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lundi 29 juin 2020


Sources et maux de la catastrophe sanitaire

Que peut bien retenir « l’opinion » de la « crise » de l’hôpital public telle qu’elle est généralement décrite par les médias ? L’insuffisance des personnels soignants, de leurs rémunérations, des lits d’hospitalisation ? Et de  « l’impréparation »  de l’Etat à affronter la pandémie du Covid 19 ? Surpris, stupéfait par son ampleur ! Sa survenue aurait déjoué tous les pronostics des gouvernants et des experts ? D’où le manque de masques, de tests, de médicaments ? Certes, nombreux sont ceux qui mettent en cause la politique austéritaire, néolibérale, suivie depuis des années.
Il faut aller plus loin, ne pas s’en tenir à cette seule nomination qui, en restant abstraite, occulte la réalité de la construction de l’opinion, de ce qui est devenu une catastrophe sanitaire. Comment un tel processus et son aboutissement (plus de 30 000 morts en France) ont pu être mis en œuvre. C’est bien à cette question qu’il faut répondre.
« L’opinion » a été préparée pour l’accepter avant qu’elle ne se retourne. Les instruments mis en œuvre ont inséré les soignants dans un carcan dont il est difficile de se débarrasser et ce, malgré la mobilisation qui en appelle à l’Etat pour en desserrer l’étau. Ceux qui furent sourds et aveugles aux revendications des plaignants sont-ils disposés, réellement, à les entendre et faire preuve de clairvoyance à l’avenir ? Rien n’est moins sûr.

L’opinion préparée, construite, pour accepter ce qui est advenu

Le discours dominant qui s’est imposé au sortir des Trente Glorieuses comporte plusieurs facettes ; le débat fut d’abord dépolitisé. La question-clé n’était plus celle d’une politique de santé publique à mettre en œuvre mais celle de la responsabilité individuelle. Chacun devait prendre soin de lui-même : surpoids, diabète, malbouffe, maladies professionnelles, devaient être lus sous l’angle du registre moral culpabilisateur. Tout devait être envisagé sous le prisme du marché, qu’il fallait réguler. L’imposition du numerus clausus, instaurant la réduction du nombre d’étudiants en médecine (qui n’ont cessé de baisser, le niveau le plus bas ayant été atteint en 1993 pour se stabiliser dans les années 2000), annonçait l’impréparation de la « théorie demande induite », importée des USA en 1990. Ce jargon néolibéral prétendait que trop d’offres de soins, de médecins, entraînait une demande de consommation trop élevée. Il était donc nécessaire d’en réduire ladite surabondance… jusqu’à l’apparition de déserts médicaux dans les zones rurales, comme dans les banlieues. Cette logomachie se devait d’être étayée par un discours modernisateur de fusions-regroupements d’hôpitaux et de maternités, après les avoir délaissés au point que les usagers les fuyaient pour mieux se faire soigner dans les usines à soins, construites à l’aide de « partenariat public-privé », qui allaient encore accroître leur dépendance financière et donc, renforcer la prégnance des discours de rationalisation, d’économies à réaliser.

Une autre facette des idées inculquées consistait, dans les pays centraux, à prétendre que les pays les plus riches se devaient de se concentrer sur « l’économie de la connaissance ». Sous ce vocable se justifiait la délocalisation des biens matériels : l’industrie manufacturière des masques, des médicaments, aux pays du Sud, à la Chine, à  l’Inde… les brevets, la recherche, aux pays du Nord. Cette fable de l’incapacité des nations périphériques à acquérir des connaissances et des techniques scientifiques, non seulement, justifiait le néo-colonialisme à l’œuvre dans la phase initiale de globalisation (Chine, atelier du monde), mais surtout, ignorait la résurgence des foyers infectieux, suscités par les facteurs sociaux, environnementaux, dans une économie globalisée. Cette cécité ne pouvait qu’ignorer les alertes de la communauté scientifique et de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Les pathologies nouvelles (tout comme le nuage de Tchernobyl qui n’avait pas franchi les frontières) devaient être circonscrites aux pays du Sud. On a d’ailleurs assisté au même aveuglement vis-à-vis de l’augmentation des besoins de soins, consécutive au vieillissement des populations, au développement des maladies chroniques en Europe et aux Etats-Unis.

Toutefois, ces idées néolibérales n’auraient pu se concrétiser sans la mise en œuvre de dispositifs contraignants, de supports organisationnels, pyramidaux, pour réduire et concentrer et réduire l’offre de soins.   

La mise en œuvre de la politique austéritaire

Il s’agissait, d’abord, de supprimer l’autonomie relative des hôpitaux, reposant, à la fois, sur la dotation globale de fonctionnement octroyée chaque année en fonction des dépenses de l’année précédente et de l’inflation, et sur la structure locale de direction, en particulier, la commission médicale d’établissement où siégeaient les « mandarins » médecins et les notables (les maires). Elle fut marginalisée au profit d’une structure hiérarchique et pyramidale, dépendant, en dernière instance, du gouvernement. Ainsi furent mises en place les Agences Régionales de Santé (ARS), dirigées par des préfets sanitaires. Quant aux directeurs d’hôpitaux, ils furent nommés directement par le ministre de la Santé. Cette bureaucratie pouvait, dès lors, imposer contrôles, critères de surveillance, en fonction des objectifs à atteindre. Ceux-ci, définis par les « experts » financiers de l’ONDAM (1), se fondaient non point sur les besoins de santé mais sur les finances de la Sécurité Sociale et son déficit. Sa fonction consiste à définir des enveloppes budgétaires à ne pas dépasser (2).

Ce cercle de la raison austéritaire ne pouvait s’imposer sans la modification du financement des hôpitaux. La tarification à l’activité (T2A) fut imposée comme outil de rationalisation. Le codage des soins standardisait les activités ; tout fut vu sous l’angle de la contrainte budgétaire, de la performance… Le « mécanisme des points flottants » fut mis en œuvre pour contrecarrer la multiplication des actes rentables à laquelle pouvaient se livrer les hôpitaux pour faire face à leurs besoins. Ainsi, l’on vit apparaître les points décroissants pour excès de dépenses.

Cette machinerie austéritaire fut complétée par l’ingérence des sociétés de consulting, chargées de légitimer, auprès des soignants, les coupes budgétaires : diminution de la masse budgétaire, blocage des rémunérations, suppression de postes, rationnement de l’achat de médicaments. Elle fut particulièrement efficace lors du regroupement d’activités sur un seul site ou de la fusion d’hôpitaux. Tous ces acteurs décisionnels prêchaient dans le même sens : management moderne, réduction des moyens et des coûts, souplesse, flexibilité, agilité, pour faire admettre, entre autres, l’annualisation des RTT puis leur mise à l’index sur un compte-épargne-temps.. Les sociétés de consulting, valorisant leurs titres d’experts à l’aide de tableaux excel et de diaporamas, avaient pour fonction de convaincre : il n’y a pas d’autre alternative. Issus du même monde que les ARS, sortis de l’ENA et de l’Ecole des hautes études de la santé publique, passant du public au privé, leur seul évangile, c’est la finance. Elles reçurent un premier coup de massue en 2018 par les critiques portées par la Cour des Comptes : « Leurs missions sont peu approfondies, leurs appréciations parfois erronées, leurs préconisations laconiques… débouchent sur l’appauvrissement des compétences internes ». En connivence avec les ARS et les directeurs d’hôpitaux, « elles se créent de véritables rentes de situation ».

Ce sévère jugement renvoie évidemment à la réalité du malaise dans les hôpitaux et à la mobilisation des soignants. En effet, la casse fut catastrophique au fur et à mesure des lois et réglementations que Droite et Gauche imposèrent pour mettre en œuvre cet arsenal de contraintes.

Des conséquences catastrophiques

Il y a d’abord les 35 H, jamais véritablement appliquées. Elles auraient nécessité la création de 40 000 postes en 2002. En 1980, on comptait, en France, 11 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants. Ils n’étaient plus que 6 pour 1 000 en 2019. De 1993 à 2018, 100 000 lits d’hôpital furent supprimés, plus 26 000 en psychiatrie (- 44 %). La « prise en charge ambulatoire » (novlangue pour dire « décharge »), c’est-à-dire sans nuitée et soins de suite à l’hôpital, n’avait pour fonction que de libérer des lits en nombre insuffisant. Et la Buzyn de préconiser dernièrement le passage de 43 % à 55 % en ambulatoire !

C’est que la situation était devenue intolérable. En juin 2018, près de 100 000 patients avaient passé la nuit sur des brancards, dans des couloirs, faute de lits. Pour les professionnels de la Santé, chercher des lits dans les autres  hôpitaux devient chronophage, tout autant que le travail administratif de codage des actes (T2A).

De la suppression de postes, de l’accumulation des heures supplémentaires et des RTT (il faudrait recruter 100 000 soignants selon SUD-Santé) résultaient un turn-over important et une perte d’attractivité des hôpitaux publics, au profit notamment des cliniques privées se réservant les activités les plus rentables.

Conditions de travail conjuguant pénibilité, alternances du travail de nuit et de jour, rémunérations insuffisantes, qualité de vie détériorée, conduisaient à fuir ou se révolter. Le sens du métier semblait s’évaporer face à la maltraitance induite que subissaient les malades par voie de conséquence. Le comte-épargne-temps, lui-même « libérait », plus tôt, par la mise à la retraite de fait. Les technocrates pour la mise en oeuvre, vaille que vaille, des politiques d’austérité, procédèrent au recrutement de médecins intérimaires coûteux. Les « mercenaires de la santé » se vendaient bien : 1 200€ pour 24 H de nuit de garde.

Faute de médecins français, le recours à la main-d’œuvre étrangère se généralisa : ¼ des postes de praticiens hospitaliers et 15,2 % des infirmiers sont étrangers. Le même phénomène se reproduit dans tous les pays de l’OCDE : en Australie, 1 sur 2, 41 % en Irlande, 38 % au Canada, 32 % au Royaume-Uni, 30 % aux USA. Le néolibéralisme, c’est aussi le pillage des cerveaux dans les pays du Sud. Bien évidemment, ils font plus d’heures, travaillent le plus souvent la nuit, à compétence égale, sont moins bien payés que leurs collègues français et s’ils proviennent de pays hors Union européenne, ils doivent se contenter d’un statut précaire. Certains services d’urgence fonctionnent avec 80 % d’étrangers. C’est d’ailleurs dans ce secteur que la pénibilité est la plus prononcée.

Les dominants accusent la «défaillance » de la médecine de ville privée, alors même que le numerus clausus a provoqué des déserts médicaux et la raréfaction des spécialistes. Quant à la permission des dépassements d’honoraires, elle allait dans le même sens, celui de favoriser la clientèle aisée des quartiers bourgeois. Il va de soi que la pénurie d’accès aux soins de ville renvoyait de fait les populations délaissées aux urgences.

Ce tableau ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas l’abandon de la recherche fondamentale, la pénurie de médicaments suite à la délocalisation des chaînes de production pharmaceutique.

Toutefois, ce qui pèse le plus dans les finances des hôpitaux c’est certainement le recours quasi systématique au partenariat public-privé, destiné à construire ces hôpitaux-usines. Sûr que le BTP s’en met plein les poches. Les entreprises privées, comme Bouygues, construisent et se paient sur les hôpitaux par des loyers-rentes qui accroissent leur déficit. La dette des hôpitaux en France, c’est plus de 30 milliards d’euros. L’on s’acheminerait vers les 40 milliards et il faudrait absolument revenir à l’équilibre !

L’impossible réforme ?

Nous ne reviendrons pas ici sur l’année de mobilisation des hospitaliers et autres professionnels de la santé, leur détermination, leurs modes d’organisation, ni sur leur courage à affronter la pandémie du Covid. Même après la « démission » de 1 200 chefs de service refusant d’accomplir les actes administratifs (T2A), la surdité du gouvernement, comme sur la loi de démantèlement du Code du Travail, fut des plus éloquentes, tout comme son mépris et ce, avant le grand retournement de l’héroïsation des blouses blanches… qui n’eurent droit qu’à des concessions de pure forme : une prime de 1 500€ (pas pour tous) et la reprise d’une partie de la dette des hôpitaux, 10 milliards… sur 3 ans, sur les 40 milliards…

Quand la pandémie fut venue, il fallut bien admettre que l’austérité programmée ruinait la simple prévoyance. Il n’était même plus possible de se défausser sur les hôpitaux. Du temps de la ministre Bachelot, avant qu’elle ne soit décriée, l’Etat avait prévu de se constituer un stock de masques, de vaccins... 1 milliard de masques était nécessaire en cas de pandémie. De l’apparition de nouveaux virus, il en était question sauf que le H1N1 redouté ne fit pas autant de ravages qu’il était envisagé. Alors, subrepticement, l’établissement public créé pour acheter des masques, les stocker, fut réduit à sa plus simple expression avant de disparaître. Et l’Etat fut fort dépourvu lorsqu’apparut le Covid-19. Ne restaient plus, pour se couvrir de l’ineptie, que les mensonges d’Etat et le déni. On avait délaissé la nécessaire reconstitution des stocks mais Macron, le 6 mars, affirmait que c’est « une petite grippe, il ne faut rien changer à nos habitudes », « la Chine et l’Italie sur-réagissent », et ce, avant que d’autres à son service, ne martèlent que les masques pour le public ne servaient à rein, de même pour les tests.

Lorsque survint le déconfinement, on eut droit à une autre mascarade, malgré les mises en cause,  faite d’arrogance et de faux semblant démocratiques. Ainsi, devant la Commission d’enquête parlementaire, le dénommé Salomon, l’ancien conseiller de la ministre Marisol Touraine (2013-2015), l’expert en titre de Macron, s’accorda un satisfecit, prétendit qu’il n’avait eu aucune défaillance sauf à concéder que le stock de (seulement) 754 000 masques procédait « d’un changement de doctrine », les hôpitaux (sans le sou), les entreprises, devaient s’en procurer par eux-mêmes. En ce qui concerne la recommandation réitérée de l’OMS de tester, il se réfugia derrière son dédain du peuple : « les Français auraient eu des réticences à se faire tester ». Du bout des lèvres, il reconnut n’avoir pas osé faire preuve de pédagogie ( !). Vis-à-vis de la pénurie de médicaments, lui, le directeur général de la Santé publique, hautain, botta en touche : « Voyez cela avec d’autres agences pour les détails ». Bon ! Apèrs toutes les plaintes déposées, on n’en restera pas là.

S’agissant de la colère noire des blouses blanches, il convenait de l’apaiser. Avec Nicole Notat, comme chef d’orchestre d’une « démocratie participative en trompe-l’œil », et des déclarations lénifiantes, il fallait étouffer le mouvement revendicatif et, passer l’été. Le SEGUR de la Santé, dont la composition exclut les coordinations d’infirmiers, aboutira certainement à une nouvelle impasse. Après, c’est entendu, il y aura une réforme. Macron l’a dit : « pas de changement de cap », T2A conservée mais modifiée et un moratoire pour les lits, on n’en supprimera plus… pour le moment. Comme le souligne Isabelle Stengers (3) « Il est stupide de faire confiance à ceux qui nous gouvernent, à ceux qui aveuglés par l’idéologie austéritaire, n’ont pas voulu voir la menace prévisible. Elle résulte des désordres écologiques, de l’exploitation du vivant et de son milieu ».

Rien ne laisse supposer que Macron et ses zélateurs, formatés à l’idéologie néolibérale, procèderont à une transformation radicale. Elle supposerait d’abord de déconstruire toute cette machinerie bureaucratique et pyramidale, de renoncer à la verticalité du pouvoir faite d’injonctions et de surveillance. Donner tout le pouvoir aux soignants et aux patients, bref, instaurer une véritable démocratie sanitaire, en supprimant les ARS, la nomination des directeurs d’hôpitaux par le ministre de la Santé. Vous n’y pensez pas ! Revenir à la dotation globale des hôpitaux ? Idem ! 300€ en plus pour les petites mains, infirmiers, aides-soignants, brancardiers, etc. ? Idem ! Et encore, exproprier et socialiser les industries pharmaceutiques et en créer d’autres dont les finalités seraient de répondre aux besoins de santé publique.

A ceux qui se gargarisent de « notre » République, de « notre » démocratie, il faut rappeler qu’elles ne sont pas les nôtres. La chose publique, le bien commun, ne peuvent se conjuguer avec les intérêts mercantiles de la finance et l’explosion de la richesse de quelques-uns. Il faudrait, en effet, pour le moins, un changement radical de la médecine dite de ville. Il n’y a aucune raison que les médecins libéraux continuent d’être payés à l’acte. Ils devraient avoir le même statut que les enseignants et disposer de maisons médicales après suppression de l’Ordre corporatiste des médecins, institué sous Vichy.

Si ces pistes n’épuisent pas le sujet, elles laissent entrevoir une autre vision de l’avenir. C’est par là qu’il faut commencer, par la conquête de « l’opinion » impliquant des organisations véritablement autonomes vis-à-vis des politiciens de la gauche de droite et de la droite s’affublant d’oripeaux démocratistes. D’autres luttes plus radicales sont à venir.

Gérard Deneux, le 24.06.2020 
Article paru dans Pour l’Emancipation Sociale n° 64 – juin 2020  

(1)   Objectif National de Dépenses d’Assurance Maladie
(2)   Il faudrait pouvoir aborder le financement de la Sécurité Sociale, les « réformes » qui l’ont dénaturée, les exonérations de cotisations patronales, non remboursées par l’Etat, etc.
(3)   Isabelle Stengers – philosophe – tribune dans le Monde du 21 et 22 juin 2020. Dernier ouvrage : Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, ed. la Découverte.

Pour en savoir plus :
La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public. Collectif Raison d’agir.