Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


jeudi 20 décembre 2018


Un poème de Pedro Vianna

tant que d’en bas
béatement
avec convoitise
on regardera là-haut
la cour
comme le modèle à imiter
on ne pourra pas briser
le cercle infernal
de la domination

et quand tout en haut
au sommet du sommet
du vrai pouvoir de la cour
on commencera à craindre
les remontées putrides
de la misère d’en bas
on aura l’idée géniale
d’annoncer
haut et fort
par tous les hérauts appointés
par tous les tuyaux descendants
qu’une nouvelle loi sera instaurée
qu’un  nouveau système sera octroyé
qu’à l’avenir
qui commencera toujours
le jour d’après
tout ce qui est important
ne sera imposé
qu’après consultation
désintéressée
de tous les intéressés

et dans l’entre soi
on se rassure
et on se promet
que si les intéressés
ne se montrent pas désintéressés
on continuera de les consulter
jusqu’à ce qu’ils aient compris
comment ils doivent voter

mais si jamais ils persistent
à vouloir s’imposer
on pourra toujours de nouveau
changer les règles du jeu

Pedro Vianna I.VIII.2017
Des nouvelles de la Cour



Macron, un genou à terre… et l’autre ?
(éditorial de PES n° 49)

Le roitelet de l’Elysée n’ira plus parader sur la scène internationale avec l’aisance arrogante dont il était coutumier. Ridiculisé par Trump, moqué par Poutine, tanné par Erdogan, le petit fier à poigne risque de n’être que l’ombre de lui-même. Qu’il en soit venu à déléguer Sarko en Géorgie, pour le représenter, souligne qu’il veut éviter les sarcasmes dont on l’afflige. Céder à la rue, pensez donc ! Le petit Bonaparte n’est pas à la hauteur ! Dans les cénacles de la Commission européenne, auprès des chefs d’Etats européens, lui qui s’affichait en leader succédant à Merkel, s’est démonétisé. Toutes ses propositions de « réformes européistes » (budget européen renforcé, armée européenne…) repoussées.

Ceux qui lui ont permis de devenir le locataire de l’Elysée, le représentant des forces néolibérales, tous ceux qui le tiennent en laisse, renâclent déjà. La presse allemande sonne l’alarme : la France est en passe de rejoindre l’Italie, la dette publique va atteindre plus de 100 % du PIB en 2019, le déficit public va exploser les 3 %. Moscovici temporise. La droite extrême et les néo-fascistes jubilent.

Macron à terre ? comme nous l’écrivions sous forme interrogative dans l’édito du mois de septembre dernier, suite à l’affaire Benalla ! Peut-être ! Ce qui est sûr, c’est que la classe dominante et ses desservants s’angoissent : « ça va mal finir ». En fait, on est peut-être au début de quelque chose pouvant être beaucoup plus spectaculaire en 2019. En effet, il n’y a pas que Macron qui a perdu de sa superbe. Theresa May, Angela Merkel, et d’ailleurs tous les autres dirigeants européens, ne parviennent plus à piloter le bateau européen. Les peuples, encastrés dans le carcan de la zone euro de concurrence fiscale et sociale, d’abaissement des droits sociaux, au profit d’une caste de milliardaires et de technocrates, n’en peuvent plus.

L’idéal démocratique, tout en charriant des idées xénophobes, est en train de renaître. Mais comme disait (à peu près) Gramsci : dans le clair-obscur de ce qui peine à éclore, peuvent surgir des monstres. Ce qui devrait surgir, l’émancipation sociale et politique, est confronté à trois grandes menaces : le processus de dérèglement climatique, la prochaine crise économique, la montée des conflits armés.

Le ciel serein n’est pas pour demain.

GD, le 19.12.2018


Le peuple des Gilets Jaunes

Depuis longtemps, le feu brûlait sous les braises : désindustrialisation, chômage, inégalités sociales, et tout ce peuple qui ne se retrouvait pas dans les partis de gouvernement, dans ces syndicats empêtrés dans les arcanes bureaucratiques du mal nommé « dialogue social », fait de reculs sociaux et de journées d’actions de protestation sans lendemain : tout ce peuple hors course, humilié, méprisé, oublié et même pour nombre de ses membres, désespéré, sans perspectives… Et berné, année après année. Chirac, en parlant de fracture sociale à résorber, l’avait emporté en laissant supposer qu’il serait compatissant. Sarko bling-bling, face à la montée de la protestation, jura qu’il allait changer pour se maintenir au pouvoir. Hollande se fit président normal et se prétendit adversaire de la finance, avant de recruter le banquier de chez Rothschild. Las ! Face à la décrépitude du parti dit socialiste, la corruption du candidat de droite, Macron promit un monde nouveau et l’emporta sur l’épouvantail Le Pen. Le mal élu crut pouvoir administrer la dose d’austérité nécessaire pour, à l’instar des politiques néolibérales administrées dans les autres pays européens, accroître les profits et l’enrichissement des capitalistes, des classes moyennes supérieures. Aveuglé par le sacre qu’il s’était lui-même organisé, encensé par les médias, s’intronisant chef de guerre, paradant parmi les grands rapaces de ce monde, il ne vit rien venir. Le roitelet de l’Elysée brandissait sa verticale du pouvoir, son pouvoir personnel et sa bande de godillots qui l’adulaient. Supprimer l’impôt sur la fortune mobilière ravit les actionnaires et spéculateurs mais renforça la sourde  désaffection dont il était l’objet. En apparence, rien ne semblait ébranler ce petit coq : son mépris arrogant était à son image. Ne renvoyait-il pas le « bas peuple » à sa prétendue ignorance comme « ces ouvrières analphabètes », ces « ouvriers fainéants » qui ne prenaient pas la peine de « traverser la rue », ces « Gaulois réfractaires », tous ceux qui coûtaient « un pognon dingue », et notamment cette vieille à qui il interdit de se plaindre de son pauvre sort. Il dut une première fois en rabattre lorsque son fidèle garde du corps, Benalla, joua de la baston contre des manifestants, le 1er mai. Sous l’indignation la colère couvait.

S’il est, pour l’heure, secondaire de retracer les différentes phases des mobilisations des Gilets Jaunes, il est peut-être plus utile de signaler, d’une part, les raisons structurelles d’une révolte qui s’est transformée en un véritable soulèvement des démunis aux fins de mois difficiles. D’autre part, ce qui apparaît désormais, c’est que la peur a changé de camp, malgré le déploiement policier. Celui qui ne voulait pas changer de cap, fait des concessions, certes, en trompe-l’œil, descend de son Olympe et appelle à son secours des élus, des syndicats, des maires. Désormais, il l’assure, sa surdité serait guérie. Il serait désormais à l’écoute, bref,  normal. A part lui, pratiquement personne ne le croit, sauf ceux qui s’empressent à vouloir rétablir la paix sociale pour que rien ne change.

Les raisons structurelles d’une juste révolte

Le taux de pauvreté atteint 13.6 % de la population, pour ceux qui vivent avec moins de 1 015 euros par mois. Cette moyenne occulte des disparités plus profondes. Ce taux monte à 21 % dans l’Aude et en Haute-Corse, à 29.3 % dans le Nord/Pas-de-Calais, à 29 % en Seine-Saint-Denis. C’est toute une population composée d’employés, d’ouvriers, de chômeurs, de familles monoparentales, de « petits » retraités, d’artisans et commerçants qui « peinent à joindre les deux bouts ». Les contrats précaires, les intérims, les temps partiels contraints, et tous ceux qui galèrent de jobs en petits boulots « n’y arrivent plus ». Ce ne sont pas seulement les sans-diplômes qui peinent, mais même ceux qui ont un niveau Bac. Parmi eux, il y a ceux qui renoncent aux soins, se heurtent à la disparition des services publics dans les zones rurales et les banlieues.

La pauvreté, l’’exclusion, ont pris également d’autres formes et, d’abord, celle du mal-logement. Ils sont 4 millions à en subir les effets. Si les dépenses pour se loger ont, entre 2006 et 2013, augmenté de 19 % pour l’ensemble des Français, elles atteignent le pic de 33.6 % pour les familles à bas revenus. Et que dire des habitats insalubres surpeuplés ? Une personne sur cinq vit, en effet, dans un foyer dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 euros par mois.

Tous ces faits ont été l’objet d’études, de révélations, ont été dénoncés par des associations comme ATD Quart Monde, la fondation Abbé Pierre. Rien n’y fit, la caste indifférente allait même, comme à Marseille jusqu’à se transformer en marchands de sommeil ou en spéculateurs sur des habitats indignes, menacés de péril imminent.

Et puis l’étincelle de l’augmentation des taxes sur l’essence et le gasoil, animée par une pétition, soufflée par les réseaux sociaux, a éclairé de gilets jaunes les ronds-points partout dans le pays, jusqu’en outre-mer.

Une spontanéité inattendue qui se politise

Dans un premier temps, le pouvoir a joué l’indifférence, le pourrissement de ce qu’il pensait n’être qu’une poussée de fièvre des gueux. Le monarque s’est même envolé pour l’Argentine pour parader ailleurs. Le frisson de l’inquiétude de ceux d’en haut s’est répandu lorsqu’ils se sont aperçu que 80 % de la population approuvait ce mouvement en marche. Certaines directions syndicales incrédules, des politiciens de basse-cour ainsi que des intellectuels et médiacrates se sont répandus sur les ondes pour glapir à l’instrumentalisation des ultra-droite et gauche. Mais, ce mouvement, se proclamant apolitique, refusant tout porte-parole pour éviter la récupération, a affirmé, non seulement sa combativité, mais paradoxalement, a écrit sa propre politique.

Son moteur, ses motivations ne se résumaient pas seulement à la réprobation de l’injustice fiscale et sociale. Son hétérogénéité ne se réduisait pas à un catalogue de revendications économiques. Elles visaient le cœur du système néolibéral et sa tête. Pour preuve, parmi les protestations, les revendications et les aspirations formulées qui se sont mises à circuler sur les réseaux sociaux et les ronds-points : dénonciations de l’augmentation du gaz, de l’électricité, de l’augmentation de l’âge de la retraite, de la suppression de l’ISF et de postes dans l’éducation nationale, des petites lignes SNCF, des services dans les hôpitaux, du gel des salaires, de la diminution des pensions de retraite ; des revendications telles la suppression de la CSG, l’augmentation des salaires… et des aspirations à tout changer avec le « Démission de Macron et Cie », la suppression des privilèges des politiques, l’organisation de référendums d’initiative citoyenne, la condamnation de la fraude fiscale…

Ceux qui ont pu déclarer que la « plateforme revendicative initiale des Gilets Jaunes était pauvre et son horizon politique limité, pour ne pas dire inexistant » (sic), ont voulu ignorer cette intelligence collective en action, cette confrontation brouillonne mais vivante. Aux ronds-points, sur les réseaux sociaux, la parole s’est libérée ; « chacun avec tous s’est mis à parler de tout » jusqu’à exiger la démission de Macron, le président devenu le plus haï parmi ses prédécesseurs. Comme il l’avait lui-même déclaré, en pleine emphase, face à sa mise en cause dans l’affaire Benalla (« Qu’ils viennent me chercher » moi, l’intouchable), les Gilets Jaunes l’ont pris au mot : à l’Elysée.

Le pouvoir crut que ce n’était là que foucade ; les lieux de pouvoir furent ceinturés mais les Champs Elysées libres, les quartiers chics furent assaillis. Colère, violences, répressions, CRS débordés, Arc de Triomphe napoléonien maculé, de rage de ne pouvoir s’approcher de l’Elysée. Il ne fallait en aucun cas une occupation de ces lieux de pouvoir, de ces places comme en Tunisie, en Egypte, en Espagne.

Dès lors, l’apaisement n’était plus de mise. Revenu en terre de France, le grand commis VRP de la finance et du CAC 40 devait descendre de son piédestal. Attristé, désemparé, il congratula les gardiens du temple, se rendit en catimini dans la préfecture incendiée pour, à sa grande mésaventure, y être néanmoins hué et conspué. Malgré toutes les rodomontades réaffirmées « je ne changerai pas de cap », il s’avéra qu’il fallait reculer tout en gardant le cap ! Désorienté, après avoir avec son 1er ministre ignoré la main tendue du mauvais Berger CDiste, qui voulait le sauver de ce mauvais pas, il appela au secours les syndicats jusqu’ici ignorés, ainsi que des élus et de vieux politiciens roués. Rien n’y fit. Les Gilets Jaunes appelaient à l’acte V.

Le revirement, des arrestations, des humiliations, des miettes.

Les trompettistes du nouveau monde estomaqués, en ont eu le souffle coupé ; avec eux, les médias cherchaient désespérément des porte-parole présentables avec qui trouver une sortie de crise, dissuader les Gilets Jaunes de se rendre une nouvelle fois à Paris, faire cesser les blocages aux ronds-points. Ils se préparèrent au pire, la peur avait changé de camp. Pour le 8 décembre, le dispositif policier fut renforcé.

A Paris, 8 000 CRS, des gendarmes, des blindés, des lances à eau, des fouilles et des arrestations préventives, des gaz lacrymogènes et des charges pour éviter tout regroupement et interdire l’accès aux Champs Elysées (1). Au Palais présidentiel, où Macron était confiné, 500 gardes républicains du 1er régiment d’infanterie, une centaine du groupe de sécurité du président, des snipers sur les toits et un hélico prêt à exfiltrer le « petit » chef d’e l’Etat. Autour du palais présidentiel, la bunkerisation du ministère de l’intérieur, de l’assemblée nationale, attestait de la paranoïa s’emparant de Macron et de ses sbires. Ils crurent même que les Gilets Jaunes étaient manipulés au point de désigner la Russie de Poutine et sa volonté de déstabiliser le petit tsar français ! Une enquête en ce sens fut déclenchée. De 7 à 22 heures, claquemurés, ils ont suivi ces évènements répressifs : 4 mains arrachées par des grenades, 3 manifestants éborgnés par des tirs de flash-ball, des manifestants matraqués, des photos reporters pris pour cibles, commotionnés, molestés. Bilan : 1 723 arrestations dont 1 082 à Paris, 904 gardes à vue pour… 278 personnes présentées à un juge pour comparution immédiate.

Quant aux lycéens qui ont rejoint le mouvement sur la base de leurs propres préoccupations, l’on retiendra la répression dont furent victimes ceux de Mantes-la-Jolie : cernés, gazés, terrorisés, à genoux, humiliés. Pour tous les autres, en particulier tous ces inorganisés, dont, pour beaucoup, c’était la 1ère ou la 2ème manifestation, ils furent sidérés par la violence exercée à leur rencontre. Il y eut certes parmi eux des provocateurs, quelques pillards. On retiendra surtout que la « longue et silencieuse accumulation de colère des déclassés par 30 ans de néolibéralisme, parachevée par 18 mois de guerre sociale à outrance  ont pu transformer des braves gens en enragés » (2)

On ne s’étendra pas, ici, sur le discours macronien, ses phrases de compassion, sa contrition sur-jouée, sa déclaration ampoulée de l’urgence sociale, sa prétendue compréhension de la colère indignée des oubliés depuis 40 ans, qu’il a lui-même malmenés, ni sur ses mesures et déclarations. Qu’il suffise de dire que, outre les couacs qu’elles provoquent dans sa propre majorité défiante, elles ne résoudront rien, tout au plus, elles peuvent diviser les Gilets Jaunes et provoquer (momentanément ?) le repli du mouvement. La prime d’activité dépourvue de cotisations sociales, le retrait de l’augmentation de la CSG qui devait intervenir, seulement pour ceux et celles qui perçoivent une pension de retraite de 2 000€ (et pour ceux qui sont en couple ?), l’appel aux entreprises… bienveillantes à verser selon leur bon vouloir une prime de fin d’année à leurs salariés, et tout ça, rien que ça, après la suppression de l’augmentation programmée du fuel et de l’essence… On est loin du compte.

Le mouvement après plus de 3 semaines de luttes parviendra-t-il à rebondir, face à la répression des ronds-points qui s’annonce ? Sera-t-il en mesure de s’auto-organiser par ville, département, région, nationalement ? Et ce, démocratiquement, en écartant les porte-paroles auto-proclamés qui cherchent une issue pour leur propre compte ? Sera-t-il en mesure de dépasser son hétérogénéité ? Quant à ceux qui veulent lui faire la leçon, rappelons qu’il n’existe pas de mouvement social pur, l’explosion des opprimés, des mécontents, apporte dans la lutte leurs propres préjugés, leurs faiblesses, les effets de domination dont ils sont victimes pour les transformer, dans l’action, en intelligence collective. On ne regarde pas les fleurs pousser du  haut de son cheval, il faut en descendre pour les aider à se débarrasser des mauvaises herbes qui risquent de l’étouffer.

Et après ?

La lame de fond que représentent les Gilets Jaunes n’a pas fini de produire ses effets. En quelques semaines, elle a prouvé, par les avancées obtenues, que bloquer, occuper le pavé est autrement plus efficace que quémander lors de négociations à froid, ou voter pour reconduire les mêmes sous d’autres masques. Elle a déstabilisé le pouvoir macronien, commencé à provoquer la zizanie dans ses rangs. En attestent les séries de couacs en cascades : imposition ou non des jeux du loto réservé au patrimoine, chèque-énergie retiré puis rétabli, idem pour la prime pour travaux d’isolation… Jupiter tombe des nues, englué dans la tambouille des basses discordes, n’ayant plus confiance dans ses propres rangs, il confie sa représentation à Sarko à l’occasion de l’investiture de la présidence géorgienne… Qui l’eut cru, il y a quelques semaines ? Sarko devenu le conseiller de l’ombre de Macron ! Les transfuges du PS, qui ont pris le train d’en Marche, sont désormais bien mal embouchés… La crise politique aura bien du mal à se résorber, d’autant plus que rien n’indique que la poussée par en bas soit en passe de s’affaiblir. Les ouvriers pourraient, en effet, passer à l’offensive et ne plus se contenter de résister le dos au mur lors des licenciements…

Reste que dans les têtes de ceux qui aspirent à un véritable changement, l’ambiguïté entre souveraineté populaire et souveraineté nationaliste et relents xénophobes, subsiste. Les mois à venir pourraient être l’occasion lors du « grand débat » macronien d’un grand déballage et de nouvelles concessions de forme : frictions entre politiciens, haine attisée contre les migrants et les musulmans d’un côté, inclusion dans la Constitution du référendum d’initiative citoyenne renforcé, comptabilisation du vote blanc pour d’illusoires percées démocratistes, de l’autre… Les forces de transformation sociale pourront-elle s’imposer ? Rien ne peut le certifier pour l‘heure.

Gérard Deneux, le 18.12.2018

(1)   Extraits du Canard Enchaîné du 14 décembre
(2)   Citation d’un texte de Frédéric Lordon  

SOS pour Karim, lanceur d’alerte
Karim Ben Ali n’a pas fait que parler d’écologie, il a posé des actes. Ça se passe en décembre 2016. Chauffeur routier, il est recruté en intérim par Suez-Sanest, sous-traitant d’Arcelor-Mittal pour le transport de déchets depuis l’aciérie de Florange. Très vite, il se rend compte qu’il devra transporter des matières dangereuses et au lieu de les acheminer vers le centre de recyclage d’Amnéville, régulièrement, pour ne pas payer le traitement, la matière toxique est déversée sur le crassier de Marspich (Moselle), en pleine nature.  Karim n’a pas cautionné. Il a diffusé une vidéo montrant le déversement d’un camion entier de produits chimiques. Certes, Arcelor, qui a pollué pendant des années, a maintenant arrêté ces déversements sauvages. Mais, pour Karim, la victoire est amère. Outre le fait qu’il a perdu le goût et l’odorat, depuis mi-2017, il n’a  pu décrocher un emploi, même en mission temporaire. Dans la région, il est black listé. Ce lanceur d’alerte, père de famille, a été également victime de représailles : agressé violemment, roues de sa voiture desserrées… L’histoire de Karim est « emblématique de la difficulté à témoigner dans ce pays » déplore Denis Robert (qui en sait quelque chose, lui qui dénonça la lessiveuse d’argent sale, Clearstream). « Dans son affaire, il y a un combat à mener pour la vérité » et Karim veut aller jusqu’au bout pour qu’Arcelor soit condamné pour « pollution » et non pour « gestion irrégulière de déchets ». « Quand j’entends le Gouvernement sur l’écologie, je me dis qu’avant de gratter les gens au chômage, il faudrait gratter un peu les industriels qui polluent… Faire sagement le tri de sa poubelle chez soi ne sert à rien face à ce que font les industriels ». Alors qu’il répond à tous les critères concernant la protection des Lanceurs d’Alerte (loi Sapin), il ne réussit pas à se faire réembaucher. Il doit, en plus des attaques judiciaires, survivre avec de très faibles ressources aux côtés de son épouse malade et de leurs 3 enfants.  Sa lutte est la nôtre et celle de l’humanité entière.

Pour soutenir Karim, vous pouvez lui envoyer un message à oiselles@laposte.net et vous pouvez envoyer un chèque à l’ordre de « Oiseaux et Non-Leaders Solidaires » à René Croci Oinoleboso 19 rue du vieux bourg 57970 Yutz.
Pour en savoir plus : https://oinoleboso.blogspot.com/  ou https://www.lelanceur.fr/

Injustice espagnole


Le reportage qui suit démontre que peu de  choses ont véritablement changé depuis la période franquiste et post-franquiste, du moins au sein de l’appareil judiciaire. L’énormité des condamnations requises pour délits d’opinion, vis-à-vis de personnalités indépendantistes catalanes, en dit long sur le passage de témoin qui s’est produit après la mort de Franco. Plus inquiétante, pratiquement au même moment en Andalousie, la percée de l’extrême droite. Le parti Vox a obtenu 11 % des voix et la droite s’apprête à gouverner cette région avec une formation dont les volontés réactionnaire sont sans équivoque : antiféministe, pour l’abrogation des textes réprimant les violences faites aux femmes, anti-immigration, xénophobe, pour l’interdiction des partis autonomistes et indépendantistes… Certes, on peut toujours gloser sur les 41 % d’abstention, sur l’effondrement du PSOE (social-libéral) après 36 ans de règne sans interruption. Son clientélisme et les corruptions dont il est gangrené lui ont valu un rejet légitime. Toutefois, Podemos et les ambiguïtés dont il est porteur, notamment en terme d’alliance avec les sociaux-libéraux, n’en tire pas profit. En Catalogne, comme dans toute l’Espagne, seules l’occupation des places, le renouveau démocratique par le bas, peuvent changer la donne. CR le 19.12.2018



 L’automne est certainement la saison préférée des Catalans : il fait beau, moins chaud qu’en été, et les touristes partis, ils peuvent enfin circuler normalement, aller à la plage, au restaurant, sortir en famille sans cuire 2 heures dans leur voiture ! Cette période commence en septembre. Les enfants étant en vacances jusqu’au 15, beaucoup de Catalans prennent leurs vacances à ce moment-là. Le point d’orgue de cette période est le 11 septembre, Fête nationale catalane : la DIADA.
Pour le mouvement indépendantiste, ce jour est toujours l’occasion de manifestations spectaculaires. Par exemple en 2014, une chaîne humaine relia le Nord au Sud de cette région sur près de 400 kms. Cette année, l’idée était de crier très fort « LIBERTAD » à 17h14 afin « que ce cri de soutien » aux prisonniers politiques catalans soit entendu jusqu’à Madrid. Pourquoi 17h14 ? Car la Diada est la commémoration du 11 septembre 1714, date de la chute de Barcelone face aux troupes de Philippe V et donc de la fin de l’indépendance de la Catalogne, qui durait depuis 998.
La fête nationale catalane est donc la commémoration d’une défaite, c’est dire le tempérament belliqueux, agressif, impérialiste de ce peuple… ! Cette fête est un des symboles très fort de la différence entre la Catalogne et l’Espagne. Le 11 septembre, les Catalans commémorent une défaite en organisant dans les arènes des concours de Castellers *. Plus tard, le 12 octobre, l’Espagne célèbre sa fête nationale, commémoration du jour où Christophe Colomb découvrit l’Amérique et donc du génocide des autochtones amérindiens. Ce jour-là, dans les arènes espagnoles, pas de Castellers mais des mises à mort sadiques de taureaux.
 Cette année, ce mois de septembre festif se prolongeait jusqu’au 1er octobre, 1er anniversaire du référendum et des violentes répressions policières. Dans de nombreux villages, au programme habituel des fêtes catalanes : castellers, concerts, discours, repas et ce 1er octobre, manifestation en soutien aux prisonniers politiques. A ce jour, 9 femmes et hommes politiques se trouvent sous les verrous ou en exil, pour d’autres, depuis quasiment une année, pour avoir organisé un référendum, pour avoir permis aux Catalans d’exprimer leurs opinions sur l’indépendance de leur région.
Ces manifestations étaient teintées de différents sentiments : d’une part, la colère de voir des personnes intègres privées de liberté, d’autre part, l’espoir de les voir libérées car, en novembre, la justice espagnole devait annoncer les peines encourues. Beaucoup de Catalans espéraient que la justice espagnole se montre clémente avec des gens qui n’ont exercé aucune violence, qui n’ont détourné aucun argent public (le matériel électoral a été acheté par les militants indépendantistes et non par le gouvernement de la Catalogne).
Le 4 novembre : coup de massue judiciaire sur les indépendantistes. La justice espagnole a annoncé qu’ils seraient jugés pour rébellion (ce qui sous-entend l’usage de la force), alors que le jour du référendum la violence était du côté de la Guardia Civil. Les peines requises par le Parquet général espagnol sont donc extrêmement lourdes.
-        Oriol Jonquera : ex vice-président du gouvernement catalan : 25 ans de réclusion
-        Jordi Sanchez et Jordi Cuixar : présidents d’associations indépendantistes : 17 ans de réclusion
-        Carme Forcadell : ex-présidente du parlement : 17 ans de réclusion
-        Joaquim Forn : ancien ministre de l’Intérieur : 16 ans de réclusion
-        Jordi Turull : ancien adjoint à la Présidence : 16 ans de réclusion
-        Raoul Romera : ancien ministre des Affaires Etrangères : 16 ans de réclusion
-        Josep Rull : ancien ministre de l’Equipement : 16 ans de réclusion
-        Dolores Bassa : ancienne ministre du Travail : 16 ans de réclusion
Ces personnes sont actuellement en détention préventive. Pour 13 autres inculpés, actuellement en liberté ou en exil, les peines encourues vont de 7 ans d’emprisonnement à 30 000 euros d’amende. Au total, 214 années de prison sont requises par le Parquet. L’indignation est monumentale en Catalogne, chez les indépendantistes mais pas que… Ces réquisitions sont vécues comme une énorme gifle à la démocratie, une rupture définitive avec l’Espagne. La justice espagnole montre une fois de plus un manque de proportionnalité flagrant. Le contraste avec le cas d’Inaki Urdangarin, beau-frère du roi, qui a détourné des sommes colossales en utilisant sa condition de membre de la  famille royale, est saisissant : celui-ci n’a écopé que de quelques années de prison dans un établissement de luxe. La justice espagnole n’est visiblement pas la même pour tous. A noter, mais ce ne fut pas une surprise pour les Catalans, le silence assourdissant de l’Europe. Les seuls soutiens vinrent de quelques mouvements indépendantistes, dont le mouvement corse. Leur communiqué résume parfaitement la situation aux yeux des Catalans indépendantistes : « 214 ans de prison cumulés requis par la justice espagnole contre les dirigeants catalans pour avoir organisé un référendum d’autodétermination, 214 ans pour avoir mis des urnes dans un bureau de vote : l’Espagne est une parodie de démocratie post-franquiste ».
JLL

*CASTELLERS : pyramide humaine réalisée par des équipes de villages (ou de quartiers pour les grandes villes). Cette activité crée énormément de lien social car toute la population est concernée. Les bases de la pyramide sont formées par les hommes les plus forts, puis les étages suivants par des personnes de plus en plus légères et de plus en plus jeunes. Le dernier étage est assuré par un ou deux enfants de 6 ou 7 ans. Les plus hautes pyramides atteignent 9 étages, le tout est accompagné par un groupe de musique locale qui rythme la construction de l’édifice. Tout au long de l’année, à l’échelle du village ou du quartier, un soir par semaine, tous les participants se retrouvent pour s’entraîner à la réalisation de la pyramide, puis comme toujours en Catalogne, ils partagent un repas convivial intergénérationnel et festif. Vous pouvez voir ces pyramides sur internet. JLL.




à lire : J’ai couru vers le Nil
Le Caire 2011. Romancier égyptien, l’auteur nous plonge dans la « révolution » place Tahrir, ses espoirs et ses massacres, ses amours et ses trahisons. Chacun de ses personnages vit cette immense mobilisation, à partir de la place ou du rôle qu’il tient dans la société égyptienne. Chacun va vivre une rupture dans sa destinée, à l’image de la rupture dans la société égyptienne. On y croise l’hypocrisie des personnages influents, riches et avides de pouvoir et d’ordre militaire, le formidable enthousiasme de la jeunesse dans la « révolution », l’espoir incommensurable dans son aboutissement. Il y a le général chef de la Sécurité d’Etat que l’on connaît par sa fille Diana, qui soigne les blessés, aux côtés de Khaled, fils d’un simple chauffeur, étudiant en médecine. Il y a Achraf, grand bourgeois copte, acteur méprisé par sa famille, gagné par la ferveur révolutionnaire quand il abrite Asma, poursuivie par la police. Il y a Issam, ancien communiste désabusé, qui va mater la grève dans l’usine où travaille et milite Mazen. Nourhane, présentatrice télé ambitieuse qui utilise tout, sexe, religion, pour l’argent… Et, tout au long du roman, un fil conducteur, la relation épistolaire entre Mazen et Asma. Toutes les forces en présence de l’Egypte de 2011 sont là et nous font comprendre ce qui s’est passé, dans toutes les classes de la société, la rigidité et la violence des classes au pouvoir, et, face à elle, l’irrépressible espoir  de libération et d’émancipation…  Ce roman est interdit de publication en Egypte. OM
Alaa El Aswany, Actes Sud, 2018, 23€. (autre œuvre de l’auteur Immeuble Yacoubian)



Brésil. Vers la dictature fascisante ?

Comment expliquer la fulgurante percée électorale de l’extrême droite dans ce pays qui fut considéré, par les gauches occidentales et les altermondialistes, comme un modèle d’émergence d’une « démocratie participative » ? Son emblème, Porto Allegre, son leader, Lula, ont pu faire illusion pour tous ceux qui ont ignoré l’histoire et la réalité de la formation sociale brésilienne. Pour tenter de comprendre l’échec du dit Parti des Travailleurs (PT), il convient d’abord de signaler quelques repères sur l’évolution de cette société si particulière et sur les choix que la classe dominante fut amenée à opérer dans la dernière période. De fait, après la dictature militaire (1964-1985), les classes dominantes fortes du boom économique et pétrolier ont misé sur l’élargissement du marché intérieur en y intégrant les fractions des classes dominées. Le PT fut l’instrument de cette politique. Et lorsque la crise fut venue (2014-2015), tenue en laisse par ses alliances contre nature, cette social-démocratie singulière appliqua sans vergogne des politiques d’austérité dans un contexte de généralisation de la corruption, gangrenant toutes les élites politiques. Face au chaos et aux contradictions délétères, ne restait que l’option dictatoriale. Peut-elle véritablement être mise en œuvre avec l’illusionniste Bolsonaro, homophobe et raciste ? Difficile de répondre à cette question si ce n’est pour affirmer que luttes de classes intensives et répressions contre les opposants vont être rapidement à l’ordre du jour.

Bref retour historique pour mieux saisir la singularité brésilienne

« Découvert » par les Portugais en 1500, le Brésil fut très rapidement colonie de peuplement, repoussant aux marges les peuples autochtones à défaut de pouvoir les éliminer entièrement. Entre 1500 et 1760, 700 000 Portugais s’y établirent. La grande période d’immigration ne commença qu’en 1870. On compte parmi les ascendants des immigrants, 30 millions d’Italiens, 700 000 Allemands, 1 million de Français, autant de Japonais et d’Espagnols, le reste étant composé d’Asiatiques et d’Amérindiens (1). En 1889, après l’intermède d’un empire relié au Portugal, cette colonie put acquérir son indépendance et instaurer une République oligarchique nationaliste ; elle ne pouvait fonctionner qu’en important sur les terres agricoles des esclaves. On considère que 5,5 millions d’Africains furent déportés à cet effet. Si l’esclavage fut aboli en 1888, la Constitution refusa le droit de vote aux analphabètes, soit 70% en 1890, 50% en 1950, 20% en 1980. La fin de la dictature militaire institue, dans la Constitution de 1988, le suffrage universel. Cette société métissée de ségrégation sociale et raciale, se perpétua : actuellement, les 5% les plus riches détiennent autant que les 95% de la population. En outre, le Brésil demeure la 2ème nation chrétienne dans le monde (83%), les catholiques étant concurrencés par la montée du protestantisme évangélique.  

Cette société capitaliste est profondément machiste, les viols sont monnaie courante et les évangélistes, défenseurs de la famille reproductive, ont surfé sur la vague anti-mariage homosexuel pour se présenter comme des parangons de vertu, alors même qu’ils sont impliqués dans des scandales de corruption. Non seulement ils ont rallié à la cause anti Parti des Travailleurs, l’Eglise catholique, mais également réussi à infiltrer, contaminer, les plus de 30 partis existants. Cette République fédérative présidentialiste est, en effet, extrêmement divisée, notamment entre un Nord plus pauvre et un Sud plus industriel. Ainsi le PRB (républicains droitiers) partage, entre autres, les thèses créationnistes contre le darwinisme scientifique. Ils sont également opposés à tout interventionnisme d’Etat.

La crise de 1998 suscite l’intervention du FMI (prêts de 41.5 milliards de dollars) et ses ajustements structurels pour la rembourser (privatisations, austérité). La découverte, en 2008, d’immenses gisements pétroliers, et la rente qu’elle procure, change la donne. C’est dans cette conjoncture de relative prospérité que le Parti des Travailleurs parvient au pouvoir. Pour les classes dominantes, il s’agit de conserver leurs privilèges, tout en accroissant le marché intérieur.

De l’ascension à la chute du Parti des Travailleurs

Il n’est guère envisageable, dans cet article, de retracer l’histoire du Parti des Travailleurs et de ses dérives (2). Il est nécessaire, pourtant, d’évoquer le cadre de son installation au pouvoir. La fin de la dictature militaire (1985) a été précédée de la loi d’amnistie (1979) des militaires et tortionnaires qui avaient exécuté, torturé, réprimé le Parti communiste du Brésil, les groupes de guérillas. La CIA, avec d’autres gouvernements de l’Amérique latine, a mis en œuvre l’opération Condor, faite de disparitions et de meurtres. Tout fut passé à la trappe de l’oubli (3). La démocratie parlementariste s’imposa d’autant plus que le développement de l’économie capitaliste restait entravé. Les forces productives devaient être libérées du carcan militariste et le secteur industriel se diversifier : implantation des multinationales, exportation de café, cacao, canne à sucre… Le secteur minier aussi le souhaitait.… C’est donc sur la base de la marginalisation du PCB (Parti Communiste Brésilien), de l’écrasement des luttes armées, de l’essor des luttes ouvrières et de l’influence des secteurs, tels l’Eglise catholique (de la théologie de libération) que le Parti des Travailleurs voit le jour en 1980. Sa création, il la doit aux grandes luttes ouvrières et syndicales de mai 1978 (métallurgistes de Sao Paulo) et de 1983 (grève générale, 2 millions de grévistes). C’est donc bien l’essor d’un mouvement ouvrier combattif qui contraignit la classe dominante à abandonner la forme dictatoriale du régime. Les secteurs de la métallurgie et de l’automobile en ont été le fer de lance. Le PT fut composé, à l’origine, de catholiques progressistes, d’anciens de la lutte armée, de dissidents du PCB qui avaient survécu et de partisans d’un nouveau syndicalisme, tel Lula, mais aussi de forces extra-parlementaires. S’appuyant également sur le mouvement des paysans sans terre, des forces organisatrices des mouvements sociaux et syndicaux, le PT prit ses distances avec le marxisme et ses dérives (stalinisme, eurocommunisme). Il va se transformer à partir de 1990 en parti institutionnel, électoraliste. Après avoir obtenu 8 députés en 1982, 16 en 1986, après les échecs aux présidentielles de son candidat Lula en 1989 et 1994, il gagne les présidentielles en 2003. Au cours de cette période, des franges de plus en plus importantes de la bourgeoisie entrepreneuriale lui apportent un soutien financier pour ses campagnes électorales. Le PT doit pouvoir, pour ces dernières, leur apporter la paix sociale, développer, par les concessions offertes, le marché intérieur et le développement de l’économie capitaliste. Pour gouverner, se maintenir au pouvoir, le PT en est réduit à s’allier avec des partis du centre droit. En s’insérant dans le système politicien corrompu, il prend le risque d’être lui-même gangrené. Pour faire passer certaines lois, l’achat de voix auprès de parlementaires véreux est de mise. S’insérer dans un système crapuleux, c’est l’adopter.

Période de prospérité en trompe-l’œil

Toutefois, dans une première phase, celle de la relative prospérité des deux premiers mandats de Lula, des millions de personnes sortent de la pauvreté. Le système de bourses aux familles démunies a permis aux plus miséreux d’inscrire leurs enfants à l’école, les médecins cubains, envoyés dans les endroits les plus défavorisés, ont secouru un système de santé défaillant. Si quelques concessions furent faites aux sans-terres, elles n’ont pas été à la hauteur de leurs aspirations, loin s’en faut ; les grands propriétaires, y compris les latifundiaires, n’ont guère été touchés faute de réforme agraire. En revanche, c’est une nouvelle classe moyenne évangéliste qui a profité de l’essor économique. Cette période est également marquée par la découverte de gisements pétroliers (2008), et l’essor de Petrobras, cette compagnie appelée à devenir la pompe à fric de toutes les malversations et dessous de table. Le PT « social libéral » faisant le grand écart entre les altermondialistes (les budgets participatifs assurant sa promotion progressiste) et les grands leaders mondiaux du G20 et des BRICS. Il fut bien embarrassé lorsque la crise fut venue (2014). Appliquant dès lors une politique d’austérité, il vit son influence décroître et sa fonction de maintien de la paix sociale se déliter. D’ouvrière et syndicaliste, sa base sociale se rétrécit, les femmes, les Afro-brésiliens, les plus pauvres et les sans-terres lui assurant toujours leur soutien. Pour preuve, avant même l’élection de Bolsonaro, les différents scores présidentiels en baisse : Lula en 2002 61%, même score en 2006 pour sa réélection, 2010 Dilma Rousseff 56%, 2014 la même 52%. L’effondrement du pétrole et la crise qui s’en suivit brisa le pacte rentier pétrolier. Ne restait que la voie de l’austérité et du chaos qui allait suivre.  

Sous Dilma Rousseff, le PT, pour se maintenir au pouvoir vaille que vaille, fit le choix funeste de l’austérité draconienne. Non seulement il révélait ainsi sa propre nature mais il fut, également, l’instrument d’exacerbation des contradictions sociales, sur fond de révélations d’un système politique pourri jusqu’à l’os. Déjà, avant même les Jeux Olympiques, les systèmes de santé, d’éducation et les finances publiques s’effondrèrent. Les salaires de la police, des enseignants, des médecins hospitaliers, les fournitures des urgences, étaient réglés en retard, sapés par l’inflation. Les emblèmes du Brésil furent bafoués : les ¾ des subventions du Carnaval de Rio supprimés, les ¾ des employés du stade Maracana licenciés. Face aux manifestations de protestation, le pouvoir mit les militaires et la police, avec véhicules blindés, dans les rues.

La classe moyenne supérieure, qui depuis longtemps, ne pouvait plus supporter d’être mélangée avec la petite bourgeoisie bigarrée, surgie de l’ère de relative prospérité des deux mandants de Lula, exprima ouvertement son racisme de classe et de race, tout en se réjouissant des manifestations exprimant leur rejet de Dilma Rousseff. La colère, l’angoisse, le ressentiment s’exprimèrent jusque dans les favelas. La prolifération des gangs, la lèpre de la corruption révélée, l’énormité des dépenses engagées à l’occasion des Jeux Olympiques (2016, choix opéré en 2009) qui atteignirent 96,5 milliards de réals, furent autant d’éléments désapprobateurs. Les médias relayèrent l’exaspération généralisée, alimentée par l’opération « lavage express » menée par le petit juge Sergio Moro : 200 mises en examen dont la tête de turc, Lula, qui, loin d’être le plus corrompu, finit par être incarcéré. Entretemps, le PT avait tenté, pour ne pas sombrer, de présenter sa figure emblématique encore populaire. Mais rien n’y fit. Trop tard. Les classes dominantes avaient signé son acte de décès politique. Il n’était plus utile. Les favelas abandonnées à leur triste sort étaient devenues le terreau et le terrain de jeu des maffias et des évangélistes. Ainsi, sur les hauteurs de la baie de Rio, dans l’une d’elles, s’entassent 22 000 habitants, sans infrastructures publiques, leurs rues n’étant que terrains boueux ceinturés de baraques. Ils peuvent contempler la baie polluée par le déversement des égouts (17 tonnes par jour), de pétrole (7 tonnes) et de métaux lourds. Les pécheurs s’en remettent aux prêcheurs, à défaut de poisson. Pas étonnant qu’ils aient voté pour Bolsonaro. Après avoir vu les installations sportives délaissées, l’incendie du vélodrome déserté, ils n’attendaient plus rien de Lula.

Marcello Crivella, le maire de Rio, conspué lui-même, cet ancien pasteur et chanteur de Gospel, lui, le ministre de Dilma Roussef, avait tout fait avec son groupe parlementaire pour destituer Dilma Rousseff en se saisissant d’une sombre affaire de tripatouillage budgétaire dont on l’accusait. Après 12 années de corruption, le pays exaspéré, la classe des politiciens honnis, elle ne pouvait se réhabiliter. Le successeur de Dilma Rousseff, son ex vice-président Temer, qui accentuait la politique néolibérale d’austérité, ne pouvait survivre. Lors des élections, le parti démocratique du travail, de centre « gauche », et tous les autres grands partis de droite libérale, malgré leur appellation, allaient être emportés. Quant au candidat du PT, Haddad, ce professeur situé à son aile droite, cet ex-ministre de l’éducation, il ne pouvait au mieux que résister à la vague dégagiste. Les classes dominantes avaient choisi leur champion. Le résultat, après force intimidations, démagogie et rumeurs mensongères, fut sans appel. Au 2ème tour des présidentielles : 55,1 % pour Bolsonaro, 44,9 % pour Haddad. Ainsi, le Brésil de Lula avait élu un soudard pratiquement inconnu quelques mois auparavant, un politicien apparemment sans relief, certes truculent, provocateur, mais inactif en tant que député. Où se trouvait la clé de sa fulgurante ascension ?

Le programme et les soutiens de Bolsonaro

Comment le sulfureux Bolsonaro est-il devenu la coqueluche fréquentable des médias dominants, des hommes d’affaires et d’une fraction majoritaire de l’électorat ? Avait-il tout pour plaire, cet ex-capitaine misogyne, raciste, homophobe et antimarxiste, ce politicien falot mais truculent qui siège depuis 27 ans à l’assemblée nationale ? Lui qui fait l’éloge de la dictature, lui reprochant toutefois d’avoir commis « l’erreur de torturer au lieu de tuer » et qui promet de « fusiller les sympathisants du PT » ? L’amuseur public aux « blagues » nauséabondes comme celle adressée à une député du PT « Je ne vous violerai pas, vous ne le méritez pas », se présente comme un parangon de vertu, viril, ennemi de la corruption, alors que lui-même est poursuivi pour des affaires louches dans lesquelles il a trempé. Lui encore, qui affiche son mépris pour « les indigènes, les noirs, les femmes, les homosexuels et les imbéciles », est celui que la classe dominante a adoubé pour sortir de la crise politique, sociale, économique et morale que traverse le pays. L’ultralibéralisme despotique, militariste, néofasciste doit l’emporter pour qu’après les affaires, les affaires continuent et tant pis si ceux à qui on a graissé la patte sont emportés par la vague réactionnaire.

L’alliance BBB a bien été dénoncée pendant la campagne électorale hystérique qui a secoué le Brésil, Des Balles, la Bible et le Bœuf. Cette conjonction d’intérêts entre le lobby des armes, de l’armée et les évangélistes avec l’agro-négoce et les grands propriétaires terriens a fourni à Bolsonaro les finances nécessaires à sa fulgurante ascension. Porté par un électorat de classes moyennes supérieures, par tous ceux qui ont peur, sont horrifiés par la corruption, il a su gagner un public de jeunes supporters de 18 à 24 ans. L’ordre viril doit régner, les politiciens véreux doivent dégager. L’attentat, dont Bolsonaro a été victime (le coup de poignard d’un déséquilibré) pendant la campagne électorale, a ajouté l’auréole de martyr à son menton mussolinien. Et surtout, lui a évité la confrontation télévisuelle avec ses concurrents. La campagne électorale faite d’intimidations, de mensonges putrides, de menaces contre ses adversaires a fait le reste avec le soutien de la presse droitière et les réseaux sociaux sur lesquels il avait la main.

Son programme, tel qu’il le présente, consiste à combiner, comme le Pinochet du Chili, l’ultralibéralisme et la dictature militaire. D’abord réduire la dette publique de 20% comme lui suggère son maître à penser Paulo Guedes. Mais surtout pour satisfaire les BBB :
-        privatiser l’enseignement, promouvoir l’enseignement créationniste et entamer une véritable chasse aux sorcières contre les enseignants. Les parents doivent les dénoncer, tout comme les élèves pourraient les filmer pour les jeter à la vindicte publique
-        emprisonner les dissidents y compris les défenseurs des droits de l’homme et de la liberté de la presse
-        « éventrer les terres indigènes », protégées par la Constitution, poursuivre les paysans sans terres, ces « terroristes » qui s’en prennent à la propriété privée
-        engager la déforestation de l’Amazonie et combattre « le complot marxiste de prétendu réchauffement climatique »
-        Lutter contre les gangs en libéralisant l’achat d’armes à feu, porter à cet effet la majorité pénale à 16 au lieu de 18 ans
-        Abolir le mariage gay, promulgué en 2013, car Bolsonaro « préfère voir son fils mort plutôt qu’homosexuel ».

Quant aux relations internationales que veut promouvoir le futur dictateur, il ne peut que réjouir Trump : le projet de déménagement de l’ambassade du Brésil à Jérusalem, la dénonciation de la Chine qui achèterait le Brésil ainsi que la prétendue barbarie des médecins cubains qui seraient des esclaves du régime totalitaire. Cuba a d’ailleurs réagi à ces calomnies en organisant le départ des 8 332 médecins qui opéraient dans les régions les plus misérables du pays.

Pour mettre en œuvre le programme délirant de celui qui annonce « ne rien comprendre à l’économie », Bolsonaro s’appuie sur Paulo Guedes, ce disciple de Milton Friedman et de l’école de Chicago. Outre ce qui a été signalé ci-dessus, ce professeur, cofondateur de la Banque Pactual, coqueluche des milieux d’affaires et des entrepreneurs, compte supprimer la progressivité de l’impôt, promouvoir la flat tax (taux d’impôt unique), « réformer » les retraites, privatiser les entreprises publiques, afin d’obtenir l’équivalent de 164 à 234 milliards d’euros pour éponger la dette (84% du PIB). Il se voit déjà ministre de l’économie.

Derrière Bolsonaro, d’autres figures encore plus sinistres s’apprêtent à réduire l’Etat à ses seules fonctions répressives. Des généraux se tiennent en embuscade, partisans d’une intervention militaire « tout de suite ». En effet, le PSL (parti social libéral), instrument de Bolsonaro, reste minoritaire dans les assemblées parlementaires et ce n’est pas le recrutement du juge de l’opération « lavage express », en qualité de ministre de la justice, qui va faire à lui tout seul le ménage. Tel est le dilemme que s’apprêteraient à résoudre
-        Le général Hamilton Mourao, celui qui n’a que mépris pour les Indigènes, Afro-descendants, « ces indolents et ces rusés » et qui prétend que « les enfants de mères célibataires sont des inadaptés »
-        Le général Augusto Heleno, chef de la mission de l’ONU en Haïti en 2004-2005, dont les troupes furent suspectées de violences sexuelles, lui qui défend le recours aux snipers pour en finir avec les gangs
-        Le général Ferreira, futur ministre du transport… pour assurer la logistique.

Inquiétantes, ces figures patibulaires ? Les classes ouvrières et populaires peuvent-elles réagir ? Pour l’heure, seules des femmes courageuses se sont réellement mobilisées. Le mouvement des femmes unies contre Bolsonaro qui regrouperait 3,8 millions de membres, a multiplié les manifestations. Sa leader, Ludmilla Teixeira, 36 ans, maire, anarchiste (« aucun parti ne me représente »), défenseure des minorités, agnostique, activiste, adepte d’un féminisme noir, est la bête noire de la droite dure qui l’insulte, la traite « d’idiote, de crétine ». Peut-elle entraîner d’autres secteurs de la population à qui les évangélistes prêchent l’individualisme entrepreneurial du « sauve- toi toi-même » ?

Et après ? Qu’en conclure ?

Les gouvernements occidentaux, prétendus défenseurs de la démocratie et des droits de l’homme, se sont empressés de reconnaître, quelques-uns en se pinçant le nez, la victoire de Bolsoranro. Ils ne bougeront pas, Trump le premier, le soutiendra. Les classes ouvrières et populaires désillusionnées, de révolte contenue, sont  gagnées par la passivité, les organisations syndicales et le PT les ont trahies, tout est à reconstruire. De même, les sans-terres qui ont pu conserver une marge d’autonomie vis-à-vis du PT, risquent d’être pourchassés sans pitié. Dans la lutte des classes qui s’annonce, les réactionnaires ont la force et l’initiative. D’autant que la formation sociale brésilienne (le rapport de classes dans une société), le poids de l’idéologie chrétienne, conservatrice sur le plan sociétal (avortement, homosexualité) ainsi que le machisme dominant, n’ont jamais été combattus par le PT.

Il ne fut jamais, malgré ses proclamations, une force de transformation sociale : pas de véritable réforme agraire, pas de mise au pas de l’agro-négoce, des médias aux mains des milieux d’affaires, pas de socialisation des banques et des secteurs clés de l’économie… En intégrant l’appareil d’Etat corrompu, il s’est délité en un parti clientéliste, surfant sur la période faste lors des deux premiers mandats de Lula, en signant le pacte rentier avec Petrobras. Et lorsque la crise fut venue, tout s’effondra, pour le pire.

Certains peuvent être tentés de voir, dans l’évolution du Brésil, un signe prémonitoire de ce qui pourrait se passer en Europe. Les analogies de ce type sont trompeuses car les sociétés, leurs histoires, les rapports de force de classes, leurs traditions, sont différents. En insistant, d’entrée de jeu, sur la singularité brésilienne, j’ai voulu, en creux, montrer que les comparaisons pouvaient être trompeuses.  Il n’en reste pas moins que la montée des extrêmes-droites en Europe, notamment, sont préoccupantes et interpellent sur la nécessaire formation de véritables instruments organisationnels de transformation sociale, de démocratie radicale, mais c’est là une autre histoire.

Gérard Deneux, le 16.12.2018





(1)   Brésil : 206 millions d’habitants. Le plus grand pays d’Amérique latine d’une superficie de 8 500 000 km2, plus de 12 fois la France.
(2)   Pour en savoir plus sur le PT, lire Histoire du Parti des Travailleurs du Brésil de Lincoln Socio, historien et professeur à l’université de Sao Paulo. Ed. du Sextant, paru en France en août 2016 (21€)
(3)   Les années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents. De John Dinges, ed. la Découverte, 2008


Prison ferme pour des militants solidaires des migrants

Rappel : 7 militants sont poursuivis pour avoir participé, en avril, à une marche solidaire dénonçant les violences commises par Génération identitaire à l’encontre des personnes exilées dans la région de Briançon et protestant contre la militarisation de la frontière franco-italienne. L’Etat leur reproche d’avoir à cette occasion « facilité l’entrée de personnes illégales sur le territoire français » et de l’avoir fait « en bande organisée ». Ce 13 décembre, le tribunal correctionnel de Gap a déclaré les 7 de Briançon coupables d’aide à l’entrée sur le territoire de personnes en situation irrégulière. La lourdeur des peines prononcées  marque un tournant dangereux dans la répression des personnes solidaires. Si Benoit, Théo, Bastien, Lisa et Eleonora ont été condamnés à 6 mois de prison avec sursis simple, Juan et Mathieu ont été condamnés à 12 mois de prison dont 4 fermes. Lors de l’audience du 8 novembre, les avocats et les prévenus ont dénoncé les violations quotidiennes des droits des migrants commises par les forces de l’ordre à la frontière, les agissements illégaux restés impunis à ce jour du groupuscule d’extrême droite et les tentatives d’entraves au droit fondamental de manifester des prévenus et des personnes exilées. Alors que les migrants sont en situation de péril imminent dans les Alpes, le tribunal de Gap choisit de condamner la solidarité, tandis que la Cour de Cassation, le 12 décembre, annulait les condamnations pour « délit de solidarité » de ceux de la Roya (Cédric Herrou et Pierre Alain Mannoni).
Pour dénoncer cette chasse à la solidarité, vous pouvez signer la pétition du Comité de soutien aux 3 + 4  sur https://www.facebook.com/soutien3plus4db 
Vous pouvez adhérer aux associations locales d’aide et de défense des migrants, comme le CADM 70 – voir sur https://www.facebook.com/cadm70