Vers une ZADification du mouvement social ?
A propos du mouvement social né de la
contestation du projet de loi El Khomri, on voudrait ci-après, s’interroger sur
sa capacité à se dépasser, à l’emporter sur les manœuvres auxquelles il fait
face, aux dangers de retour à la normalité qui risque de s’imposer. Par
ailleurs, sans négliger ses effets sur la caste gouvernante et celle qui aspire
à la remplacer, il n’est pas inutile de tenter de dresser des perspectives,
d’autant que les appels à bloquer l’économie, à la convergence des luttes
grévistes, pourraient bien bouleverser la donne… et modifier le paysage
politique, encastré dans la bande des
Trois, un parti dit socialiste profondément divisé, la droite revancharde
grosse d’ambitions concurrentes, une extrême droite comme un épouvantail à
l’affut.
D’entrée de jeu, un rappel des origines
et des caractéristiques de ce mouvement de protestation sociale s’impose.
Loi El Khomri, le projet austéritaire de trop
Les syndicats, comme à l’accoutumée,
s’apprêtaient à négocier avec le gouvernement pour lui dire, dans la cacophonie
habituelle, soit que cette fois, il allait trop loin, soit que certaines
mesures étaient inacceptables. Tous étaient prêts, selon des modalités
différentes, à protester pour faire pression afin qu’on les entende. Et puis,
il y eut cette pétition qui, en quelques semaines, recueillit
1 300 000 signatures, ces débats dans la jeunesse étudiante, cette
fronde au PS et les manœuvres gouvernementales. Et la rue se mit à parler, à
prendre toute la dimension de ce projet réactionnaire que l’on peut résumer, à
grands traits, comme suit.
Dans le cadre de la conquête de
nouveaux marchés concurrentiels, les entreprises se devaient, selon le MEDEF,
d’acquérir les moyens de s’adapter et de gagner en compétitivité. Les
moyens : la casse du droit du travail et la possibilité de mettre hors-jeu
les conventions collectives. Au besoin, les journées de travail portant la
semaine à 46 heures, voire 60 heures, par accord d’entreprise, la réduction à
10% de la rémunération majorée des heures supplémentaires, par accord
d’entreprise. A cet effet, il fallait devoir user de la peur de la perte
d’emploi et utiliser les syndicats minoritaires de complaisance patronale pour
faire avaliser lesdits accords. La jeunesse corvéable n’était pas oubliée
puisqu’il était prévu que les apprentis de moins de 18 ans, sous-payés,
puissent marner jusqu’à 10 heures par jour, faut bien une limite ! et 40
heures par semaine. Tout cela, évidemment, pour préserver l’emploi, éviter les
délocalisations. Il y avait d’autres joyeusetés du même tonneau, comme celle
consistant à retirer aux juges prud’homaux leur pouvoir d’appréciation des
préjudices subis par les salariés lors de licenciements abusifs, « sans
cause réelle et sérieuse ». Les tarifs forfaitaires proposés étaient censés
donner de la visibilité aux patrons violant la loi, ils sauraient d’avance ce
qu’allait leur coûter leurs actes délinquants. Qui plus est, les tarifs proposés
étaient tout à leur avantage.
Révélée, malgré l’habillage communicationnel
du gouvernement Valls/Macron, cette maltraitance sociale était insupportable et
bientôt un sondage indiquait que 70% des personnes interrogées trouvaient ce
texte rétrograde et s’y opposaient.
Dès lors, tentait de s’imposer le
retrait de la loi El Khomri. Et ce fut la revue des directions syndicales à
Matignon, puis celle d’organisations d’étudiants, les unes en prise avec le
mouvement social s’opposant au projet, les autres, tout en connivence,
réécrivant à la marge ce texte réprouvé. Ainsi disparut (pour le moment ?)
l’exploitation éhontée des apprentis. Quant à la contre-réforme des
Prud’hommes, Berger proposa une dérobade bien acceptée par Valls : les
tarifs ne seraient plus qu’indicatifs. Par ailleurs, pour calmer les jeunes,
promesse fut faite d’instaurer progressivement un RSA pour les 18-25 ans. Pour
le financement, on verrait peut-être après 2017. Face aux récriminations qui
montaient néanmoins en puissance chez les fonctionnaires, une augmentation
immédiate de 0,6 % fut décidée. Et pour ces frondeurs de gauche de plus en plus
indisciplinés, l’assurance fut donnée que cette fois, l’abus de CDD toujours
plus courts allait être taxé. Fureur du MEDEF et de la CGPME. Pensez-donc, la
manne des 87% à d’embauches en CDD (chiffres 2015) allait se tarir ! Bref,
c’était la quadrature du cercle. Impossible de satisfaire le patronat et le
mouvement social. On était passé du Valls « j’irai jusqu’au bout » à celui d’entremetteur syndical et de
calmant pour godillots grognons, à un « nouveau départ » qui n’était
qu’un retour à la case départ. Impossible de lâcher plus car sinon c’était le
cœur de la loi El Khomri de casse du droit du travail qu’il faudrait
détricoter. Le gouvernement n’avait obtenu, a contrario de ce qu’il espérait,
qu’un durcissement des directions syndicales CGT, FO, FSU et Solidaires. Et
maintenant, il y avait cet OVNI de Nuit
Debout qu’il fallait manier avec prudence. Pensez-donc ! Il ne
revendique rien, il remet tout en cause !
La caste gouvernementale en voie de délégitimation...
Et pourtant ?
L’impopularité du gouvernement atteint
des sommets et ce, malgré toutes les tentatives d’étouffer le mouvement social.
Depuis l’admonestation de Martine Aubry, les défections du camp
« hollandais » se multiplient. Et les piètres tentatives pour y
remédier s’avèrent contre-productives, à l’image de la diversion de Valls. Le
matamore s’en est pris au danger salafiste dans les banlieues, pour mieux
montrer son visage xénophobe qui se voudrait protecteur des Français. Quant à
Cambadélis, le secrétaire d’un parti en déliquescence, il annonce avec un
quarteron d’écolos ralliés, « la
Belle Alliance Populaire » de rassemblement d’une « gauche à la
ramasse ». Macron joue le centre-droit. On ne sait pas encore s’il est le
rabatteur pour un hollandisme finissant ou un nouvel électron libre pour
présidentielle à venir. Toujours est-il que l’homme à la multiplication des
autobus sur les routes et celui du travail le dimanche pour tous est « En marche ». Les médias l’adorent
même quand il engrange des soutiens financiers auprès des banquiers de la City
de Londres. S’il « rougit de plaisir »
lorsque là-bas, outre-Manche, le Financial
Times le compare à Tony Blair, ce qui lui vaut la « bêtise »,
selon ses dires, des photos de son épouse sur papier glacé de la presse racoleuse
de Paris Match. Toutes ces palinodies grotesques font partie du registre éculé
de la communication-normalisation. Faut croire que ça ne suffit pas ! Le
Foll en rajoute Eh oh la Gauche !,
malade, pour rassembler le camp de son compère à l’université de médecine :
là où 500 personnes s’entassent pour une thérapie de groupe car tous ont
compris, même les absents, que le sol est en train de se dérober sous leurs
pieds. En effet, leur président s’est bien essayé à la méthode Coué à la télé
pour nous dire que « la France va
mieux », eux sont au plus mal. Et Valls de tempêter : « il s’est planté, ce n’est pas glorieux »
et ce Macron « est un gamin un peu
fou, c’est la création d’Hollande ». Quant à la Droite, fébrile, elle
foisonne de candidats prêts à prendre les places qui se libèrent. Quoique le
mouvement contre l’ultralibéralisme austère qu’elle propose l’inquiète. La
France n’est pas prête à la dose de cheval que
suggère Fillon. Lemaire le fait savoir, lui qui monte dans les sondages et inquiète
Sarko. Et pour ne rien arranger, un consortium de journalistes révèle les Panama papers. L’oligarchie régnante, celle qui
échappe à l’impôt, se réfugie dans les paradis fiscaux, fait désordre lorsque
l’on demande au petit peuple de faire des efforts et d’accepter, comme une
fatalité, un chômage record à 6 millions.
Trop c’est trop ! Nuit debout !
Si le Macron monte dans les sondages
comme une pièce de rechange d’un système qui prend l’eau, l’accumulation des
figures imposées pour redresser et protéger la France donne le tournis à en gerber.
Le bonimenteur Hollande a tout essayé : l’assistant du patronat à coups de
milliards, le VRP des marchands de canons en terres islamiques, le chef de
guerre protecteur contre les salafistes, le videur de poche de l’extrême-droite
avec la déchéance de nationalité, l’expulseur des étrangers/demandeurs d’asile
et leur maltraitance, le bon élève de Merkel l’austéritaire… A contre-emploi de
son électorat, et ce, malgré les encouragements de la commission européenne qui,
le 2 février dernier, lui recommandait de mettre fin gaillardement aux 35
heures, de réduire le « coût » du travail et de
« réformer » sans tarder l’assurance-chômage trop généreuse au goût
des eurocrates.
Trop c’est trop ! Ce pavé de
précarité dans la mare austéritaire ne provoque plus seulement le désaveu
résigné mais aussi le rassemblement des Nuits
debout. Finie la parole confisquée, rejetée la démocratie oligarchique,
place à la parole publique et ce, en dehors du cadre des partis et des
organisations, chacun s’exprimant en son nom propre pour former une nouvelle
voix collective. Ce dialogue qui
s’institue, en dehors de tout carcan,
subvertit la protestation négative du défilé revendicatif en passion joyeuse,
créative qui tente de préfigurer un autre monde. Ces ZAD, Zones à Débattre, s’apparentent au mouvement des Indignés mais, très vite, la question du
dépassement de la sphère revendiquant le retrait de la loi El Khomri d’une part,
et de la convergence des luttes d’autres part, sont posées. La fragilisation,
les discordances du pouvoir en place semblent susciter le désir d’en découdre, de passer de la défensive à l’offensive, de
réaliser l’unité des étudiants et des salariés. Est-ce possible ? Et pour
quels objectifs à atteindre ? Quels moyens mettre en œuvre compte tenu du
rapport de forces actuel ? Bloquer l’économie pour débloquer la
situation ? Les salariés du privé et du public sont-ils prêts à entrer en
action ? A l’heure où ces lignes sont écrites, il est encore trop tôt pour
répondre à ces questions. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la
multiplication d’actions, comme celles des intermittents occupant des scènes de
théâtre pour s’opposer aux régressions programmées de l’assurance-chômage,
montrent la voie et peuvent susciter un engouement salvateur.
En définitive, il s’agit ni plus ni
moins de transformer le rejet bien réel des politiques néo-libérales en crise politique profonde qui ouvrirait
de nouvelles brèches faisant apparaître d’autres manières de concevoir
l’avenir. Et de reprendre à nouveau frais les débats qui hantent toujours le
mouvement d’émancipation des classes dominées.
La ZADification ou le retour du normatif ?
Les ZAD font vivre la démocratie
réelle et s’opposent à l’oligarchie élective instituée. Elles sapent le
légitimisme de l’appareil d’Etat, tout en récusant les leaders auto-proclamés
de la classe régnante. Le MEDEF vitupère et Sarko éructe contre ces Nuits debout en insultant les « petites cervelles qui veulent nous donner
des leçons de démocratie ». Les directions syndicales semblent
également avoir du mal à sortir du cadre de leurs routines revendicatives
parcellisées, FO refusant la proposition de terminer la manifestation du 28
avril, place de la République. Ce refus de débattre avec ceux qui ne sont pas
encadrés, encartés, en dit long. Le spectre de mai 68 hante les cerveaux de
ceux qui n‘entendent pas bouleverser l’ordre existant.
Pas d’illusion pour autant, car, a
contrario, des îlots de démocratie directe subissant la force de frappe de la
médiacratie, tout comme les îlots d’autogestion noyés dans le marché de
concurrence capitaliste, bien qu’ils soient des lieux de résistances, sont compatibles
avec la domination de l’idéologie dominante avec la suprématie du CAC40 et des
bancocrates.
La question du débouché politique du
mouvement est donc à poser d’ores et déjà. Deux dangers le guettent : le
démocratisme sans organisation, sans capacité de décision d’actions d’une part,
et, d’autre part, des actions aventuristes qui ne tiendraient pas compte du
rapport de forces. Faire mûrir la mobilisation, se fixer des objectifs
atteignables, mettant à genoux le pouvoir, prouverait que nous sommes debout
pour une longue durée. En définitive, le problème à résoudre est celui du
pouvoir et de sa nature. Destituer pour
instituer de nouvelles règles, celles de la compatibilité entre
l’horizontalité et la verticalité, de la base et de ses délégations contrôlées,
pour préparer l’étape d’après. Dans cette optique, les perspectives se
devraient d’être éclairées. De quoi avons-nous besoin pour vivre autrement ? On ne peut investir ou faire travailler
l’appareil d’Etat et la caste politicienne au bénéfice de la satisfaction des
besoins des classes populaires. Les hauteurs de l’Etat, de la police, de la justice,
des administrations, sont accaparées par les tenants du système, de même pour
la finance et pour les grandes entreprises. Reste la perspective d’une
véritable rupture, celle qui modifie, brise l’appareil d’Etat existant,
socialise les banques et les secteurs industriels et commerciaux stratégiques.
Cette lucidité suppose de se
préparer à une lutte prolongée qui,
dans la conjoncture présente, devrait faire naître des organisations, des
coordinations, des convergences démocratiques oeuvrant à l’unité populaire la
plus large, afin de miner l’ordre existant. Souffler sur les braises du
mécontentement et de l’insoumission n’a de sens que si le feu est entretenu
avec les flammes qui éclairent la nécessité de changer les rapports sociaux de
production. Nous n’avons nul besoin de la « démocratie »
actionnariale, c’est aux travailleurs et non aux rentiers du capital de dire ce
qu’il faut produire, comment produire (conditions de travail) et pour qui
produire ? Autrement dit, c’est d’une République sociale et démocratie dont
nous avons besoin.
Dans l’attente de la construction d’un
mouvement d’ampleur, pour y parvenir, il va falloir composer, quoiqu’il arrive,
avec une période critique de stabilisation du pouvoir en place, quels qu’en
soient les tenants. Le grand cirque électoral va tenter de colmater les brèches
ouvertes et ré-instituer la normalité d’un régime fragilisé. Le tigre blessé
risque d’être hargneux. Quant aux médias, ils feront tout pour enterrer cette
séquence. Ils s’y emploient déjà avec l’euro-foot, les jeux olympiques au Brésil,
et les candidats de la bande des Trois (PS-LR-FN) satureront les ondes et les
écrans.
Il n’empêche, la crise du capitalisme
financiarisé, la précarisation rampante de la société, la maltraitance des
migrants et la xénophobie sont toujours là. Faire vivre l’unité populaire dans
ces conditions revient à produire un agenda distinct de celui des classes
dominantes. Et il y a matière : contre le TAFTA, contre les expulsions,
pour les 32 H sans perte de salaire, pour l’institution d’un salaire maximum,
etc. Cette normalité imposée, il faut continuer à la fissurer. Reste une inconnue :
jusqu’où le mouvement actuel peut-il aller ? Retrait de la loi El Khomri, abandon du projet de
Notre-Dame-des-Landes, démissions de Valls et Macron, boycott des élections
présidentielles ? Ce qui ramène à la crise politique qu’il peut produire…
Gérard Deneux, le 26 avril 2016