Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 29 juin 2018


Guadeloupe. Martinique.  
Chlordécone. Crime de masse.

Plus que l’affaire du sang contaminé où il n’y eut que quelques « responsables » absous parce qu’ils furent déclarés « non coupables », l’utilisation massive du chlordécone dans les bananeraies de la Guadeloupe et de la Martinique semble s’acheminer pour les victimes vers la sentence silencieuse « tous condamnés », y compris par le silence médiatique et gouvernemental. Toutefois, la colère et l’indignation, qui s’emparent des 800 000 habitants de ces deux confettis de l’ex-empire colonial français, pourraient bien en décider autrement.

De longue date, les empoisonneurs savaient

Le chlordécone fut, à l’origine, considéré comme le produit chimique miracle contre le charançon du bananier (1). Dès 1975, sa toxicité fut reconnue. Les ouvriers qui fabriquaient cette molécule chimique dans une usine aux USA furent atteints de troubles neurologiques graves : perte de mémoire, de motricité, difficultés d’élocution… Ce scandale provoqua la fermeture de l’entreprise et, en 1977, le produit fut interdit aux Etats-Unis.

En 1969, en France, le ministère de l’agriculture refusa d’homologuer ce produit dont la toxicité avait été constatée sur des rats. Revirement en 1972, le produit est homologué. Depuis lors et jusqu’en 1980, il fut répandu massivement sur les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique à raison de 270 000 tonnes par an. Pourtant, dès 1983, il ne fut plus autorisé mais bénéficia, sous Mitterrand, de dérogations successives. Les ministres de l’agriculture, Mermaz puis Jean Pierre Soisson, n’eurent aucun état d’âme. Pire, l’interdiction fut contournée. Yves Hayot, directeur de la société Lagarrigue qui commercialise ce produit et qui est, en même temps, président du groupement des producteurs de bananes en Martinique, commande, après la notification gouvernementale, le 1er février 1990, 1 560 tonnes de ce produit. Le fabricant Calliope, à Béziers, s’exécute après signature d’un contrat le 27 avril 1990. Un service de l’Etat informé, tout comme la douane, fin 1990 et 1991, lors des livraisons, laissèrent faire, s’agissant de ne pas mettre les entreprises en difficultés… et tant pis pour les populations. Yves Hayot, jamais inquiété, est décédé en mars 2017 à l’âge de 90 ans. D’ailleurs, on ne peut offenser une si puissante famille de békés. Le frère d’Yves Hayot n’est-il pas l’une des plus grandes fortunes de France, spécialisée dans la grande distribution ? C’est que, depuis bien longtemps, la collusion entre les patrons békés et les différents gouvernements de la métropole est attestée. D’ailleurs, l’empoisonneur a reconnu avoir fait du lobbying auprès des autorités françaises, les portes de l’Elysée lui étaient toujours ouvertes…

Aujourd’hui, le poison répandu exerce tous ses effets massifs : « les sols sont contaminés pour des siècles » ( !), les rivières polluées, la chaîne alimentaire infectée. Bétails, volailles, poissons, crustacés, légumes, rien n’échappe au chlordécone. En 2013, une étude de santé publique restée discrète assurait que 95% des Guadeloupéens et 92% des Martiniquais sont affectés. Conséquences : le perturbateur endocrinien altère la fertilité, provoque des cancers de la prostate et des effets négatifs sur le développement des nourrissons.

Cachez ce crime que ne je saurais voir

En 2000, Eric Godard, ingénieur sanitaire, dénonce l’ampleur des dégâts. Il est mis en quarantaine. En catimini, les services de l’Etat élaborent une cartographie… confidentielle. Des sources d’eau sont fermées, des zones entières sont interdites. Et l’on oublie… jusqu’en 2007, lorsque le cancérologue Dominique Belpomme s’insurge contre cet empoisonnement. Dès lors, les gouvernements prétendent s’emparer de ce sujet. Un premier plan, un deuxième plan en toute opacité et sans grand résultat sinon qu’en 2010, la cartographie susmentionnée est rendue publique, puis un troisième plan...

C’est que la plainte, déposée dès 2006, par la Confédération paysanne, embarrasse : 6 ans de querelles judiciaires, 3 juges d’instruction nommés puis invités à aller voir… ailleurs pour aboutir à un point mort, ont certes permis de gagner du temps… jusqu’à quand ? En 2013, une étude est lancée par l’Institut national du cancer, en Guadeloupe et en Martinique. Sa présidente (notre compatissante ministre actuelle de la Santé !), Agnès Buzyn, la stoppe au bout d’un an. Interrogée, des années après avoir classé cette étude et supprimé les crédits alloués, en toute innocence, elle déclare : « Je me suis appuyée sur le comité d’experts ». Bref, c’est pas moi, on connaît le refrain, responsable mais pas coupable, quoiqu’elle soit docteur en médecine !

Le 23 janvier 2018, le syndicat des Agences Régionales de Santé de ces îles lointaines dénonce « la pression exercée pour limiter l’information du public » et la mise à l’écart des agents trop bavards. Interpellée, la ministre de la santé évoque un « problème interne… de ressources humaines ». Qu’en termes euphémisés ces choses-là sont dites : la crainte d’attiser la panique et la colère, de faire virer la suspicion en psychose, semblent motiver les plus hautes autorités. Le pire serait, comme dirait Macron, ce « pognon dingue » qu’il faudrait pour indemniser toutes les victimes. Toutefois, cette cause immédiate en cache une autre plus structurelle. 

Le pacte néocolonial

Dans ces îles, la hiérarchie sociale prend la forme de la « pigmentocratie ». Elle est le fruit empoisonné de toute une histoire criminelle. La domination espagnole a commencé par l’extermination des peuples autochtones ; le génocide s’est poursuivi avec la colonisation française dès 1635, qui a recourut à la traite des Noirs. Révoltes, marronnages des libres de couleur dans les montagnes,  convainquirent les Républicains de la nécessité d’abolir l’esclavage pour préserver le capitalisme de plantations et ce, malgré les protestations des Blancs-colons. Les indemnités versées aux esclavagistes ont accéléré la concentration foncière et plongé les anciens esclaves dans une nouvelle servitude. La domination des békés s’en est même trouvée décuplée.

La famille Cayard, actionnaire à 51% de la Sucrerie-Rhumerie de Martinique, contrôle 80% du rhum guadeloupéen et 70% du martiniquais. La culture de la banane est un monopole de fait. La caste des békés bien introduite dans les ministères ne représente que 0,8 % de la population, tout en contrôlant 60% des terres utiles. Cette classe dominante des propriétaires latifundiaires, de grands commerçants, possède la totalité des usines à sucre, les 9/10èmes des plantations de bananes et la totalité des conserveries d’ananas.

Le pacte colonial, établi en 1861, est pratiquement toujours en vigueur : la métropole se réserve le droit exclusif d’approvisionner ses colonies et leur interdit de vendre leurs produits à d’autres pays. Le transport maritime est réservé à la flotte française. Importations et exportations exclusives ne sont que des instruments de dépendance, tout comme la spécialisation des colonies dans des cultures de rentes. Les conséquences sont évidemment les écarts de prix entre les Antilles et la métropole (plus de 12%) et pour les produits alimentaires, plus de 30%, ce qui n’affecte pas, évidemment, les profits et le mode de vie des békés.

L’histoire tragique des « Noirs qui ne comptent guère » a connu nombre d’épisodes restés méconnus, comme la déportation organisée des populations dans les années 60. Ce sont les émeutes » du 20 décembre 1959 à Fort de France, puis celles du Lamentin de mars 1961 qui incitent le pouvoir hexagonal à mettre en place le Bumidom (2) en 1963 et les migrations contraintes. Face à la turbulence de la jeunesse, à l’explosion démographique, il s’agit de « vider la Réunion, la Guadeloupe et la Martinique » de « déporter nombre de ses jeunes vers la France » et donc de « museler ceux d’Outre-mer » (3). Au total, 260 000 personnes ont migré vers la France, dont 42 689 Martiniquais et 42 689 Guadeloupéens. Aimé Césaire (4), à l’Assemblée nationale, a qualifié cette saignée dans la jeunesse de « génocide par substitution ».

Cette opération de domination n’a pas empêché l’émergence d’une conscience nationale et sociale. En témoigne notamment, le 26 mai 1967, une grève générale en Guadeloupe, suivie par la répression d’une manifestation au cours de laquelle les CRS tirent sur la foule. Il faudra attendre 1985 pour que l’Etat reconnaisse le chiffre de 87 victimes. Le mouvement social malgré la répression des organisations indépendantistes s’organisera ensuite dans l’Union des Travailleurs Agricoles (UTA) en 1970, l’Union des Paysans pauvres (UPG) et l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG), pour donner naissance au LKP (5) Ce Collectif regroupant toutes les organisations syndicales et associatives, conduira le vaste mouvement social de janvier et février 2009, avec à sa tête, Elie Domota. Sous d’autres formes, moins spectaculaires, en Martinique, à la Réunion, les contradictions propres au néocolonialisme et à la place des békés dans le système de domination ont fait surgir des organisations populaires de contestation.

Il y a fort à parier que le scandale du chlordécone, malgré l’abattement psychologique qu’il provoque, pourrait faire surgir un mouvement plus radical, d’autant que le tourisme des classes moyennes françaises boudera ses destinations exotiques de peur d’être elles-mêmes contaminées. Quant au « peuple de France », pour sa propre libération sociale, il ne peut que dénoncer ce scandale de l’Etat capitaliste néocolonial et soutenir demain l’explosion sociale qui ne manquera pas de se reproduire. Mais l’on entendra sûrement des voix « autorisées » et xénophobes pour nous dire, comme aux Etats-Unis, que la vie de ces Noirs sans importance ne compte pas. Le sentier escarpé de l’émancipation sociale et collective demeure semé d’embuches dans le contexte actuel.

Gérard Deneux, le 24 juin 2018

(1)    Le charançon est un insecte ravageur
(2)    Le BUMIDOM : bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer
(3)    Hugues Pagesy, journaliste et écrivain guadeloupéen (cité par Saïd Bouamama sur son blog)
(4)    Aimé Césaire, député de la Martinique 1945/1993. Ecrivain célèbre pour ses écrits anticolonialistes
(5)    LKP : Liyannaj Kont Pwofitasyon (Collectif contre l’exploitation outrancière)

Sources
-         L’enquête menée par Faustine Vincent. Le Monde du 7 juin 2018 et la chronique de Stephane Foucart
-         Saïd Bouamama  L’œuvre négative du colonialisme français aux Antilles. Article du 15 juin 2018 sur son blog  https://bouamamas.wordpress.com/