Comprendre, sur la durée, les «soulèvements arabes»; et la place de la guerre civile en Syrie dans ce contexte
le 18 - octobre - 2013
Pouvez-vous nous faire part de votre appréciation de l’état actuel du «soulèvement arabe» en général, avant que nous nous attachions plus spécifiquement à la Syrie?
Ce qui se déroule en ce moment est une confirmation de ce que l’on pouvait dire dès le début. C’est-à-dire que ce qui a commencé en Tunisie en décembre 2010 n’était pas un «printemps», comme les médias l’ont appelé, soit une brève période de changement politique au cours duquel un despote ou un autre est renversé, ouvrant la voie à une bonne démocratie parlementaire, et puis c’est tout. Les soulèvements ont été décrits comme une «révolution facebook», soit appartenant à la catégorie des «révolutions colorées» [allusion, entre autres, à la «révolution orange» en Ukraine].
J’ai insisté, pour ma part, dès le début, qu’il s’agissait là d’une représentation erronée de la réalité. Ce qui a commencé à se déployer en 2011 est un long processus révolutionnaire, qui se développera au cours de nombreuses années, si ce n’est des décennies, en particulier si nous prenons en considération l’étendue géographique [des soulèvements].
Ce que s’est déroulé jusqu’ici, de ce point de vue, n’est que le début du processus. Dans certains pays, les «acteurs» du soulèvement sont parvenus à aller au-delà de la phase initiale du renversement des gouvernements existants. C’est le cas en Egypte, en Tunisie et en Libye ; soit les trois pays où les régimes ont été renversés par le soulèvement. Nous pouvons voir que ces pays sont toujours dans une situation de troubles, d’instabilités, ce qui est quelque chose d’habituel au cours de périodes révolutionnaires.
Ceux qui désirent, par impatience, croire que les soulèvements arabes se sont achevés ou sont mort-nés se concentrent sur les victoires initiales des forces islamiques lors des élections en Tunisie et en Egypte. Contre de tels prêcheurs de malheur, j’ai souligné le fait que c’était en fait inévitable dans la mesure où des élections qui se tiennent peu après le renversement de régimes despotiques ne peuvent que refléter l’équilibre des forces organisées qui existaient dans ces pays. J’ai affirmé que, si nous nous penchons sur les racines véritables du processus révolutionnaire, la période au pouvoir des fondamentalistes islamiques ne durerait pas longtemps.
Ce processus révolutionnaire de longue durée est enraciné dans la réalité sociale de la région, laquelle est caractérisée par de nombreuses décennies de développement bloqué: un taux de chômage plus élevé, en particulier un chômage des jeunes, que dans toute autre région dans le monde. Ce sont les véritables causes fondamentales de l’explosion et tant que ces causes ne sont pas traitées, le processus continuera. Tout gouvernement qui n’apporte pas de solutions à ces problèmes de fond échouera.
Il était prévisible que les Frères musulmans échoueraient. Dans mon ouvrage Le peuple veut (Sindbad, Acte Sud) qui a été, bien entendu, écrit avant le renversement de Morsi en Egypte, j’ai affirmé que la Confrérie échouerait inévitablement. J’ai écrit la même chose au sujet d’Ennahda en Tunisie, qui est aujourd’hui confronté à un très important mouvement de protestation qui met l’avenir du gouvernement en question.
Il y a donc un processus en cours dans toute la région, lequel, à l’instar de tout processus révolutionnaire qui s’est déroulé dans l’histoire, connaît ses hauts et ses bas, ses périodes d’avancées et ses périodes de reculs – et, parfois, des moments ambigus.
L’épisode le plus ambigu dans l’ensemble de ce processus jusqu’ici est l’expérience récente en Egypte, où nous avons vu une immense mobilisation de masse contre Morsi le 30 juin. Cette dernière était une expérience très avancée en termes de démocratie d’un mouvement de masse qui réclamait la révocation d’un président élu qui avait trahi les promesses qu’il avait faites au peuple. Mais, dans le même temps – et c’est là que gît, évidemment, l’ambiguïté –, il y a eu ce coup militaire et les illusions largement répandues, y compris parmi les segments dominants de la gauche dans son sens large et parmi les libéraux, que l’armée pourrait jouer un rôle progressiste.
Comment votre analyse de la Syrie aujourd’hui s’insère-t-elle dans le cadre d’ensemble de ce qui se déroule dans la région?
Il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que ce qui a débuté en Syrie en 2011 fait partie du même processus révolutionnaire qui s’est déroulé dans les autres pays. Cela fait partie du même phénomène et il a été provoqué par les mêmes causes fondamentales: celles d’un développement bloqué, du chômage et en particulier du chômage des jeunes.
La Syrie ne fait définitivement pas exception. En réalité, c’est l’un des cas où la crise sociale et économique dans la région est la plus profonde. Cela est le résultat de politiques néolibérales mis en œuvre par les Assad, père et fils, mais en particulier le fils (Bachar) dans la mesure où il a accédé au pouvoir il y a 13 ans, après le décès de son père (Hafez).
La Syrie est un pays qui a connu une paupérisation massive au cours de la dernière décennie, en particulier dans les zones rurales; le niveau de pauvreté a augmenté et atteint un tel niveau que près d’un tiers de la population se trouvait en dessous de la ligne officielle de pauvreté, avec un chômage en croissance. A la veille du soulèvement, les chiffres officiels (sous-estimant le taux effectif) du chômage s’élevaient à 15% pour l’ensemble de la population et de plus d’un tiers pour les jeunes âgés de 15 à 24 ans.
Tout cela se déroulait sur un arrière-plan d’inégalités sociales gigantesques, d’un régime très corrompu où le cousin (Rami Makhlouf) de Bachar el-Assad, est devenu l’homme le plus riche du pays, contrôlant, ainsi qu’il est largement admis, plus de la moitié de l’économie. Et ce n’est qu’un membre du clan dominant dont tous les autres encaissaient d’immenses bénéfices matériels. Le clan fonctionne comme une véritable mafia et dirige le pays depuis plusieurs décennies.
Tout cela fait partie des racines profondes de l’explosion, ce qui se conjugue avec le fait que le régime syrien est l’un des plus despotiques de la région. En comparaison avec la Syrie d’Assad, l’Egypte de Moubarak était un phare de démocratie et de liberté politique!
Ce n’était donc pas une surprise qu’après la Tunisie et l’Egypte, la Libye, le Yémen, etc., la Syrie a aussi rejoint le mouvement. Ce n’était également pas une surprise, pour ceux qui, comme moi, étaient familiers avec la nature du régime syrien, que le mouvement ne pouvait réaliser ce qu’il avait atteint en Tunisie et en Egypte au moyen de manifestations de masse.
Ce qui est particulier à ce régime réside dans le fait que le père d’Assad [Hafez] a remodelé et reconstruit l’appareil d’Etat, en particulier son noyau dur – les forces armées – afin de créer une garde prétorienne à son service. L’armée, en particulier les forces d’élite, est liée au régime lui-même de différentes façons, spécialement au travers de l’utilisation du confessionnalisme. Même les personnes qui n’avaient jamais entendu parler de la Syrie jusqu’ici savent que le régime est basé sur une minorité du pays: les Alaouites, qui représentent environ 10% de la population.
Avec une armée qui est complètement loyale au régime, toute illusion (et il y a eu beaucoup d’illusions dans le mouvement au début) que le régime pourrait être renversé simplement au moyen de manifestations de masse était erronée. Il était, d’une certaine manière, inévitable que l’insurrection se transformerait en une guerre civile; parce qu’il n’est pas possible de renverser un régime de cette espèce sans une guerre civile.
Dans l’histoire des révolutions, les révolutions pacifiques sont en fait l’exception et non la règle. La plupart des révolutions, si elles n’ont pas commencé par une guerre civile, comme c’était le cas de la révolution chinoise, aboutissent très rapidement à des guerres civiles, comme la révolution française, la russe, etc.
Cela dit, le régime syrien n’est qu’une des contre-révolutions auquel est confronté le soulèvement syrien, bien que cela soit de loin la plus mortelle. Une deuxième contre-révolution est celle des monarchies du Golfe, le principal bastion de la réaction dans toute la région. Ces monarchies ont réagi aux soulèvements arabes de la seule manière qu’il pouvait, eu égard en particulier au fait que leur parrain, l’impérialisme états-unien, n’était pas en position d’intervenir comme une force contre-révolutionnaire contre les soulèvements. Ils ont par conséquent tenté de les coopter, de récupérer le mouvement.
Pour les monarchies du Golfe, cela signifie lutter pour transformer des révolutions sociales et démocratiques en mouvements menés par des forces qui ne représentent pas pour eux pas une menace idéologique. Il en était ainsi des Frères musulmans, qui étaient massivement soutenus par l’Emirat du Qatar, ainsi que de toutes les sortes de salafistes – des «modérés» aux djihadistes – soutenus par le royaume saoudien ou par les divers réseaux wahhabites-salafistes dans les pays du Golfe.
Ces monarchies ont agi de leur mieux pour aider et promouvoir au sein du soulèvement syrien l’objectif qui est dans leurs intérêts. C’est-à-dire, transformer la révolution démocratique, qui serait une menace pour elles, en une guerre confessionnelle. Il y a ici une convergence réelle entre celles-ci et la première contre-révolution, soit celle du régime.
Au début, il y avait en Syrie des manifestations, comme partout dans la région. Elles étaient organisées et dirigées par de jeunes gens, se mettant en réseau par le biais des médias sociaux. C’étaient des mobilisations très courageuses avec des revendications sociales, démocratiques et contre le confessionnalisme très claires. Mais dès le premier jour, le régime affirmait qu’elles étaient conduites par Al-Qaida, exactement de la même façon que le faisait Kadhafi en Libye.
Dans les deux cas, il s’agissait d’un message envoyé à l’Occident. Ils disaient à Washington: «Ne faites pas d’erreurs, nous sommes vos amis, nous combattons le même ennemi. Nous nous battons contre Al-Qaida, vous ne devriez donc pas vous dresser contre nous mais au contraire vous devriez nous soutenir.»
Le régime a fait plus que mener une guerre de propagande: il a sorti les jihadistes de ses prisons afin de stimuler le développement de ce courant au sein du soulèvement. La conviction selon laquelle les groupes d’Al-Qaida sont infiltrés et manipulés par le régime est très répandue au sein de l’opposition syrienne. Il ne s’agit pas, en réalité, d’une appréciation tirée par les cheveux car il est incontestable qu’il y a une certaine implication, même si personne ne peut en connaître l’étendue.
Enfin, il y a encore une troisième force contre-révolutionnaire agissant contre le soulèvement syrien: il s’agit, bien entendu, des Etats-Unis, auxquels j’ajouterai Israël. Les Etats-Unis sont contre-révolutionnaires dans le sens plein du terme en ce qui concerne la Syrie comme c’est le cas par rapport aux autres pays de la région. Washington veut qu’aucun Etat ne soit démantelé. Ils souhaitent ce qu’ils nomment une «transition dans l’ordre»: le pouvoir change de mains, mais dans le cadre d’une continuité fondamentale de la structure étatique.
A Washington et à Londres, ils continuent de discuter au sujet des «leçons de l’Irak» et expliquent qu’ils ont commis l’erreur de démanteler l’Etat baasiste. En effet: «Nous aurions dû maintenir cet Etat et uniquement destitué Saddam Hussein; si nous avions fait cela, nous n’aurions pas été confrontés à autant de désordre.»
Vous pourriez demander: qu’en est-il de la Libye? Très bien. Avant la chute de Kadhafi, j’ai écrit un long texte expliquant que l’intervention de l’OTAN en Libye était une tentative de coopter le soulèvement; autrement dit de l’orienter et de le gérer alors qu’ils étaient impliqués dans des négociations avec Saïf al-Islam, le fils de Kadhafi, qui était vu par l’Occident comme le «bon» au sein de la famille régnante. Ils souhaitaient qu’il obtienne que son père cède le pas en sa faveur, ce qui aurait très bien convenu à Washington, Londres, Paris et aux autres. Mais, bien entendu, l’insurrection libyenne est allée au-delà de cela lorsque le soulèvement de Tripoli a conduit à l’effondrement de l’ensemble du régime.
Pour ce qui est de la Syrie, Washington a très clairement affirmé – même au cours de la récente crise au sujet des armes chimiques – «nous ne voulons pas que le régime soit renversé, nous souhaitons une solution politique». Ce qui correspond à ce qu’Obama a aussi appelé il y a un an une «solution yéménite».
Que s’est-il passé au Yémen? Après un an de soulèvement, Ali Abdoullah Saleh, le président, a remis le pouvoir avec un grand sourire au vice-président et il est resté depuis lors dans le pays, où il continue à tirer beaucoup de ficelles. C’est une farce. C’est une véritable frustration pour les forces radicales dans ce pays. C’est aussi pourquoi au Yémen c’est loin d’être terminé, même si vous n’en entendez pas parler aux nouvelles, ici en occident. Le mouvement continue au Yémen, tout comme au Bahreïn et dans le reste de la région.
C’est ce type de solution que les Etats-Unis désirent pour la Syrie. Ils ne souhaitent pas intervenir militairement comme ils l’ont fait en Libye. La récente crise a eu lieu parce que Washington se sentait sous pression, avec sa «crédibilité» en jeu après qu’Obama ait fixé sa «ligne rouge» concernant l’utilisation d’armes chimiques. Mais même lorsqu’ils considéraient l’option des frappes aériennes, ils expliquèrent que ce ne serait que des frappes très limitées, qui ne modifieraient pas l’équilibre des forces.The New York Times a publié un long article faisant état du fait qu’Israël souhaitait exactement la même chose: des frappes limitées qui ne modifieraient pas l’équilibre des forces au sein de la Syrie.
Les puissances occidentales ne prêteront aucun soutien substantiel – en particulier un soutien militaire – à qui que ce soit, parce qu’ils n’ont confiance en aucune fore au sein de l’opposition. Ainsi que le chef d’état-major des armées des Etats-Unis, le général Martin Dempsey, l’a écrit: «aujourd’hui en Syrie, la question n’est pas de choisir entre deux côtés, mais plutôt de choisir parmi de nombreuses parties. Ma conviction est que le côté que nous choisissons doit être prêt à promouvoir leurs intérêts ainsi que les nôtres lorsque l’équilibre penche en sa faveur. Ce n’est pas le cas actuellement.»
Vous n’avez pas mentionné la Russie lorsque vous avez parlé des forces contre-révolutionnaires. Est-il correct de la décrire comme une quatrième colonne?
Je ne l’ai pas mentionné car elle est manifestement une force essentielle dans le soutien du régime Assad. De ce fait, la Russie de Poutine fait partie de la première colonne, il ne s’agit pas d’une quatrième.
N’est-il pas vrai que la participation de la Russie a non seulement un impact matériel important par le biais de fournitures d’armes à Assad, mais a aussi un impact idéologique important en ce sens qu’elle désoriente certains que l’on verrait plutôt soutenir le soulèvement?
En dernière analyse, le soulèvement syrien a très peu d’amis. Même parmi des gens dont on s’attendrait à ce qu’ils sympathisent avec des révolutions, vous pouvez observer certaines attitudes hostiles: des personnes trompées par la propagande du régime syrien, qui peint l’ensemble du soulèvement comme étant l’œuvre de djihadistes, ainsi que par celle de Moscou.
Certaines personnes regardent la Russie comme si elle était encore l’Union soviétique, bien qu’en termes de caractéristiques sociales et politiques, les Etats-Unis apparaissent plutôt progressistes en comparaison avec la Russie de Poutine: un gouvernement autoritaire, un capitalisme sauvage, un impôt sur le revenu de 13%, des oligarches voleurs, etc. Il y a bien plus d’éléments permettant de considérer la Russie comme un pays impérialiste que comme anti-impérialiste.
Pour ce qui est de ceux qui croient que le régime syrien est «anti-impérialiste», ils ignorent simplement l’histoire de ce régime et l’opportunisme sur lequel il a fondé sa politique étrangère.
La Syrie d’Hafez el-Assad est intervenue au Liban en 1976 pour écraser la résistance palestinienne et de la gauche libanaise afin d’empêcher leur victoire sur l’extrême droite libanaise. Au cours des années 1983-85, elle a mené ou soutenu des guerres contre les camps palestiniens au Liban. En 1991, le régime syrien a mené une guerre contre l’Irak sous la direction des Etats-Unis; elle faisait partie de la coalition menée par les Etats-Unis. Durant la décennie 1990 et jusqu’en 2004, le régime syrien était le protecteur du gouvernement néolibéral, en faveur des Etats-Unis, de Rafic Hariri au Liban. Durant toutes ces années, la frontière syrienne avec Israël a été la plus tranquille et la plus sûre de toutes les frontières israéliennes.
Il n’y a donc aucune base qui permet de décrire le régime syrien comme étant «anti-impérialiste». C’est un régime très opportuniste, qui n’hésite pas à changer de côté et d’alliances afin de faire valoir ses propres intérêts.
Pouvez-vous dire quelque chose au sujet de l’équilibre des forces au sein de l’opposition syrienne?
Sur la base de rapports réalisés par des amis en qui j’ai confiance et qui ont visité toutes les zones contrôlées par l’opposition, les deux groupes d’Al-Qaida ne représentent pas plus de 10% des combattants alors que les salafistes en représentent environ 30%.
Cela laisse une majorité de forces agissant sous le drapeau de l’Armée syrienne libre (ASL), bien qu’une partie de celle-ci soit de tendance islamique. C’est la conséquence du fait que les principales de financement des forces opposées au régime sont islamiques et proviennent du Golfe, allant des monarchies à divers réseaux religieux.
Nous parlons là des groupes armés. Pour ce qui est de la résistance populaire, les gens ne sont pas, dans leur grande majorité, intéressés en quelque type d’Etat islamique que ce soit, mais sont en faveur des aspirations sociales et démocratiques qui sont les objectifs du soulèvement depuis qu’il a débuté.
Pouvez-vous nous dire quelque chose au sujet de la manière dont la résistance s’organise et quelles sont leurs principales revendications?
La résistance est très hétérogène. Au cours des premiers mois du soulèvement, les dirigeants initiaux étaient – ainsi que c’était effectivement le cas partout ailleurs dans la région – principalement des jeunes gens s’organisant en réseau à l’aide d’internet. Ils se sont organisés eux-mêmes au moyen des comités de coordination locaux (CCL) et ont élaboré un programme progressiste: d’orientation démocratique, contre le confessionnalisme et laïc. Globalement, un ensemble de revendications clairement progressistes, que vous ne pouvez manquer de soutenir si vous appartenez à la gauche.
La deuxième étape a été la constitution à l’étranger du Conseil national syrien (CNS). C’est une différence majeure avec la Libye, où le Conseil national de transition a été créé à l’intérieur du pays et dont la légitimité a été reconnue par la plupart du soulèvement libyen bien que, même là, il y ait eu certains problèmes. Le CNS a été fondé à l’étranger par des personnes qui n’avaient pas de rôle de direction réel dans le soulèvement lui-même, mais disposaient de connexions. La Turquie et le Qatar ont interféré dans sa création. Les Emirats finançaient le CNS, en particulier les Frères musulmans, qui constituait et constitue encore une partie importante de cette opposition officielle en exil.
Dans ce même CNS, vous pouvez trouver des personnes qui appartiennent à la gauche syrienne, comme le Parti démocratique du peuple, qui est issu d’une scission du Parti communiste syrien. Les CCL eux-mêmes ont obtenu une représentation au CNS et reconnaissaient son leadership. Ici aussi, on peut être d’accord avec le noyau du programme du CNS dans une perspective de gauche: il est largement d’orientation démocratique, contre le confessionnalisme et laïc. Nous pouvons dire, bien sûr, qu’il n’est pas suffisamment social, mais ce n’est certes pas une direction de gauche radicale.
Le CNS a désormais été remplacé par la Coalition nationale syrienne. Elle demeure fondamentalement une coalition de forces dont l’étendue est similaire à celle qui était impliquée dans les soulèvements égyptien et tunisien. On ne devrait pas oublier que les Frères musulmans et les salafistes étaient aussi présents dans le soulèvement, aux côtés des libéraux et de la gauche.
Puis, avec la militarisation de la lutte, la mutation du soulèvement en une guerre civile, ce qui s’est produit graduellement à partir de l’automne 2011, nous avons assisté à l’émergence de groupes islamiques djihadistes durs, y compris deux groupes œuvrant sous la bannière d’Al-Qaida, avec des différences entre eux, et des groupes salafistes. Des deux groupes affiliés à Al-Qaida, l’un est composé principalement de combattants venant de l’extérieur de la Syrie alors que l’autre est composé en grande partie de Syriens; il y a des tensions entre eux. Il y a des clashs croissants entre l’ASL, le bras armé de l’opposition officielle, et les groupes d’Al-Qaida.
Il est rassurant de voir que les djihadistes durs sont de plus en plus rejetés par l’opposition dominante, mais on doit aussi comprendre que celle-ci ne peut mener une guerre sur deux fronts: elle a déjà suffisamment de problèmes avec l’équilibre des forces très inégal entre elle et le régime.
Il n’y a, malheureusement, pas de présence de gauche au sein de la lutte armée. La gauche radicale en Syrie est quoi qu’il en soit très marginale et la gauche au sens large n’a pas tenté de s’organiser séparément de l’ASL.
Comment l’opposition a-t-elle réagi à la tentative du régime de la dépeindre comme étant confessionnelle?
Elle a réagi de différentes façons: par des déclarations et des proclamations, des banderoles dans les manifestations, en utilisant les noms de personnages historiques chrétiens, druzes ou alaouites lors des manifestations du vendredi, etc.
Le fait est qu’il n’y a pas de comparaison possible entre les tueries confessionnelles mises en œuvre par le régime et ses chabiha (ses milices) qui ont perpétré la plupart des meurtres de masse confessionnels et les tueries confessionnelles de forces opposées au régime. Ces dernières sont principalement l’œuvre de djihadistes, que je considère comme étant une autre force contre-révolutionnaire.
Il y a, bien sûr, des réactions sauvages de personnes qui ont peu de conscience politique, réagissant d’une manière sectaire à la brutalité du régime. A quoi d’autre faut-il s’attendre? Ce n’est pas une armée d’intellectuels marxistes s’opposant au régime. Il s’agit d’un soulèvement populaire, sans direction politique capable «d’éduquer le peuple».
Il y a donc des actions sectaires de la part de l’opposition en réaction à l’utilisation massive de la carte sectaire de la part du régime. Nous avons connu la même chose au cours de la guerre civile libanaise, avec une «symétrie» bien plus élevée dans les meurtres confessionnels des deux côtés ; si cela était un critère, tout le monde aurait dû rejeter avec la même intensité les deux parties de la guerre civile libanaise.
Quelle est la relation avec la lutte du peuple kurde?
Autant le régime que l’opposition, au commencement, a fait la cour aux Kurdes. Le régime a fait cela parce qu’il ne souhaitait pas que les Kurdes rejoignent le soulèvement et le soulèvement l’a fait parce qu’il souhaitait qu’ils montent dans le train. Le CNS a inclus dans son programme la reconnaissance des droits des minorités – mais pas jusqu’à reconnaître le droit à l’autodétermination. Mais ce n’est pas une revendication unanime des Kurdes en Syrie bien que, bien entendu, je sois fortement en faveur de la défense de ce droit.
Le mouvement kurde syrien a saisi l’opportunité et pris le contrôle des régions kurdes. La force dominante parmi les Kurdes syriens est liée au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, formé en 1978), qui est dominant dans les parties du Kurdistan contrôlées par la Turquie et elle a cultivé ses liens avec le régime syrien tout au long des années.
Mais les Kurdes n’interviennent pas directement dans la guerre civile, ils sont occupés à contrôler leur propre zone, établissant une autonomie de fait comme cela s’est produit en Irak. Je peux difficilement imaginer qu’ils perdront cela à l’avenir, il s’agit donc d’une réalisation pour eux. Ils maintiennent une certaine distance face à la guerre civile, à part des clashes avec des djihadistes de temps à autre.
Comment décriveriez-vous la situation dans les zones contrôlées par l’ASL? La situation humanitaire est clairement un désastre, mais qu’en est-il politiquement?
Oui, la situation humanitaire est définitivement effroyable. Dans beaucoup de zones où l’opposition a pris le dessus et s’est débarrassée de l’Etat baasiste, nous avons assisté à la création de comités locaux démocratiques, avec certaines formes d’élections.
C’est absolument positif, mais il est en quelque sorte normal que lorsque les autorités disparaissent dans une localité de tenter d’organiser quelque chose pour les remplacer. On ne devrait pas dépeindre de tels comités comme des «soviets» ou quoique ce soit de ce genre: cela serait complètement à côté de la plaque. Ces structures peuvent représenter un potentiel intéressant pour l’avenir, mais pour l’heure, il ne s’agit de rien d’autre que de mesures d’auto-organisation afin de remplacer le vide de pouvoir créé par l’effondrement des agences locales de l’Etat.
Comment résumeriez-vous ce que la gauche devrait faire en ce qui concerne la Syrie?
C’est très important d’exprimer sa solidarité avec le soulèvement syrien. Il ne faut pas être timoré à ce sujet. Si nous sommes partisans du droit des peuples à l’autodétermination, si nous croyons au droit des personnes à élire librement ceux qu’ils désirent, par conséquent, même si nous sommes en présence d’un soulèvement dans lesquels des forces islamiques dirigent, cela ne doit pas modifier notre position; comme cela n’a pas été le cas, par exemple, en ce qui concerne Gaza et le Hamas ou la résistance irakienne, qui, je voudrai le rappeler, était bien plus sous contrôle islamique que tout ce que vous pouvez trouver en Syrie.
Pour toutes ces raisons, je pense qu’il est très important d’exprimer sa solidarité avec la révolution syrienne, de bâtir des liens avec les progressistes au sein de l’opposition syrienne, de s’opposer à la propagande du régime autant qu’à celle de Moscou ainsi que de dénoncer la complicité de Washington et de l’occident dans le crime contre l’humanité qui est perpétré en Syrie. (Entretien réalisé par le site internet britannique Socialist Resistance le 7 octobre 2013. Traduction A l’Encontre)