Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


jeudi 20 décembre 2018


Le peuple des Gilets Jaunes

Depuis longtemps, le feu brûlait sous les braises : désindustrialisation, chômage, inégalités sociales, et tout ce peuple qui ne se retrouvait pas dans les partis de gouvernement, dans ces syndicats empêtrés dans les arcanes bureaucratiques du mal nommé « dialogue social », fait de reculs sociaux et de journées d’actions de protestation sans lendemain : tout ce peuple hors course, humilié, méprisé, oublié et même pour nombre de ses membres, désespéré, sans perspectives… Et berné, année après année. Chirac, en parlant de fracture sociale à résorber, l’avait emporté en laissant supposer qu’il serait compatissant. Sarko bling-bling, face à la montée de la protestation, jura qu’il allait changer pour se maintenir au pouvoir. Hollande se fit président normal et se prétendit adversaire de la finance, avant de recruter le banquier de chez Rothschild. Las ! Face à la décrépitude du parti dit socialiste, la corruption du candidat de droite, Macron promit un monde nouveau et l’emporta sur l’épouvantail Le Pen. Le mal élu crut pouvoir administrer la dose d’austérité nécessaire pour, à l’instar des politiques néolibérales administrées dans les autres pays européens, accroître les profits et l’enrichissement des capitalistes, des classes moyennes supérieures. Aveuglé par le sacre qu’il s’était lui-même organisé, encensé par les médias, s’intronisant chef de guerre, paradant parmi les grands rapaces de ce monde, il ne vit rien venir. Le roitelet de l’Elysée brandissait sa verticale du pouvoir, son pouvoir personnel et sa bande de godillots qui l’adulaient. Supprimer l’impôt sur la fortune mobilière ravit les actionnaires et spéculateurs mais renforça la sourde  désaffection dont il était l’objet. En apparence, rien ne semblait ébranler ce petit coq : son mépris arrogant était à son image. Ne renvoyait-il pas le « bas peuple » à sa prétendue ignorance comme « ces ouvrières analphabètes », ces « ouvriers fainéants » qui ne prenaient pas la peine de « traverser la rue », ces « Gaulois réfractaires », tous ceux qui coûtaient « un pognon dingue », et notamment cette vieille à qui il interdit de se plaindre de son pauvre sort. Il dut une première fois en rabattre lorsque son fidèle garde du corps, Benalla, joua de la baston contre des manifestants, le 1er mai. Sous l’indignation la colère couvait.

S’il est, pour l’heure, secondaire de retracer les différentes phases des mobilisations des Gilets Jaunes, il est peut-être plus utile de signaler, d’une part, les raisons structurelles d’une révolte qui s’est transformée en un véritable soulèvement des démunis aux fins de mois difficiles. D’autre part, ce qui apparaît désormais, c’est que la peur a changé de camp, malgré le déploiement policier. Celui qui ne voulait pas changer de cap, fait des concessions, certes, en trompe-l’œil, descend de son Olympe et appelle à son secours des élus, des syndicats, des maires. Désormais, il l’assure, sa surdité serait guérie. Il serait désormais à l’écoute, bref,  normal. A part lui, pratiquement personne ne le croit, sauf ceux qui s’empressent à vouloir rétablir la paix sociale pour que rien ne change.

Les raisons structurelles d’une juste révolte

Le taux de pauvreté atteint 13.6 % de la population, pour ceux qui vivent avec moins de 1 015 euros par mois. Cette moyenne occulte des disparités plus profondes. Ce taux monte à 21 % dans l’Aude et en Haute-Corse, à 29.3 % dans le Nord/Pas-de-Calais, à 29 % en Seine-Saint-Denis. C’est toute une population composée d’employés, d’ouvriers, de chômeurs, de familles monoparentales, de « petits » retraités, d’artisans et commerçants qui « peinent à joindre les deux bouts ». Les contrats précaires, les intérims, les temps partiels contraints, et tous ceux qui galèrent de jobs en petits boulots « n’y arrivent plus ». Ce ne sont pas seulement les sans-diplômes qui peinent, mais même ceux qui ont un niveau Bac. Parmi eux, il y a ceux qui renoncent aux soins, se heurtent à la disparition des services publics dans les zones rurales et les banlieues.

La pauvreté, l’’exclusion, ont pris également d’autres formes et, d’abord, celle du mal-logement. Ils sont 4 millions à en subir les effets. Si les dépenses pour se loger ont, entre 2006 et 2013, augmenté de 19 % pour l’ensemble des Français, elles atteignent le pic de 33.6 % pour les familles à bas revenus. Et que dire des habitats insalubres surpeuplés ? Une personne sur cinq vit, en effet, dans un foyer dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 euros par mois.

Tous ces faits ont été l’objet d’études, de révélations, ont été dénoncés par des associations comme ATD Quart Monde, la fondation Abbé Pierre. Rien n’y fit, la caste indifférente allait même, comme à Marseille jusqu’à se transformer en marchands de sommeil ou en spéculateurs sur des habitats indignes, menacés de péril imminent.

Et puis l’étincelle de l’augmentation des taxes sur l’essence et le gasoil, animée par une pétition, soufflée par les réseaux sociaux, a éclairé de gilets jaunes les ronds-points partout dans le pays, jusqu’en outre-mer.

Une spontanéité inattendue qui se politise

Dans un premier temps, le pouvoir a joué l’indifférence, le pourrissement de ce qu’il pensait n’être qu’une poussée de fièvre des gueux. Le monarque s’est même envolé pour l’Argentine pour parader ailleurs. Le frisson de l’inquiétude de ceux d’en haut s’est répandu lorsqu’ils se sont aperçu que 80 % de la population approuvait ce mouvement en marche. Certaines directions syndicales incrédules, des politiciens de basse-cour ainsi que des intellectuels et médiacrates se sont répandus sur les ondes pour glapir à l’instrumentalisation des ultra-droite et gauche. Mais, ce mouvement, se proclamant apolitique, refusant tout porte-parole pour éviter la récupération, a affirmé, non seulement sa combativité, mais paradoxalement, a écrit sa propre politique.

Son moteur, ses motivations ne se résumaient pas seulement à la réprobation de l’injustice fiscale et sociale. Son hétérogénéité ne se réduisait pas à un catalogue de revendications économiques. Elles visaient le cœur du système néolibéral et sa tête. Pour preuve, parmi les protestations, les revendications et les aspirations formulées qui se sont mises à circuler sur les réseaux sociaux et les ronds-points : dénonciations de l’augmentation du gaz, de l’électricité, de l’augmentation de l’âge de la retraite, de la suppression de l’ISF et de postes dans l’éducation nationale, des petites lignes SNCF, des services dans les hôpitaux, du gel des salaires, de la diminution des pensions de retraite ; des revendications telles la suppression de la CSG, l’augmentation des salaires… et des aspirations à tout changer avec le « Démission de Macron et Cie », la suppression des privilèges des politiques, l’organisation de référendums d’initiative citoyenne, la condamnation de la fraude fiscale…

Ceux qui ont pu déclarer que la « plateforme revendicative initiale des Gilets Jaunes était pauvre et son horizon politique limité, pour ne pas dire inexistant » (sic), ont voulu ignorer cette intelligence collective en action, cette confrontation brouillonne mais vivante. Aux ronds-points, sur les réseaux sociaux, la parole s’est libérée ; « chacun avec tous s’est mis à parler de tout » jusqu’à exiger la démission de Macron, le président devenu le plus haï parmi ses prédécesseurs. Comme il l’avait lui-même déclaré, en pleine emphase, face à sa mise en cause dans l’affaire Benalla (« Qu’ils viennent me chercher » moi, l’intouchable), les Gilets Jaunes l’ont pris au mot : à l’Elysée.

Le pouvoir crut que ce n’était là que foucade ; les lieux de pouvoir furent ceinturés mais les Champs Elysées libres, les quartiers chics furent assaillis. Colère, violences, répressions, CRS débordés, Arc de Triomphe napoléonien maculé, de rage de ne pouvoir s’approcher de l’Elysée. Il ne fallait en aucun cas une occupation de ces lieux de pouvoir, de ces places comme en Tunisie, en Egypte, en Espagne.

Dès lors, l’apaisement n’était plus de mise. Revenu en terre de France, le grand commis VRP de la finance et du CAC 40 devait descendre de son piédestal. Attristé, désemparé, il congratula les gardiens du temple, se rendit en catimini dans la préfecture incendiée pour, à sa grande mésaventure, y être néanmoins hué et conspué. Malgré toutes les rodomontades réaffirmées « je ne changerai pas de cap », il s’avéra qu’il fallait reculer tout en gardant le cap ! Désorienté, après avoir avec son 1er ministre ignoré la main tendue du mauvais Berger CDiste, qui voulait le sauver de ce mauvais pas, il appela au secours les syndicats jusqu’ici ignorés, ainsi que des élus et de vieux politiciens roués. Rien n’y fit. Les Gilets Jaunes appelaient à l’acte V.

Le revirement, des arrestations, des humiliations, des miettes.

Les trompettistes du nouveau monde estomaqués, en ont eu le souffle coupé ; avec eux, les médias cherchaient désespérément des porte-parole présentables avec qui trouver une sortie de crise, dissuader les Gilets Jaunes de se rendre une nouvelle fois à Paris, faire cesser les blocages aux ronds-points. Ils se préparèrent au pire, la peur avait changé de camp. Pour le 8 décembre, le dispositif policier fut renforcé.

A Paris, 8 000 CRS, des gendarmes, des blindés, des lances à eau, des fouilles et des arrestations préventives, des gaz lacrymogènes et des charges pour éviter tout regroupement et interdire l’accès aux Champs Elysées (1). Au Palais présidentiel, où Macron était confiné, 500 gardes républicains du 1er régiment d’infanterie, une centaine du groupe de sécurité du président, des snipers sur les toits et un hélico prêt à exfiltrer le « petit » chef d’e l’Etat. Autour du palais présidentiel, la bunkerisation du ministère de l’intérieur, de l’assemblée nationale, attestait de la paranoïa s’emparant de Macron et de ses sbires. Ils crurent même que les Gilets Jaunes étaient manipulés au point de désigner la Russie de Poutine et sa volonté de déstabiliser le petit tsar français ! Une enquête en ce sens fut déclenchée. De 7 à 22 heures, claquemurés, ils ont suivi ces évènements répressifs : 4 mains arrachées par des grenades, 3 manifestants éborgnés par des tirs de flash-ball, des manifestants matraqués, des photos reporters pris pour cibles, commotionnés, molestés. Bilan : 1 723 arrestations dont 1 082 à Paris, 904 gardes à vue pour… 278 personnes présentées à un juge pour comparution immédiate.

Quant aux lycéens qui ont rejoint le mouvement sur la base de leurs propres préoccupations, l’on retiendra la répression dont furent victimes ceux de Mantes-la-Jolie : cernés, gazés, terrorisés, à genoux, humiliés. Pour tous les autres, en particulier tous ces inorganisés, dont, pour beaucoup, c’était la 1ère ou la 2ème manifestation, ils furent sidérés par la violence exercée à leur rencontre. Il y eut certes parmi eux des provocateurs, quelques pillards. On retiendra surtout que la « longue et silencieuse accumulation de colère des déclassés par 30 ans de néolibéralisme, parachevée par 18 mois de guerre sociale à outrance  ont pu transformer des braves gens en enragés » (2)

On ne s’étendra pas, ici, sur le discours macronien, ses phrases de compassion, sa contrition sur-jouée, sa déclaration ampoulée de l’urgence sociale, sa prétendue compréhension de la colère indignée des oubliés depuis 40 ans, qu’il a lui-même malmenés, ni sur ses mesures et déclarations. Qu’il suffise de dire que, outre les couacs qu’elles provoquent dans sa propre majorité défiante, elles ne résoudront rien, tout au plus, elles peuvent diviser les Gilets Jaunes et provoquer (momentanément ?) le repli du mouvement. La prime d’activité dépourvue de cotisations sociales, le retrait de l’augmentation de la CSG qui devait intervenir, seulement pour ceux et celles qui perçoivent une pension de retraite de 2 000€ (et pour ceux qui sont en couple ?), l’appel aux entreprises… bienveillantes à verser selon leur bon vouloir une prime de fin d’année à leurs salariés, et tout ça, rien que ça, après la suppression de l’augmentation programmée du fuel et de l’essence… On est loin du compte.

Le mouvement après plus de 3 semaines de luttes parviendra-t-il à rebondir, face à la répression des ronds-points qui s’annonce ? Sera-t-il en mesure de s’auto-organiser par ville, département, région, nationalement ? Et ce, démocratiquement, en écartant les porte-paroles auto-proclamés qui cherchent une issue pour leur propre compte ? Sera-t-il en mesure de dépasser son hétérogénéité ? Quant à ceux qui veulent lui faire la leçon, rappelons qu’il n’existe pas de mouvement social pur, l’explosion des opprimés, des mécontents, apporte dans la lutte leurs propres préjugés, leurs faiblesses, les effets de domination dont ils sont victimes pour les transformer, dans l’action, en intelligence collective. On ne regarde pas les fleurs pousser du  haut de son cheval, il faut en descendre pour les aider à se débarrasser des mauvaises herbes qui risquent de l’étouffer.

Et après ?

La lame de fond que représentent les Gilets Jaunes n’a pas fini de produire ses effets. En quelques semaines, elle a prouvé, par les avancées obtenues, que bloquer, occuper le pavé est autrement plus efficace que quémander lors de négociations à froid, ou voter pour reconduire les mêmes sous d’autres masques. Elle a déstabilisé le pouvoir macronien, commencé à provoquer la zizanie dans ses rangs. En attestent les séries de couacs en cascades : imposition ou non des jeux du loto réservé au patrimoine, chèque-énergie retiré puis rétabli, idem pour la prime pour travaux d’isolation… Jupiter tombe des nues, englué dans la tambouille des basses discordes, n’ayant plus confiance dans ses propres rangs, il confie sa représentation à Sarko à l’occasion de l’investiture de la présidence géorgienne… Qui l’eut cru, il y a quelques semaines ? Sarko devenu le conseiller de l’ombre de Macron ! Les transfuges du PS, qui ont pris le train d’en Marche, sont désormais bien mal embouchés… La crise politique aura bien du mal à se résorber, d’autant plus que rien n’indique que la poussée par en bas soit en passe de s’affaiblir. Les ouvriers pourraient, en effet, passer à l’offensive et ne plus se contenter de résister le dos au mur lors des licenciements…

Reste que dans les têtes de ceux qui aspirent à un véritable changement, l’ambiguïté entre souveraineté populaire et souveraineté nationaliste et relents xénophobes, subsiste. Les mois à venir pourraient être l’occasion lors du « grand débat » macronien d’un grand déballage et de nouvelles concessions de forme : frictions entre politiciens, haine attisée contre les migrants et les musulmans d’un côté, inclusion dans la Constitution du référendum d’initiative citoyenne renforcé, comptabilisation du vote blanc pour d’illusoires percées démocratistes, de l’autre… Les forces de transformation sociale pourront-elle s’imposer ? Rien ne peut le certifier pour l‘heure.

Gérard Deneux, le 18.12.2018

(1)   Extraits du Canard Enchaîné du 14 décembre
(2)   Citation d’un texte de Frédéric Lordon