Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 29 juin 2020


(Im)postures macroniennes

(éditorial du PES n° 64)

La séquence calamiteuse que vient de vivre le pouvoir macronien où se sont succédé les mobilisations des Gilets jaunes, des Blouses blanches, contre la destruction du code du travail, des retraites, de la santé publique, puis celles des jeunes des quartiers et au-delà, contre les violences policières et le racisme institutionnel, ou encore le mouvement pour la préservation de la planète, ont brisé la verticale du pouvoir. Quant à la casse sanitaire, marquée par l’ineptie et les mensonges d’Etat, elle fut illustrée par l’adoption de postures présidentielles télévisuelles, sans effet sur l’état de l’opinion.

Chef de guerre contre le virus, puis mea culpa tardif et héroïsation des soignants, ces postures n’ont pas recrédibilisé le petit homme. La martingale brandie pour faire accroire que le jupitérien d’hier allait se convertir à la démocratie sociale et participative n’est qu’un coup de poker menteur qui risque de se retourner contre son auteur. Du Ségur à la Convention Citoyenne sur le Climat, tous ces cahiers de doléances sont autant d’attentes en passe d’être déçues. Le petit roi est-il nu ? Pas tout à fait. Le chômage partiel pendant la pandémie, les milliards injectés dans l’économie, donnent quelque crédit à la prétendue volonté de Macron de se « réinventer », tout de suite contredite par « je ne changerai pas de cap » et de remettre sur le tapis le projet de loi sur les retraites et la baisse des indemnités chômage.

Et pointe au coin du bois, le revenant Fillon. A qui profite le « crime » de son élimination, pour détournement de biens publics et recel, ouvrant l’avenue présidentielle au petit Brutus ? Ça risque de faire des remous dans le landernau jusqu’au sommet de l’Etat et de réactiver la revanche de la droite.

Se relégitimer, mais comment ? Quelles impostures pour s’imposer à nouveau ? Réunissant ses généreux donateurs, Macron a laissé percer ses inquiétudes : « Je peux démissionner maintenant et me représenter aux présidentielles, c’est le moment  je n’ai pas d’adversaire crédible, et rejouer le jeu de l’épouvantail Le Pen ». Se ravisant, le deal étant trop dangereux, il en appelle aux Présidents des assemblées parlementaires pour lui faire des propositions, jure qu’il tiendra compte des corps intermédiaires, des territoires délaissés, en appelle à la déontologie policière avant d’absoudre ce corps répressif dont il a un impératif besoin. Puis, il lance des ballons d’essai  (la remise en cause des 35 H, des RTT et même des congés) qui crèvent les uns après les autres dans les sondages. Vite, il faut passer le cap des municipales, cette claque annoncée aux macroniens, en finir avec ces remous dans son parti qui ressemble de plus en plus à une marche en crabe.

Reste le remaniement ministériel, l’abandon du juppéiste Philippe qui lui fait de l’ombre. Ravaler la façade de la monarchie dite républicaine avec de nouveaux visages, serait-ce la solution ?  Dans l’escarcelle de ses cogitations mûrit également l’idée d’un recours au référendum. Pas si simple ! C’est casse-gueule. Alors, solitaire et mutique, il laisse les élucubrations des éditocrates aller bon train. Mais le temps presse. La vague des licenciements menace, les maux du chômage rongent le corps social, la désindustrialisation et les délocalisations risquent de s’accélérer, la colère des Blouses blanches, des Gilets jaunes, noirs, verts et rouges peut s’accumuler. Faudra-t-il dissoudre l’Assemblée pour que tout se termine par des élections pour que rien ne change ? Ce qui est sûr, c’est que le macronisme s’achemine vers un long crépuscule à moins de croire à l’effet salvateur d’une relance de la croissance capitaliste.

Les postures qui se succèderont, dans cette dernière séance du quinquennat, seront autant d’impostures, comme celle de Valls prétendant que les luttes des races succèderont en France à la lutte des classes… tout un programme de guerre contre « les minorités agissantes » qui tente Macron. N’a-t-il pas accusé les intellectuels d’avoir tenu des « discours racisés », « ethnicisant » la question sociale, qui déboucheraient sur la « sécession » de la jeunesse et qu’en définitive, l’antiracisme serait « communautariste » et « séparatiste » ? Cette posture de répression vise à prévenir qu’il fera tout pour empêcher la jonction des luttes des discriminés avec l’ensemble des exploités et des écologistes radicaux. GD, le 26.06.2020   

Nous avons lu...


Arabie Saoudite.
Wahhabisme, violence et corruption

Difficile de rendre compte d’un livre aussi riche qu’éclairant. Nul ne devrait pourtant ignorer cette puissance mondiale devenue un acteur majeur, quoique fragile, dans l’évolution géopolitique entre autres, au Moyen-Orient. L’assassinat récent du « dissident » Khashoggi dans l’ambassade de Turquie par un commando de 15 personnes, commandité par Mohamed Ben Salman (MBS), n’est que le dernier épisode des « disparitions » extra-judiciaires. Torturé, tué, démembré, ces restes demeurent introuvables. Ce régime tyrannique, tribal et familial, repose sur la doctrine réactionnaire et sectaire du wahhabisme, lecture particulièrement archaïque de l’islam qui s’appuie à la fois sur un contrôle féroce de la société et sur les exécutions massives au sabre, en public. L’auteur écrit toute l’histoire de cette dynastie depuis le 18ème siècle qui a pu perdurer, se renforcer à partir de 1920 (découverte du pétrole) grâce à l’appui intéressé des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne puis des autres puissances. Ennemi juré des nationalismes arabes laïcs, l’Arabie Saoudite est devenue plus agressive depuis la « révolution » khomeinyste en Iran. Inspiratrice et manipulatrice de toutes les guerres récentes (Afghanistan, Irak, Yémen aujourd’hui), elle est derrière tous les djihadistes terroristes même si ces derniers ont dépassé leur maître (Al Qaïda, Etat Islamique). Adversaire impitoyable de toutes les tendances d’un islam plus tempéré. La chasse aux Frères musulmans, le soutien au coup d’Etat d’Al Sissi en Egypte, ses ingérences en Syrie et en Lybie, la guerre au Yémen, révèlent la volonté hégémonique sur la religiosité des musulmans. Les bêtes noires du régime sont l’Iran chiite et la Turquie « ottomane » et, dernièrement, les printemps arabes, y compris au Soudan. Sa force corruptrice, ce sont les pétrodollars et l’achat d’armes sophistiquées, tout particulièrement aux USA, au Royaume-Uni, à la France, mais aussi son prosélytisme tous azimuts par la diffusion des imams et construction de mosquées. La guerre du pétrole suscitée par la concurrence de l’or noir extrait des sables bitumineux (Canada) et de la fracturation hydraulique, ne modifie qu’en surface la politique de cette tyrannie désireuse de se donner un visage plus moderne. L’alliance avec Trump permet tous les « dérapages » (bombardements des écoles, des hôpitaux, au Yémen, plus de 100 000 morts dont 67 % de civils) et l’accord sur le « plan de paix », négation des aspirations palestiniennes, pour s’acheminer vers une alliance avec l’Etat d’Israël afin d’accélérer le changement souhaité du régime en Iran. Pour l’heure, cette visée géopolitique n’a rencontré que des échecs, mais…
Que cette rapide évocation incite à lire cet essai remarquable. GD
Malise Ruthven, la Fabrique, 2019, 18€



Nous avons lu…


L’urne et le fusil.
La garde nationale parisienne 1830-1848

Cet ouvrage vient nous rappeler que la domination de la bourgeoisie, en France, fut l’objet d’une âpre lutte. La constitution d’un bloc historique autour de la classe dominante pour rejeter la monarchie, y compris sous sa forme constitutionnelle, supposait à la fois la mobilisation de la petite bourgeoisie et des classes populaires, son épuration-répression des fractions les plus radicales. Pour se défendre et s’imposer, l’insurrection, c’est le recours aux armes, l’émergence renouvelée (1830-1848-1870) d’une garde nationale « démocratique ». Elle se forme dans les quartiers. Elle est l’enjeu d’une lutte entre la bourgeoisie et les classes « prolétaires ». C’est le processus révolutionnaire  lui-même qui impose cette institution et la volonté de la bourgeoisie de la mettre sous tutelle, de la dissoudre pour, en fin de compte, la remplacer par une force professionnelle. Il s’agit de remplacer le fusil par les urnes, celles-ci devant, en définitive, assurer la représentation parlementaire des intérêts des classes dominantes. Cette histoire est celle où la « populace » est matée par les Républicains. La démocratie parlementaire, telle que la concevaient ceux qui voulaient l’imposer contre les monarchistes, devait être censitaire, excluant les citoyens « passifs ». Le suffrage dit universel ne pouvait l’emporter qu’à la condition d’exclure, de fait, les classes ouvrières et populaires, y compris par l’imprégnation dans le corps social de la légitimité du régime institué. Le long combat pour la démocratie réelle s’est poursuivi autour des droits à acquérir (liberté d’opinion, de presse, de réunion, de manifestation, d’organisation syndicales, des étrangers) après l’écrasement de la Commune (1870).
Reste à restaurer le « droit à l’insurrection » que, dans les faits, les Gilets Jaunes ont remis à l’honneur. Connaître le passé, cette histoire par en bas, n’est pas anodin. Il est source de réflexion pour les luttes présentes et à venir. L’auteure, maître de conférences à l’université Paris-Est, a participé au film-émission de Là-Bas si j’y suis : « Le grand procès de Macron ». GD
Mathilde Larrère. PUF, 2016, 27€ 


Un billet pour la paix

Palestine, tu es dans notre estime
dans nos pensées les plus intimes
nous tous contre la vermine
celle qui nous opprime
qui nous comprime
celle qui assassine
et qui chagrine
Ces vies que l’on supprime
comme un battement de cils
sous une pluie de mines
qui paradent en vitrine
me rongent et me contaminent
Quand un peuple fulmine
contre l’injustice unanime
pour retrouver ses racines
celles qui sont dignes
là où il a planté ses vignes
je veux lui faire un signe
retirer l’épine
d’un monde qui s’abîme
redonner la voix à ceux qui subissent
des idées, des mots qui les ruinent
qui les placent en victimes
Quand cessera cette infamie ?
Arrêtons ces colonies
pour redonner la vie
pour assainir le pays
de tout ce qui le pourrit

Hassen



Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS).
Victoire. La France condamnée

La Cour Européenne des Droits de l’Homme, le 11 juin 2020, a condamné la France pour  violation de la liberté d’expression. En 2009/2010, 11 militants du Collectif Palestine 68, appelaient au boycott des produits en provenance d’Israël dans un hypermarché alsacien, protestant contre les violations des droits des Palestiniens commises par l’Etat d’Israël. LICRA, Avocats sans frontières et Alliance France-Israël intentent un procès (l’hypermarché ne se porte pas partie civile). Relaxés en 1ère instance par le tribunal de Mulhouse (2011), puis condamnés par la Cour d’appel de Colmar (2013) pour « provocation à la discrimination », jugement confirmé par la Cour de cassation (oct. 2015), les militants forment un recours auprès de la CEDH (mars 2016). Celle-ci établit que les jugements de la cour d’appel et de la Cour de Cassation constituent une violation de la liberté d’expression (art. 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme). Elle démonte l’assimilation abusive d’une campagne citoyenne à motivation politique avec une quelconque discrimination économique. Elle reproche au juge français d’avoir appliqué la loi sans analyser les actes et propos reprochés aux requérants, qui  concernaient l’intérêt général, le respect du droit international public par l’Etat d’Israël et la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés. La France devra verser dans les 3 mois 7 380€ à chaque militant et 20 000 € à eux tous en commun. Si l’Etat ne mettait pas en œuvre l’arrêt, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe pourrait le « réprimander », la CEDH, instance supranationale, n’ayant ni pouvoir de coercition, ni pouvoir d’abrogation des lois relevant du droit interne des Etats. Que valent, dès lors, des « réprimandes » ? Pour les militants contre l’apartheid, elles valent la saveur d’une victoire, au regard de l’attitude des gouvernements, et notamment des scandaleuses circulaires Alliot-Marie (2010), affirmant que les appels au boycott constituent une infraction pénale et exigeant du ministère public « une réponse cohérente et ferme face à ces agissements ».
Notre ami Jacques, membre du comité PES, décédé le 17 mars 2018, était de ces 11 militants, partisan d’aller jusqu’au bout dans le recours. Justice leur est rendue dans leur lutte contre l’apartheid.


« Deal du siècle », la paix en Palestine

Le plan Trump, annoncé le 28 janvier dernier, n’est pas autre – sinon qu’il va encore plus loin - que celui d’Israël, déjà à l’œuvre, à savoir, contrôler tout le territoire palestinien et ne laisser place à aucune souveraineté palestinienne. Il s’agit d’annexer définitivement les « territoires occupés palestiniens », et notamment en Cisjordanie, ce territoire en « peau de léopard » constitué de zones à statuts différents pour les Palestiniens et de colonies juives, et la bande de Gaza, cette prison à ciel ouvert.
Que veulent-ils de plus qu’ils n’aient déjà, les Netanyahou et ses « alliés » encombrants, mais indispensables pour garder le pouvoir, ultra-nationalistes et autres extrême droite ? Vont-ils réussir, sans embraser le Proche Orient, à faire disparaître la Palestine et les Palestiniens, considérés déjà, comme de sous-citoyens dans leur pays ? Quelles capacités à résister à cette colonisation ont encore les Palestiniens après tant d’années d’occupation ? Avec quels alliés ?

L’annexion de la Palestine par l’Etat d’Israël

Ça dure depuis 1947, quand l’ONU partage la Palestine en un Etat juif et un Etat arabe, assortis des zones à régime international, Jérusalem et Bethléem. Le 14 mai 1948, naît l’Etat juif avec Ben Gourion. Pour 700 000 à 800 000 Palestiniens qui deviennent des réfugiés, c’est la Nakba. Aussitôt éclatent des combats et la guerre entre Juifs et Arabes, jusqu’à la victoire d’Israël en 1949.

En 1967, la guerre des 6 jours, permet à Israël de quadrupler son territoire en s’emparant du Sinaï égyptien, du Golan syrien, de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Et de former sa « capitale réunifiée » à Jérusalem. L’Etat d’Israël s’étend sur une partie de la Cisjordanie et prévoit l’implantation de colonies dites « de sécurité », notamment dans la vallée du Jourdain.  C’est le lancement d’un mouvement qui va, en un demi-siècle permettre l’installation de 700 000 colons juifs (470 000 en Cisjordanie et 230 000 à Jérusalem). Il s’appuie sur une disposition de la convention de Genève (1949) interdisant « le transfert de population occupante dans les territoires occupés », mais autorisant « l’évacuation de certaines zones pour des raisons de sécurité ». C’est ainsi que sont créées des colonies de peuplement, durables, illégales. 

Malgré la résistance des Palestiniens, l’annexion se poursuit, soutenue par les Etats-Unis et grâce à la puissance militaire d’Israël. Nombre de postures des pays occidentaux ou de la Ligue Arabe, prônant des « solutions » sans l’avis des Palestiniens (un Etat ou deux Etats), etc. ont fait long feu. Trump donne le coup de grâce.

Ce 28 janvier 2020, Trump vient à la rescousse de Netanyahou, empêtré qu’il est dans une réélection impossible et proche de son procès pour fraude, abus de confiance et corruption dans 3 affaires immobilières. Trump annonce le « deal du siècle » : un plan pour la Paix au Proche-Orient. Rien de sensationnel ! Ses prédécesseurs ont tous présenté des plans de paix qui n’ont abouti qu’à la poursuite de la guerre. Nuance, toutefois, à la hauteur de sa réputation, de celui qui se permet tout, Trump rejette explicitement les résolutions de l’ONU et notamment celle qui déclare « inadmissible l’acquisition de territoires par la guerre ». En décembre 2017, il avait déjà déclaré Jérusalem comme « capitale éternelle et indivisible » d’Israël. Aujourd’hui, il va plus loin et définit les territoires. Quant à la capitale palestinienne, il la relègue dans un petit faubourg extérieur à Jérusalem, Abou Dis, totalement éloigné de la vieille ville qui doit rester sous total contrôle israélien.

Ce « plan de paix » a été concocté sans les Palestiniens et rédigé par des Américains (tous sionistes convaincus) et par des Israéliens qui ignorent ou méprisent les aspirations palestiniennes. Selon Alain Gresh (1) « cela nous ramène au 2 novembre 1917 quand Arthur James Balfour (ministre des Affaires étrangères britanniques) disposait de la Palestine en proclamant : le gouvernement de sa majesté envisage d’y établir un Foyer national pour le peuple juif », au mépris de l’engagement : « rien ne sera fait qui puisse porter atteinte… aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine ». Pas plus hier qu’aujourd’hui la population n’a été consultée. Cela a un nom : le colonialisme. Ce système colonial réapparaît dans les propos de Trump : quels que soient sa superficie et son découpage, l’Etat palestinien ne disposera d’aucune souveraineté territoriale, d’aucun contrôle sur ses frontières, son espace aérien ou maritime… puisqu’il devra être démilitarisé. La « peau de léopard » qu’est déjà la Palestine, faite d’enclaves où s’imbriquent les colonies juives, empêche toute continuité territoriale. L’horizon des Palestiniens se résumera donc à mur de séparation, frontières, viaducs, check point, routes emmurées, barrières de sécurité pour circuler sans que se croisent Israéliens et Palestiniens et… pour ces derniers, contrôles de toutes leurs entrées et sorties de ces enclaves.

Washington reconnaît à Israël le droit d’annexer de larges portions des territoires occupés depuis 1967 : toutes les colonies implantées en Cisjordanie et la vallée du Jourdain. Même si, dans les faits, le territoire palestinien est sous contrôle de l’armée d’Israël depuis 1967, l’Etat palestinien sera totalement enclavé, sans frontière avec la Jordanie. En compensation de la perte de territoires en Cisjordanie, des territoires désertiques dans le désert du Néguev, seront dédiés aux Palestiniens, en veillant à ce que la route les reliant à Gaza, ne longe pas la frontière avec l’Egypte.

Depuis 1967, les Palestiniens ne peuvent construire librement leurs maisons qui sont détruites systématiquement par les Israéliens sous mille prétextes. Dans leur futur « Etat », les Palestiniens pourront construire librement, sauf pour les habitations situées dans les « zones adjacentes à la frontière entre l’Etat d’Israël et l’Etat de Palestine » qui « seront soumises à la responsabilité primordiale  d’Israël en matière de sécurité ». Et au regard de la carte, les zones sont toutes adjacentes à l’Etat d’Israël… !

Les prisonniers politiques palestiniens ne seront pas libérés ; même après « la paix », les réfugiés ne pourront pas revenir dans leurs maisons, ne seront pas indemnisés et ne pourront s’installer dans l’Etat palestinien qu’avec l’accord d’Israël.

Les Palestiniens devront reconnaître Israël comme « Etat-nation du peuple juif », confirmant la primauté de la vision sioniste, tolérant les Palestiniens considérés comme des intrus dans cette terre biblique. Il est prévu que 400 000 Palestiniens de 1948 (sur les 2 millions actuels), ces Arabes israéliens citoyens de seconde zone, soient repoussés en dehors des frontières d’Israël : on est proche du concept raciste de « pureté ethnique » ! Car la grande peur d’Israël est le débordement démographique des Palestiniens. Proches de 6.5 millions (2 millions à Gaza, 3 millions en Cisjordanie, 1.5 million en Israël (sans parler des réfugiés : 4 millions rien qu’en Jordanie), les Palestiniens, dans quelques années, seront majoritaires. C’est pour cette raison que l’extrême droite de Liberman et Trump proposent d’annexer les colonies juives, sans englober les zones où s’entassent les Palestiniens, car annexer la totalité de la Cisjordanie pourrait rendre les Israéliens, minoritaires.  

Comment, dans ces conditions, oser défendre encore l’idée de deux Etats. Il est inconcevable d’envisager un Etat arabe, discontinu, soumis à Israël avec tunnels, routes, ponts sous son contrôle où il est impossible de faire communiquer les différents villages entre eux et un Etat juif, peuplé de colons dont le nombre n’a cessé de croître : 105 000 en Cisjordanie en 1991, plus de 730 000 aujourd’hui.

En fait, Trump parachève le processus de colonisation avec ce « plan » comme base d’un « accord de paix israélo-palestinien » mettant un terme définitif au « conflit ». Il boucle, en fait, le projet sioniste de 1948. Trump compte bien enclencher ce processus dès le 1er juillet prochain, pour définir  « l’Etat » palestinien et ses modalités d’exercice, en fait, un projet, copie conforme des bantoustans de l’apartheid sud-africain.

Face à cela, quelles résistances ?


Depuis 1948, puis la guerre des 6 jours, malgré les défaites et la poursuite de l’occupation, les Palestiniens n’ont jamais renoncé à l’idée du retour, contrairement à ce que prophétisait un dirigeant sioniste travailliste, Moshe Sharett, en 1949 : « les réfugiés trouveront leur place dans la diaspora. Grace à la sélection naturelle, certains résisteront, d’autres pas… La majorité deviendra un rebut du genre humain et se fondra dans les couches les plus pauvres du monde arabe ». 72 ans qu’ils espèrent revenir en Palestine ; 53 ans qu’ils résistent, qu’ils subissent défaites, fausses espérances, morts violentes, emprisonnements, vexations… Leurs révoltes et insurrections à partir de 1976, se poursuivent avec les Intifada (1987 puis 2000 puis 2015). Ils s’habituent aux promesses non abouties, des accords d’Oslo (1993 et 1995) déclarant l’autonomie de la Palestine avec un essai de 5 ans, le fiasco de Camp David (2000) etc. En 2001, Sharon, 1er ministre, veut finir « l’œuvre de 1948 ». Ce sont aussi les divisions entre le Fatah et le Hamas, une Autorité palestinienne discréditée avec Mahmoud Abbas accroché au pouvoir, au mépris de la démocratie (son mandat est échu depuis 2009 et renouvelé pour une durée indéterminée)… et aujourd’hui… le coup de grâce porté par Trump/Netanyahou ?

Mais, les pays arabes ne soutiennent-ils pas la Palestine ? Si la Ligue arabe (2), l’Organisation de la coopération islamique  et l’Union africaine ont fait de l’autonomie de la Palestine un axe de bataille, pour autant, leur soutien est de façade, dépendants qu’ils sont de l’économie mondialisée, de la politique internationale et des alliances à préserver en fonction de leur intérêt à agir.

Les trois organisations pré-citées ont rejeté le « plan de paix » de Trump mais peu de capitales arabes osent se dresser contre les USA. Un certain nombre, même, avaient envoyé leurs ambassadeurs à la Maison Blanche, lors de la présentation du plan Trump pour la Paix. De même, lorsque le 6 décembre 2017, Trump déclarait Jérusalem, capitale d’Israël, au-delà du vote de la résolution de l’ONU condamnant, implicitement, l’initiative US, aucun régime arabe ne manifesta ouvertement sa réprobation.

Ils font le choix de leur impuissance face à Israël, incapables d’agir contre l’annexion de la Cisjordanie ou de mettre fin au blocus de Gaza. Le temps où Ryad, sous l’égide de la Ligue Arabe (en 2002 puis en 2007) proposait la paix et la restitution des territoires occupés après la guerre des 6 jours, est révolu. L’Arabie Saoudite, obsédée par la menace iranienne, serait prête à nouer une alliance avec Israël. Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Egypte… sont alliés des Etats-Unis, certains sont même tributaires de leur aide financière. Tous partagent l’hostilité d’Israël envers l’ennemi commun iranien. Et comme on n’est jamais sûr de ses amis, Trump, pour recevoir un bon accueil à son « plan » leur a adressé ainsi qu’aux pays occidentaux, les éléments de langage à utiliser : « Nous remercions le président Trump de ses efforts pour faire progresser ce top long conflit… Nous considérons que le projet est une proposition, réaliste, qui aboutira à des issues positives, etc… » (3). L’Iran, le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais ont dénoncé quant à eux la trahison des « frères arabes » envers la cause palestinienne.

Quant aux Occidentaux et notamment la France, ils ont « salué les efforts du président Trump », se contentant d’avertissements auprès des autorités israéliennes. Mais les pays européens n’interviendront pas. La France et d’autres parlent de mesures punitives, sachant que pour qu’elles soient effectives, les 27 pays membres doivent tous être d’accord, ce qui ne peut être le cas : la Hongrie et la République tchèque sont les alliés d’Israël…

Les Palestiniens, à l’ONU, n’ont pas eu assez de soutiens pour faire adopter par le Conseil de Sécurité, une résolution qui, au minimum, aurait rappelé tous les principes enterrés par Israël.

Enfin, les divisions palestiniennes (entre l’Autorité palestinienne et le Hamas) ne facilitent pas la riposte. Mahmoud Abbas, discrédité par les Palestiniens, « se confine dans un immobilisme agrémenté de quelques actions diplomatiques sans conséquences ».

Les réactions « de la rue » sont sans doute les seules qui manifestent leur soutien aux Palestiniens, même si le mouvement de solidarité internationale n’est plus celui des années passées. Au Maroc, des dizaines de milliers de manifestants ont dénoncé « le deal du siècle » de Trump. En France, on n’en est plus aux grandes manifestations aux slogans mobilisateurs « Palestine vivra ! » « Palestine vaincra ! » mais à des actions de soutien comme BDS – Boycott Désinvestissement Sanctions – cette campagne internationale lancée en 2005 par 172 associations palestiniennes. Elle vise à mettre fin à l’impunité d’Israël et dénonce toutes les institutions israéliennes impliquées dans la politique coloniale, d’apartheid et d’occupation. Pour informer, alerter et interpeler les citoyens, partout dans le monde, elle défend le boycott (des produits en provenance d’Israël mais aussi le boycott sportif, culturel, universitaire…), le désinvestissement (afin d’obtenir l’arrêt de la collaboration d’entreprises françaises, notamment, à la colonisation et à l’apartheid), des Sanctions (des institutions françaises et européennes contre l’Etat d’Israël qui bafoue le droit international. Ces campagnes, en France, ont donné lieu à des tentatives d’intimidation des lobbys sionistes, ayant conduit à des condamnations de militants de Mulhouse et à une condamnation de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (cf carte parue dans le Monde Diplomatique – mars 2020).

L’initiative de Trump est un pas qu’Israël voudrait définitif dans sa politique colonisatrice, faisant disparaître la Palestine. Il y a donc lieu de se lever pour soutenir les Palestiniens. Car, même si l’annexion de territoires palestiniens par Israël est un fait, il est inconcevable qu’elle soit inscrite dans le droit. Inconcevable que les Palestiniens acceptent de céder Jérusalem-Est à Israël et que leur capitale soit reléguée dans le faubourg éloigné d’Abou Dis. Inconcevable que la seule souveraineté qu’ils puissent exercer soit celle d’aller au travail le matin (en empruntant ponts, tunnel… contrôlés par les Israéliens) et de rentrer dormir chez eux le soir ! Ca, ça ne s’appelle pas un Etat mais une prison à ciel ouvert. Il y a déjà Gaza ! Il y aurait la Cisjordanie totalement mitée par la présence militaire israélienne. Inconcevable que la vallée du Jourdain (27 % de la Cisjordanie) soit exclusivement  dédiée à l’agriculture israélienne.

Seuls les Palestiniens ont été, depuis toujours, le principal obstacle à la politique de colonisation d’Israël. Ont-ils, encore, la capacité de résister ?

Pour Julien Salingue (4), « le plan Trump va servir de caution à l’accélération des politiques coloniales israéliennes, avec une rapide annexion des blocs de colonies et de la vallée du Jourdain. Reste à savoir si le nouveau pas qu’Israël s’apprête à franchir va contraindre les principales forces d’un Mouvement national palestinien moribond et en crise, à faire le « grand saut » et à mettre à exécution une menace maintes fois agitée : annoncer la dissolution, au moins politique, de l’Autorité Palestinienne, étape indispensable pour en finir avec la fiction de « l’autonomie » ou du « proto-Etat » palestinien, et pour mettre Israël devant ses responsabilités de puissance occupante… Une décision qui ouvrirait la possibilité d’une refonte à terme du mouvement national incluant l’ensemble des forces palestiniennes autour d’objectifs de libération et non la gestion d’un pseudo appareil d’Etat…  Il ne fait guère de doute que la page de la lutte « pour un Etat palestinien indépendant au côté d’Israël au terme d’un processus négocié » est définitivement tournée et que les Palestiniens auront besoin d’un puissant mouvement de solidarité internationale dans leur combat contre le régime d’apartheid israélien ».

Odile Mangeot, le 23.06.2020

Sources : Le monde diplomatique (mars 2020), Le Monde diplomatique, Manière de Voir (février-mars 2018) Palestine. Un peuple, une colonisation - Politis


(1)   Dans le Monde Diplomatique - mars 2020
(2)   Ligue arabe – créée en 1945 – par Egypte, Arabie Saoudite, Irak, Jordanie, Liban et Syrie. Compte 22 Etats arabes. Siège au Caire. Organisation de la Coopération islamique (OCI) créée en 1969 – siège : Arabie Saoudite – détient une délégation permanente à l’ONU. L’Union africaine : fondée par Kadhafi en 2002 - 55 membres – siège : Afrique du Sud
(3)   Georges Malbrunot dans le Figaro (février 2020)
(4)   Sur le site du NPA, Julien Salingue, enseignant en sciences politiques, militant politique, auteur d’ouvrages sur la Palestine et notamment « A la recherche de la Palestine. Au-delà du mirage d’Oslo »   


Voir la carte du « deal Trump », parue dans le Monde diplomatique mars 2020


Sources et maux de la catastrophe sanitaire

Que peut bien retenir « l’opinion » de la « crise » de l’hôpital public telle qu’elle est généralement décrite par les médias ? L’insuffisance des personnels soignants, de leurs rémunérations, des lits d’hospitalisation ? Et de  « l’impréparation »  de l’Etat à affronter la pandémie du Covid 19 ? Surpris, stupéfait par son ampleur ! Sa survenue aurait déjoué tous les pronostics des gouvernants et des experts ? D’où le manque de masques, de tests, de médicaments ? Certes, nombreux sont ceux qui mettent en cause la politique austéritaire, néolibérale, suivie depuis des années.
Il faut aller plus loin, ne pas s’en tenir à cette seule nomination qui, en restant abstraite, occulte la réalité de la construction de l’opinion, de ce qui est devenu une catastrophe sanitaire. Comment un tel processus et son aboutissement (plus de 30 000 morts en France) ont pu être mis en œuvre. C’est bien à cette question qu’il faut répondre.
« L’opinion » a été préparée pour l’accepter avant qu’elle ne se retourne. Les instruments mis en œuvre ont inséré les soignants dans un carcan dont il est difficile de se débarrasser et ce, malgré la mobilisation qui en appelle à l’Etat pour en desserrer l’étau. Ceux qui furent sourds et aveugles aux revendications des plaignants sont-ils disposés, réellement, à les entendre et faire preuve de clairvoyance à l’avenir ? Rien n’est moins sûr.

L’opinion préparée, construite, pour accepter ce qui est advenu

Le discours dominant qui s’est imposé au sortir des Trente Glorieuses comporte plusieurs facettes ; le débat fut d’abord dépolitisé. La question-clé n’était plus celle d’une politique de santé publique à mettre en œuvre mais celle de la responsabilité individuelle. Chacun devait prendre soin de lui-même : surpoids, diabète, malbouffe, maladies professionnelles, devaient être lus sous l’angle du registre moral culpabilisateur. Tout devait être envisagé sous le prisme du marché, qu’il fallait réguler. L’imposition du numerus clausus, instaurant la réduction du nombre d’étudiants en médecine (qui n’ont cessé de baisser, le niveau le plus bas ayant été atteint en 1993 pour se stabiliser dans les années 2000), annonçait l’impréparation de la « théorie demande induite », importée des USA en 1990. Ce jargon néolibéral prétendait que trop d’offres de soins, de médecins, entraînait une demande de consommation trop élevée. Il était donc nécessaire d’en réduire ladite surabondance… jusqu’à l’apparition de déserts médicaux dans les zones rurales, comme dans les banlieues. Cette logomachie se devait d’être étayée par un discours modernisateur de fusions-regroupements d’hôpitaux et de maternités, après les avoir délaissés au point que les usagers les fuyaient pour mieux se faire soigner dans les usines à soins, construites à l’aide de « partenariat public-privé », qui allaient encore accroître leur dépendance financière et donc, renforcer la prégnance des discours de rationalisation, d’économies à réaliser.

Une autre facette des idées inculquées consistait, dans les pays centraux, à prétendre que les pays les plus riches se devaient de se concentrer sur « l’économie de la connaissance ». Sous ce vocable se justifiait la délocalisation des biens matériels : l’industrie manufacturière des masques, des médicaments, aux pays du Sud, à la Chine, à  l’Inde… les brevets, la recherche, aux pays du Nord. Cette fable de l’incapacité des nations périphériques à acquérir des connaissances et des techniques scientifiques, non seulement, justifiait le néo-colonialisme à l’œuvre dans la phase initiale de globalisation (Chine, atelier du monde), mais surtout, ignorait la résurgence des foyers infectieux, suscités par les facteurs sociaux, environnementaux, dans une économie globalisée. Cette cécité ne pouvait qu’ignorer les alertes de la communauté scientifique et de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Les pathologies nouvelles (tout comme le nuage de Tchernobyl qui n’avait pas franchi les frontières) devaient être circonscrites aux pays du Sud. On a d’ailleurs assisté au même aveuglement vis-à-vis de l’augmentation des besoins de soins, consécutive au vieillissement des populations, au développement des maladies chroniques en Europe et aux Etats-Unis.

Toutefois, ces idées néolibérales n’auraient pu se concrétiser sans la mise en œuvre de dispositifs contraignants, de supports organisationnels, pyramidaux, pour réduire et concentrer et réduire l’offre de soins.   

La mise en œuvre de la politique austéritaire

Il s’agissait, d’abord, de supprimer l’autonomie relative des hôpitaux, reposant, à la fois, sur la dotation globale de fonctionnement octroyée chaque année en fonction des dépenses de l’année précédente et de l’inflation, et sur la structure locale de direction, en particulier, la commission médicale d’établissement où siégeaient les « mandarins » médecins et les notables (les maires). Elle fut marginalisée au profit d’une structure hiérarchique et pyramidale, dépendant, en dernière instance, du gouvernement. Ainsi furent mises en place les Agences Régionales de Santé (ARS), dirigées par des préfets sanitaires. Quant aux directeurs d’hôpitaux, ils furent nommés directement par le ministre de la Santé. Cette bureaucratie pouvait, dès lors, imposer contrôles, critères de surveillance, en fonction des objectifs à atteindre. Ceux-ci, définis par les « experts » financiers de l’ONDAM (1), se fondaient non point sur les besoins de santé mais sur les finances de la Sécurité Sociale et son déficit. Sa fonction consiste à définir des enveloppes budgétaires à ne pas dépasser (2).

Ce cercle de la raison austéritaire ne pouvait s’imposer sans la modification du financement des hôpitaux. La tarification à l’activité (T2A) fut imposée comme outil de rationalisation. Le codage des soins standardisait les activités ; tout fut vu sous l’angle de la contrainte budgétaire, de la performance… Le « mécanisme des points flottants » fut mis en œuvre pour contrecarrer la multiplication des actes rentables à laquelle pouvaient se livrer les hôpitaux pour faire face à leurs besoins. Ainsi, l’on vit apparaître les points décroissants pour excès de dépenses.

Cette machinerie austéritaire fut complétée par l’ingérence des sociétés de consulting, chargées de légitimer, auprès des soignants, les coupes budgétaires : diminution de la masse budgétaire, blocage des rémunérations, suppression de postes, rationnement de l’achat de médicaments. Elle fut particulièrement efficace lors du regroupement d’activités sur un seul site ou de la fusion d’hôpitaux. Tous ces acteurs décisionnels prêchaient dans le même sens : management moderne, réduction des moyens et des coûts, souplesse, flexibilité, agilité, pour faire admettre, entre autres, l’annualisation des RTT puis leur mise à l’index sur un compte-épargne-temps.. Les sociétés de consulting, valorisant leurs titres d’experts à l’aide de tableaux excel et de diaporamas, avaient pour fonction de convaincre : il n’y a pas d’autre alternative. Issus du même monde que les ARS, sortis de l’ENA et de l’Ecole des hautes études de la santé publique, passant du public au privé, leur seul évangile, c’est la finance. Elles reçurent un premier coup de massue en 2018 par les critiques portées par la Cour des Comptes : « Leurs missions sont peu approfondies, leurs appréciations parfois erronées, leurs préconisations laconiques… débouchent sur l’appauvrissement des compétences internes ». En connivence avec les ARS et les directeurs d’hôpitaux, « elles se créent de véritables rentes de situation ».

Ce sévère jugement renvoie évidemment à la réalité du malaise dans les hôpitaux et à la mobilisation des soignants. En effet, la casse fut catastrophique au fur et à mesure des lois et réglementations que Droite et Gauche imposèrent pour mettre en œuvre cet arsenal de contraintes.

Des conséquences catastrophiques

Il y a d’abord les 35 H, jamais véritablement appliquées. Elles auraient nécessité la création de 40 000 postes en 2002. En 1980, on comptait, en France, 11 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants. Ils n’étaient plus que 6 pour 1 000 en 2019. De 1993 à 2018, 100 000 lits d’hôpital furent supprimés, plus 26 000 en psychiatrie (- 44 %). La « prise en charge ambulatoire » (novlangue pour dire « décharge »), c’est-à-dire sans nuitée et soins de suite à l’hôpital, n’avait pour fonction que de libérer des lits en nombre insuffisant. Et la Buzyn de préconiser dernièrement le passage de 43 % à 55 % en ambulatoire !

C’est que la situation était devenue intolérable. En juin 2018, près de 100 000 patients avaient passé la nuit sur des brancards, dans des couloirs, faute de lits. Pour les professionnels de la Santé, chercher des lits dans les autres  hôpitaux devient chronophage, tout autant que le travail administratif de codage des actes (T2A).

De la suppression de postes, de l’accumulation des heures supplémentaires et des RTT (il faudrait recruter 100 000 soignants selon SUD-Santé) résultaient un turn-over important et une perte d’attractivité des hôpitaux publics, au profit notamment des cliniques privées se réservant les activités les plus rentables.

Conditions de travail conjuguant pénibilité, alternances du travail de nuit et de jour, rémunérations insuffisantes, qualité de vie détériorée, conduisaient à fuir ou se révolter. Le sens du métier semblait s’évaporer face à la maltraitance induite que subissaient les malades par voie de conséquence. Le comte-épargne-temps, lui-même « libérait », plus tôt, par la mise à la retraite de fait. Les technocrates pour la mise en oeuvre, vaille que vaille, des politiques d’austérité, procédèrent au recrutement de médecins intérimaires coûteux. Les « mercenaires de la santé » se vendaient bien : 1 200€ pour 24 H de nuit de garde.

Faute de médecins français, le recours à la main-d’œuvre étrangère se généralisa : ¼ des postes de praticiens hospitaliers et 15,2 % des infirmiers sont étrangers. Le même phénomène se reproduit dans tous les pays de l’OCDE : en Australie, 1 sur 2, 41 % en Irlande, 38 % au Canada, 32 % au Royaume-Uni, 30 % aux USA. Le néolibéralisme, c’est aussi le pillage des cerveaux dans les pays du Sud. Bien évidemment, ils font plus d’heures, travaillent le plus souvent la nuit, à compétence égale, sont moins bien payés que leurs collègues français et s’ils proviennent de pays hors Union européenne, ils doivent se contenter d’un statut précaire. Certains services d’urgence fonctionnent avec 80 % d’étrangers. C’est d’ailleurs dans ce secteur que la pénibilité est la plus prononcée.

Les dominants accusent la «défaillance » de la médecine de ville privée, alors même que le numerus clausus a provoqué des déserts médicaux et la raréfaction des spécialistes. Quant à la permission des dépassements d’honoraires, elle allait dans le même sens, celui de favoriser la clientèle aisée des quartiers bourgeois. Il va de soi que la pénurie d’accès aux soins de ville renvoyait de fait les populations délaissées aux urgences.

Ce tableau ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas l’abandon de la recherche fondamentale, la pénurie de médicaments suite à la délocalisation des chaînes de production pharmaceutique.

Toutefois, ce qui pèse le plus dans les finances des hôpitaux c’est certainement le recours quasi systématique au partenariat public-privé, destiné à construire ces hôpitaux-usines. Sûr que le BTP s’en met plein les poches. Les entreprises privées, comme Bouygues, construisent et se paient sur les hôpitaux par des loyers-rentes qui accroissent leur déficit. La dette des hôpitaux en France, c’est plus de 30 milliards d’euros. L’on s’acheminerait vers les 40 milliards et il faudrait absolument revenir à l’équilibre !

L’impossible réforme ?

Nous ne reviendrons pas ici sur l’année de mobilisation des hospitaliers et autres professionnels de la santé, leur détermination, leurs modes d’organisation, ni sur leur courage à affronter la pandémie du Covid. Même après la « démission » de 1 200 chefs de service refusant d’accomplir les actes administratifs (T2A), la surdité du gouvernement, comme sur la loi de démantèlement du Code du Travail, fut des plus éloquentes, tout comme son mépris et ce, avant le grand retournement de l’héroïsation des blouses blanches… qui n’eurent droit qu’à des concessions de pure forme : une prime de 1 500€ (pas pour tous) et la reprise d’une partie de la dette des hôpitaux, 10 milliards… sur 3 ans, sur les 40 milliards…

Quand la pandémie fut venue, il fallut bien admettre que l’austérité programmée ruinait la simple prévoyance. Il n’était même plus possible de se défausser sur les hôpitaux. Du temps de la ministre Bachelot, avant qu’elle ne soit décriée, l’Etat avait prévu de se constituer un stock de masques, de vaccins... 1 milliard de masques était nécessaire en cas de pandémie. De l’apparition de nouveaux virus, il en était question sauf que le H1N1 redouté ne fit pas autant de ravages qu’il était envisagé. Alors, subrepticement, l’établissement public créé pour acheter des masques, les stocker, fut réduit à sa plus simple expression avant de disparaître. Et l’Etat fut fort dépourvu lorsqu’apparut le Covid-19. Ne restaient plus, pour se couvrir de l’ineptie, que les mensonges d’Etat et le déni. On avait délaissé la nécessaire reconstitution des stocks mais Macron, le 6 mars, affirmait que c’est « une petite grippe, il ne faut rien changer à nos habitudes », « la Chine et l’Italie sur-réagissent », et ce, avant que d’autres à son service, ne martèlent que les masques pour le public ne servaient à rein, de même pour les tests.

Lorsque survint le déconfinement, on eut droit à une autre mascarade, malgré les mises en cause,  faite d’arrogance et de faux semblant démocratiques. Ainsi, devant la Commission d’enquête parlementaire, le dénommé Salomon, l’ancien conseiller de la ministre Marisol Touraine (2013-2015), l’expert en titre de Macron, s’accorda un satisfecit, prétendit qu’il n’avait eu aucune défaillance sauf à concéder que le stock de (seulement) 754 000 masques procédait « d’un changement de doctrine », les hôpitaux (sans le sou), les entreprises, devaient s’en procurer par eux-mêmes. En ce qui concerne la recommandation réitérée de l’OMS de tester, il se réfugia derrière son dédain du peuple : « les Français auraient eu des réticences à se faire tester ». Du bout des lèvres, il reconnut n’avoir pas osé faire preuve de pédagogie ( !). Vis-à-vis de la pénurie de médicaments, lui, le directeur général de la Santé publique, hautain, botta en touche : « Voyez cela avec d’autres agences pour les détails ». Bon ! Apèrs toutes les plaintes déposées, on n’en restera pas là.

S’agissant de la colère noire des blouses blanches, il convenait de l’apaiser. Avec Nicole Notat, comme chef d’orchestre d’une « démocratie participative en trompe-l’œil », et des déclarations lénifiantes, il fallait étouffer le mouvement revendicatif et, passer l’été. Le SEGUR de la Santé, dont la composition exclut les coordinations d’infirmiers, aboutira certainement à une nouvelle impasse. Après, c’est entendu, il y aura une réforme. Macron l’a dit : « pas de changement de cap », T2A conservée mais modifiée et un moratoire pour les lits, on n’en supprimera plus… pour le moment. Comme le souligne Isabelle Stengers (3) « Il est stupide de faire confiance à ceux qui nous gouvernent, à ceux qui aveuglés par l’idéologie austéritaire, n’ont pas voulu voir la menace prévisible. Elle résulte des désordres écologiques, de l’exploitation du vivant et de son milieu ».

Rien ne laisse supposer que Macron et ses zélateurs, formatés à l’idéologie néolibérale, procèderont à une transformation radicale. Elle supposerait d’abord de déconstruire toute cette machinerie bureaucratique et pyramidale, de renoncer à la verticalité du pouvoir faite d’injonctions et de surveillance. Donner tout le pouvoir aux soignants et aux patients, bref, instaurer une véritable démocratie sanitaire, en supprimant les ARS, la nomination des directeurs d’hôpitaux par le ministre de la Santé. Vous n’y pensez pas ! Revenir à la dotation globale des hôpitaux ? Idem ! 300€ en plus pour les petites mains, infirmiers, aides-soignants, brancardiers, etc. ? Idem ! Et encore, exproprier et socialiser les industries pharmaceutiques et en créer d’autres dont les finalités seraient de répondre aux besoins de santé publique.

A ceux qui se gargarisent de « notre » République, de « notre » démocratie, il faut rappeler qu’elles ne sont pas les nôtres. La chose publique, le bien commun, ne peuvent se conjuguer avec les intérêts mercantiles de la finance et l’explosion de la richesse de quelques-uns. Il faudrait, en effet, pour le moins, un changement radical de la médecine dite de ville. Il n’y a aucune raison que les médecins libéraux continuent d’être payés à l’acte. Ils devraient avoir le même statut que les enseignants et disposer de maisons médicales après suppression de l’Ordre corporatiste des médecins, institué sous Vichy.

Si ces pistes n’épuisent pas le sujet, elles laissent entrevoir une autre vision de l’avenir. C’est par là qu’il faut commencer, par la conquête de « l’opinion » impliquant des organisations véritablement autonomes vis-à-vis des politiciens de la gauche de droite et de la droite s’affublant d’oripeaux démocratistes. D’autres luttes plus radicales sont à venir.

Gérard Deneux, le 24.06.2020 
Article paru dans Pour l’Emancipation Sociale n° 64 – juin 2020  

(1)   Objectif National de Dépenses d’Assurance Maladie
(2)   Il faudrait pouvoir aborder le financement de la Sécurité Sociale, les « réformes » qui l’ont dénaturée, les exonérations de cotisations patronales, non remboursées par l’Etat, etc.
(3)   Isabelle Stengers – philosophe – tribune dans le Monde du 21 et 22 juin 2020. Dernier ouvrage : Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, ed. la Découverte.

Pour en savoir plus :
La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public. Collectif Raison d’agir.




Notat, la comtesse du Ségur

A Macron, pour présider le Ségur de la Santé, il fallait quelqu’un de suffisamment servile dont la malfaisance d’hier s’était estompée avec le temps. Qui de mieux que la comtesse de Ségur, pour traiter avec des partenaires considérés comme une « composition de nigauds » afin de faire preuve de compassion sur « les malheurs des Sophies » en blouses blanches (1). Pas sûr que les contes pour enfants soient les bienvenus dans ce cénacle !

Certes, elle fut pendant 10 ans à la tête de la CFDT mais pour y accomplir la mue définitive de cette organisation en société d’accompagnement du néolibéralisme à visage (in)humain. Tous n’ont pas la mémoire courte et se souviennent de ses soutiens au plan Juppé en 1995, de comment elle fut conspuée, puis finalement exfiltrée d’une manifestation qu’elle pensait dévoyer. D’autres savent très bien qu’elle n’est à l’aise qu’avec le « dessus du panier », avec les patrons du Medef et du CAC 40 et copine, successivement, des Chirac, Sarko, Hollande puis Macron. C’est qu’elle adore être reçue dans le palais de l’Elysée, cultivant ses réseaux. Sa reconversion le prouve, l’association capital-travail, elle connaît, elle est preneuse de tous les strapontins lucratifs.

Fondatrice de la boîte d’audit VIGEO, devenue Moody’s, elle distribue des bonnes notes à ses commanditaires en développement durable, reconnaît « les bienfaisantes pratiques sociales et environnementales ». Invitée, elle aime parader dans les assemblées générales des entreprises… pour mieux alimenter l’actionnariat de son entreprise, généreusement pourvue (à 60 %) par des banques et des assurances (Société Générale, Axa…).

La comtesse est très courtisée, on lui avance de multiples sièges. Ses nominations sont pléthores : la Haute Autorité contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), le Conseil de développement durable de la Ville de Paris, les commissions de réflexion sur la dette publique de l’économie et de l’immatériel, les groupes de réflexion sur l’avenir de l’Europe, pour la promotion et la valorisation de l’entreprise responsable… Elle fut même désignée présidente du Siècle, cette confrérie très fermée où se rencontrent et palabrent les zélotes du capitalisme financiarisé : éditocrates, économistes libéraux, politiciens de gauche et de droite… Déçue, malgré le soutien de Macron, elle avait candidaté pour représenter la France à l’Organisation Internationale du Travail, les responsables de l’OIT l’ont jugée trop proche du capital ! Un comble !

Cette potiche de luxe se retrouve donc à la tête du Ségur. Sûr qu’elle ne fera pas d’ombre à Macron. En toute candeur elle a d’ailleurs avoué qu’elle n’avait « aucune marge de manœuvre », elle est aux ordres… Elle doit aimer, comme les contes pour enfants de la comtesse, la punition pour rester dans le droit chemin.

GD

(1)   La composition des nigauds et Les malheurs de Sophie, sont des livres de la Comtesse de Ségur. La suite s’appuie sur le Canard enchaîné du 17 juin


Vérité pour Adama

4 ans que dure la bataille. 19 juillet 2016.17h10. Adama, voyant arriver 3 policiers (qui recherchaient son frère) se met à courir. 450 mètres plus loin, réfugié dans un logement, il est maîtrisé par 3 policiers. 17h41. Emmené au véhicule de la police, il se plaint de ne pouvoir respirer et perd connaissance. Les gendarmes sont persuadés qu’il simule. Son agonie a commencé. 17h44, arrivée des sapeurs-pompiers, demandant par 2 fois aux gendarmes de retirer les menottes, pour engager un massage cardiaque, la victime n’a plus de ventilation. Puis, les pertes de temps s’enchaînent : portes fermées à la gendarmerie. 17h50. Adama ne respire plus. Sur insistance des pompiers, les gendarmes finissent par appeler le service mobile d’urgence et de réanimation. Erreur d’adresse. 18h19. Une heure de réanimation, en vain. Adama ne reviendra pas à la vie. Banal ? Cela en rappelle tant d’autres, et plus particulièrement Zyed et Bouna le 27 octobre 2005.
4 ans de batailles de témoins. Le témoin-clé pour la justice tient une version impossible, opposée à celle d’un autre témoin, à un des policiers et à la vidéosurveillance. Bataille d’expertises médicales : 12 expertises et rapports, dont le plus grand nombre corroborent l’annonce précipitée, sans investigation, du procureur de Pontoise, en 2016 : Adama est mort « suite à un malaise », excluant de facto l’intervention des gendarmes, il souffrait « d’une infection grave », version contraire aux conclusions de la double autopsie. Adama est mort d’asphyxie, certes, provoquée par quoi ? Côté justice/police : malformation congénitale du cœur, l’effort a révélé une sarcoïdose et une drépanocytose, excluant tout lien avec l’intervention des gendarmes et une éventuelle pression sur la cage thoracique. Contre-expertise de la famille : Adama ne peut être mort de ces maladies, les experts appellent à reconsidérer l’hypothèse de l’asphyxie positionnelle due à la pression exercée par les gendarmes. Mai 2020 : nouvelle expertise commandée par la justice : Adama est mort d’un œdème cardiogénique. Contre-expertise : cet œdème n’est pas cause de la mort mais la conséquence d’une asphyxie positionnelle. La famille a demandé à la justice de réaliser une autre expertise médicale.
Au moment où George Floyd meurt dans des conditions similaires et que les mobilisations massives inquiètent Macron, celui-ci tente de canaliser la colère : la ministre de la justice Belloubet invite la famille Traoré à échanger. Réponse cinglante : « la ministre ne doit pas rencontrer la famille. Elle doit rencontrer le procureur. Les discussions n’ont pas à se faire dans un salon de thé de l’Elysée, nous demandons que les actes judiciaires soient posés », « la ministre doit demander la mise en examen des gendarmes et programmer une reconstitution ». Le Comité Adama, héritier des longues luttes contre les violences policières et contre le racisme n’est pas né de la dernière pluie.
Pas de mascarade ! Justice pour Adama. Sans justice vous n’aurez jamais la paix.
facebook Je suis Adama Traoré

  



La mécanique raciste

A l’heure où des émeutes  et des manifestations enflamment le monde et scandent que Blacks Lives Matterles vies des Noirs comptent- il est urgent de rappeler que le racisme est systémique. Certains policiers sont accusés d’utiliser des méthodes d’interpellation mortelles ou d’avoir sur certains réseaux des propos racistes mais n’est ce que pathologie individuelle ? Quels sont  les ressorts multiformes et complexes utilisés  par le système pour  justifier domination et discrimination?

Protestations multiraciales  aux Etats-Unis

L’embrasement part de l’interpellation mortelle d’un homme  Afro-Américain de 46 ans, le lundi 25 Mai à Minneapolis (Minnesota). George Floyd est jeté au sol et un policier s’agenouille sur son cou. « Je ne peux pas respirer », répète-t-il. Ni ses suppliques, ni celles des personnes qui assistent à la scène ne sont entendues. Puis, le corps de Georges Floyd s’immobilise. Lorsque les secours interviennent, le policier, Derek Chauvin, est toujours juché sur lui. A son arrivée, l’hôpital n’a pu que constater sa mort. Il était soupçonné d’avoir tenté, dans un magasin, de payer avec un faux billet de 20 dollars.

Les quatre policiers ont été licenciés. Le policier incriminé avait fait l’objet de dix-huit plaintes liées à son comportement. L’absence de conséquences judiciaires immédiates a cependant alimenté la frustration de manifestants pendant plusieurs nuits consécutives.  Les manifestations de colère ont tourné à « l’émeute » et ont poussé le gouverneur de l’Etat à demander le déploiement de la garde nationale. Un commissariat a été incendié la troisième nuit d’affrontements et les manifestations ont essaimé dans le pays, à Los Angeles comme à Chicago, Denver ou Memphis.

Cette routine sanglante est vérifiée par les chiffres. Le nombre de personnes tuées par la police aux Etats-Unis en 2019 s’est élevé à 1004, un chiffre supérieur à celui enregistré en 2018 et qui concerne de manière disproportionnée les Afro-Américains, alors que cette communauté représente 12% de la population totale. Un homme noir a trois fois plus de risques de mourir qu’un homme blanc lors d’une interpellation.

La mort de George Floyd a poussé Donald Trump à sortir du silence qu’il a longtemps observé à propos des violences policières. Il a dénoncé « un spectacle très choquant ». « J’ai demandé au ministre de la Justice, au FBI, de se pencher vraiment sur cette affaire et de voir ce qui s’est passé (…). Ce que j’ai vu n’était pas bon, pas, bon, très mauvais ».

Après cinq jours « d’émeutes », le procureur a annoncé que l’officier, 44 ans dont dix-neuf ans dans la police, était poursuivi pour meurtre au troisième degré, c’est-à-dire par négligence et pour homicide involontaire. Il a été arrêté et risque jusqu’à vingt-cinq ans de prison pour la première incrimination, jusqu’à dix ans pour la seconde. Mais il en faudrait plus pour apaiser la colère qui s’est répandue dans la plupart des grandes villes américaines. La famille de la victime réclamant une incrimination pour meurtre au premier degré, c’est-à-dire reconnaissant l’intention de tuer, et l’arrestation des trois autres officiers présents, qui ne font pas alors l’objet de poursuites.

Le procureur n’exclut pas de s’attaquer à eux ; son réquisitoire indique que l’un deux a suggéré à Derek Chauvin de basculer George Floyd en position latérale de sécurité et qu’il a refusé. Cinq minutes après, un autre officier a vérifié le pouls de la victime, qui n’en avait plus, ce qui n’a pas empêcher Derek Chauvin de maintenir, jusqu’à l’arrivée de l’ambulance, sa position sur un homme pourtant inerte.

Le vendredi 28 mai, 50 000 manifestants scandent No justice, no peace, Fuck the polic, passent devant les ruines fumantes de magasins enflammés la veille et devant ceux, épargnés, parce qu’ils avaient affichés : tenus par une minorité. Ils dénoncent le racisme et un ennemi commun : la police. Une banque est incendiée, des vitrines brisées et des pillages recommencent. Le gouverneur annonce une dizaine d’interpellations mais la crise s’élargit à d’autres villes où des voitures de police brûlent, deux manifestants meurent dans des circonstances encore floues.

A Washington, les manifestants ont affronté la police jusqu’au pied de la Maison Blanche. Le président a laissé planer l’intervention des  militaires,  et provoqué un tollé en tweetant : « A la moindre  difficulté, nous prendrons le contrôle, mais si les pillages commencent, les tirs commencent». L’expression, très connotée, avait été employée par le chef de police de Miami, Walter Headley, en 1967, pour menacer les ‘voyous’ qui manifestaient pour les droits civiques.  Il est revenu sur ses propos, assurant qu’il ne s’agissait pas d’une menace, mais d’un avertissement sur l’escalade de la violence. Mais l’agence Associated Press a révélé que des unités de police militaire avaient effectivement été mobilisées pour une éventuelle intervention à Minneapolis, ce qui serait une première depuis les émeutes de Los Angeles en 1992.

Une semaine après la mort de Georges Floyd, l’Amérique était toujours secouée par un mouvement de colère historique. L’Amérique noire, blanche, latino, hommes, femmes, du centre droit à la gauche radicale, se retrouve, outrée par un crime inadmissible. Pas de discours ou d’organisation bien identifiée pour relayer le ressentiment de ces citoyens ordinaires. La foule dénonce plus qu’elle ne revendique. Arrêtez de nous lyncher !, Respectez notre existence  ou attendez-vous à notre résistance ! Un constat est partagé : la violence de la police est un fait systémique, pas le fait de quelques « mauvais » policiers. Même en 1991, après le meurtre de Rodney King, les manifestations n’avaient pas été aussi étendues. Donald Trump a menacé de déployer l’armée pour mettre fin « aux émeutes », assimilées à du « terrorisme intérieur ».

Mettre un genou à terre

Ce geste est devenu le symbole des protestations contre les violences policières et le racisme institutionnel. Le maire de Sacramento, des chefs de police et des centaines de policiers dans tous le pays ont mis genou à terre face aux manifestants. A l’opposé de la recommandation du président Trump de « dominer » la rue. Ce geste a été lancé en 2016 par l’ancien maître à jouer de l’équipe de football américain de San Francisco, Colin Kaepernick, pendant l’exécution de l’hymne national, au prix d’une carrière sportive écourtée.

Ce geste évoque aussi l’image du policier de Minneapolis appliquant son genou sur la nuque de George Floyd. Cette pratique aux conséquences dramatiques a choqué jusque dans les rangs de la police. Selon Sue Rahr, ancienne shérif et co-autrice d’un rapport sur une réforme de la culture au sein de la police : « Ce qu’on a vu à Minneapolis n’est recommandé dans aucun Etat. Ce qui est inquiétant, c’est que trois autres policiers aient laissé faire leur collègue. Cela signifie qu’on n’a pas affaire à un flic voyou mais à un fonctionnaire qui pense que ce qu’il fait est permis. C’est un problème culturel plus que de formation ». L’entraînement des policiers  est réalisé par plus de 600 écoles de polices, sans standards nationaux. Trop d’académies développent un état d’esprit paramilitaire et forment les recrues pour une guerre contre les gens qu’ils sont censés protéger. Comme le rappelle Jesse Jannetta, spécialiste des questions de justice et de police, « la culture policière aux Etats-Unis est aussi enracinée dans la chasse aux esclaves et la mise en application des lois sur la ségrégation raciale ».

Le chef d’accusation visant Derek Chauvin a été requalifié le 3 Juin en meurtre au second degré (meurtre non prémédité), passible de quarante ans de prison. Les trois autres agents qui l’accompagnaient sont désormais également poursuivis pour complicité et ont été placés en détention.

La mort de George Floyd a provoqué des manifestations inédites depuis 1968, année de l’assassinat du pasteur Martin Luther King. Le temps de la colère et des émeutes a laissé place à celui du deuil et des revendications politiques.  La première demande est celle de la justice et de la condamnation de Derek Chauvin. Les questions de dysfonctionnements profonds, structurels, de la police américaine sont posées. A quelques mois des élections, le sujet des violences policières revient au premier plan de la vie politique américaine.

Mobilisation dans l’hexagone

A l’appel du comité Justice pour Adama, 60 000 manifestants (20 000 selon la Préfecture) se sont rassemblés le 2 Juin devant le tribunal judiciaire à Paris. Personne n’avait vu venir l’ampleur de la mobilisation qui  s’est poursuivie le week-end suivant réunissant 23 000 personnes à Paris, Lyon, Lille, Nantes, etc. Les slogans se sont répondus : « I can’t breathe », « Je ne peux plus respirer », en référence aux derniers mots prononcés par George Floyd et Adama Traoré, mort à 24 ans sur le sol de la caserne de Persan (Val-d’Oise), suite à son interpellation par trois gendarmes le 19 Juillet 2016.

Le comité Adama est devenu le symbole le plus connu en France de la lutte contre les violences policières. Il s’est constitué dans le but de dévoiler la vérité sur sa mort ; c’est une procédure judiciaire à rebondissements, jalonnés d’expertises et de contre-expertises médicales ; c’est aussi un visage, celui d’Assa Traoré, sa grande sœur devenue figure de proue de la lutte contre les violences policières. Et c’est, en coulisse, un comité qui œuvre pour multiplier ses actions dans les quartiers populaires, faire tourner sa propre plate-forme d’informations sur les réseaux sociaux et construire des alliances stratégiques avec des organisations de la gauche extra-parlementaire.
Cela fait quatre ans qu’Assa impose le prénom de son petit frère « partout où il y a de l’injustice, de l’inégalité et de la répression » explique-t-elle, tout en refusant de parler de « convergence des luttes ». Le comité est partout : auprès des agents de nettoyage des gares en lutte, pendant les manifestations des Gilets jaunes, avec les jeunes pour le climat, avec des écologistes d’Extinction Rebellion et aussi auprès du collectif contre l’enfouissement des déchets nucléaire de Bure (Meuse). Il est surtout de toutes les manifestations et marches blanches contre les violences policières. Il occupe le vide laissé par les organisations antiracistes traditionnelles des années 80. SOS Racisme et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) sont en perte de vitesse depuis plusieurs années.
Le comité veille a ne pas être sous la tutelle d’un parti comme le furent à leur époque SOS-Racisme (Parti socialiste) et le MRAP (Parti communiste), malgré l’appui de plusieurs d’entre eux, comme notamment le Nouveau Parti Anticapitaliste, La France Insoumise ou le Parti communiste. « Personne ne pourra nous récupérer, on a appris des erreurs de nos aînés, lance Youcef Brakni, du comité Adama. Nous sommes politisés et politiques, mais au sens noble du terme ».

« Même sans nous, le mouvement continue, constate-t-il, satisfait. Le comité n’était à l’origine d’aucun des appels à manifester du week-end. « Ça nous appartient plus, ça nous dépasse, et c’est ce qu’on veut. A chacun de prendre part au combat ».

Ces rassemblements ramènent la question des violences policières au centre des débats, après deux mois de confinement déjà tendus entre les forces de l’ordre et une partie de la population. Depuis début avril, des vidéos sont postées quasi quotidiennement sur les réseaux sociaux dans le but de dénoncer des interpellations ou des contrôles brutaux, parfois accompagnés d’injures et de propos racistes. A plusieurs reprises, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie.

Les syndicats de police réfutent les accusations de racisme tout autant que le parallèle avec la police américaine. Le gouvernement joue l’apaisement. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a appelé a ce que « chaque faute » commise par un membre des forces de l’ordre, « chaque accès, chaque mot, y compris des expressions racistes, fasse l’objet d’une enquête (…), d’une sanction ».

Un policier rapporte que  « les mots bougnoul, bicot, pédé, négro, malheureusement, ça fait partie du vocabulaire. Pour le moment, il est plus compliqué de dénoncer ces propos que de les tenir ». Faits confirmés par les groupes Facebook et Whatapp mis en cause pour des propos racistes, propos que l’un des policiers à son origine minimise « Après, il y a l’humour des policiers, parfois c’est drôle, parfois non ».

Racisme systémique

Au-delà des « brebis galeuses », le racisme est systémique et son enracinement est culturel. Pierre Tevanian, enseignant de philosophie et auteur de La mécanique raciste, l’analyse afin de déconstruire une manière perverse de raisonner, de percevoir l’autre et de se concevoir soi-même. Le racisme est sur le plan conceptuel l’incapacité de penser ensemble l’égalité et la différence. Il implique aussi une métaphysique, une cosmologie, une anthropologie, bref, un discours sur l’espèce humaine. Le racisme est, sur le plan éthique, le choix d’adhérer à un certain rôle et de jouir d’une certaine position sociale : celle du dominant.

L’intolérance et la haine n’adviennent que dans des situations spécifiques, lorsque le racisme rencontre son Autre : l’affirmation de l’égalité. L’indifférence, la condescendance et le paternalisme se transforment alors en crainte ou en haine. En effet, le seuil de tolérance, pour les dominants, est dépassé lorsque les «dominés » affirment leur prétention, jugée excessive par les dominants, à la dignité, à la liberté et à l’égalité.

L’antiracisme officiel s’interdit toute compréhension en profondeur du racisme en le définissant comme une simple pathologie, qui n’affecterait que des individus déviants –sans d’ailleurs qu’on ait la curiosité de se demander à quelles sources se nourrit cet extrémisme, ni  pourquoi il se manifeste par la haine du Noir, de l’Arabe ou du musulman plus que du blond, du Breton ou du bouddhiste. Ou le racisme est réduit à une donnée banalement anthropologique, un penchant naturel présent en chacun de nous, qu’il faut juste avoir l’élégance de tempérer : « la peur de la différence » ou « de l’inconnu ». Ce qui disparait dans cette vision, ce sont les effets concrets du racisme ordinaire : une discrimination systémique, c’est-à-dire une violence inouïe qui est faite, dans toutes les dimensions de son existence, à un pan entier de la population.

La forteresse raciste est assiégée. La population non blanche refuse de plus en plus la posture de profil bas et d’hypercorrection que leur impose l’idéologie intégrationniste, elle exige le respect et demande des comptes. La monopolisation des postes de pouvoir politique, économique et médiatique par des Blancs est désormais mise en question, ainsi que le passé colonial et son occultation. A une situation de domination tranquille a succédé une situation de domination inquiète, menacée, et de ce fait plus loquace et plus agressive. D’une telle situation de crise peut émerger le pire (un violent « retour de bâton ») comme le meilleur (un réel enrayement de la mécanique raciste). A chacun, si l’on se veut réellement antiraciste, d’entrer en lutte.

Stéphanie Roussillon, le 22.06.2020


Pour en savoir plus, lire le texte de
Saïd Bouamama 
« Violences policières : une colère populaire qui vient de loin face au déni politique ». 
Très intéressante analyse de l’historique des mouvements des « minorités dominées ».

Publié le 18.06.2020 sur son blog https://bouamamas.wordpress.com/