Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 21 décembre 2012


La lumière des ombres des dominés

A force de rester dans l’ombre, on le devient
A force de dire du mal, on finit par le faire
A force d’être opprimé de fausse culpabilité
On finit dans les rangs des stigmatisés.
C’est évident que les politiques n’en ont pas assez
De fabriquer des conflits, c’est devenu leur métier.
Ils s’organisent dans l’évolution de la source des inégalités
En déformant toute réalité, dans des programmes éhontés.
A vrai dire, ils nous ont tous piégés.
Ce monde de beauté est ensorcelé par leurs paroles déplacées
Ils tentent de nous faire une place à côté des damnés.
Nous n’avons ni droit, ni parole, nous avons été condamnés
Sans pouvoir protester, contre notre religion, agressés.
Nous sommes au service et à la botte des Etats industrialisés
Qui sont à l’assaut des anciens pays colonisés.
Hier comme aujourd’hui, rien n’a changé, nous sommes condamnés,
Ils ont toujours le pied à l’étrier pour bafouer les libertés.
Nous sommes tous guidés dans les folies de l’absurdité,
Dans l’évolution du pouvoir de tout dégrader
Jusqu’à la pensée.

Hassen  



Où va la Sécurité Sociale ?
Introduction au débat par Madeleine Morice,
lors de l’assemblée citoyenne de Champagney du 14.12.2012


Rappel   sur l’histoire de notre Sécu   (pour connaitre ou rappeler et montrer ce qui est possible notamment pour les plus jeunes)

Créée par une ordonnance d’octobre 1945 la sécu fait partie intégrante du Programme du CNR (Conseil National de la résistance).  Ce programme indiquait  «  Nous, combattants de l’ombre, exigeons un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec la gestion par les intéressés et l’Etat… »

Et l’article 1° de l’ordonnance de 1945 précise : « Il est institué une organisation de Sécurité Sociale destinée à garantir tous les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de familles qu’ils supportent »
« L’ambition déclarait Ambroise Croizat à l’Assemblée Nationale, le 20 mars 1946, est d’assurer le bien être de tous, de la naissance à la  mort. De faire enfin de la vie autre chose qu’une charge ou un calvaire … »

Pour mémoire, avant 1945 existaient : les Assurances Sociales (loi de 1930) qui ne protégeaient qu’une faible partie des salariés (1/3 de la population environ)  et avec une diversité de caisses : professionnelles, patronales, confessionnelles, syndicales, mutuelles ….Pour les retraites (loi de 1910) la couverture est dérisoire ou inexistante, et elle est basée sur la capitalisation   

 L’un des membres du CNR, toujours vivant, Stéphane Hessel (l’auteur de « Indignez-vous ») dit à  propos du Conseil National de la Résistance : « Les hommes qui ont élaboré le programme du CNR n’avaient ni responsabilités ni pouvoir dans la gestion du pays, ils s’appuyaient juste sur leur grande liberté face au gouvernement de Vichy. Sans contrainte, mais avec ambition, sans se demander si les choses étaient réalisable sou non, ils ont simplement couché sur le papier ce qui serait fort et utile à la Nation au lendemain de la victoire sur l’ennemi. 

 Témoignage à méditer par rapport à la situation d’aujourd’hui. C’est en partant des besoins sans s’embarrasser des « contraintes » que l’on peut faire émerger les vraies innovations sociales.
§  4 principes ont été retenus pour la mise en place de cette institution

 L’unicité : une institution unique, obligatoire (une seule caisse : maladie, famille, retraite)

L’universalité : la couverture est étendue à tous les citoyens Dans les faits le Régime général restera celui des seuls salariés de l’industrie et du commerce non couverts par les régimes spéciaux,

La démocratie : la gestion est assurée par les intéressés

La solidarité : c’est la pierre angulaire du système. Solidarité inter-générations, solidarités actifs-retraités, malades-bien-portants.
             Une fois l’ambition posée venait la question du financement. Le pays avait l’expérience négative de ce qui était en place le système d’épargne individuelle (la  capitalisation)  dont le résultat était catastrophique on payait beaucoup pour recevoir peu
Il fut décidé de rompre avec ce principe et la cotisation sociale fut inventée. Bernard Friot, sociologue qui travaille beaucoup sur la question de la protection sociale dit à propose de la cotisation sociale : « c’est l’institution la plus subversive née du combat syndical du XX° siècle » 
En quoi consiste-t-elle ?

 La cotisation sociale  est prélevée sur la richesse produite par le travail dans l’entreprise, c’est une part du salaire, mais à la différence du salaire net versé à la fin du mois à chaque salarié, elle est perçue par les caisses de sécurité sociales qui financent les soins et les salaires des soignants, les pensions des retraités, les indemnités journalières…..

C’est le système par répartition, l’argent n’est pas placé, il est directement réutilisé pour les besoins des ayants droits selon le principe : Chacun cotise selon ses moyens, les prestations sont fournies en fonction des besoins. Le principe s’oppose donc fondamentalement au principe des assurances pour lesquelles on est indemnisé en fonction de ce que l’on a payé.
C’est la cotisation qui ouvre les droits

De plus ce système de prélèvement fait à la source est la meilleure façon de diminuer la part de profit que s’octroient les actionnaires.  Plus les cotisations  et salaires augmentent  plus leurs parts de profit diminuent    

Voilà rapidement brossés les fondements de notre sécu pour reprendre une expression de Frédéric Pierru sociologue « la sécurité sociale, c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas »(France inter Nov. 2012 émission Mermet)

Inutile de vous dire que ce système a toujours déplu au patronat qui n’a eu de cesse de le casser. Lors de la création en 45, le rapport de force n’était pas favorable au  capitalisme français qui avait préféré Hitler au Front populaire, il n’a donc pas pu s’y opposer.
 Mais la casse de la sécu est pour lui une obsession depuis sa création en conséquence  la conserver et l’améliorer est donc toujours objet de luttes et de rapport de force    

                        
Ø DE 45 AUX ANNEES 70 : AMELIORATION

 Au cours des années qui ont suivi la mise en place jusqu’à la fin des années 70, les réformes engagées ont permis une amélioration des prestations santé, vieillesse et famille pour une population toujours plus large (commerçants, agriculteurs…) financée  par une hausse du taux de cotisation*(1) (donc de fait  une augmentation du salaire), ce qui a permis de marginaliser les assurances privées, l’épargne et la capitalisation

Cependant dans cette période, avec les ordonnances de 1967, 2 principes fondateurs sont  remis en cause   :
   - l’unicité avec la création de 3 caisses (maladie, vieillesse, CAF, )
   - la démocratie avec l’institution  d’un  paritarisme strict entre employeurs et salariés qui auront désormais le même nombre de représentants dans les conseils d’administration et la suppression des élections des administrateurs salariés, qui seront désormais désignés
Il n’y aura plus d’élections des représentants des assurés avant…1983.
Du fait de la division syndicale, et par le jeu des alliances, le patronat va désormais mener la danse dans les conseils d’administration des caisses de Sécurité sociale.

Cette première moitié de l’histoire de la sécu nous montre les « possibles » et que les luttes contre les inégalités, et pour les solidarités ont  été porteuses de réformes progressistes


Ø DEPUIS LES ANNEES 80 : DES RECULS

    Le gel du taux des cotisations*(2) en 1984 met un coup d’arrêt aux améliorations et aboutit  au remplacement de la cotisation par  de la CSG en 1981.

Depuis une trentaine d’années les cotisations patronales n’ont pas évolué et se stabilisent à environ 26% du salaire brut. Et depuis une quinzaine d’années, les cotisations salariales stagnent à 15%.
Au total, aujourd’hui, les cotisations représentent 40% du salaire brut, dans les années 90, elles représentaient 66%.

Parallèlement se développe une politique d’exonération et de réduction des cotisations dont le montant est passé de 1,9 milliards d’€ en 1992 à 30,7 milliards en 2005 (source projet de loi de financement  de la sécu 2013, annexe 5)

Entre 1982 et 2010, la part des salaires (net et cotisations sociales) dans la richesse produite chaque année (valeur ajoutée) a reculé de 8 points

Avec cette diminution des cotisations  nous allons de reculs en reculs que ce soit pour la santé,  pour les retraites, pour les AF.*(3) alors que les besoins vont croissants

En plus, cette diminution de la part prélevée sur les richesses créées par le travail  a abouti au remplacement partiel de la cotisation par  de la CSG en 1990 et à une fiscalisation de fait du financement de la sécu


Comment s’est opéré ce glissement,
 et pourquoi n’avons-nous pas pu l’empêcher ?

Nous avons eu droit à une bataille idéologique intense de la part du patronat autour de la notion de compétitivité  à laquelle la gauche syndicale et politique n’a pas riposté à la hauteur nécessaire : soit parce qu’elle n’accorde pas   une attention suffisante à l’usage des mots employés (CGT, FSU, …les partis à la gauche du PS…), soit parce qu’elle partage ce point de vue (PS, CFDT)

De quoi s’agit-il ?

Dans les années 80, nous avons vu apparaitre les charges patronales au lieu de cotisations sociales (les feuilles de paie ont d’ailleurs étaient refaites avec ce vocable), nous avons vu apparaitre le coût du travail à la place de salaires ou rémunération du travail.
 Cette métamorphose n’est pas anodine. Transformer le travail en coût alors que c’est par lui que sont créées des richesses, faut l’imaginer !
Si c’est le coût du travail et les charges qui pèsent sur la compétitivité il faut les alléger  L’idée de  coût induit la nécessité d’une réduction, celle de   charge suggère l’allégement voir la suppression 

Ces associations verbales et mentales élevées par les médias au rang d’évidence ont permis au patronat, aidé  par les divers gouvernements  de réaliser son rêve : faire baisser les salaires, via les cotisations, donc augmenter ses profits, et cela  au nom de l’emploi (on sait aujourd’hui ce qu’il en est les   salaires brut  ont baissé, le chômage progresse)

A partir de ce débat biaisé autour des charges trop lourdes et du coût du travail trop important, la voie était ouverte pour remplacer une part de la cotisation sociale par un impôt et la CSG fut inventée par Rocard en 1990
A gauche, tout le monde ne partage pas la même appréciation sur la CSG : PS, CFDT, Solidaires, sont Pour, les partis à gauche du PS et  la CGT , FSU( ?) sont contre
Je ne connais mal les arguments de ceux qui sont pour, mais pour l’essentiel il argumente au nom de l’emploi *(4)  Mais je connais les arguments  de ceux qui sont contre que je partage


Ce qu’est la CSG

 La définition donnée sur le site officiel du gouvernement (service-public)
·        « La contribution sociale généralisée (CSG) et la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) sont des prélèvements fiscaux destinés à diversifier les sources de financement de la sécurité sociale » Il est donc clair que c’est la porte ouverte à la casse du système
·        Son paiement n'ouvre pas droit à affiliation aux régimes sociaux ni à prestations sociales

·        Seuls les revenus sont soumis à la CSG

les revenus d'activité : salaires, traitements, primes et indemnités diverses, sommes de la participation ou du plan épargne entreprise

les revenus de remplacement : pensions de retraite, d'invalidité, allocations chômage, allocations de préretraite, indemnités journalières maladie, maternité, accidents

les revenus du capital : capitaux mobiliers, revenus fonciers, revenus de l'épargne   

Après plus de 20 ans de CSG que constatons-nous ?


        Entre 1990, année précédant la création de la CSG, et 2002, la part de la protection sociale financée par les cotisations sociales est tombée de 85 % à 65 % quand, dans le même temps, la part des recettes fiscales passait de 3,1 % à 23,5 % de ce total.( Source : Compte de la protection sociale - DREES ; comptes nationaux INSEE )

       Selon un rapport de la cour des comptes de 2011, 90% des produits de la CSG proviennent du travail, 10% du capital


        En 2008, le produit de la CSG s'est élevé à 84,328 milliards d'euros[], ce qui en fait le premier impôt direct en France devant l'impôt sur le revenu. Elle représente environ 18 % des ressources de la sécurité sociale et  près des deux tiers des impôts et taxes affectés à la protection sociale.

C’est bien une fiscalisation de la sécu qui s’installe c’est-à-dire le passage d’un modèle reposant sur la cotisation sociale à un autre reposant sur l’impôt.
Fiscalisation renforcée par le fait que les exonérations sont payées aux caisses de Sécu par l’Etat donc par l’impôt

 Sur le plan comptable, ces 2 options ne différent pas vraiment si le volume de  recettes est identique.
 Le débat se situe sur l’origine des prélèvements Dans un cas (cotisation sociale) on prélève à la source, sur les richesses créées, au moment  de la répartition masse salariale /profit.
 Dans le cas de la CGS, il s’agit d’une redistribution de l’impôt collecté par l’état après la répartition salaire/ profit.
 La première solution conforte le salaire contre le profit, la seconde légitime le profit et affaiblit le salaire
 La cotisation sociale comme financement de la sécu est donc fondamental 


Pour répondre à l’augmentation légitime des dépenses de santé, et des retraites  il faut augmenter le taux des cotisations sociales et en 1° lieu la cotisation dite patronale. Ce qui participera à diminuer la part de profits et sera salutaire pour le bien être du plus grand nombre
 Mais bien évidemment cela ne pourra être obtenu que par une lutte déterminée


Pour terminer

Il n’est pas inutile pour la compréhension de l’enjeu de la sécurité sociale et pour le débat de se rappeler les projets du MEDEF concernant la couverture santé  

Dans un rapport rendu public en 2010*(5), il indiquait son souhait d’inverser la logique qui régit l’assurance maladie, à savoir la solidarité, et de recentrer l’assurance maladie sur des missions revues à la baisse, pour permettre aux systèmes de couvertures complémentaires, aux assureurs privés, de prendre le relais en de nombreux domaines

Ainsi  il préconisait 3 niveaux de couverture 

1-     Un socle de solidarité avec ce qu’il appelle l’Assurance Maladie Obligatoire(AMO) pour les risques les plus lourds  Assurance entièrement fiscalisée puisque financée par la CSG  ou une TVA sociale, afin que les retraités participent davantage au financement

2-     Une Assurance Maladie Complémentaire(AMC) à travers les mutuelles, institutions de prévoyance, et assurances privés  Le MEDEF propose que cette assurance (AMC) soit financée par les actuelles  cotisations patronales à l’assurance maladie

    3-Le troisième niveau facultatif : intitulé Assurance Maladie Supplémentaire

  Donc une proposition majeure : recentrer l’assurance maladie obligatoire sur les risques les plus lourds, et faire basculer les autres risques sur les systèmes complémentaires facultatifs.
Il n’est pas inutile de rappeler que les mutuelles et à plus forte raison les assurances privées fonctionnent avec des prestations différentes selon le niveau de cotisations et des cotisations  qui augmentent  avec l’âge. Elles  n’ont rien de solidaires. On est loin du : chacun contribue selon ses moyens, et reçoit selon ses besoins
En clair, ne disposeront d’une couverture sociale large que ceux qui auront les moyens de se l’offrir, par eux-mêmes ou par le truchement de leur entreprise. Et tous les autres profiteront d’une couverture sociale réduite, notamment pour les risques les moins importants.

Et le MEDF précisait en novembre 2010  « Il convient de conforter notre système de santé en y introduisant des réformes courageuses au plus tôt, sans doute après les élections présidentielles de 2012 »

Pour ce qui concerne la retraite, les propositions du MEDEF sont de même nature : un socle minimum financé par la sécu et des compléments par l’épargne privée



*1- le taux de cotisation était de 32% du salaire brut, en 1945 pour parvenir à ­­66% au milieu des années 1990. En matière de retraite, il est passé de 8% à 26% en 1998. Il devrait être de 75% pour répondre aux besoins .B.Friot interview VO 28/01/2011

    Amélioration des remboursements longue maladie, des indemnités maladie, tarifs plafonnés pour les médecins(1960), les mutuelles sont pratiquement inutiles

  Pour la retraite niveau de pension passe de  40% sur les 10 dernières années  à 50% sur les 10 meilleures années,  L’âge de la retraite en 1945 est 60 ans. La pension proportionnelle est
acquise avec 15 ans de cotisations (du 1.7.30 début des AS au 1.7.45 = 15 ans) soit 15/30ème de pension entière, à raison de 40 % d’un plafond, pour 1,9 d’espérance de vie. Puis en 1971, niveau de pension passe de  40% sur les 10 dernières années  à 50% sur les 10 meilleures années de 30 ans de cotisations à 37,5

*2- gel du taux de  cotisation : 1979 Cotisation patronale vieillesse, 1984, cotisation patronale santé, 1993, cotisation patronale chômage, 2001 cotisation patronale retraite complémentaire, milieu des années 90, cotisation salariale

*3- forfait hospitalier, franchises, déremboursement, ….

*4 « …le poids du financement de la protection sociale lié au salaire est inégalement réparti, que ce soit entre les entreprises, les entreprises, les salariés ou les ménages, et freine le développement des emplois à faible valorisation économique » Résolution Congrès CFDT 2002

*5 Projet de note du groupe de travail Santé du MEDEF 2 novembre 2010(consultable sur internet)

Madeleine Morice



Égypte
Les causes sociales d'un chaos politique
 et leur signification pour la période
Cet article prolonge et approfondit le précédent portant le même titre paru en ligne le 5 décembre 2012 sur ce même site.

Presque deux ans après le surgissement des révolutions arabes, le chaos politique qui règne en Égypte comme en Tunisie, montre que la révolution continue sa course. Mais on ne peut s'interroger sur les causes de cette situation et les mécanismes de la révolution dans ces pays sans se demander si ces causes et mécanismes n'offrent pas quelques signes délimitatifs d'une période entière introduisant au déchiffrage du monde actuel.

Des spécificités arabes ou des ouvertures à la compréhension des trente dernières années sur le globe ?

Même si le mouvement des "indignés" a porté dans un premier temps l'écho des révolutions arabes au-delà des frontières de ces pays, la logique et le cadre de ces révolutions semblent pour beaucoup, experts ou non, appartenir à une aire culturelle spécifique, surtout depuis que le "printemps" arabe semblait étouffer sous l'hiver islamique.
Pourtant, depuis les frémissements de révoltes populaires de Benghazi en Lybie contre les milices islamiques, les multiples protestations du peuple tunisien contre le pouvoir islamiste d'Ennahda ou les exactions des milices salafistes, et, enfin, le véritable soulèvement égyptien contre la dictature annoncée des Frères Musulmans et de ses alliés salafistes et jihadistes, la pensée endormie ici s'est étonnée à nouveau. Ah bon ! Ces peuples qu'on a d'abord voué à la soumission séculaire à la dictature puis à la religion ne veulent donc ni de l'un ni de l'autre ? Mais, une fois l'étonnement passé, l'esprit, faute d'outils adéquats, se rendort aussitôt !

Pourtant on assiste sous nos yeux à un soulèvement absolument sans précédent dans l'histoire du peuple d'Egypte et dans celle du monde. Des millions d'Egyptiens à travers tout le pays, des campagnes arriérées au centre des villes, se sont engagés dans une révolte ouverte contre le règne des Frères Musulmans, la maison mère de tous les mouvements islamistes modernes qui ont occupé le centre de la scène politique et l'attention principale des médias occidentaux depuis trente ans.

Mardi 4 décembre on estimait à 750 000 les participants à la marche contre le palais présidentiel de Morsi le qualifiant de fasciste et exigeant qu'il "dégage" pendant que des dizaines de milliers d'autres manifestaient place Tahrir avec des centaines de milliers d'autres encore à travers le pays saccageant souvent les sièges des Frères Musulmans ou de son Parti de la Justice et de la Liberté quand ils ne les brûlaient pas.
Les médias occidentaux ont jeté un œil avec le prisme paresseux de la guerre des religions ou de l'opposition "d'Egyptiens en guerre contre des Egyptiens".
Il faut dire que le constat semble suffire aux tenants des spécificités du mouvement arabe : après avoir seriné que l’Égypte n'était pas la Tunisie et la Syrie pas l’Égypte, ces révolutions n'ont pas débordé l'aire arabe. Est-ce à dire que les causes de ces révolutions sont spécifiques à cet espace ?

Pour étayer cela, il a souvent été dit que les raisons des révolutions arabes reposaient sur une contradiction spécifique à ces pays, entre, d'une part, des régimes dictatoriaux sclérosés et d'autre part une jeunesse hautement scolarisée, ouverte aux influences du monde moderne, mais réduite au chômage.
On a cherché également les causes spécifiques de ces révolutions dans les particularités de régimes économiques rentiers, que ce soit la rente pétrolière ou celle d'un système "compradore", qui bloqueraient par la corruption et le clientélisme tout développement économique.
Dans cette logique "arabisante", on a déconnecté ces surgissements des résistances ouvrières européennes, ne voyant qu'une coïncidence dans la simultanéité des révoltes sur la planète et dans le monde arabe.
Il est vrai que les révolutions arabes n'ont pas été provoquées par la crise de 2007-2008 qui est, par contre, en train de pousser en Europe les prolétaires dans les rues.
Les révolutions égyptiennes et tunisiennes ont commencé avant la crise. L’Égypte avait connu un mouvement de contestation politique démocratique dans les années 2004-2006 suivi par une large vague de grèves en 2006-2008, qui ont créé la base du renversement du régime. En Tunisie, ce sont les soulèvements ouvriers dans le bassin minier de Gafsa en 2007-2008 qui ont jeté les fondements de la révolution.

En Europe, par contre, les toutes premières manifestations datent de décembre 2008 avec la révolte de la jeunesse grecque suivie au printemps 2009 par les manifestations contre les licenciements en France, la grève générale aux Antilles françaises, etc.
Cependant, raisonner ainsi ne serait que s'intéresser à l'écume des choses et faire de la crise financière une cause, un début alors qu'elle ne l'est que secondairement, étant principalement un aboutissement. C'est au processus qui a conduit à l'éclatement de la crise qu'il faut s'intéresser. Certes, la crise financière s'alimente elle-même dans une logique folle qui lui est propre et que personne ne semble pouvoir maîtriser, semblant être la cause de tout ce qui s'effondre aujourd'hui. Pourtant la crise financière est elle-même une conséquence d'une crise de surproduction née dans les années 1970 qui a transformé le monde sous nos pieds pendant trente ans sans que nous l'ayons bien perçu. L'éclatement de la crise financière fonctionne donc aussi comme un dévoilement de ces mutations du monde des 30 dernières années, où la planète s'est transformée, de Pékin à Tunis, en passant par Le Caire, Athènes ou Madrid. Un dévoilement où le politique ronronnant est révélé nu, obsolète, avec trente ans de retard sur l'économique et le sociétal. Les révolutions arabes en sont un autre dévoilement pour celui qui veut y aller voir sachant que la période ne crée pas plus cet intérêt qu'elle ne crée une nouvelle génération politique comme par un coup de baguette magique. Il faut du temps.
En attendant, les vieilles structures, les vieux partis et syndicats, les vieilles mentalités et habitudes , craquent de tous bords mais arrivent cependant encore à imposer un temps leurs vieux schémas aux temps présents. Ce qui provoque confusion des idées et chaos politique.

Le choc des plaques arabes révèle une tectonique bien plus générale

Ils avaient des yeux pour voir et ils n'ont rien vu
Les révolutions arabes ont surpris. Les chutes de Ben Ali et Moubarak paraissaient "impensables". Les révoltes actuelles des peuples tunisiens et égyptiens mais aussi lybiens contre leurs dirigeants islamistes surprennent à nouveau. Cela paraissait encore une fois "impensable".
Il faut dire que les femmes et les hommes qui luttent courageusement et opiniâtrement depuis près de deux ans dans les pays arabes contre les forces réactionnaires, que ce soit en Syrie, en Égypte, en Tunisie, au Soudan ou d’autres pays de la région, ne bénéficient pas en Europe d’un grand soutien ni d’un grand intérêt, y compris dans les milieux de gauche et d’extrême gauche.
On peut donc légitimement se demander pourquoi cette situation paradoxale, pourquoi et comment nous pensons si mal ces révolutions.

On peut bien sûr incriminer à juste titre les grands médias qui mentent, déforment la réalité et en cachent des éléments essentiels, tout particulièrement dans leur façon de « couvrir » ou plutôt de « recouvrir » les évènements en Égypte et en Tunisie. Il est vrai qu’ils déforment gravement notre représentation. Mais n’est-ce pas aussi nos propres préjugés sur les peuples de ces pays qui nous exposent trop facilement à ne pas porter un regard critique suffisant sur les constructions mentales que les médias confortent.

L’un de ces préjugés a consisté à considérer d’emblée que les mouvements émancipateurs de ce qu’on a appelé le printemps arabe n’allaient pas bien loin et qu’ils étaient condamnés à être balayés à plus ou moins brève échéance par la contre révolution islamiste. Certains l’ont écrit et beaucoup l’ont pensé. Or la condescendance fataliste à l’égard du printemps arabe n’a pas cessé d’être mise à mal tout au long de ces deux années par l’action obstinée des masses populaires, des femmes, des jeunes, des mouvements de gauche et révolutionnaires dans tous ces pays-là. Le déclin des Frères Musulmans est visible depuis la fin des législatives de l'hiver 2011, plus particulièrement encore lors des manifestations de janvier et février 2012 qui les avaient déjà pris pour cible, les résultats électoraux du premier tour des présidentielles où les Frères Musulmans ont perdu 7 millions de voix, passant pour l'ensemble des islamistes de 70% des voix aux législatives à 25% pour les Frères Musulmans aux présidentielles.

Et pourtant on n'a rien vu. "Ils avaient des yeux pour voir, et ils ne voyaient pas. Une bouche pour parler et ils ne parlaient pas".

Au travers de cette obstination à ne pas voir, on sent là qu'il s'agit de quelque chose de profond. En fait, probablement, de trente ans de construction de préjugés, de méfiance, de désillusion à l'égard de ce qui vient d'en bas, de l'initiative populaire, des peuples, du prolétariat, de la révolution.
Et alors qu'aujourd'hui ces mêmes révolutions bandent leurs forces pour faire tomber tous les petits Ben Ali et Moubarak installés à tous les niveaux des institutions économiques, sociales, politiques, militaires, policières, morales, religieuses, culturelles et aussi intellectuelles sans qui les dictateurs n'auraient pu tenir, n'est-ce pas aussi nos idées reçues, "installées" que nous sentons avec un certain malaise qu'ils contestent.

Des révolutions qui dévoilent l'esprit né de la modification de la géographie mondiale de l'industrie et de la crise de surproduction qui l'a générée

La crise de surproduction née dans les années 1970, a conduit le capitalisme, à partir des années 1980, à la fuite en avant de l'endettement dont nous voyons les effets aujourd'hui ici mais aussi à la recherche de nouveaux marchés comme de nouveaux prolétaires à bas salaires bâtissant ainsi une nouvelle géographie mondiale de l'industrie, faisant glisser le caractère emblématique de la production vers une zone Asie-Pacifique.

Cela a conduit au travers de l'explosion industrielle de la Chine, et, dans une moindre mesure, de l'Inde, du Brésil et de quelques autres, à la mise en concurrence des travailleurs du monde, à une vague de "délocalisations", baptisée "mondialisation" puis à la dérégulation planétaire des protections sociales. Ainsi ont été jetées les bases économiques et sociales des soulèvements actuels à l'échelle du monde et les bases humaines et psychologiques de la compréhension de cette remise en cause de l'ordre capitaliste par delà les particularités locales.
Dans les années 1980-1990, l 'ouverture à la concurrence mondiale a parfois entraîné une certaine industrialisation mais surtout, et partout, la privatisation des productions d’État les plus traditionnelles comme le textile par exemple en Égypte dont les entreprises sont rachetées par le capital indien. Et quand elle a implanté d'autres entreprises, plus récentes, elle l'a fait dans des conditions dégradées. En même temps, de l’Égypte à l'Inde, mais aussi dans le monde occidental, depuis les années 1990, les quelques protections étatiques des pays pauvres décolonisés et de plus amples en Occident, se sont effondrées ou dégradées face à la déferlante de privatisations et la mise en concurrence des travailleurs du monde provoquant la croissance de la pauvreté d'un côté.... et de la richesse de l'autre.

L'économie des pays riches du Nord a mis les travailleurs du Sud à la merci des forces du marché dépendant des investisseurs du Nord pendant que des travailleurs du Nord ont perdu leur travail mis en concurrence avec les bas salaires du Sud.
On ne peut penser ce qu'il y a de spécifique dans les révolutions arabes hors de ce contexte commun à tous.

La seule économie de rente comme le clientélisme dictatorial des sociétés arabes peuvent en effet expliquer bien des émeutes d'hier, de ces explosions sporadiques sans durée ni espoirs, mais certainement pas les révolutions prolongées que nous connaissons aujourd'hui, pas les places Tahrir, les révolutions Facebook, les vagues de grèves sans fin, la remise en cause massive des pouvoirs islamistes et le chaos politique actuel.
Si on cherche à comprendre en regardant le point de départ, le déclic de la révolution égyptienne, on le trouve au milieu des années 2000, avec les premières grandes grèves et le mouvement "kifaya" lorsque le gouvernement dit des "millionnaires" s'est lancé sur recommandation du FMI dans une vague de privatisations, la destruction des protections étatiques, des services publics et à travers ça le blocage de tout avenir pour la grande majorité de nombreux jeunes diplômés.
Mais il ne pouvait y avoir ce déclic que si la société avait déjà changé souterrainement dans le contexte mondial des trente dernières années, celui de la crise de surproduction, de l'extension et modification de la géographie industrielle, la financiarisation de l'économie, l'urbanisation, les révolutions familiales, matrimoniales, communicationnelles, migrationnelles, l'éclatement de l'URSS mettant fin à la main mise du stalinisme sur la pensée ouvrière, l'usure de l'idéologie nationaliste des révolutions coloniales et enfin les évolutions de l'espace oppositionnel public mondial dans ce qu'on a appelé la vague altermondialiste.

C'est tout cela qui explique les révolutions arabes et leur donne leur caractère, leur trajectoire et leur impact sur le monde. Les révolutions arabes ont commencé à nous révéler ce qui se cachait dans cette période tout en donnant l'horizon commun, les convergences, de ce qui n'est, pour le moment, pour les consciences humaines, que concomitant.

Trente ans de transformations

Le pouvoir islamique comme garantie de la dictature des « marchés », de paiement de la dette et d'obéissance au FMI
Les révolutions arabes nous montrent que la démocratie parlementaire ne peut pas prendre corps dans ces pays. Ils sont si pauvres qu'ils n'ont pas les moyens de l'accompagner de l'ensemble de ses particularités, une presse libre, la liberté de réunion et d'association y compris dans les usines, une justice indépendante, une école baignant toutes les classes sociales, un État laïc, mais surtout un niveau de vie autrement supérieur à celui d'aujourd'hui, qui lui permettrait d'exister et de durer un tant soit peu. C'est si évident qu'il a fallu pour donner un tant soit peu de crédit à la démocratie représentative toute l'aide du Moyen Age religieux qui s'est converti au parlementarisme et a fait siéger ses barbus d'un autre temps sur les travées du XIXème siècle.
Toute la signification des événements actuels dit qu'il n'y a pas d'espace durable entre la dictature et la démocratie directe.
C'est pourquoi, tout en soutenant cette fiction toute formelle de démocratie, fut-elle affublée d'une fausse barbe, les vieux pays occidentaux de démocratie représentative non seulement s’accommodent fort bien de la domination dictatoriale islamiste mais la recherchent.

On voit donc en coulisse les puissances occidentales veiller à rapprocher les élites militaires et patronales égyptiennes, des familles régnantes et des grands conglomérats du Golfe, toujours plus étroitement liés aux grands États occidentaux.
L’Arabie saoudite a promis 4 milliards de dollars à l’Égypte, plus que les montants offerts par les États-Unis et l'Europe. La Kuwait Investment Authority a annoncé en avril 2012 qu’elle créait un fonds d’investissement souverain d’un milliard de dollars pour investir dans des entreprises égyptiennes. Le groupe koweitien Kharafi, dont on estime qu’il a déjà 7 milliards investis en Égypte, a annoncé qu’il empruntait 80 millions de dollars pour investir dans ce pays. On rapporte que le Qatar, aussi, envisagerait d’investir jusqu’à 10 milliards de dollars, selon son ambassadeur en Égypte.
Actuellement, la dette extérieure de l’Égypte s’élève à environ 35 milliards de dollars. Entre 2000 et 2009, bien que le pays ait payé environ 24,6 milliards pour service de la dette le niveau de la dette égyptienne s’est accru d’environ 15%. La différence entre les prêts reçus et les montants remboursés, s'est élevée à 3,4 milliards de dollars durant la même période. En d’autres termes il y a plus d’argent qui coule des pauvres d’Égypte vers les banques les plus riches d’Amérique du Nord et d’Europe, que l'inverse. Or, pour ces derniers, il faut que ce flux continue.
Voilà l’arrière-fond des discussions occidentales autour de l’Égypte et ce que cache le satisfecit donné par Obama au pouvoir "islamiste" de Morsi.
Obama a été explicite. «L’objectif doit être un modèle dans lequel le protectionnisme cède le pas à l’ouverture [...]. L’appui de l’Amérique à la démocratie sera par conséquent basé sur la garantie de la stabilité financière, [...] l’intégration dans des marchés en concurrence les uns avec les autres et avec l’économie mondiale.» Il faudra donc : «1° Ouvrir des secteurs protégés [...] qui ont des barrières contre les investisseurs étrangers…2° réduire les taxes à l’importation et les barrières non tarifaires. 3° lever la protection des entreprises étatiques en les exposant à la concurrence. »
C'est à cette fin que les porte-parole des États-Unis, de l’Europe et les médias à leur suite, insistent pour dire que les révolutions arabes n’étaient pas des révoltes contre plusieurs décennies de néo-libéralisme, mais seulement un mouvement contre un État qui avait mis des obstacles à la poursuite de l’intérêt individuel donc au marché libre. Ce que répètent plus ou moins consciemment en l'enjolivant un certain nombre d'experts, journalistes et intellectuels.

Une urbanisation galopante qui défait les vieilles solidarités et en ébauche d'autres

La libéralisation économique cassant toutes les protections a poussé les pauvres à chercher une porte vers une vie meilleure dans les villes et a conduit à une urbanisation débridée. L'Égypte a une urbanisation et une densité de population six fois plus importante que celle de la Hollande, pourtant la plus forte d'Europe. Le Caire est passé de 3 millions d'habitants dans les années 1960 à 20 millions aujourd'hui. Sanaa, la capitale du Yémen de 50 000 en 1960 à 2 500 000. Au delà de ces villes phares, une foule de villes moyennes et petites ont émergé. Dans le monde arabe en 1950, sur les 100 millions d'habitants, 26% vivaient en ville, aujourd'hui ils sont plus de 66% pour les 350 millions actuels, ce qui recouvre une évolution générale: près de 55% des habitants de notre planète sont citadins aujourd'hui. L'urbanisation crée un prolétariat des services urbains mais surtout un énorme prolétariat "informel". Les bidonvilles aux conditions de vie dramatiques, 1 à 4 millions dans celui du cimetière du Caire, la jungle urbaine et l'émigration bousculent les traditions, détruisent les vieilles solidarités mais aussi ce qu'il y a de plus pesant et coercitif dans la tradition et créent ainsi un "espace de liberté". Cette "liberté" est celle d'un prolétariat féminin et enfantin à être exploité sans limites. Mais en même temps qu'elle devient cette jungle, la ville mixte les traditions et fait sortir ces nouveaux prolétaires de leurs anciennes solidarités pour leur en faire chercher de nouvelles dans ces "villes-monde". En même temps qu'elle devient cette "jungle", la ville fait rentrer ces travailleurs dans le prolétariat mondial.
L'Égypte de Moubarak était une dictature, mais dans la mégalopole du Caire, on pouvait compter ces dernières années environ une manifestation et 3 grèves par jour. La police réprimait sauvagement mais semblait dépassée par le gigantisme de cette fourmilière humaine. Ce qu'il faut raccorder aux 10 000 émeutes recensées en 2010 ou 2011 en Algérie sur les questions urbaines et salariales. Chaque nuit un morceau de bidonville naît. Des bidonvilles gigantesques accueillent ces migrants, une foule d'enfants sans famille qu'on estime à un million au Caire, donne tout à la fois la base des violences urbaines[1] et en même temps des graines de Gavroche qu'on peut lire dans les exploits révolutionnaires des supporteurs de foot Ultra égyptiens.
Les villes d'hier ont créé la démocratie parlementaire avec autour de 1900 14% de citadins. Nos révolutions industrielles et urbaines européennes du XVIIème au XIXème siècles sont des jeux d'enfant par rapport aux bouleversements de ces trois siècles ramassés en seulement 30 ans. Ce monde urbain d'aujourd'hui est par son importance, infiniment plus politique que celui d'hier.
Par son caractère urbain, sa diffusion par internet et sa durée, cette révolution nous montre que la planète oppositionnelle ne se réduit plus sur une face du globe à des révoltes condamnées à n'être que des émeutes rapides ou marginalisées suivies de longues périodes de répression et, sur une autre face, à des conflits de classes populaires relativement nanties, protégées et conformistes. Elle nous révèle une marche de l'humanité réunifiée en train de chercher une nouvelle citoyenneté commune face aux barbaries que laissent entrevoir les décours de la crise économique internationale.
C'est pour cela que la place Tahrir a pris cette importance, en servant de révélateur, avec la place de la Kasbah à Tunis, de ces trente ans d'évolution économique et humaine de la planète qui nous étaient restées jusque là invisibles ou sans signification.
Elle était un miroir de ce que nous sommes devenus en même temps que de ce dont nous sommes capables. Tahrir a été un miroir magique car ses reflets ont un pouvoir de métamorphoses. Ce catalyseur a révélé par une farandole de places publiques occupées autour du globe les premiers pas d'une communauté nouvelle, d'une citoyenneté mondiale réinventée et libérée.

Une vague d'immigration d'une ampleur jamais connue dans l'histoire de l'humanité

En très peu de temps, avec la nouvelle géographie mondiale de l'industrie, l'urbanisation, la destruction des vieilles structures familiales, la mobilité des hommes et des marchandises a explosé, multipliée par mille depuis 1800. Des vagues d'immigration d'une ampleur sans précédent dans l'histoire de l'humanité ont créé de nouveaux collectifs humains cherchant à briser les vieilles institutions dans lesquels ils sont enfermés.
Plus de 22 millions d'arabes ont émigré des derniers temps, souvent dans les pays du Golfe mais aussi en Europe ou encore plus loin. Dans le désespoir qui frappe ces pays, il n'y avait qu'un échappatoire : fuir à l'étranger, y travailler, faire des études, partir, rêver d'un ailleurs meilleur. Au contact d'autres cultures, d'autres manières de faire, de vivre et lutter, une génération de jeunes s'est découvert d'autres horizons, d'autres objectifs. Avec internet, elle a non seulement maintenu le contact avec l'étranger, mais s'est mise à penser aussi à cette échelle. La démocratie facebook est planétaire et s’accommode mal des dictateurs locaux.
En même temps que le monde n'a jamais été aussi petit pour les capitaux, jamais il n'a été autant mis d'entraves à la circulation des pauvres, faisant de leurs propres pays et des idéologies nationales de vastes prisons où ils sont condamnés à survivre ou mourir.
Avec les conflits des années 1990, une bonne partie des émigrés dans les États du Golfe est revenue. Quand aux frontières européennes, elles sont de plus en plus hermétiques... Les portes de la prison se refermaient à nouveau.
Ironie de l'histoire, Le Pen n'aura pas été pour rien dans les soulèvements arabes actuels.

Une révolution matrimoniale qui sape les bases de régimes patriarcaux

L'urbanisation et l'émigration ont eu pour conséquence une véritable révolution matrimoniale souterraine qui sape les bases des régimes dictatoriaux comme les assises de la religion traditionnelle fondés tous deux sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la soumission des femmes et un taux de fécondité élevé.
En 30 ans en Égypte – mais l'évolution est semblable dans tous les pays arabes - avec une urbanisation considérable et une immigration importante, bien des femmes se sont mises à travailler et ont trouvé par là une certaine émancipation. L'âge du mariage qui était de 17-18 ans pour les femmes est passé à 23 ans, 27 pour les hommes. Ce qui signifie un célibat plus long. La fécondité est passé de 6 à 7 enfants à environ 3. On estime le taux de contraception à près de 60%. Le nombre d'avortements, encore interdits, explose. L'écart d'âge traditionnellement élevé entre époux diminue comme l'habitude du mariage endogame. La durée du mariage, assez courte du fait des facilités de répudiation pour les hommes, s'allonge. La polygamie a quasiment disparu.
La place Tahrir où cohabitent hommes et femmes, a donné un visage à ce chamboulement. Cette cohabitation sans problèmes, montre que ces archaïsmes ne sont pas inscrits au plus profond de la "nature humaine" mais ne tiennent que par ces régimes dictatoriaux qui y trouvent leurs assises.
Mais ces archaïsmes ne concernent pas que l'aire arabe ou musulmane, ils sont planétaires. La plaque de la société bouge et heurte celle des institutions et des coutumes annonçant bien des séismes; la propriété, la famille, le mariage, l'héritage, les frontières nationales, l'éducation, les formes de collectivités, la représentation politique... sont tous en crise et partout. Un ébranlement quelque part trouve tout de suite un écho ailleurs.
Sur ce fond social transformé, des dictatures réputées indestructibles mais aux fondations minées, tombent en quelques semaines. Des peuples que les experts et les préjugés vouaient à des arriérations séculaires se placent à l'avant-garde d'un mouvement dont on voit qu'il ne cesse pas et, qui, au décours de ses expériences, creuse toujours plus profond. Des jeunes, des femmes, des ouvriers dont on se désolait de leur apolitisme, leur apathie ou leur conformisme, montrent non seulement un courage incroyable mais ne cessent de faire bouger les lignes contre tous les appareils issus du passé à tel point que nos habitudes de pensée, là où le sol n'a pas encore tremblé, ont du mal à suivre le rythme, et même à comprendre tout simplement.

La transformation de l'islam des Frères Musulmans

Les Frères Musulmans au pouvoir ont annoncé le moment islamiste tant attendu dans le monde arabe. Mais on les découvre heureux de collaborer avec les USA et Israël, contre le terrorisme dans le Sinaï, de parler stratégie conjointement avec Washington pour garantir la sécurité d'Israël et contenir le Hamas, de s'aligner sur les États du Golfe et le Qatar et de signer un accord d'austérité avec le FMI, contre tout ce qu'ils paraissaient être. De plus, ils ne tiennent aucune de leurs promesses électorales, abandonnent tous les objectifs de la révolution, mettent Morsi au dessus de la Justice comme l'assemblée constituante et le sénat, donnent les quasi pleins pouvoirs à l'armée jusqu'au référendum, autorisent les jugements de civils par les tribunaux militaires, arment des bandes de voyous pour s'attaquer aux manifestants pacifistes, garantissent la propriété de tous ses biens à l'armée, écrivent une constitution qui interdit les syndicats et nie les droits des femmes, annoncent leur intention de diminuer les subventions aux bouteilles de gaz et à l'électricité et d'augmenter les taxes sur de multiples produits, notamment la bière, l'alcool et les cigarettes.... et soulèvent en 5 mois de pouvoir une vague historique de protestation contre leur autorité.

Que s'est-il passé ?

Tout d'abord, on ne peut penser l'islamisation, comme la dés-islamisation, sans comprendre la nature profondément policière de la société égyptienne où la police était un corps de 4 à 5 millions de personnes. Le policier était un des symboles de l’injustice et de l’oppression. Chaque institution publique avait le devoir de maintenir le pays sous pression constante. Et 80% des institutions publiques appartenaient à ce que l'on appelle l'«Assistance policière». Ce ne sont pas des officiers de police mais des fonctionnaires qui travaillent au niveau de la rue, qu'ils occupent totalement ; ils sont partout, surveillent les mosquées, les banques, les hôpitaux, les écoles. Ces policiers de la rue étant payés une misère, ils se payaient sur le dos de la population.
Cette police, si proche des milieux populaires, n'était supportée que par l'espoir d'un grand idéal commun, le nationalisme. Or l'élan et les illusions de l'indépendance s'éloignant, il y avait problème. Car le gendarme n'était pas intégré dans le cerveau des hommes, comme il l'est souvent dans le monde occidental où des siècles d'oppression et d'exploitation nous ont fait enfouir au plus profond de nous l'acceptation des règles de la religion capitaliste, d'un monde qui marche sur la tête : aller se faire exploiter tous les jours, toute la journée, toute l'année et à l'heure...
Seule, la religion des mosquées pouvait remplir ce rôle. Mais jusque là, l'islam égyptien était dominé par les confréries soufis trop "bohèmes" et d'esprit trop "libertaires" guère adapté à cette fonction policière, toute dans les règlements et les interdits. Et le principal d'entre eux, le contrôle des femmes qui transforme chaque homme en un policier intime et familial.
Ce sont les sociétés de Sadate et Moubarak qui ont fabriqué cette islamisation là du pays. Non pas que les Frères Musulmans n'aient pas existé auparavant. Mais ce sont Sadate et Moubarak et les particularités de la période qui leur ont donné leurs caractéristiques actuelles.
Les mythologies d'une économie forte et libératoire issue de l'indépendance dans le cadre national, voire arabe avec la RAU, s'effondraient. La vague de libéralisme sauvage qui a détruit les protections sociales d’État, poussait les peuples dans une franche hostilité à tout ce qui venait de l'occident en même temps que les courants indépendantistes connaissaient un discrédit marqué. La gauche tout à la fois violemment réprimée et en même temps renonçant à son programme politique était incapable de représenter ce mouvement. Par contre, en même temps que des millions d'Egyptiens trouvaient un travail dans les pays du Golfe enrichis par la manne pétrolière, les islamistes savaient donner un écho concret à ces plaintes et souffrances, en remplaçant la fierté nationale par son écho mythifié dans la religion.
Sadate et Moubarak se sont appuyés sur ce nouvel état d'esprit en voyant dans l'islam la possibilité d'un détournement des aspirations et des colères populaires tout en introduisant dans le psychisme de chacun leurs propres règles policières au travers d'une police des mœurs librement consentie. A partir de la deuxième moitié des années 1970, ils se mirent à islamiser la société tout en combattant les ambitions politiques des mouvements musulmans.
Les autorités offrirent aux familles des aides financières pour chaque fille qu'elles voileraient. En 1980, ils firent de la charia le deuxième article de la constitution : "l'islam est la religion de l’État, la charia est la source de la législation". Depuis 1985, chaque fois qu'une réforme est introduite dans le droit de la famille, il faut l'approbation du Mufti c'est-à-dire du chef du clergé. En 2006, les autorités rendirent obligatoire l'attribution d'une religion sur les cartes d'identité, musulman, chrétien ou juif. On naît musulman et on ne peut pas renoncer à la religion musulmane sous peine de mort.
L'Égypte a adopté le système juridique français, le code Napoélon, mais cela ne s'applique pas aux affaires de la famille qui dépendent depuis Sadate et Moubarak de la "charia" et des codes des différentes communautés religieuses. Des tribunaux spéciaux de la famille sont censés veiller à leur application. Un époux peut interdire à sa femme de quitter l'Égypte par une déclaration administrative élémentaire. Il peut répudier sa femme simplement en le lui disant, même si celle-ci ne le veut pas. La polygamie est autorisée. Seuls les enfants musulmans peuvent hériter en cas de familles comportant enfants chrétiens et musulmans. En justice, la parole d'un musulman vaut celles de deux chrétiens. Etc... Ce sont donc Sadate et Moubarak soutenues par les démocraties occidentales qui ont réduit les femmes aux rôles de seconde zone.
En même temps que la libéralisation de l'économie amenait le gouvernement à abandonner les secteurs étatiques de l'économie au privé, les autorités abandonnaient bien des services publics, hôpitaux, écoles, services de ramassage des ordures... aux islamistes. Nasser avait interdit officiellement les Frères Musulmans, mais le régime leur permis de focaliser leurs activités sur les élections des unions estudiantines, des clubs des professeurs universitaires et des syndicats durant les années 1970-1980, puis de disputer les élections de l’ordre des Médecins pour la première fois en 1984 pour en conquérir la majorité en 1992, avant d’investir les syndicats des Ingénieurs et des Pharmaciens. De fait si l'armée gardait les pouvoirs régaliens de l’État, il abandonnait aux Frères Musulmans tout le contrôle social de la société, leur interdisant simplement la politique. Un partage des tâches s'effectuait. Les associations professionnelles corporatistes et les mosquées devenaient de ce fait durant ces années 1980-1990 les seuls lieux où on pouvait parler politique avec... les stades de foot.
Cette islamisation de la société devient la seule possibilité d'expression du peuple et se heurte en même temps aux forces contradictoires de la révolution matrimoniale, de l'urbanisation, de l'immigration ce qui rend l'islam des Égyptiens de plus en plus douloureux, de plus en plus étranger lui donnant le sentiment qu'il est importé du Qatar ou d'Arabie Saoudite.
C'est pourquoi avec la chute de la dictature, on a assisté tout à la fois au succès immédiat des islamistes bien qu'ils n'aient quasiment pas participé à la révolution du 25 janvier, et, dés le début, à la fissuration du système religieux qui a pris dans un premier temps la forme de querelles de générations puis de scissions multiples avant leur rejet politique global, et, probablement ensuite, le rejet de la religion elle-même.
C'est d'abord un outil politique de libération qui paraît évident puis peu à peu, l'ancien ascendant religieux, prend, dans cette société qui se libère, l'aspect d'un contrôle de plus en plus extérieur et pesant, de plus en plus hypocrite, aussi tatillon et fragile que celui de la police, apparaissant comme une police des corps et des mœurs. Avec la chute de Moubarak, l'édifice est seulement ébranlé, la religion guère touchée. Par contre avec la chute de l'armée et de tous les petits Moubarak que recherche la deuxième étape de cette révolution, avec le désir d'émancipation personnelle qu'elle exprime au travers d'une multitude de luttes et d'associations en tous genres, ce sont les fondements de la religion qui sont remis en cause.
Une nouvelle confédération et plus de 150 syndicats ouvriers libres ont été créés regroupant aujourd'hui plus de 3 millions de salariés jusqu'à un syndicat de la main d’œuvre féminine agricole qui demande l'égalité de traitement avec les hommes dans un secteur où travaillent 4 millions de femmes.
La perte d'influence des islamistes a été extrêmement rapide dans les associations professionnelles pré-existantes, la revendication à dégager les petits Moubarak commençant là. Lors des élections de l'automne 2011, les Frères ont perdu la majorité chez les médecins ( et même 70% des sièges) et les journalistes. Ils sont remis en cause chez les avocats et les ingénieurs et sont bousculés chez les professeurs d'université, les étudiants ou les artistes par de nombreuses associations naissantes. Ils ont gardé leur majorité chez les enseignants, bien que cela ait probablement changé depuis, car les Frères musulmans se sont opposés à la grève de cette profession en septembre 2011 suivie par près de 70% des enseignants et ont envoyé police et armée contre eux en septembre 2012 lors de leur seconde grande grève nationale.
C'était déjà en s'opposant à la grève des médecins – la première dans l'histoire du pays – suivie à 90% qu'ils avaient perdu leur influence. On peut se douter qu'en réprimant la seconde en octobre 2012, où un comité national de grève a été créé contre le pouvoir islamiste, ces derniers aient perdu toute influence dans ce milieu. Quand aux ouvriers chez qui ils n'ont jamais eu une grande influence, on peut facilement comprendre qu'ils aient perdu dans ce milieu tout ascendant en réprimant violemment leurs grèves et en cherchant à leur retirer le droit de s'organiser syndicalement.
Outre leur politique, c'est la rupture avec la confrérie de nombre de médecins, enseignants, pharmaciens parfois très appréciés dans les quartiers, qui explique la soudaine chute des islamistes dans les quartiers populaires ou dans des villes comme Alexandrie, présentée comme leur fief, où ils avaient acquis auparavant leur place par l’œuvre charitable de ces milliers de militants sociaux dévoués. C'est tout cela qui explique la « surprise » de l'écroulement du vote islamiste avant même le pouvoir de Morsi, aux présidentielles de mai 2012 puisqu'ils sont passés d'une domination insolente de 70% aux législatives de l'hiver 2011 à un faible 25% pour les Frères Musulmans au premier tour des présidentielles de mai 2012. Morsi ne devant sa présence puis son succès au second tour qu'aux énormes fraudes qui ont privé le candidat socialiste de la première place au premier tour, et au choix de l'armée au second de se rallier finalement à lui en le choisissant comme vainqueur du fait qu'elle venait de vérifier sa propre incapacité à assurer seule le pouvoir, par l'échec de sa tentative de coup d’État de juin 2012. La menace d'une seconde insurrection populaire l'avait fait reculer.

La montée des grèves et le glissement fascisant des islamistes

L'évolution des Frères Musulmans n'est pourtant pas finie. On a pu constater un glissement de l'islamisme vers des pratiques fascisantes à deux séries d'événements en novembre et décembre 2012, alors que les Frères et même certains salafistes avaient choisi jusque là la voie parlementaire.
D'une part, on a pu voir l'état de déconsidération des Frères Musulmans au fait que des millions d'Egyptiens dont de très nombreux musulmans et affichés comme tels, imams, scheiks, femmes voilées, étudiants d'Al Azhar, ont manifesté depuis le 18 novembre[2] contre le pouvoir de Morsi, réclamant qu'il "dégage" en le comparant au mieux à Moubarak au pire à un dictateur fasciste. Ce qui s'est accompagné de mises à sac voire incendies de nombreux locaux des Frères Musulmans sans qu'en aucune manière la population ne vienne les défendre. Et ce mouvement est entré dans les mosquées elles-mêmes. En effet dans de nombreuses mosquées, alors que les prédicateurs avaient comme consigne du ministère de l'intérieur de prêcher en faveur du "oui" au référendum,[3] bien des croyants se sont vivement opposés à de tels prêches au point de les chasser de la mosquée comme ça s'est vu dans la principale mosquée d'Alexandrie.
On a donc une rupture marquée entre le peuple laïc ou musulman et les Frères Musulmans et ses alliés.
Cependant, si les Frères ont perdu une grande partie de leur influence morale et spirituelle, il leur reste leur appareil militant qui est considérable. On l'estimait à 2 millions de membres avec des ressources financières extrêmement importantes. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? On ne sait pas. Quoi qu'il en soit, alors que la police a déserté les rues et que ses membres remplissent plutôt les hôpitaux psychiatriques, alors que l'armée semble fragile, divisée au sommet et menacée de dissolution à la base, l'ossature des Frères semble la seule structure populaire militante qui garde une homogénéité idéologique, capable de s'opposer à la révolution – la "débauche" pour les islamistes les plus radicaux - qui continue sa marche en avant.

Ainsi dans la nuit du 5 décembre, après que 750 000 manifestants venaient d'encercler le palais présidentiel à Héliopolis pour "dégager" Morsi, le contraignant à la fuite et que quelques centaines de manifestants campaient encore pacifiquement devant le palais, des bandes armées islamistes les ont violemment attaqués se saisissant de certains d'entre eux pour les torturer afin de leur faire dire qu'ils étaient payés par les "feloul", ou partisans de Moubarak afin de provoquer son retour. Le 15 décembre, premier jour de scrutin du référendum, alors que les sondages à la sortie des urnes donnaient le "non" largement majoritaire, on voyait une bande armée islamiste s'attaquer à la chevrotine et au cocktail Molotov au siège du Wafd -le parti de la grande bourgeoisie libérale égyptienne – menaçant ensuite la place Tahrir et le siège des socialistes nassériens. En même temps, un responsable des Frères Musulmans déclarait qu'il allait peut-être leur falloir créer des milices, armer leur jeunesse, afin de se défendre contre les agressions dont ils sont la cible. Enfin un prédicateur connu recommandait aux vrais musulmans, dans son prêche du vendredi à la mosquée, de s'armer de revolvers automatiques afin de passer à l'objectif du moment, tuer les mécréants.
Bien sûr, les provocations et les exactions de bandes salafistes ne sont pas nouvelles, notamment contre les coptes. Mais leur radicalisation, l'extension ouverte de leur champ d'action et surtout leur légitimation par le pouvoir tout à la fois par le contenu de la Constitution qu'il propose et son encouragement à la création de milices, marque une nouvelle étape.
Cette violence – surtout du 5 décembre - a été condamnée par l'ensemble du peuple égyptien consommant la rupture. En même temps, on voit que la dérive autoritaire des islamistes, déjà inscrite dans leur instrumentalisation par Sadate et Moubarak, a gravi une nouvelle marche. L'islam n'est plus le soupir du pauvre mais l'instrument clair d'une dictature contre le pauvre.

Mais on ne comprendrait pas cette évolution si on ne saisit pas à quoi elle tente de répondre et s'opposer : une montée sans précédent des luttes ouvrières en Égypte.
La focalisation sur la place Tahrir ou l'impression d'un recouvrement de la révolution par un "hiver islamiste" religieux ont occulté le principal ressort de la révolution, cette vague de grèves, manifestations, sit-in, occupations, blocages de routes... qui depuis deux ans atteint une dimension telle que l’Égypte n'en a jamais connu dans toute son histoire. Il serait trop long ici de décrire dans le détail ce formidable mouvement. Je renvoie à l'article publié dans la revue TEAN de décembre 2012 pour la vague de grèves de septembre-octobre 2012 et aux différents numéros de la revue Carré Rouge en ligne ou papier où j'ai décrit les vagues qui l'ont précédée.
Disons seulement que ces grèves qui ont été à l'origine de la chute de Moubarak, n'ont pas cessé depuis deux ans. En effet pour les travailleurs égyptiens, rien n'a changé pour eux au niveau social, sinon la liberté d'expression et d'organisation qu'ils ont gagné et qui se perpétue par le rapport de force qu'ils ont su créer et maintenir par leur mobilisation constante. Très régulièrement, depuis mars 2011, les différents gouvernements en place promulguent lois et décrets qui limitent ou interdisent les grèves, mais rien n'y fait, les salariés ne cessent de descendre dans la rue pour exiger des hausses de salaires, l'embauche des chômeurs et précaires, de meilleures conditions de travail comme un droit réel à la retraite et aux protections sociales...
Ces revendications économiques s'accompagnent souvent depuis deux ans – avec une accentuation ces temps-ci - d'une revendication politique qui est de dégager les "petits Moubarak" à tous les niveaux de l'économie ou de l’État. Ainsi 4 000 ouvriers en grève depuis deux jours de l'entreprise des Tabacs Orientaux qui compte 13 000 salariés, ont bloqué le centre du Caire lundi 17 décembre pour exiger des hausses de salaires et que leur directeur soit "dégagé". Début novembre, c'étaient les employés du métro du Caire qui obtenaient que le leur soit viré. Cet objectif populaire de "dégager les petits Moubarak" par la grève et la rue pour compléter et finir la révolution du 25 janvier qui, elle, a "dégagé" Moubarak lui-même, est porteuse d'une deuxième révolution, sociale celle-là comme de la construction de ses propres organes de pouvoir que pourraient être les comités pour dégager les petits Moubarak (ou Ben Ali bien sûr, car il y a le même phénomène en Tunisie).

Bien sûr, autant les libéraux que les Frères Musulmans sont conscients du danger. Ces derniers tentent de vider le contenu de cette revendication en faisant semblant d'épurer par le haut un certain nombre de hauts fonctionnaires du temps de Moubarak. Mais ils ne peuvent évidemment pas épurer tout l'appareil d’État ni les dirigeants de l'économie sans "dégager" les derniers remparts de l'ordre et de la propriété à commencer par eux-mêmes. Les libéraux et les socialistes nassériens l'ont eux aussi compris et viennent de le montrer dans des tractations avec les Frères Musulmans à l'occasion du référendum, préférant une alliance avec leurs ennemis islamistes en s'accrochant à tout ce qui reste de faux semblant de la démocratie représentative plutôt qu'ouvrir la porte à la démocratie directe et populaire.

Pour le moment les Frères marchent donc sur deux jambes, l'une étant la constitution de milices islamistes fascisantes pour contrer le peuple en lutte sur le terrain, l'autre étant un jeu d'alliance avec les libéraux pour tenter de paralyser politiquement le mouvement populaire.

C'est l'état de la mobilisation du prolétariat, sa conscience politique, conduisant tout à la fois à la fragilisation de l'appareil d’État, à l'usure des partis institutionnels et au glissement vers les méthodes fascistes de la mouvance islamiste comme seul moyen d'opposer des fractions de la population à la révolution, qui détermine l'équilibre entre la jambe des milices fascistes et celle du jeu d'alliance avec les libéraux dans le cadre parlementaire.
En même temps, jamis la dimension internationale n'a été aussi importante qu'aujoud'hui.

Quand Brunning, Cavaignac, Mussolini, Darwin, Saint Just, Lénine, Steve Job et Facebook se rencontrent en Égypte

Le "printemps arabe" a fait beaucoup penser au "printemps des peuples européens" de 1846 à 1851. En même temps, le monde arabe, comme d'ailleurs ce qu'on appelait hier le tiers-monde, aujourd'hui parfois le monde émergent, ou encore les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) est en train de vivre avec les dernières trente années de mondialisation un concentré de trois siècles d'évolution en Europe, intégrant dans ses révolutions aussi bien 1789, 1848 que 1905, 1917 ou 1968. Dans les rues du Caire, de Sanaa, de Shenzen ou Gurgaon, les siècles se raccourcissent à quelques décennies, se côtoient et se heurtent à une vitesse et une dimension jamais connues. Nous sommes en 1848 entre février et juin, mais encore à l'ère des tribus, en 1789 ou 1905 aussi, mais en même temps en 1968 et plus, à l'ère d'Internet, de la mondialisation, des villes tentaculaires, d'entreprises multinationales gigantesques du XXIème siècle. C'est pourquoi ces révolutions arabes, comme fragment des luttes de la nouvelle jeunesse prolétarienne du monde, ont suscité un intérêt – et une crainte - en Chine mais aussi dans les classes exploitées des vieilles sociétés occidentales tel que les soulèvements du tiers monde n'en avaient jamais suscité dans le passé.

On se rend compte que l'ébranlement de la région peut amener avec le développement de milices fascistes à bien des retours en arrière. Pourtant la situation n'est pas la même qu'en 1979 au moment de la main-mise théocratique de Khomeiny sur la révolution iranienne. Le monde a bien changé. L'espace public oppositionnel qui s'est développé à partir du milieu des années 2000 en Égypte ou en Tunisie n'est pas à séparer de celui qu'on voit surgir à peu près aux mêmes dates à l'échelle mondiale. Nous n'avons pas assisté à des émeutes sans but emplies de désespoir. Nous assistons au début d'une prise de conscience pour un autre monde. Les places Tahrir ou d'autres sont pleines d'espoirs, de générosité, d'utopies, pleines de gens se répondant les uns aux autres par delà les frontières qui ne veulent plus vivre sous le règne de rapports humains marchandisés ni même sou s la tutelle morale et intellectuelle des religions. Les grèves et manifestations ouvrières sont pleines de rage donnant un caractère explosif aux "indignations" socialisantes. Le vote socialiste pour Sabbahi aux présidentielles de juin 2012 qui a surpris tout le monde, l'illustre. Les révolutions arabes durent, s'approfondissent et vont s'ouvrir encore plus parce qu'elles participent du même réveil du monde.
Il y a certes bien des frontières entre les hommes.
Mais on a assisté ces dernières décennies à un essor fantastique des moyens de communication et d'Internet, faisant s'estomper puis s'effondrer de nombreuses frontières et lignes de démarcation traditionnelles en même temps que sont nées des institutions, des émotions, des opinions mondiales. Les forums sociaux mondiaux ont fait entrer en contact des dizaines de milliers de personnes et échanger leurs expériences. La décentralisation de la production des connaissances et de la recherche, amplifient les évolutions scientifiques, techniques et culturelles, l'uniformisation culturelle facilite la diffusion de l'interprétation commune des problèmes, l'écologie déplace la réflexion à une échelle planétaire et marque toutes les autres sciences de cette emprise. Cette domination des Sciences de la Vie et de la Terre entraîne l'interdisciplinarité, la World History - l'histoire globale - la sociologie des mouvements, le système des genres, l'archéogénétique, l'anthropologie cognitive ou historique, la psychologie et la biologie évolutionnistes, la paléopathologie, etc., ce qui fait partie des éléments constitutifs de cette situation, cette période, au même titre que la place Tahrir, les indignés, et, par là, donnent de nouvelles bases pour le cheminement de la pensée afin que le marxisme rompe avec le déterminisme rationaliste mécaniste qui lui a servi d'ersatz pour des générations militantes.

Regardons la jeunesse israélienne qui a su entraîner la population entière du pays en clamant clairement qu'elle s'inspirait des arabes de la place Tahrir. Cette jeunesse, d'un pays au PIB en pleine progression, aux industries high-tech qui feraient pâlir d'envie leur équivalent européen, s'enthousiasme pourtant pour la jeunesse misérable d’Égypte et de Tunisie et laisse entrapercevoir, parce qu'elle choisit les études et la vie plutôt que le budget militaire et la guerre, les jalons d'un remodelage géopolitique de toute la région que des décennies de combats nationalistes avaient conduit à l'impasse.

C'est le même cri que les "indignés" espagnols, des USA ou d'Allemagne avec "Occupy", et, dans une moindre mesure, à Notre Dame Des Landes, ont lancé à la face du monde, dénonçant la farce qu'est devenue la démocratie parlementaire aux mains des banques et le scandale de cette société qui ne sait qu'offrir des jeux sans même le pain aujourd'hui. Ce sont encore les Grecs qui refusent de payer les dettes illégitimes d'une société passée entièrement aux mains de la finance. C'est toujours le même mouvement, au Chili ou au Québec où la jeunesse en réclamant le droit aux études, à la vie, entraîne la population contre l'austérité. En Grande Bretagne ses émeutes montrent la nécessité d'un repartage des richesses. Ce sont les grèves et luttes à répétition en Italie et l'appel par le plus grand syndicat de la métallurgie, la FIOM, à des AG ouvertes sur les places publiques pour qu'ouvriers, chômeurs et étudiants, décident ensemble de leur avenir. C'est le peuple roumain qui fait tomber son gouvernement après un mois de luttes. En Espagne et au Portugal, le rythme des résistances ressoude la péninsule ibérique. Ce sont les mouvements sociaux qui unifient à nouveau par leurs préoccupations communes la Slovénie, la Bosnie, la Serbie, la Croatie ou le Monténégro après plus d'une décennie de guerres fratricides. L'ensemble posant les premiers jalons d'une nouvelle unification de l'Europe par en bas.

C'est le même esprit qu'on retrouve dans le LKP en Guadeloupe jusqu'au succès initial du NPA qui dénotait de cette même envie de se débarrasser de vieux oripeaux politiques et institutionnels dont tout le monde sent qu'ils entravent l'action et la pensée.
Ce même esprit subversif de la jeunesse lycéenne lors du mouvement des retraites en France qu'on retrouvera demain. Déjà, on pouvait déceler dans le dynamisme "surprenant" de jeunes équipes syndicales et militantes balayant les frontières qui séparent leurs chapelles en refusant des manifestations "plan plan", l'air d'un temps nouveau qu'on retrouvera demain. C'est pourquoi ces révolutions arabes durent. Elles participent de cet air du temps... et y contribuent.

On sentait vaguement que tout avait bougé ces trente dernières années, la crise l'a révélé, mais ce sont les révolutions arabes qui en donnent le sens possible. On pressent tout d'un coup à travers ce prisme arabe, la portée politique des milliers de gratte ciels surgis de terrains vagues à Shenzen ou Padong et du fait que la foire de Paris parait une dinette de poupées à côté de la foire exposition d'Yiwu et ses 50 000 exposants permanents dans le monde oxymorique et orwellien du "socialisme de marché". Trois usines chinoises du Taïwanais Foxconn, principal fournisseur d'Apple, comptent deux fois 200 000 salariés, 400 000 sur son seul site de Shenzen où on se suicide en se défenestrant de ses buildings. Continueront-ils à le faire longtemps ? Hong-Kong est la ville qui compte le plus de millionnaires au monde mais aussi 250 000 pauvres qui vivent dans les gaines d'ascenseur ou d'aération des tours. Sans conséquences ? Sao Paulo abrite sur ses gratte-ciels plus de 250 héliports pour ses millionnaires qui préfèrent se déplacer ainsi plutôt que de se risquer dans les rues livrées à la violence de leur système social inégalitaire comme on n'en a jamais vu. Chacun des 53 000 milliardaires indiens possède au minimum 200 000 fois le revenu moyen de 5 000 roupies (95 euros) par mois. Et 500 millions d’Indiens ne disposent pas d’un euro (65 roupies) par jour pour vivre tout comme 40% d'égyptiens mais 250 millions d'indiens ont un téléphone portable et un taux du même ordre en Égypte. A la lumière de ce qu'on voit se dessiner au Caire, Gurgaon, banlieue ouvrière de Dehli, sorti de rien, qui abrite plus de mille entreprises automobiles et 500 000 ouvriers dans sa seule zone industrielle, prend tout d'un coup un caractère politique. Et les enfants abandonnés qui survivent dans les égouts ou les canalisations des systèmes de chauffage urbain à Oulan Bator font alors penser à ces enfants-ouvriers qui vivaient dans les égouts de Vienne, la "rouge", à la fin du XIXème siècle, mais sans internet. L'imagination s'échauffe alors quand on sait qu'on travaille dans les ateliers du delta de la rivière des perles comme il y a 100 ans dans les abattoirs de Chicago, mais avec 300 millions d'ouvriers chinois. Le Brésil ravit à la Grande Bretagne sa sixième place de puissance mondiale, la Chine est la seconde par son PIB... Mais on comprend que les dirigeants chinois aient peur d'un mot, "printemps arabe".

Bien sûr, tout cela n'est pas mécanique, linéaire, ni sans dangers. C'est un combat. Qui aurait pu imaginer il y a 6 mois, dans l'enthousiasme de ces révolutions dites Facebook et de la démocratie, que la première loi du nouveau pouvoir en Libye serait de rétablir la polygamie ? Qui aurait pu prévoir ce raz de marée électoral des islamistes en Tunisie ou en Égypte alors que ces derniers étaient absents de cette révolution ? Mais qui aurait pu prévoir aussi que quelques mois plus tard, les Frères Musulmans en Egypte, Ennahda en Tunisie, les milices islamistes en Lybie soient conspués. En Syrie, on peut se demander si le conflit en cours pourrait tourner à une guerre civile s'étendant au Liban ou à l'Irak faisant éclater la région en autant de micro-communautés dominées par des chefs de guerre en conflit permanent s'appuyant sur des divisions confessionnelles ou ethniques. Au Bahreïn où les conflits sociaux ne cessent pas, les luttes chiites-sunnites sont doublées de vieilles revendications territoriales sur cette ancienne province perse volée par la Grande Bretagne, qui peuvent en faire le lieu de conflits voire d'une guerre entre les ambitions de l'Arabie Saoudite et celles de l'Iran. Avec extension régionale à d'autres problèmes, ce que les bruits des bombes d'Israël sur la bande de Gaza rappellent. Il peut en être de même au Sahel où la fragilité des États, de la Mauritanie au Mali en passant par le Niger ou l'Algérie peut laisser la place à un chaos barbare. Et l'apparition de bandes fascisantes en Tunisie ou Égypte est inquiétante pour l'avenir.

En même temps, la rupture avec l'islam politique ouvre d'autres portes sur l'avenir, tout aussi considérables et complémentaires sur le plan culturel, la largeur d'esprit, notamment les relations entre les hommes et les femmes, le type de famille, le mariage, l'héritage, l'éducation, la déterritorialisation des nouveaux collectifs humains... c'est-à-dire ouvre sur un langage commun à l'humanité qui dise le contraste croissant entre l'évolution de la société et la sclérose de ses coutumes et ses institutions. Et ce d'autant plus que la rupture avec les Frères Musulmans est une rupture avec la maison mère de l'islam politique dans le monde.
La rupture avec les illusions sur la démocratie parlementaire ouvre sur de nouvelles formes de démocratie directe, on l'a déjà vu avec les réseaux sociaux ou les "places" que portent les "indignés", mais bien d'autres encore demain. La convergence de ces ruptures dans le cadre d'une seconde phase anticapitaliste de la révolution ouvrirait dés lors l'ensemble vers une étape où les hommes deviendraient acteurs de leur propre histoire par la construction d'organes adaptés de contre pouvoirs, que ce soient des associations de quartiers, syndicats et ONG diverses, des comités de grèves d'usines, ou de villes et leurs coordinations à des échelles, pourquoi pas, transfrontalières. En effet, si la "révolution" s'invite à nouveau par la porte arabe dans les luttes et débats du mouvement ouvrier du vieux monde, la "classe ouvrière" et ses valeurs anticapitalistes, à défaut encore d'un véritable programme socialiste, ne peuvent que s'inviter, elles aussi, dans les questions d'une révolution arabe en train de se chercher du côté d'une communauté des "producteurs associés".

Le prolétariat et le communisme sont plus que jamais d'actualité

La situation pose à nouveau la question d'identités qui ne soient plus seulement locales ou même régionales mais planétaires. La mondialisation, l'internationalisation, le fantastique recouvrement du globe par l'industrie posent la question du prolétariat. Il faudrait se demander comment, maintenant, avec les idées communistes on pourrait changer le monde, comment cette idée communiste et le mouvement social des exploités peuvent à nouveau habiter le mouvement féministe, le mouvement anti-raciste ou le sentiment national des peuples opprimés.
La seconde phase dans laquelle cherchent à entrer les révolutions arabes pourrait donner partout dans le monde, encore plus qu'au travers du pouvoir symbolique des "places" ou du pouvoir imaginatif des "indignés", le goût et l'envie d’expérimenter de nouvelles formes de vie, de déclarer de nouveaux droits, qu’il s’agisse vivre en harmonie avec la planète et les autres hommes sans aucune frontière, de socialiser les banques et de faire de l'argent un service public, de sortir du nucléaire ou de mettre en place un revenu universel garanti à tous. On imagine facilement la résonance mondiale (faut-il dire "raisonnance" ?) d'une telle seconde phase et combien, à travers elle, ces propositions jusqu’ici "utopiques" apparaîtront de plus en plus réalistes parce qu'elles sortent de l'impossible.
Nous sommes tous des égyptiens, tunisiens et arabes. Et les dictateurs le savent peut-être plus que nous.

En Égypte (comme en Tunisie) on peut se demander s'il y aura des hommes et des forces politiques parmi les militants ouvriers, les étudiants, les intellectuels, les Ultra, les socialistes révolutionnaires pour construire cette politique ouvrière indépendante de "dégager les petits Moubarak" ?
Mais on peut se demander dans le moment qui vient, à notre échelle, tant qu'on n'aura pas vu des soulèvements ouvriers d'une telle ampleur qu'ils soient à nouveau capables d'activer l'imaginaire politique collectif pour faire revivre l'idéal communiste auprès de nouvelles générations militantes si les militants socialistes révolutionnaires internationalistes pourront au moins tenter de donner tout leur sens de premières étapes aux révolutions arabes en y intéressant sinon les peuples européens, au moins ses militants.

Jacques Chastaing le 19 décembre 2012


[1]    De très jeunes adolescents avouaient être payés -ils ne savaient pas par qui – pour provoquer un harcèlement permanent des femmes sur les lieux de manifestations, place Tahrir notamment, afin de créer des tensions et salir l'image émancipatrice de ces nouveaux lieux de liberté.
[2]    Les manifestations n'ont pas commencé le 22 novembre comme c'est dit le plus souvent après que Morsi se soit mis au dessus des décisions de justice mais le 18 alors que des manifestations violentes opposaient la police aux manifestants qui commémoraient les massacres de la tentative d'un premier coup d'Etat constitutionnel par l'armée en novembre 20011. Faire commencer les manifestations au 22 occulte les raisons de la décision de Morsi de s'octroyer les pleins pouvoirs. Sa crainte était une jonction possible entre la formidable vague de grève qui secouait le pays depuis la rentrée scolaire 2012 et les jeunes révolutionnaires de la rue Mohammed Mahmoud. Commencer la crise au 22, qui est certes un infléchissement important, permet par contre de limiter la crise à un problème constitutionnel qu'on peut résoudre par voie électorale de référendum, ce qu'a invalidé le peuple en refusant de se rendre aux urnes, montrant bien que la problème n'était pas là où l'avaient situé les partisans du "oui" ou du "non".
[3]    Morsi avait donné à ce référendum sur la constitution un fort contenu religieux, la centrant sur la charia, faisant des femmes des citoyens de seconde zone, mais aussi s'attaquant clairement aux ouvriers et leur droit de grève ou syndical. Il espérait ainsi en jouant la carte religieuse, prendre en otage bien des égyptiens musulmans pour assurer son succès et d'autre part occulter le conflit politico-social en le déplaçant vers un conflit politico-religieux.