Mai 68
A posteriori, une éruption prévisible
Contre
un certain nombre d’interprétations erronées, voire fallacieuses, répandues sur
les « évènements » de 68, cet article entend mettre l’accent sur les
facteurs qui les déclenchèrent. A l’encontre de ceux qui réduisent les luttes
marquant cette époque à une révolte d’adolescents ou à une révolution des
mœurs, l’évocation du contexte les précédant contredit ces visions intéressées.
Non seulement la « France ne s’ennuyait pas » comme a pu l’écrire un
éditorialiste du Monde quelques jours
avant la révolte étudiante mais surtout, tous les ingrédients étaient réunis
pour le déclenchement de la plus grande grève générale de l’histoire de France.
D’abord, depuis des années, le « fond
de l’air était rouge » d’espérances révolutionnaires politisant une
fraction importante de la jeunesse ; ensuite, l’insubordination ouvrière
était telle qu’elle n’attendait que « l’étincelle
pour mettre le feu à toute la plaine ». D’autres dimensions de ce
mouvement ont été également gommées comme l’importance de la répression pendant
et après cette séquence, tout comme l’édulcoration de la participation
d’ouvriers et d’employés sur les barricades face aux CRS. On ne peut que les
évoquer dans le cadre de cet article. Enfin, pour ceux qui veulent connaître le
passé pour mieux se projeter dans l'avenir, outre les références
bibliographiques pertinentes, et sans décrire l’enchaînement des faits, pour
conclure, j’insisterai sur les résultats décevants de ce grand soulèvement et
indiquerai quelques pistes pour montrer les différences de cette époque avec la
nôtre.
Le fond de
l’air était rouge
Un monde en
plein bouleversement
Tout
le contexte international favorisait une politisation d’une fraction de la
jeunesse. Ce que l’on a pu appeler les Trente
Glorieuses (1) fut marqué par les luttes de libération nationale et l’opposition
radicale aux interventions armées tentant de restaurer l’ordre colonial.
La guerre d’Algérie a suscité une opposition de l’UNEF et les réseaux
clandestins de soutien au FLN (les porteurs de valises contenant les collectes
d’argent des travailleurs algériens). Dans le mouvement en faveur de la
décolonisation, les socialistes de la SFIO au gouvernement, organisant la
répression et le premier d’entre eux, Guy Mollet, furent honnis, tout comme
Mitterrand qui, ministre de l’intérieur à l’époque, n’hésitant pas à donner son
aval à la peine de mort : le recours à la guillotine à l’encontre les
résistants algériens, tout comme la torture pratiquée, soulevèrent
l’indignation. Après le coup d’Etat gaulliste (1958), cette effervescence
idéologique marqua les esprits.
De
même, la guerre du Vietnam, après la
défaite de l’armée française à Diên-Biên-Phu (1954), prit une telle ampleur
avec l’intervention de l’armée des Etats-Unis, qu’elle suscita une réprobation
mondiale. De 1963 à 1975, malgré leurs 500 000 GI, les USA, avec la prise
de Saigon, durent admettre leur défaite, d’autant que le mouvement de
protestations, de manifestations et de désertions prenait une ampleur de plus
en plus incontrôlable. Mais ce qui marqua la conscience, ce fut, et pas seulement
en France, l’offensive du Têt (30 janvier 1968), au cours de laquelle le Front
de Libération du Sud Vietnam et l’armée nord-vietnamienne parvinrent à semer la
panique au sein des forces américaines en attaquant toutes les grandes villes. Dès
lors, malgré les bombardements massifs, la torture, le géant US, s’il n’était
pas vaincu militairement, politiquement était déjà à bout de souffle.
Et
puis, la fraction intellectuelle de la jeunesse ne pouvait que manifester sa
réprobation de la « Guerre des Six
jours », cette attaque dite préventive contre les armées arabes
(Egypte, Syrie, Jordanie), au prétexte, invoqué après coup, du blocus du
détroit de Tiran entre le Sinaï et l’Arabie Saoudite. De fait, pour les
sionistes et leur rêve de Grand Israël, il s’est agi, après le bombardement
surprise de l’armée de l’air égyptienne, la frilosité du régime syrien et la
trahison de la Jordanie, d’occuper le Sinaï, la bande de Gaza, la Cisjordanie et
le plateau du Golan syrien. Cette invasion, l’occupation des terres
palestiniennes et l’effondrement du régime nassérien qui s’en suivit, facilita l’indépendance de l’OLP de Yasser Arafat. La
réprobation de l’ONU permit de jeter un nouveau regard positif sur la
résistance palestinienne.
Une
autre perception participait à cette prise de conscience de l’état du monde.
Dès 1955 (à Bandung), le tiers-mondisme s’était
affirmé. La volonté de se démarquer de l’emprise conjointe des USA et de l’URSS
et d’établir un front commun, réunissait des pays aussi différents que la
Chine, le Nord-Vietnam, Cuba, l’Indonésie, l’Egypte, etc. soit 27 pays.
Tout
avait commencé, d’abord souterrainement, avec le schisme yougoslave de Tito en
1948, puis son tournant autogestionnaire avec la proclamation de la République
fédérale. Ensuite, ce fut l’avènement de Khrouchtchev en URSS, la condamnation
d’abord feutrée du stalinisme et la répression de la Hongrie. Le ver était dans
le fruit du prétendu socialisme bureaucratique. Toutefois, au-delà des illusions
encore entretenues, ce qui agita nombre de communistes ou sympathisants, ce fut
la « grande controverse sino-soviétique » :
« révisionnisme » et coexistence pacifique avec le capitalisme, ou
soutien aux luttes de libération nationale et révolution. Ce mouvement de
contestation devait aboutir à la Révolution culturelle en Chine (1966) et produire
des enthousiasmes au demeurant démesurés.
A
l’opposé de la planète, la révolution
cubaine (1959) de Fidel Castro suscitait également des espérances de
transformation sociale. Che Guevara payait de sa personne dès 1965 en prônant
l’extension des Vietnam dans tous les continents contre l’impérialisme US.
Et
le gendarme du monde n’avait pas bonne presse, y compris sur ses terres. Le mouvement des droits civiques,
contre la ségrégation des Afro-américains, pour le droit de vote des Noirs,
avait pris une amplitude inattendue, tout comme la répression sous forme de
lynchages dans le sud des Etats-Unis. Malcom X est assassiné en 1965, le
pasteur Martin Luther King le 4 avril 1968, le Black Panther est formé en 1966.
Qui plus est, conjointement, le mouvement anti-guerre au Vietnam se développe
dans toutes les couches de la société, y compris parmi des intellectuels, des
chanteurs, des artistes…
Même
si rétrospectivement, l’on peut émettre plus de réserves, les figures
emblématiques de ces luttes sont positives : Ben Bella, Ho Chi Minh,
Yasser Arafat, Tito, Mao, Che Guevara, Martin Luther King (2).
En
France, au-delà de l’effervescence yéyé, c’est toute une jeunesse qui refuse
les structures autoritaires, hiérarchiques et patriarcales. Cette aspiration à
la liberté traverse de fait toute la société qui semble bloquée par la figure
tutélaire de De Gaulle.
En
fait, différents courants apparaissent déjà comme des conséquences du contexte
international en plein bouleversement.
Une fraction
de la jeunesse de plus en plus contestataire et politisée
La
guerre d’Algérie et le rôle néfaste joué par la SFIO de Guy Mollet, provoquent
un premier rejet de regroupement. Le PSU
est fondé en 1960. S’il comprend différents courants sociaux-démocrates et même
la figure de Mendès France, il se déclare anticolonialiste, antigaulliste et
antistalinien. Les étudiants du PSU, quoique peu nombreux, seront très présents
dans le mouvement de 68, tout comme ceux issus du courant chrétien, humaniste
mais combatif. Il en est ainsi de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et de
la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC). Présents dans le mouvement ouvrier et
paysan, ils contribueront à la création des Paysans travailleurs (Bernard
Lambert) qui se transformera par la suite en Confédération Paysanne. Leur
influence dans la transformation de la CFTC en CFDT (1964) ne saurait être
négligée même si d’autres facteurs ont pu y contribuer. Ainsi la CFDT et son courant Reconstruction (avec Eugène Descamps à
sa tête) rompt avec le confessionnalisme anticommuniste et signe en 1966, un
accord d’unité d’action avec la CGT. Mais ce qui modifie déjà le paysage
syndical, c’est que cette confédération prône la lutte des classes, la laïcité
et surtout le socialisme démocratique assorti d’autogestion dans les entreprises
et de planification démocratique ; qui plus est, à la différence de la CGT
de l’époque, elle s’appuie, pour son développement, sur la dénonciation des
conditions de travail des ouvriers spécialisés (OS) et des immigrés.
Quant
au PCF et la CGT qu’il dirige, ils
sont toujours marqués par leur relatif suivisme vis-à-vis de l’URSS. Il
n’empêche, malgré leur influence réelle (22,7 % aux élections de mars 1967),
les communistes français sont traversés par des questionnements contestataires.
Le soutien à la candidature de Mitterrand à la présidentielle de 1965, tout
comme l’esquisse de programme commun, font débat surtout au sein de l’UEC (Union des étudiants
communistes). Le passé de Mitterrand, décoré de la francisque de Pétain, est
connu, l’alliance prônée entre les ingénieurs, techniciens et cadres dans
l’optique d’une prise de pouvoir est contestée… et l’UEC va connaître
successivement trois scissions.
La
première est plus sensible à la démocratisation de l’appareil et s’inspire, à
cet effet, de l’eurocommunisme défendu par le Parti communiste Italien. La
seconde et la troisième dans le contexte international évoqué, tentent de
renouer (de manière dogmatique) avec les fondements révolutionnaires ;
leur trait commun consiste à rejeter le PCF englué dans l’alliance avec les
débris de la SFIO et de ses satellites. Ces dernières scissions vont donner
naissance en 1966-67 à la JCR
(Jeunesse Communiste Révolutionnaire) (Krivine), se réclamant du trotskysme et
à l’UJCML (Union de la jeunesse
communiste marxiste-léniniste) (Robert Linhart) (3) qui d’althusserienne va se
réclamer du maoisme. Toutes deux vont impulser le Comité Vietnam national et
les Comités Vietnam de base et, donc, des manifestations antiimpérialistes
déterminées et d’une ampleur croissante.
Mais
il est un autre courant, élitiste, tout en étant plus en phase avec l’humeur
des étudiants qui aura notamment à Strasbourg, un impact important : les Situationnistes qui, en diffusant
massivement leur pamphlet « De la
misère en milieu étudiant », dénoncent le sort de chiens de garde du
capital qui leur est réservé et que refusent, de manière diffuse, nombre d’étudiants.
Ces héritiers du jeune Marx et du surréalisme condamnent la dictature de la
marchandise du capitalisme et la société du spectacle qu’elle organise. Ces
« lettrés » condamnent le salariat, cette « activité séparée de la vie » ; conseillistes, ils prônent
l’autogestion généralisée.
Toute
cette effervescence électrique se diffuse dans le mouvement étudiant, en
particulier dans les facs de lettres et de sciences humaines. Cette « plaque sensible » de la société est
également traversée, impactée par des courants intellectuels critiques qui,
au-delà du marxisme prégnant, bouleversent les représentations passéistes :
l’existentialisme de la liberté de Sartre, la réhabilitation des sociétés
primitives de Levy Strauss, la domination des « héritiers »
détenteurs d’un capital culturel (Bourdieu) (4), la déconstruction des discours
dominants (Derrida) ou la dénonciation du capitalisme bureaucratique d’Etat de
Castoriadis et sa revue Socialisme ou
barbarie. En outre, la jeunesse de cette époque rejette les contraintes
qu’on veut encore lui imposer : ce monde de mandarins paternalistes, la
séparation des sexes, le carcan gaulliste suranné. Elle est également sensible
aux luttes sociales qui se développent à l’orée de 68. Dans les années 66/67,
les organisations qualifiées de gauchistes soutiennent les luttes ouvrières et
paysannes au grand dam du PCF qui y voit une ingérence insupportable.
Insubordination
et détermination ouvrières et paysannes
Si
le « fond de l’air est rouge »
ou électrique, c’est qu’il dépasse l’horizon circonscrit d’une fraction
politisée des étudiants. Si ceux de la fac de Nanterre vont à la rencontre des
immigrés du bidonville qui se trouve à proximité, si les maoïstes
« s’établissent » (5) dans les usines, c’est qu’ils sont certains d’y
rencontrer des révoltés prêts à en découdre avec le patronat et le régime
gaulliste. C’est dans cette « citadelle » universitaire que naît le
mouvement du 22 mars, ce front commun d’étudiants contestataires.
1966-1967,
la fin des Trente Glorieuses s’annonce
sans que l’on s’en aperçoive : les salaires ne progressent plus depuis
1964, le taylorisme, le travail à la chaîne ont certes permis l’augmentation de
la productivité (50 % en 10 ans) mais, à la veille de 1968, 5 millions de
personnes sont sous le seuil de pauvreté et 2 millions de salariés gagnent
moins de 500 francs par mois (ce qui correspondrait à 750€ aujourd’hui) pour
des horaires de travail de 45 à 47 heures. Le chômage a fait son apparition
(400 000), l’industrie du textile connaît des fermetures d’entreprises, le
marché intérieur est déprimé…
C’est
dans ce contexte que s’est développée une combativité ouvrière et paysanne avec
une très grande détermination. Elle porte en elle-même, par sa virulence et ses
alliances improbables, toute la potentialité qui allait exploser en 1968. Le
despotisme des petits chefs dans les usines taylorisées, les « salaires de
misère », l’endettement des petits paysans et leur prolétarisation,
étaient de moins en moins supportés. Pour illustrer ce propos, l’évocation
d’évènements, de manifestations emblématiques est suffisamment démonstrative :
-
1er
septembre 1963… Manifestations en Bretagne derrière le mot d’ordre « Ouvriers d’usines et des champs, unis pour
défendre leurs intérêts »
-
1er
sept. 1964 - 80 000 manifestants à Rennes défilent à l’appel de la CGT et
de la FNSEA ( !) pour « le
droit à la vie »
-
8 avril 1965 – à
Fougères (Bretagne) manifs « L’Ouest
veut vivre » « Alliance des
ouvriers, des paysans et des enseignants »
-
29 juin 1967 – A
Redon, la sous-préfecture est envahie par les manifestants ouvriers et paysans.
Répression
-
2 octobre 1967 –
A Quimper, la manifestation réprimée tourne à l’émeute, les rues sont dépavées.
Répression
-
Février/mars 1967
– grève à la Rhodiaceta à Besançon. Occupation de l’usine. L’UNEF organise la
solidarité. Les grévistes viennent expliquer à la fac le sens de leur lutte…
-
1967 – grève d’un
mois dans les mines de fer de Lorraine. Paralysie de l’extraction
-
Avril 1967 –
grève dans les chantiers de Saint-Nazaire
-
26 octobre 1967 –
manifestation au Mans pour les salaires et de meilleures conditions de travail.
Répression. Barricades.
-
Du 23 janvier au
13 février 1968 – grève des OS à la SAVIEM à Caen, d’autres usines suivent (Jaeger…) :
dénonciation des cadences, du chantage aux primes, du caporalisme des petits
chefs et des salaires (700 francs/mois pour 45 H). Intervention des CRS.
Grenades offensives contre pavés et boulons…
-
11 mars 1968 –
manifestation unitaire ouvriers/lycéens/étudiants à Redon. Affrontements entre
4 000 manifestants et 1 500 CRS. 30 blessés.
Cette
énumération non exhaustive suggère, a posteriori, que potentiellement,
l’embrasement était à venir, il suffisait que…
« L’étincelle enflamme la plaine »
Le
pouvoir autoritaire contesté, ces manifestations qui se succèdent sans demande
préalable, « l’agitation » à Nanterre et le « mouvement du 22
mars » deviennent intolérables pour les mandarins universitaires. Le 2 mai, la fac de Nanterre est fermée
par un escadron de CRS. Le 3 mai,
les étudiants contestataires se replient à la Sorbonne, ils en sont expulsés,
une centaine d’entre eux sont arrêtés. Ils se laissent embarquer… sans
violence. Les 4 et 5 mai (un
dimanche !), la justice aux ordres procède à des condamnations (2 mois de
prison ferme pour 4 étudiants). Le 6 mai,
le conseil de discipline de l’université entend juger 7 étudiants, 3 000
manifestants s’y opposent. Ils poursuivent leur défilé de protestation ;
ils sont 15 000 quand ils se
heurtent aux CRS (500 blessés, 80 arrestations, manifestations en
province). A Toulouse et Strasbourg, les facs sont occupées. Le 7 mai, 25 000 étudiants
défilent à Paris derrière la banderole de tête « Les étudiants unis aux
travailleurs ». Le 8 mai, dans
les villes de l’ouest se succèdent des manifestations unitaires
ouvriers/paysans/étudiants ; un appel est lancé à un comité central de
grève ; des ouvriers et des paysans s’invitent à la fac de Nantes.
Les 10 et 11 mai, c’est l’étincelle. Tout commence à 9h par
un rassemblent de 10 000 personnes devant la prison de la santé aux cris
de « Libérez nos camarades ». Décision est prise d’occuper le
quartier latin dans l’attente d’une libération des étudiants incarcérés. Ils
sont plusieurs milliers dans l’attente d’une réponse des autorités ; ils
dressent les premières barricades à 21 heures. Le pouvoir hésite, tergiverse,
ordre est donné à 2h30 du matin de lancer les CRS à l’assaut des 60 barricades.
Bombardements de gaz lacrymogènes ; depuis les immeubles des habitants
balancent des seaux d’eau… sur les CRS. A 6 heures du matin, après plusieurs
assauts et moult matraquages, on dénombre 367 blessés. La violence policière est
inouïe.
Le
lendemain, l’indignation est à son comble. Les syndicats effarés par l’émotion
populaire et la sauvagerie de la répression (6) appellent à une grève générale d’une journée le 13 mai
et à des manifestations de protestation. On dénombre plus de 500 défilés dans
toute la France. A Paris, ce sont deux cortèges séparés, la CGT ayant refusé de
défiler aux côtés de Cohn-Bendit, Sauvageot et Geismar, les leaders étudiants
qui se sont imposés en quelques jours...
Le 14 mai, l’usine de Sud Aviation est
occupée, la grève avec occupation
s’étend les jours suivants à toute la France. Le pays va connaître le plus grand mouvement social de son
histoire bien plus important que celui de 1936. Qu’on en juge :
Population active
(sans les paysans)
pourcentage de grévistes
1936
12 160 000
25 %
1968
17 000 000
53 % (soit, selon les
estimations, 8 à 10 millions de grévistes
Il
y aurait lieu de cerner les raisons et l’enchaînement des faits pour démontrer
qu’il était possible, pour les classes populaires, d’obtenir beaucoup plus que
ce qui a été obtenu. Il faudrait pouvoir évoquer les stratégies du PC et de la
CGT, celle des sociaux-démocrates au stade de Charlety lorsqu’il apparut que le
pouvoir semblait vacant. Le voyage de De Gaulle à Baden Baden et sa rencontre
avec le général Massu, la décision prise de dissoudre l’Assemblée nationale, de
convoquer les élections, d’amnistier les anciens de l’OAS, de mobiliser par la
peur la France silencieuse à l’aide des SAC (Services d’Action Civiques) (8),
etc… Je renvoie à la bibliographie à la fin de cet article pour tous ceux qui
veulent en savoir plus et se faire leur opinion sur la responsabilité des uns
et des autres, face finalement aux maigres résultats obtenus par ce mouvement
social d’une ampleur inégalée, sans traduction politique à la hauteur des enjeux qu’il portait.
Des résultats décevants
Le
25 mai, alors même que le pouvoir et le patronat sont aux abois, se tient la
première réunion à Grenelle entre gouvernement, patronat et syndicats. La CGT
distingue d’entrée de jeu ce qui relève des revendications salariales qu’elle
défend de ce qui serait le propre du politique, à savoir, la démocratisation de
la société. Séguy qui présentera les maigres acquis obtenus lors des
négociations à l’usine de Billancourt, le fief de son syndicat, sera hué. Et
les grèves, bien qu’en recul se
maintiendront jusqu’au 12 juin.
Contrairement
à ce qui avait été hautement revendiqué dans les mois et les années précédents Mai
68, l’échelle mobile des salaires, c’est-à-dire des augmentations automatiques
par rapport à l’inflation, la renégociation des ordonnances régressives de la
Sécurité Sociale, ne seront même pas discutées. Les 40 H de travail par semaine
seront maintenues. Si le SMIG est porté à 3 francs de l’heure (+ 35 %), il ne
concerne que 20 % des employés ; si les autres salariés bénéficient d’une
première augmentation de 7 % au 1er juin, portée à 10 % le 1er
octobre, en 18 mois, ce surplus de rémunération sera annulé par l’inflation.
Heures
de grève payées ? Non. Le patronat consent à une avance de 50 % sur les
heures non travaillées à rembourser sous la forme d’heures non payées… La seule
avancée réelle, c’est l’obtention du libre exercice des droits syndicaux dans
l’entreprise qui se traduira par la disparition des comités de luttes autonomes
nés dans le mouvement.
Le
6 juin, le journal l’Humanité titre
« Reprise victorieuse du travail »
et ce, le jour même où les CRS tentent d’occuper l’usine Renault à Flins. Il
s’en suit des scènes de guérilla où ouvriers et étudiants s’opposent aux CRS.
Gilles Tautin, un jeune lycéen meurt noyé dans un canal…
Le
11 juin, gardes mobiles et CRS tentent de déloger les grévistes de l’usine
Peugeot à Sochaux. Les affrontements sont extrêmement violents : deux ouvriers
sont tués. La colère est telle dans le pays de Montbéliard que l’ordre est
donné à la soldatesque de se retirer… Le lendemain, à Paris, en solidarité
rageuse, de nouvelles barricades et des affrontements se succèdent toute la
journée et une partie de la nuit.
Il
faut attendre la fin juin pour que s’opèrent les dernières reprises de travail :
l’ORTF le 12 juin, le 19 juin à Berliet (Lyon) et les dockers de Marseille le
même jour. Mais il y a encore 130 000 grévistes le 22 juin.
Il
n’est donc pas étonnant que les luttes offensives se poursuivent jusque dans
les années 1975 avant la grande offensive financière de la mondialisation
néolibérale, avec son cortège de fermetures d’entreprises et de
délocalisations, de désindustrialisation et d’externalisation. Mais c’est, dès
lors, une autre histoire qui s’écrit dans la douleur : le chômage et la
précarité.
La
révolution était-elle à l’ordre du jour en 68 ? La réponse ne peut être
que négative. Certes, le pouvoir gaulliste était mis en cause : « Dix ans ça suffit »,
l’espérance dans une société plus juste était largement partagée, le pouvoir au
peuple était réclamé mais il n’existait pas véritablement d’alternative, sinon
celle d’un capitalisme d’Etat interventionniste, plus soucieux d’un partage des
richesses… dont le système ne voulait pas.
Une
toute autre histoire que celle évoquée ci-dessus sera diffusée par les médias,
les pseudo-intellectuels thuriféraires du système et les renégats qui
s’empresseront, comme Cohn-Bendit, d’encenser la mondialisation financiarisée.
Ce qui suit contredit deux contre-vérités : la violence défensive contre
la répression politique aurait été le seul fait des étudiants
« enragés » et, du même tonneau, le pouvoir tout de retenue aurait
tout fait pour les limiter.
La crise
politique fut résorbée
De
Gaulle revenu de Baden-Baden, fort de ses fidèles et de ses alliances avec les
franges les plus réactionnaires, sut mobiliser son mouvement, qu’il dénonçait
quelque temps auparavant comme le « Parti
de la trouille » tant ses troupes étaient divisées sur la conduite à
tenir, sans compter la démission de certains de ses ministres. Face à la France
contestataire, il agita la peur du communisme, fit appel à la « France silencieuse ». L’Assemblée
nationale dissoute, il prit à revers le mouvement populaire en appelant à de
nouvelles élections. Et ça marcha.
Démonstration
fut faite qu’une crise politique n’est pas forcément une crise révolutionnaire.
Et Marcellin, nommé ministre de l’intérieur, s’attela à la dissolution des
groupes se réclamant de la révolution, fichant, surveillant, réprimant nombre
de « leaders » étudiants. Le patronat, quant à lui, licencia les
syndicalistes les plus « remuants ». Rien n’était réglé pour autant :
la peur dissipée, De Gaulle dut abdiquer face au référendum négatif de
régionalisation, un an plus tard en 1969. L’aspiration à plus de liberté
demeurait et ce qui avait à peine germé en 68, fit éclore le mouvement de
libération des femmes (1970). L’agitation dans les usines perdura et ce jusqu’en
1975, les facs étaient toujours aussi contestataires malgré des
pseudo-concessions ; dans les usines furent instaurés des « cercles
de qualité » participatifs, sensés réduire le despotisme d’usine ; la
fac de Vincennes fut ouverte à des ouvriers et à des syndicalistes. Mais le
temps était venu pour le capitalisme de réorienter son dynamisme défaillant
vers la mondialisation financière. Thatcher et Reagan inaugurèrent cette nouvelle
séquence, cette décennie (8) que Mitterrand mit en œuvre, tout en s’assurant
qu’il pouvait désormais « plumer la
volaille » qui se réclamait d’un « communisme » réprouvé et
en pleine faillite idéologique.
Ainsi,
on assista à des fermetures d’entreprises, aux externalisations,
sous-traitances, délocalisations vers les pays où la main d’œuvre moins chère
était plus malléable, à un recours au crédit pour les biens de consommation
venus d’ailleurs… La classe ouvrière en fut émiettée, réduite à la défensive
pour tenter de sauver des emplois. La férule du capitalisme restructuré
n’aurait pas été suffisante sans la diffusion d’une propagande sur la
« mondialisation heureuse » (émission Vive la crise avec comme meneurs Yves Montand et Libération) et sans une réécriture des
évènements de 68 par des pseudo-intellectuels, de prétendus nouveaux
philosophes et autres renégats comme Cohn-Bendit. Ce modelage des cerveaux
réussit d’autant mieux qu’il s’inscrivait dans une conjoncture favorable sous
l’effet de la « révélation » massive de la réalité du système dit
soviétique (invasion de la Tchécoslovaquie fin 68, dissidents de l’Est,
stagnation brejnevienne, horreurs à caractère génocidaire des Khmers rouges,
invasion de l’Afghanistan par l’armée russe…). Confirmation semblait donc
établie « qu’il n’y a pas
d’alternative ».
Puis
il apparut que le capitalisme revenu à ses fondements initiaux, ceux de la
domination de la finance transnationale et de la concurrence effrénée, était
spoliateur, source d’inégalités abyssales, de résurgence de guerres…
La
transformation sociale et sa nécessité resurgirent. Elle reste entravée non
seulement par les expériences négatives dont elle ne peut plus se réclamer,
mais également par l’individualisme ambiant qui a continué de miner toute
association collective à la hauteur des enjeux. Pire, le capitalisme néolibéral
a produit sa progéniture réactive qui n’a fait que monter en puissance après la
crise de 2008. Précarité et austérité imposées, phénomène migratoire... ont
assuré, avec la complicité des dominants, la montée du nationalisme, de la xénophobie,etc…
Une
autre histoire que celle de la barbarie instituée reste à écrire.
Gérard
Deneux, le 17.06.2018
(1)
Pour réexaminer
ce qu’il en fut réellement des Trente Glorieuses, lire Une autre histoire des Trente Glorieuses. Collectif.
La Découverte
(2)
Il faudrait
pouvoir évoquer d’autres figures notamment africaines. Lire à ce sujet Figures de la Révolution africaine. De
Kenyatta à Sankara. Saïd Bouamama - Zones
(3) A découvrir, un
« classique » :
L’établi de Robert Linhart sur les conditions de travail à Citroën,
éditions de Minuit
(4) Les héritiers de Pierre Bourdieu est une analyse dérangeante du
milieu étudiant et universitaire. La sélection dépend du capital culturel
transmis par le milieu familial, etc.
éditions de Minuit
(5)
S’établir :
le choix d’étudiants « révolutionnaires » d’aller travailler en usine
(6)
Voir Le livre noir des journées de mai édité
par l’UNEF et le SNESup qui font état du nombre de blessés et d’amputés
(1 798 du 1er mai au 31 juillet)
(7)
Le SAC :
regroupement de l’extrême droite et d’anciens terroristes de l’OAS
(8)
Les intellectuels contre la gauche de Mickael Scott Christofferson, Agone. La
nouvelle raison du monde. Sur la société néolibérale de Pierre Dardot et
Christian Laval, la Découverte. Et
surtout La décennie. Le grand cauchemar
des années 1980 de François Cusset, la Découverte
Bibliographie sélective sur Mai 68
-
1968. De grands soirs et petits matins de Ludivine Bantigny, Seuil (2018)
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Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross, éd. Complexe/Le Monde Diplomatique
(2005)
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Et un livre plus
événementiel, paru en 1978 avec nombre de photos de l’époque, de tracts,
d’affiches de l’atelier des Beaux-Arts : La France de 1968. Soyons réalistes, demandons l’impossible » d’Alain
Delale et Gilles Ragache, Seuil (1978)