Poème composé
par Jacques Prévert pour le groupe Octobre en avril 1933. Il fut joué en
saynète devant les grévistes de l’usine Citroën, quai de Javel auxquels leur
patron, André Citroën, venait d’annoncer une baisse de leurs salaires d’environ
20%
Citroën
Dans
les sales quartiers de misère, Ce sont de petites lueurs qui luisent.
Quelque
chose de faiblard, de discret, des petites lanternes, des quinquets.
Mais
sur Paris endormi, Une grande lumière grimpe sur la tour, Une lumière toute
crue…
Citroën,
Citroën…
C’est
le nom d’un petit homme,
Un
petit homme avec des chiffres dans la tête,
Un
petit homme avec un sale regard derrière son lorgnon,
Un
petit homme qui ne connaît qu’une seule chanson.
Toujours
la même…
Bénéfice
net… Millions, millions…
Une
chanson avec des chiffres qui tombent en rond…
500
voitures, 600 voitures par jour…
Trottinettes,
caravanes, expéditions, auto-chenilles, camions…
Bénéfice
net… Millions, millions, citron, citron.
Même
en rêve il entend son nom.
500,
600, 700 voitures, 800 auto-camions, 800 tanks par jour… 2000 corbillards par
jour…
Et
que ça roule !
Il
sourit, il continue en chanson…
Il
n’entend pas la voix des hommes qui fabriquent.
Il
n’entend pas la voix des ouvriers. Il s’en fout des ouvriers !
Un
ouvrier c’est comme un vieux pneu…
Quand
il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever.
Citroën
n’écoute pas… Citroën n’entend pas…
Il
est dur de la feuille pour ce qui est des ouvriers.
Pourtant
au casino, il entend bien la voix du croupier…
Un
million M. Citroën, un million !
S’il
gagne, c’est tant mieux. C’est gagné.
S’il
perd ce n’est pas lui qui perd…
Ce
sont ses ouvriers ! Ce sont ses ouvriers !
C’est
toujours ceux qui fabriquent qui en fin de compte sont fabriqués…
Et
le voilà qui se promène à Deauville. Le voilà à Cannes qui sort du casino,
Le
voilà à Nice qui fait le beau sur la promenade des Anglais
En
petit veston clair ; Beau temps aujourd’hui !
Le
voilà qui se promène… qui prend l’air !
A
Paris aussi il prend l’air ! Il prend l’air des ouvriers
Il
leur prend l’air, le temps, la vie.
Et
quand il y en a un qui crache ses poumons dans l’atelier
Ses
poumons abîmés par le sable et les acides,
Il
lui refuse une bouteille de lait
Une
bouteille de lait ? Qu’est-ce que ça peut lui foutre ? Il n’est pas
laitier…
Il
est Citroën.
Il
a son nom sur la tour. Il a des colonels sous ses ordres
Des
généraux gardes-chiourmes, espions ? Les journalistes mangent dans sa
main.
Le
préfet de police rampe sur son paillasson.
Citron
? Citron ? Millions, millions…
Et
si le chiffre d’affaires vient à baisser
Pour
que, malgré tout, les bénéfices ne diminuent pas
Il
suffit d’augmenter la cadence et de baisser le salaire des ouvriers.
BAISSER
LES SALAIRES !
Mais
ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniche
Ceux-là
gardent encore une mâchoire de loup
Pour
mordre, Pour se défendre, Pour attaquer, Pour faire la grève, la grève, la
grève !
VIVE
LA GREVE !
«
Citroën » de Jacques Prévert - © Fatras / Succession Jacques Prévert
In
« Octobre – sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre » (1932-1936),
Editions Gallimard.