Les maux du Mali :
Françafrique et néolibéralisme
Dans l’article
précédent (paru dans le n° 242 mars 2013), j’ai traité des enjeux économiques
qui, pour partie, rendent compte des raisons de l’intervention militaire
française au Mali. Toutefois, ces fondements structurels ne sont pas
suffisants ; il faut encore évoquer l’histoire
du Mali et le contexte conjoncturel,
éléments décisifs pour saisir la spécificité du processus décisionnel qui a
prévalu sur tout autre, en particulier celui qui aurait dû amener les forces de
l’ONU à prendre l’initiative de s’interposer entre les forces maliennes et les
«rebelles terroristes».
De l’indépendance à l’Etat
déliquescent
En 1962, face à
l’ampleur du mouvement de décolonisation, l’indépendance est «accordée» à
l’ancien Soudan français. C’est le temps où les indépendantistes rêvent d’une
grande union panafricaine. Modibo Keïta,
Président du Conseil du Soudan (ex français) est de ceux-là. Il va connaître
plusieurs échecs et se replier successivement sur la fédération Sénégal/Mali
puis sur le Mali. C’est également l’époque où les concessions gaulliennes n’ont
pour objectif que de conserver la suprématie sur des Etats clients, manipulés
par les réseaux Foccart. Toutefois, Modibo Keïta est loin d’être un pantin. Non
seulement il mène des réformes sociales et économiques, mais soutenant le FLN
algérien par ses prises de position, il participe à l’échec du projet gaullien
de grand Sahara français. Tout va donc être tenté pour le déstabiliser et
insérer le Mali dans la Françafrique néocoloniale. Il est renversé en 1968 par
un coup d’Etat soutenu par Paris. Moussa
Traoré prend le pouvoir et instaure une dictature.
La volonté d’unir
les différentes ethnies composant le Mali, les projets de développement en
particulier au Nord Mali au bénéfice des Touaregs notamment, sont abandonnés.
Si le clan militaire au pouvoir se maintient face à la décomposition de la
société malienne et sa paupérisation, il est confronté à des rebellions
sporadiques qu’il réprime. La corruption généralisée devient un mode de
gouvernement reposant sur le clientélisme.
En mars 1991, un
puissant mouvement de révolte, suivi d’évènements sanglants, de soulèvements
aboutissent à l’éviction du président-dictateur. L’heure est à la «transition
démocratique» et au recours aux élections confisquées par les différents clans
enrichis, ayant gravité autour du pouvoir. A Paris, sous la présidence de
Moussa Traoré, on célèbre la «démocratie
réussie», d’autant que l’heure est à la mondialisation libérale et que
l’Etat malien endetté doit rembourser ses créanciers. De fait, ladite
démocratie électorale n’est que le paravent des affaires prédatrices où la
corruption, l’achat de voix, la captation de l’aide au développement assurent
la «démocratie des milliardaires» aux
ordres du FMI, de la Banque mondiale et de la France tutrice.
Les plans
d’ajustement structurel imposés dès la fin des années 1980 pour «résorber» la
dette malienne s’accélèrent en 1997. Les entreprises publiques sont bradées
quand elles ne sont pas liquidées, des terres agricoles sont vendues, la
monoculture du coton imposée. C’est toute une machinerie à broyer les économies
locales qui impose une régression sociale et économique sans précédent,
conduisant à dresser les ethnies les unes contre les autres. Ce modèle de
lumpen-développement est de fait une recolonisation conduite sous l’égide des politiques
néolibérales. L’Etat se délite, les trafics en tous genres prospèrent, y
compris celui de la cocaïne. C’est dans ce contexte de désespérance sociale que
se développent l’émigration et l’implantation de l’islam réactionnaire au
détriment de l’islam malékite historiquement implanté (Bamako). Dès les années
1990, financés par les Etats du Golfe, apparaissent des prêcheurs afghans,
pakistanais, algériens. Si malgré tout la société malienne se maintient c’est
surtout grâce à l’envoi d’argent des Maliens expatriés. 8 000, rien qu’à
Montreuil, à comparer aux 6000 ressortissants français au Mali, travaillant
pour l’essentiel pour des firmes hexagonales.
La démocratie
décrédibilisée devient une farce, la participation électorale ne dépasse pas
15% des électeurs, elle permet néanmoins d’assurer un semblant de légitimité
internationale à une caste de privilégiés pour laquelle règne l’impunité.
Toutefois, la «société civile», les forces progressistes ne sont pas anéanties
pour autant. Pour preuve, le Forum Social Malien de 2002 où sont dénoncés la
démocratie formelle, l’Etat déliquescent, les détournements de biens publics. A
côté des revendications altermondialistes sont prônées les aspirations des
Touaregs jamais prises en considération par le pouvoir. Cette initiative sera
d’ailleurs relayée par un documentaire remarquable, sorti en 2006 «Bamako». Malgré ce sursaut, la situation
se dégrade…
Du coup d’Etat à l’intervention
militaire française
En 2011, le Mali
est en passe de devenir un narco-Etat maffieux. Sous la présidence d’ATT -Amadou Toumani Touré, 230 millions
d’euros ont été détournés sans compter les sommes résultant du blanchiment de
l’argent de la drogue, des commissions prélevées par les généraux-négociateurs
sur les rançons versées lors d’enlèvements d’otages. Pour le gouvernement
Sarkozy, ATT est devenu infréquentable, décision est prise de l’affaiblir, de
soutenir la rébellion touareg du MNLA (1) pour mieux combattre AQMI (1) et
autres terroristes se réclamant de l’islamisme le plus archaïque. L’ancien 1er
ministre, Modibo Sidibé est le candidat de la France… ATT annonce des élections
pour le 29 avril 2012 et son intention de céder le pouvoir à «un homme que la France voudrait bien installer»
ainsi qu’une nouvelle constitution renforçant (encore !) les pouvoirs du
Président. Ce scénario va capoter. La «rébellion» va prendre l’initiative.
Les groupes
«rebelles» comprennent pour l’essentiel trois composantes : le MNLA, coalition d’anciens Touaregs
indépendantistes, des militaires touaregs maliens ralliés qui ont joué les
mercenaires en Libye. Ils revendiquent un Etat scissionniste du Mali ou, pour
le moins, une large autonomie de l’Azawad, soit un territoire au Nord Mali plus
grand que la France. Et puis, il y a Ansar
Dine, beaucoup plus dangereux pour la société malienne. Ce groupe armé,
plus puissant que le MNLA, veut imposer la charia dans un Mali uni. Il est
dirigé par un ancien chef rebelle touareg, Iyad
Ag Ghali qui fut conseiller de la présidence malienne et, à ce titre,
négocia en 2003 la libération d’otages détenus par le GSPC (2) (ancêtre
algérien de l’AQMI). Nommé conseiller au consulat d’Arabie Saoudite, salafiste
intransigeant, il est de retour au Mali en janvier 2011 pour négocier la
libération de trois otages d’AREVA enlevés au Niger. Il en tirera de généreuses
commissions avant de prendre la tête d’Ansar Dine. De cet imbroglio les médias
français se focaliseront sur l’AQMI et se garderont d’évoquer les relations
troubles que ces groupes entretiennent avec des pays limitrophes (Mauritanie,
Burkina Faso, Niger, Algérie, Côte d’Ivoire…) sans parler du Qatar et de
l’Arabie Saoudite.
Le 17 janvier 2012,
l’attaque du camp militaire malien de Ménaka par le MNLA change en effet la
donne (3). Rejoint par Ansar Dine, ils poursuivent leur offensive vers le Sud.
En représailles, l’armée malienne cible, à l’aide d’hélicoptères un camp de
civils touaregs et ce, le 23 février. Juppé «débarque» à Bamako le 27 février
et en appelle au dialogue avec la rébellion. Il est hué lors de manifestations hostiles,
d’autant que nombre de civils qui fuient les combats, déferlent déjà vers le
Sud (4).
Humiliée, frustrée,
une fraction de l’armée malienne, dirigée par le colonel Sanogo, chasse ATT et prend le pouvoir. Dès lors, l’on va
assister à un imbroglio que l’intervention militaire française n’a pu, à ce
jour, dénouer.
Les alliés de la
France-Afrique, par l’intermédiaire de la CEDEAO (5) vont tenter de faire
rentrer dans le rang le colonel putschiste, sans y parvenir. Sous la houlette
de Blaise Compaoré, l’embargo et des sanctions visent à le faire céder. Un
ultimatum est lancé et exécuté le 2 avril : non seulement, les
ambassadeurs sont rappelés, les frontières fermées, les avoirs maliens gelés,
les banques non approvisionnées, mais surtout, il est procédé au blocage d’une
livraison d’armes achetées par l’Etat malien.
Les pompiers
pyromanes accentuent encore l’état de déliquescence de l’armée malienne,
incapable de faire face à la rébellion. Ils réussissent toutefois à imposer,
pour 40 jours ( !) Dioncounda
Traoré comme Président intérimaire et comme 1er Ministre, Modibo Diarra, ami de l’ex-dictateur
Moussa Traoré et de Compaoré. Cet accord cadre du 6 avril fait coexister deux
autorités, la junte militaire et des marionnettes dépendantes de soutiens
étrangers. Quant aux tentatives de contre coup d’Etat, elles avortèrent (22
morts et des exécutions sommaires). Qui plus est, le 21 mai, des manifestants
occupèrent le bureau du Président intérimaire qui, blessé, va être évacué vers...
Paris, pour y être soigné.
Pendant ce temps…
et dès le 27 juin, Gao et Tombouctou tombaient, le MNLA marginalisé après des
combats meurtriers, la place était libre pour les exactions (destruction des
mausolées ou saints musulmans, imposition de la charia wahhabite).
L’armée française
n’était pas restée l’arme au pied. Dès le 10 janvier, des troupes d’élite sont
acheminées par avion C-160 et appuyées par des hélicoptères, elles prennent
position sur l’aéroport Servaré, menacé par l’offensive des Salafistes. Le 23
janvier, une note confidentielle est transmise à la présidence française pour
une opération de reconquête, à charge pour les politiciens d’orchestrer un
semblant de légalité.
Pas simple ! Entre
l’ONU réticente qui n’envisage d’intervenir qu’en septembre 2013 à l’aide d’armées
africaines sous équipées et pour le moins indisciplinées, entre la prudence
intéressée des USA qui, en concurrence avec l’armée française, a installé une
base au Nord Niger, entre l’Europe réticente et tous les autres espérant tirer
avantage, après le chaos, d’un Sahelistan débarrassé des djihadistes. Il reste
à la France l’option de s’enliser dans le bourbier malien.
Après quelques
hésitations, le nouveau pouvoir social libéral, poussé dans ses retranchements
et sous la pression de l’armée va amener pépère Hollande à enfiler les bottes
de son prédécesseur Sarko. Il en va des intérêts de l’impérialisme français et
de la sécurité de «nos» ressortissants, sans parler des otages toujours
prisonniers malgré les sommes versées. D’abord, rassurer les dictateurs hier
vilipendés, et en premier lieu le tchadien Idriss Déby, dont les troupes
aguerries sont nécessaires. Ensuite, envoyer Fabius rencontrer Bouteflika
l’Algérien, puis le propulser au Niger, au Burkina Faso, enfin le laisser
déclarer à New York que le gouvernement illégitime du Mali réclame l’aide
urgente de la France.
Entretemps, les
velléités d’ingérence et d’influence du sinistre Compaoré auront été calmées.
Par son secrétaire général, l’ONU lui reprochera d’avoir, comme médiateur de la
CEDEAO, essayé d’intégrer le Qatar dans la «négociation» et d’écarter
l’Algérie.
Le terrain
diplomatique ayant été quelque peu déblayé (à quel prix ?), l’opération
Serval, dûment programmée, est déclenchée. On connaît la suite mais non le
terme de cette aventure. Sinon qu’en décembre 2012, à l’issue incertaine de
cette nouvelle forme de guerre, les terroristes sont en apparence refoulés,
355 000 personnes sont des exilés dans leur propre pays et les
bombardements français auraient fait plusieurs centaines de morts. Quant au
sort des prisonniers, y compris des enfants soldats, peu de commentaires et à
peine quelques images, comme pour l’ensemble de cette guerre.
Certes, Hollande
fut accueilli en libérateur, mais malgré les promesses initiales, 1 000
soldats français demeureront sur place en attendant que… l’Etat failli se
reconstruise. La messe n’est pas dite, la junte militaire toujours en place, la
misère sociale encore plus profonde, l’intégrisme religieux et la corruption
pourront y recruter de nouveaux adeptes dans un Mali sous protectorat
international. Dans ces conditions extrêmement défavorables, le Mali peut-il
retrouver l’héritage socialisant de Modibo Keïta. A court terme, rien n’est
moins sûr : les ravages cumulés de la France-Afrique puis du néolibéralisme ont sévi.
Gérard Deneux, le 9
avril 2013
(1)
MNLA = Mouvement National de Libération de
l’Azawad ; AQMI Al-Qaïda au Maghreb
Islamique
(2)
GSPC = Groupe salafiste pour la prédication et le combat
(3)
Contrairement à ce que laissent penser les médias, le
Nord Mali n’est pas composé que de Touaregs et, eux-mêmes sont opposés à
l’islam wahhabite
(4)
Le 24 janvier, 80 militaires maliens sont exécutés
(5)
CEDEAO = Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de
l’Ouest