la suppression du nombre
de maternités
On nous l’avait assuré, la fermeture
des maternités de proximité était motivée uniquement par la nécessité de
concentrer les moyens les plus modernes et les plus sûrs pour le bien des mères
et de leurs progénitures. Couac ! La distance aidant, les temps d’accès à
ces établissements de santé s’allongèrent et les femmes en attente de
délivrance furent mises en péril. Face à ce dernier fait divers qui fit
scandale, avant d’être étouffé médiatiquement, Hollande se fendit d’une docte
déclaration : les temps d’accès seront réduits. Comment ? Mystère.
Les restrictions budgétaires allaient-elles permettre cette avancée après des
années de recul ? Dans le Lot, entre autres, comment allait-on raccourcir
la durée de trajet d’une heure pour atteindre la maternité de Brives ? Las !
«En
35 ans plus de 800 maternités ont fermé». En 1975 il y en avait 1 369, en 2010 on n’en compte plus que 535 sur l’ensemble du
territoire. La «modernité», «les économies d’échelle», «les restructurations»
dites nécessaires ont produit des déserts
médicaux, des fractures sociales et territoriales qu’il sera difficile de
soigner. Et ce, d’autant plus qu’aucun dispositif réglementaire n’est envisagé
pour obliger des médecins dans ces zones dépourvues. La sacro-sainte liberté
d’installation ne saurait être remise en cause ![5] Ce constat pour les maternités vaut,
incontestablement, pour les généralistes et les hôpitaux publics.
Rentabilité oblige, ces derniers sont devenus un espace de travail où prévaut
un climat de démoralisation-découragement face à la charge de travail accrue.
L’absentéisme s’y développe (20 jours par an et par agent) mais il reste en ces
lieux, des carabins exploitables qui… assurent.
La surexploitation des internes dans
les hôpitaux.
Sans que l’on s’en émeuve,
les internes peuvent aligner jusqu’à 24 heures de travail consécutives. En
toute illégalité, ils assument d’ailleurs, le travail et la responsabilité d’un
médecin diplômé. Ils sont 21 000 et, 85% d’entre eux travaillent plus de
48 heures par semaine (réglementation européenne), en fait 60 heures en moyenne par semaine. Dans 21% des cas, leur repos,
après garde de nuit, n’est pas respecté. Pas étonnant qu’ils reconnaissent,
sous anonymat, commettre des erreurs et qu’il leur arrive de piquer du nez en bloc opératoire. Face
au manque de personnels, ils s’occupent de la paperasse, font plus qu’à
l’accoutumée œuvre de brancardiers, voire vident les poubelles. Une enquête
récente[6] révèle «qu’il n’est pas chose rare (pour eux) de
travailler 20 jours d’affilée sans repos, de cumuler 80 heures par semaine et de
travailler 36 heures consécutives». Pas de quoi s’étonner dans ces
conditions des cas de surmenage, ni
de constater qu’ils sont «agressifs et à
fleur de peau». C’est donc cette «main
d’œuvre corvéable et bon marché (qui fait) tourner les hôpitaux» et non
les mandarins qui palpent et cumulent activités privées et publiques en leur
sein. Leur salaire, ces internes le considèrent comme «vexatoire». Ces carabins sont en effet des étudiants en stage
pratique prolongé sous la responsabilité d’un médecin diplômé qui les juge. La
France est l’un des rares pays à les traiter comme tel, de les maintenir dans
un système d’esclavage moderne. Leurs émoluments ? 1 927€ bruts par
mois en 1ère année de stage, 2 428€ en 5ème année et
des gardes de nuit payées à raison de 119€ pour 12 heures de nuit. Et l’un
d’entre eux, interviewé, de s’exclamer : «A Bac + 10, à raison de 80 heures par semaine, je ne touche que
2 000€ brut par mois». On comprend mieux, qu’une fois terminée cette
période probatoire, ces spécialistes devenus, n’aspirent qu’à reproduire le système pour regagner le temps perdu. Cet
archaïsme justifie tous les dépassements d’honoraires à venir.
Les dépassements
d’honoraires, la prétendue difficulté de les encadrer, le trou de la Sécurité
Sociale, les exonérations de cotisations patronales, la rentabilité imposée
dans les hôpitaux à coup de restructurations-concentrations et de pénurie de
financements, la prégnance de l’industrie pharmaceutique, comme la loi Bachelot
et les franchises, font système ;
ils ne sont que des manifestations des méfaits du néolibéralisme. A l’heure de
la compétitivité sans frontières, du moins disant social et fiscal, de la
crainte des créanciers qu’il faut rembourser, Sarko-Merkel ont tracé le chemin.
Cahin-caha, le «capitaine pédalo» rame dans cette direction, prisonnier des
ornières qu’on lui a tracées. Pour guérir la santé, il faut tuer le virus
néolibéral et les modes de pensée intégristes prétendant qu’aucune alternative
n’est possible.
Gérard Deneux, le 7
novembre 2012
[1] Référence à mon article sur ce thème, écrit à partir du
livre de Frédéric Pierru «Hippocrate
malade de ses réformes» éditions Savoir Agir (article paru dans ACC n° 233
d’avril 2012)
[2] Voir la mission (et le rapport) d’évaluation et de
contrôle de la Sécurité Sociale conduite par deux sénateurs sur lequel il
faudrait revenir pour en montrer la pusillanimité (le caractère des plus timoré
vis-à-vis de la T2A)
[4] Si le coeur vous en dit, vous pouvez calculer le montant
des honoraires, par exemple d’un médecin pas trop surchargé, à raison de 10
consultations par jour, pour 20 jours travaillés sur un mois et comparer cette
mensualité avec le SMIC.
[5] Les députés ont voté le 26 octobre la création du contrat
de praticien territorial, qui devrait enter en vigueur dès 2013, devant
permettre à des jeunes médecins de s’installer dans des zones médicalement sous
dotées en leur garantissant des revenus pendant deux ans. Un amendement
proposant la mise ne place de mesures contraignant les jeunes médecins à
s’installer pour trois ans dans une zone en déficit a été rejeté.