Migrants : les exilés, pourchassés,
surexploités.
Les damnés de la terre et de la mer (1)
Parler des migrants, c’est d’abord
distinguer deux phénomènes distincts, même s’ils ont les mêmes effets
négatifs : mise en concurrence des salariés, baisse des salaires et
développement de la xénophobie. Il faudrait pouvoir également évoquer la
richesse culturelle qu’amène ce nouvel apport de main d’œuvre dans une Europe
où certains pays vieillissants à la démographie déclinante ont de fait besoin.
Mais ce serait nous entraîner trop loin, dans le cadre de cet article : il
serait également nécessaire de soumettre à la critique les politiques
néolibérales d’austérité et les conséquences issues de la mondialisation du
capitalisme débridé, notamment la
désindustrialisation résultant des délocalisations (2). Concentrons-nous
brièvement sur les migrants européens et plus longuement sur ceux venus des
pays du Sud.
Travailleurs détachés, toujours enchaînés
Leurs migrations temporaires…
résultent d’une directive de Bruxelles. Les chefs d’Etat et de gouvernement de
l’Europe sous « l’heureux » prétexte de la libre circulation des
travailleurs ont, de fait, organisé légalement le dumping social. En France,
les « réguliers » sont 230 000. Les cotisations sociales
patronales payées par les entreprises françaises sont celles correspondant aux
normes en vigueur du pays d’origine de ces salariés. C’est tout bénéf :
l’inspection du travail estime que 220 000 à 300 000 (s’ajoutant aux
« réguliers ») sont non déclarés. Ces fraudes qui prennent l’aspect
du travail au noir, de dépassement des limites horaires, de rémunération sous
le SMIC et de droit syndical bafoué, résultent du recours systématique à la
sous-traitance en cascade. La grosse entreprise qui a arraché le marché à bas
coût, sous-traite pour conserver ses marges, pressure les sous-traitants qui,
en bout de chaîne, surexploitent la main d’œuvre. Bouygues semble le champion
toutes catégories pour ce genre d’arnaque. Face aux scandales révélés par les
syndicats, et des contrôleurs du travail en nombre insuffisant, la directive
bruxelloise a été modifiée, il y a un an : la responsabilité du donneur
d’ordre pourrait être mise en cause devant les Prud’hommes. Sapin s’est exclamé
« C’est une réforme ambitieuse »
dont on attend toujours les effets.
Sous la pression britannique de
Cameron qui consiste à limiter le droit d’accès de ces travailleurs migrants et
celle de Merkel qui dénonce un fantaisiste « tourisme
social » venant piller les caisses sociales allemandes, Valls et
Rebsamen ont opiné du bonnet pour réécrire la directive de Bruxelles afin de
mieux surexploiter légalement ces migrants. S’ils viennent, la plupart des pays
de l’Est, c’est qu’ils subissent là-bas les affres du libéralisme et des
privatisations qui ont entraîné des baisses de revenus considérables. Ils ne
s’expatrient que pour envoyer de l’argent à leurs familles et se procurer une
rémunération plus décente que dans leur pays. Et dans le même mouvement, sans
en être aucunement responsables, ils organisent de fait la baisse des salaires
dans le pays d’accueil. Cette directive bruxelloise, issue de celle promue par
Bolkestein qui nous promettait, lors du référendum sur le Traité Constitutionnel
Européen (rejeté mais mis en œuvre dans le traité de Lisbonne) des plombiers
polonais à bas coût, a produit ses effets. Pour ne prendre qu’un exemple,
citons celui de la région de Southampton au Royaume Uni : de 2003 à 2014,
la rémunération journalière dans le BTP est passée de 190 à 95 euros. La
xénophobie et le racisme trouvent leur source dans cette réglementation, dans
la permissivité vis-à-vis des fraudes ainsi que dans la peur du déclassement
chez les travailleurs anglais.
Dans la dernière période,
« l’afflux » de migrants venus des pays du Sud (qui est d’ailleurs un
phénomène mondial) a changé la donne : sans papiers, présentés comme des
migrants économiques essentiellement, ils n’auraient pour tout avenir que celui
d’être refoulés.
Ceux qui viennent des pays du Sud
Mis à part ceux qui viennent des pays
du Maghreb (Marocains, Tunisiens, Algériens) et font l’objet de règlementation
avec les pays européens (le regroupement familial par exemple), il y a ceux qui
viennent d’ailleurs, le plus grand nombre, nous dit-on. Pourquoi ? Il y a
trois grands facteurs explicatifs qu’il faut d’abord énumérer avant de décrire
le système juridique, contraire à tout esprit de solidarité européenne, qui a
été mis en place pour tenter de juguler cet « afflux ».
C’est d’abord la mise en œuvre des plans structurels par le FMI, pour inciter les pays
d’Afrique en particulier qui, avec les complicités des dictateurs en place, a
appauvri ces pays, cassé leur développement. A coups de privatisations, de
baisse des maigres prestations sociales, d’ouverture aux produits agricoles
subventionnés par les pays riches du Nord, ces pays se sont appauvris pour
rembourser leurs dettes publiques dont les taux d’intérêt imposés étaient
exorbitants. La pauvreté résultant de la libéralisation des échanges et
l’effondrement de leur production agricole a provoqué ces migrations dites
économiques, mais assurément politiques si l’on se réfère à leur origine et
leur développement actuel : le néo-colonialisme.
Ensuite, il y a le réchauffement climatique résultant,
pour l’essentiel, du capitalisme productiviste et extractiviste et de
l’émission de gaz à effet de serre. Au Sahel, au Burkina Faso, entre autres, le
désert avance et il est de plus en plus difficile de maintenir les cultures
existantes… Restent les bidonvilles dans l’entassement des énormes
agglomérations puis la fuite vers d’autres cieux plus cléments en espérant que
ceux qui restent au pays pourront bénéficier des envois d’argent de ceux qui
sont partis. Bref, ces migrants climatiques sont aussi des réfugiés politiques
en ce sens qu’ils sont victimes des politiques qui ont été imposées par le
capitalisme industriel venu du Nord qui s’exporte dans nombre de régions dites
émergentes.
Enfin, troisième facteur
d’explication, ce sont les guerres et
les dictatures qui en résultent. Il suffit de citer ces guerres interminables
en Afghanistan, les invasions de l’Irak par les USA, l’intervention militaire
en Libye, la répression des printemps arabes notamment en Syrie, pour saisir la
responsabilité majeure des pays occidentaux, en premier lieu des USA, sans omettre la Grande-Bretagne de Blair
et la France de Sarko-Hollande.
Reste à préciser que toutes ces
victimes qui fuient la famine, la dictature et les guerres, sont réfugiées
surtout dans des pays limitrophes d’où ils ont été pratiquement chassés. La
plupart vivent en effet dans des camps. Ils sont plus de 620 000 en
Jordanie, 1,8 million en Turquie et 1,15 million au Liban, ce qui correspond pour ce dernier
pays au ¼ de sa population autochtone, (dans un pays divisé entre sunnites et
chiites), ce qui équivaudrait pour la France à une émigration de 14 millions
pour le moins. Quant au nombre de migrants stationnés en Libye, il reste
inconnu en l’état avant qu’ils ne parviennent à traverser le Méditerranée.
Le cynique système de Dublin
Sous prétexte d’une protection subsidiaire
de proximité, la réglementation dite de Dublin oblige les Etats où sont arrivés
en premier lieu les demandeurs d’asile, de traiter leurs demandes, de subvenir
à leurs besoins et de gérer le retour des migrants renvoyés de France,
d’Allemagne et d’autres pays européens. Cette hypocrite application de la règle
de subsidiarité laisse la Grèce, l’Italie et, dans une moindre mesure
l’Espagne, supporter les « fardeaux » de l’accueil et des transits.
La prétendue solidarité européenne n’est qu’un vain mot d’une
« efficacité » des plus douteuses. Selon Eurostat, sur 425 000
demandes d’asile rejetées, seuls 167 000 des demandeurs ont quitté le sol
européen, le « reste », des clandestins, des sans-papiers vivent dans
des conditions abominables ou sont surexploités dans l’attente d’une éventuelle
régularisation. Toujours la concurrence entre les salariés, les sans droits et
les autres…
Et quand l’italien Mattéo Renzi
haussera le ton, menaçant de procurer aux demandeurs d’asile des passeports
européens, ou lorsque la Commission européenne, appliquant l’orientation du
Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, préconisera une répartition qui se
veut équilibrée des demandeurs d’asile, Valls-Hollande s’effaroucheront
refusant les quotas et la révision du système de Dublin, arguant que « les demandes d’asile doivent être instruites
sur place ! ». Les drames humanitaires ne semblent pas les
émouvoir outre mesure, ils préfèreront surfer sur la vague xénophobe.
L’inhumain bilan provisoire
Depuis le début 2015, 51 000 migrants
sont arrivés en Europe par la Méditerranée, 30 500 ont débarqué sur les
côtes italiennes. Au 7 mai, on dénombrait 1 829 noyés, soit un chiffre 9
fois supérieur à l’année 2014. Ces données ne rendent pas compte de ceux qui,
passant par la Turquie et la Grèce, sont bloqués, rançonnés à la frontière
macédonienne, victimes de la maffia albanophone. Et la journaliste Adéa Guillot
de rapporter les propos de ces déshérités : « Si on n’accepte pas de bosser pour eux (la maffia)… ils nous buttent ».
« On est déshabillé, fouillé,
extorqué, emprisonné », « notre
libération est conditionnée au versement de 1 500 dollars que doit nous
envoyer notre famille ». Pour passer la frontière à pied, le tarif est
de 800€ par personne, 1 700€ en voiture. Bref, la Macédoine est devenue
l’une des plaques tournantes de tous les trafics d’êtres humains dont les
profits se chiffreraient à des milliards d’euros.
Deux autres journalistes, Palladino et
Tornago ont rendu compte de l’enquête menée par le Procureur de Palerme. Il a mis
en évidence la nature et les imbrications d’un réseau de trafiquants, possédant
des filiales au Soudan… des passeurs en Italie et même un « représentant »
financier basé aux USA, un dénommé Wedi Areb. Il est capable, dit-il, de
transférer de l’argent dans le monde entier, d’en entreposer dans une banque de
Dubaï ou d’autres paradis fiscaux. « La
traçabilité de l’argent en circulation est quasi impossible ». Il y a
de multiples intermédiaires, des cellules siciliennes, à Milan, etc. La
prolifération des versements de petites sommes, l’utilisation de la Western
Union qui permet aux migrants d’envoyer ou de recevoir de l’argent, tout est
utilisé pour rendre ce système opaque… bien connu, mais il faut des moyens de
police ; tout ça pour signifier que « l’Europe passive jette les réfugiés dans les bras de la maffia »
pour citer un autre journaliste d’investigation qui a enquêté sur les côtes libyennes.
Dans le chaos provoqué par les grandes puissances, prolifère une industrie
cynique de petites passeurs et de gros caïds, ses réseaux et ses profits qui
s’assurent des connivences occultées.
Tout ça se sait et le phénomène est
mondial. L’Office international des migrations a estimé, qu’entre 2000 et 2014,
40 000 migrants sont morts, 22 000 pour rejoindre l’Europe et 6 000,
rien qu’à la frontière entre le Mexique et les USA. Ces chiffres mériteraient
d’être mis à jour face aux conséquences des politiques racistes. En Birmanie
notamment, des centaines, des milliers d’apatrides, comme les Rohingya sont
repoussés des côtes australiennes, militairement. Le gouvernement australien,
qui n’a pas démenti, a été accusé de payer les passeurs qui s’approchent des
côtes pour délester leurs « cargaisons » sur des îles quasi désertes
au milieu de l’océan Pacifique (3).
Ces politiques de non-assistance à peuples en danger s’accompagnent de la
militarisation des frontières, de l’édification de murs de la honte comme aux
USA, en Bulgarie, au Maroc, en Arabie Saoudite, pour ne citer que quelques
exemples significatifs. Il s’agit de mesures de rejet de toute une partie de
l’humanité qui est considérée comme indésirable, des errants, des métèques, des
superflus de la mondialisation que la Commissaire européenne, saisissant l’ONU,
définit comme une « menace pour la paix ». Elle prétend recevoir le
feu vert de cette instance internationale pour mener, au nom de l’Europe, des opérations
militaires contre les embarcations de passeurs en prétendant éviter les
« dégâts collatéraux » ???
Quant au gouvernement Valls/Hollande, il n’hésite pas à recourir à la
bastonnade et aux gaz lacrymogènes pour disperser les regroupements de
migrants, comme le 2 juin lors de l’expulsion de 350 d’entre eux, au métro La
Chapelle, essentiellement des Soudanais, des Erythréens, des Egyptiens et des
Somaliens. Ou encore, les 8 et 9 juin, rue Pajol dans le 18ème
arrondissement. Et face à la mobilisation citoyenne de solidarité, Cazeneuve de
déclarer que l’aide et le soutien humanitaires n’étaient que « pure démagogie et irresponsabilité ».
Le blocage de la frontière à Vintimille démontre également qu’il y a bien
continuité entre Sarko et Hollande, il ne s’agit pas seulement d’un Waterloo
moral comme l’a prétendu Duflot, mais d’un cynisme
raciste à peine voilé qui entretient
la peur de l’étranger, tout en condamnant toute mobilisation humanitaire
qui serait susceptible de retourner l’opinion publique « manipulée ».
Il suffit de se souvenir de l’attaque des CRS de l’église Saint Bernard où
s’étaient réfugiés des migrants et l’émotion que les coups de haches dans les
portes de ce lieu d’asile avaient provoquée, déstabilisant le Juppé d’alors
« droit dans ses bottes ».
Mais qui sont-ils tous ces migrants ?
Face à la haine répandue, au racisme
néocolonial qui perdure, qui les considère comme des sous-hommes que l’on peut
maltraiter, il faut donner l’image positive qui leur convient. Certes, ces
damnés de la terre et de la mer sont vulnérables, mais ce sont surtout des
naufragés de la vie, faisant preuve d’un courage incroyable. Ils affrontent la
mort dans le désert et sur la mer, vivent sous les menaces de l’arrestation, de
la rétention, de l’expulsion. Ils sont ceux que l’on enferme dans des
campements misérables. Ce sont des cerveaux qui fuient et que l’on rejette
comme des déchets de la mondialisation libérale. C’est un gâchis humain
insupportable d’autant que, trouvant finalement à s’employer, ils deviennent de
nouveaux galériens surexploités car ces nouveaux aventuriers sont prêts à tout
pour s’en sortir, pour soustraire à leurs maigres pécules, des sommes d’argent
à envoyer à leurs familles restées au pays.
Face à cette réalité, c’est l’accueil
et l’égalité des droits qu’il faut réclamer pour eux, afin de briser cette
logique mortifère de traite d’êtres humains et la xénophobie qui,
idéologiquement, s’euphémise… Encore qu’il faille comprendre que le capitalisme
financiarisé et les politiques d’austérité font système avec cette politique de
rejet des migrants (comme annoncé en introduction), en insistant sur les trois
causes fondamentales qui l’ont provoquée. Qui plus est, les politiques
d’austérité et de désindustrialisation dans notre pays, impliquent d’aller
au-delà de la simple dénonciation humanitaire.
En France comme ailleurs, le système
inégalitaire devient indécent, la petite minorité d'ultra-riches et les autres,
même s’il subsiste une classe moyenne, subissent les affres d’un possible
déclassement. L’UNICEF a fait le décompte : 3 millions d’enfants sous le
seuil de pauvreté, 30 000 SDF, 9 000 vivant en bidonvilles et plus de
6 300 000 chômeurs, toutes catégories, soit 21% de plus, depuis
l’intronisation de Hollande. Et quant aux embauches 86.2% se sont réalisées au
dernier trimestre en CDD de plus en plus courts, en temps partiels contraints
et autres intérims et emplois « aidés » !!!
C’est contre la caste au pouvoir qu’il
faut se battre pour une véritable alternative au système. L’unité populaire des français
et des étrangers est incontournable. Cette lutte unitaire doit intégrer la
dimension d’un combat contre les guerres
néocoloniales et la promotion d’un autre
mode de production et de consommation pour préserver l’écosystème et la
planète que le productivisme et l’extractivisme sont en train de détruire.
Gérard Deneux, le 25.06.2015
(1) Cet article
est une reprise des notes ayant servi à l’émission Remue-méninges que le AES
ont animée sur Radio Amitié le 18.06.2015
(2) Pour en savoir
plus sur les conséquences des politiques d’austérité, de démantèlement des
dispositions sociales et des privatisations, lire « la stratégie du choc. Le capitalisme du désastre » de Naomi Klein,
éd. Actes Sud. Et le monument « Histoire de la Grèce et les Balkans »
en particulier le tome 3 (pages 1896 à 2024) d’Olivier Delorme, éd. Folio
histoire
(3) Naomi Klein
dans son dernier livre « Tout peut
changer. Capitalisme et changement climatique » rapporte l’édifiante
histoire mortifère de l’île de Nauru (p. 190 à 197) que je me propose de résumer
tant elle est emblématique