Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 29 juin 2018


Mai 68

A posteriori, une éruption prévisible

Contre un certain nombre d’interprétations erronées, voire fallacieuses, répandues sur les « évènements » de 68, cet article entend mettre l’accent sur les facteurs qui les déclenchèrent. A l’encontre de ceux qui réduisent les luttes marquant cette époque à une révolte d’adolescents ou à une révolution des mœurs, l’évocation du contexte les précédant contredit ces visions intéressées. Non seulement la « France ne s’ennuyait pas » comme a pu l’écrire un éditorialiste du Monde quelques jours avant la révolte étudiante mais surtout, tous les ingrédients étaient réunis pour le déclenchement de la plus grande grève générale de l’histoire de France. D’abord, depuis des années, le « fond de l’air était rouge » d’espérances révolutionnaires politisant une fraction importante de la jeunesse ; ensuite, l’insubordination ouvrière était telle qu’elle n’attendait que « l’étincelle pour mettre le feu à toute la plaine ». D’autres dimensions de ce mouvement ont été également gommées comme l’importance de la répression pendant et après cette séquence, tout comme l’édulcoration de la participation d’ouvriers et d’employés sur les barricades face aux CRS. On ne peut que les évoquer dans le cadre de cet article. Enfin, pour ceux qui veulent connaître le passé pour mieux se projeter dans l'avenir, outre les références bibliographiques pertinentes, et sans décrire l’enchaînement des faits, pour conclure, j’insisterai sur les résultats décevants de ce grand soulèvement et indiquerai quelques pistes pour montrer les différences de cette époque avec la nôtre.

Le fond de l’air était rouge

Un monde en plein bouleversement

Tout le contexte international favorisait une politisation d’une fraction de la jeunesse. Ce que l’on a pu appeler les Trente Glorieuses (1) fut marqué par les luttes de libération nationale et l’opposition radicale aux interventions armées tentant de restaurer l’ordre colonial.

La guerre d’Algérie a suscité une opposition de l’UNEF et les réseaux clandestins de soutien au FLN (les porteurs de valises contenant les collectes d’argent des travailleurs algériens). Dans le mouvement en faveur de la décolonisation, les socialistes de la SFIO au gouvernement, organisant la répression et le premier d’entre eux, Guy Mollet, furent honnis, tout comme Mitterrand qui, ministre de l’intérieur à l’époque, n’hésitant pas à donner son aval à la peine de mort : le recours à la guillotine à l’encontre les résistants algériens, tout comme la torture pratiquée, soulevèrent l’indignation. Après le coup d’Etat gaulliste (1958), cette effervescence idéologique marqua les esprits.

De même, la guerre du Vietnam, après la défaite de l’armée française à Diên-Biên-Phu (1954), prit une telle ampleur avec l’intervention de l’armée des Etats-Unis, qu’elle suscita une réprobation mondiale. De 1963 à 1975, malgré leurs 500 000 GI, les USA, avec la prise de Saigon, durent admettre leur défaite, d’autant que le mouvement de protestations, de manifestations et de désertions prenait une ampleur de plus en plus incontrôlable. Mais ce qui marqua la conscience, ce fut, et pas seulement en France, l’offensive du Têt (30 janvier 1968), au cours de laquelle le Front de Libération du Sud Vietnam et l’armée nord-vietnamienne parvinrent à semer la panique au sein des forces américaines en attaquant toutes les grandes villes. Dès lors, malgré les bombardements massifs, la torture, le géant US, s’il n’était pas vaincu militairement, politiquement était déjà à bout de souffle.

Et puis, la fraction intellectuelle de la jeunesse ne pouvait que manifester sa réprobation de la « Guerre des Six jours », cette attaque dite préventive contre les armées arabes (Egypte, Syrie, Jordanie), au prétexte, invoqué après coup, du blocus du détroit de Tiran entre le Sinaï et l’Arabie Saoudite. De fait, pour les sionistes et leur rêve de Grand Israël, il s’est agi, après le bombardement surprise de l’armée de l’air égyptienne, la frilosité du régime syrien et la trahison de la Jordanie, d’occuper le Sinaï, la bande de Gaza, la Cisjordanie et le plateau du Golan syrien. Cette invasion, l’occupation des terres palestiniennes et l’effondrement du régime nassérien qui s’en suivit, facilita l’indépendance de l’OLP de Yasser Arafat. La réprobation de l’ONU permit de jeter un nouveau regard positif sur la résistance palestinienne.

Une autre perception participait à cette prise de conscience de l’état du monde. Dès 1955 (à Bandung), le tiers-mondisme s’était affirmé. La volonté de se démarquer de l’emprise conjointe des USA et de l’URSS et d’établir un front commun, réunissait des pays aussi différents que la Chine, le Nord-Vietnam, Cuba, l’Indonésie, l’Egypte, etc. soit 27 pays.

Tout avait commencé, d’abord souterrainement, avec le schisme yougoslave de Tito en 1948, puis son tournant autogestionnaire avec la proclamation de la République fédérale. Ensuite, ce fut l’avènement de Khrouchtchev en URSS, la condamnation d’abord feutrée du stalinisme et la répression de la Hongrie. Le ver était dans le fruit du prétendu socialisme bureaucratique. Toutefois, au-delà des illusions encore entretenues, ce qui agita nombre de communistes ou sympathisants, ce fut la « grande controverse sino-soviétique » : « révisionnisme » et coexistence pacifique avec le capitalisme, ou soutien aux luttes de libération nationale et révolution. Ce mouvement de contestation devait aboutir à la Révolution culturelle en Chine (1966) et produire des enthousiasmes au demeurant démesurés.

A l’opposé de la planète, la révolution cubaine (1959) de Fidel Castro suscitait également des espérances de transformation sociale. Che Guevara payait de sa personne dès 1965 en prônant l’extension des Vietnam dans tous les continents contre l’impérialisme US.

Et le gendarme du monde n’avait pas bonne presse, y compris sur ses terres. Le mouvement des droits civiques, contre la ségrégation des Afro-américains, pour le droit de vote des Noirs, avait pris une amplitude inattendue, tout comme la répression sous forme de lynchages dans le sud des Etats-Unis. Malcom X est assassiné en 1965, le pasteur Martin Luther King le 4 avril 1968, le Black Panther est formé en 1966. Qui plus est, conjointement, le mouvement anti-guerre au Vietnam se développe dans toutes les couches de la société, y compris parmi des intellectuels, des chanteurs, des artistes…  

Même si rétrospectivement, l’on peut émettre plus de réserves, les figures emblématiques de ces luttes sont positives : Ben Bella, Ho Chi Minh, Yasser Arafat, Tito, Mao, Che Guevara, Martin Luther King (2).

En France, au-delà de l’effervescence yéyé, c’est toute une jeunesse qui refuse les structures autoritaires, hiérarchiques et patriarcales. Cette aspiration à la liberté traverse de fait toute la société qui semble bloquée par la figure tutélaire de De Gaulle.

En fait, différents courants apparaissent déjà comme des conséquences du contexte international en plein bouleversement.

Une fraction de la jeunesse de plus en plus contestataire et politisée

La guerre d’Algérie et le rôle néfaste joué par la SFIO de Guy Mollet, provoquent un premier rejet de regroupement. Le PSU est fondé en 1960. S’il comprend différents courants sociaux-démocrates et même la figure de Mendès France, il se déclare anticolonialiste, antigaulliste et antistalinien. Les étudiants du PSU, quoique peu nombreux, seront très présents dans le mouvement de 68, tout comme ceux issus du courant chrétien, humaniste mais combatif. Il en est ainsi de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et de la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC). Présents dans le mouvement ouvrier et paysan, ils contribueront à la création des Paysans travailleurs (Bernard Lambert) qui se transformera par la suite en Confédération Paysanne. Leur influence dans la transformation de la CFTC en CFDT (1964) ne saurait être négligée même si d’autres facteurs ont pu y contribuer. Ainsi la CFDT et son courant Reconstruction (avec Eugène Descamps à sa tête) rompt avec le confessionnalisme anticommuniste et signe en 1966, un accord d’unité d’action avec la CGT. Mais ce qui modifie déjà le paysage syndical, c’est que cette confédération prône la lutte des classes, la laïcité et surtout le socialisme démocratique assorti d’autogestion dans les entreprises et de planification démocratique ; qui plus est, à la différence de la CGT de l’époque, elle s’appuie, pour son développement, sur la dénonciation des conditions de travail des ouvriers spécialisés (OS) et des immigrés.

Quant au PCF et la CGT qu’il dirige, ils sont toujours marqués par leur relatif suivisme vis-à-vis de l’URSS. Il n’empêche, malgré leur influence réelle (22,7 % aux élections de mars 1967), les communistes français sont traversés par des questionnements contestataires. Le soutien à la candidature de Mitterrand à la présidentielle de 1965, tout comme l’esquisse de programme commun, font débat surtout au sein de l’UEC (Union des étudiants communistes). Le passé de Mitterrand, décoré de la francisque de Pétain, est connu, l’alliance prônée entre les ingénieurs, techniciens et cadres dans l’optique d’une prise de pouvoir est contestée… et l’UEC va connaître successivement trois scissions.

La première est plus sensible à la démocratisation de l’appareil et s’inspire, à cet effet, de l’eurocommunisme défendu par le Parti communiste Italien. La seconde et la troisième dans le contexte international évoqué, tentent de renouer (de manière dogmatique) avec les fondements révolutionnaires ; leur trait commun consiste à rejeter le PCF englué dans l’alliance avec les débris de la SFIO et de ses satellites. Ces dernières scissions vont donner naissance en 1966-67 à la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire) (Krivine), se réclamant du trotskysme et à l’UJCML (Union de la jeunesse communiste marxiste-léniniste) (Robert Linhart) (3) qui d’althusserienne va se réclamer du maoisme. Toutes deux vont impulser le Comité Vietnam national et les Comités Vietnam de base et, donc, des manifestations antiimpérialistes déterminées et d’une ampleur croissante.

Mais il est un autre courant, élitiste, tout en étant plus en phase avec l’humeur des étudiants qui aura notamment à Strasbourg, un impact important : les Situationnistes qui, en diffusant massivement leur pamphlet « De la misère en milieu étudiant », dénoncent le sort de chiens de garde du capital qui leur est réservé et que refusent, de manière diffuse, nombre d’étudiants. Ces héritiers du jeune Marx et du surréalisme condamnent la dictature de la marchandise du capitalisme et la société du spectacle qu’elle organise. Ces « lettrés » condamnent le salariat, cette « activité séparée de la vie » ; conseillistes, ils prônent l’autogestion généralisée.

Toute cette effervescence électrique se diffuse dans le mouvement étudiant, en particulier dans les facs de lettres et de sciences humaines. Cette « plaque sensible » de la société est également traversée, impactée par des courants intellectuels critiques qui, au-delà du marxisme prégnant, bouleversent les représentations passéistes : l’existentialisme de la liberté de Sartre, la réhabilitation des sociétés primitives de Levy Strauss, la domination des « héritiers » détenteurs d’un capital culturel (Bourdieu) (4), la déconstruction des discours dominants (Derrida) ou la dénonciation du capitalisme bureaucratique d’Etat de Castoriadis et sa revue Socialisme ou barbarie. En outre, la jeunesse de cette époque rejette les contraintes qu’on veut encore lui imposer : ce monde de mandarins paternalistes, la séparation des sexes, le carcan gaulliste suranné. Elle est également sensible aux luttes sociales qui se développent à l’orée de 68. Dans les années 66/67, les organisations qualifiées de gauchistes soutiennent les luttes ouvrières et paysannes au grand dam du PCF qui y voit une ingérence insupportable.

Insubordination et détermination ouvrières et paysannes

Si le « fond de l’air est rouge » ou électrique, c’est qu’il dépasse l’horizon circonscrit d’une fraction politisée des étudiants. Si ceux de la fac de Nanterre vont à la rencontre des immigrés du bidonville qui se trouve à proximité, si les maoïstes « s’établissent » (5) dans les usines, c’est qu’ils sont certains d’y rencontrer des révoltés prêts à en découdre avec le patronat et le régime gaulliste. C’est dans cette « citadelle » universitaire que naît le mouvement du 22 mars, ce front commun d’étudiants contestataires.

1966-1967, la fin des Trente Glorieuses s’annonce sans que l’on s’en aperçoive : les salaires ne progressent plus depuis 1964, le taylorisme, le travail à la chaîne ont certes permis l’augmentation de la productivité (50 % en 10 ans) mais, à la veille de 1968, 5 millions de personnes sont sous le seuil de pauvreté et 2 millions de salariés gagnent moins de 500 francs par mois (ce qui correspondrait à 750€ aujourd’hui) pour des horaires de travail de 45 à 47 heures. Le chômage a fait son apparition (400 000), l’industrie du textile connaît des fermetures d’entreprises, le marché intérieur est déprimé…

C’est dans ce contexte que s’est développée une combativité ouvrière et paysanne avec une très grande détermination. Elle porte en elle-même, par sa virulence et ses alliances improbables, toute la potentialité qui allait exploser en 1968. Le despotisme des petits chefs dans les usines taylorisées, les « salaires de misère », l’endettement des petits paysans et leur prolétarisation, étaient de moins en moins supportés. Pour illustrer ce propos, l’évocation d’évènements, de manifestations emblématiques est suffisamment démonstrative :
-         1er septembre 1963… Manifestations en Bretagne derrière le mot d’ordre « Ouvriers d’usines et des champs, unis pour défendre leurs intérêts »
-         1er sept. 1964 - 80 000 manifestants à Rennes défilent à l’appel de la CGT et de la FNSEA ( !) pour « le droit à la vie »  
-         8 avril 1965 – à Fougères (Bretagne) manifs « L’Ouest veut vivre » « Alliance des ouvriers, des paysans et des enseignants »
-         29 juin 1967 – A Redon, la sous-préfecture est envahie par les manifestants ouvriers et paysans. Répression
-         2 octobre 1967 – A Quimper, la manifestation réprimée tourne à l’émeute, les rues sont dépavées. Répression
-         Février/mars 1967 – grève à la Rhodiaceta à Besançon. Occupation de l’usine. L’UNEF organise la solidarité. Les grévistes viennent expliquer à la fac le sens de leur lutte…
-         1967 – grève d’un mois dans les mines de fer de Lorraine. Paralysie de l’extraction
-         Avril 1967 – grève dans les chantiers de Saint-Nazaire
-         26 octobre 1967 – manifestation au Mans pour les salaires et de meilleures conditions de travail. Répression. Barricades.
-         Du 23 janvier au 13 février 1968 – grève des OS à la SAVIEM à Caen, d’autres usines suivent (Jaeger…) : dénonciation des cadences, du chantage aux primes, du caporalisme des petits chefs et des salaires (700 francs/mois pour 45 H). Intervention des CRS. Grenades offensives contre pavés et boulons…
-         11 mars 1968 – manifestation unitaire ouvriers/lycéens/étudiants à Redon. Affrontements entre 4 000 manifestants et 1 500 CRS. 30 blessés.

Cette énumération non exhaustive suggère, a posteriori, que potentiellement, l’embrasement était à venir, il suffisait que…

« L’étincelle enflamme la plaine »

Le pouvoir autoritaire contesté, ces manifestations qui se succèdent sans demande préalable, « l’agitation » à Nanterre et le « mouvement du 22 mars » deviennent intolérables pour les mandarins universitaires. Le 2 mai, la fac de Nanterre est fermée par un escadron de CRS. Le 3 mai, les étudiants contestataires se replient à la Sorbonne, ils en sont expulsés, une centaine d’entre eux sont arrêtés. Ils se laissent embarquer… sans violence. Les 4 et 5 mai (un dimanche !), la justice aux ordres procède à des condamnations (2 mois de prison ferme pour 4 étudiants). Le 6 mai, le conseil de discipline de l’université entend juger 7 étudiants, 3 000 manifestants s’y opposent. Ils poursuivent leur défilé de protestation ; ils sont 15 000 quand ils se  heurtent aux CRS (500 blessés, 80 arrestations, manifestations en province). A Toulouse et Strasbourg, les facs sont occupées. Le 7 mai, 25 000 étudiants défilent à Paris derrière la banderole de tête « Les étudiants unis aux travailleurs ». Le 8 mai, dans les villes de l’ouest se succèdent des manifestations unitaires ouvriers/paysans/étudiants ; un appel est lancé à un comité central de grève ; des ouvriers et des paysans s’invitent à la fac de Nantes.

Les 10 et 11 mai,  c’est l’étincelle. Tout commence à 9h par un rassemblent de 10 000 personnes devant la prison de la santé aux cris de « Libérez nos camarades ». Décision est prise d’occuper le quartier latin dans l’attente d’une libération des étudiants incarcérés. Ils sont plusieurs milliers dans l’attente d’une réponse des autorités ; ils dressent les premières barricades à 21 heures. Le pouvoir hésite, tergiverse, ordre est donné à 2h30 du matin de lancer les CRS à l’assaut des 60 barricades. Bombardements de gaz lacrymogènes ; depuis les immeubles des habitants balancent des seaux d’eau… sur les CRS. A 6 heures du matin, après plusieurs assauts et moult matraquages, on dénombre 367 blessés. La violence policière est inouïe.

Le lendemain, l’indignation est à son comble. Les syndicats effarés par l’émotion populaire et la sauvagerie de la répression (6) appellent à une grève générale d’une journée le 13 mai et à des manifestations de protestation. On dénombre plus de 500 défilés dans toute la France. A Paris, ce sont deux cortèges séparés, la CGT ayant refusé de défiler aux côtés de Cohn-Bendit, Sauvageot et Geismar, les leaders étudiants qui se sont imposés en quelques jours...

Le 14 mai, l’usine de Sud Aviation est occupée, la grève avec occupation s’étend les jours suivants à toute la France. Le pays va connaître le plus grand mouvement social de son histoire bien plus important que celui de 1936. Qu’on en juge :

                            Population active (sans les paysans)                                     pourcentage de grévistes
                
1936                                  12 160 000                                                                              25 %
1968                                   17 000 000                                                                             53 % (soit, selon les
                                                                                                                  estimations, 8 à 10 millions de grévistes

Il y aurait lieu de cerner les raisons et l’enchaînement des faits pour démontrer qu’il était possible, pour les classes populaires, d’obtenir beaucoup plus que ce qui a été obtenu. Il faudrait pouvoir évoquer les stratégies du PC et de la CGT, celle des sociaux-démocrates au stade de Charlety lorsqu’il apparut que le pouvoir semblait vacant. Le voyage de De Gaulle à Baden Baden et sa rencontre avec le général Massu, la décision prise de dissoudre l’Assemblée nationale, de convoquer les élections, d’amnistier les anciens de l’OAS, de mobiliser par la peur la France silencieuse à l’aide des SAC (Services d’Action Civiques) (8), etc… Je renvoie à la bibliographie à la fin de cet article pour tous ceux qui veulent en savoir plus et se faire leur opinion sur la responsabilité des uns et des autres, face finalement aux maigres résultats obtenus par ce mouvement social d’une ampleur inégalée, sans traduction politique à  la hauteur des enjeux qu’il portait.

Des résultats décevants

Le 25 mai, alors même que le pouvoir et le patronat sont aux abois, se tient la première réunion à Grenelle entre gouvernement, patronat et syndicats. La CGT distingue d’entrée de jeu ce qui relève des revendications salariales qu’elle défend de ce qui serait le propre du politique, à savoir, la démocratisation de la société. Séguy qui présentera les maigres acquis obtenus lors des négociations à l’usine de Billancourt, le fief de son syndicat, sera hué. Et les grèves, bien qu’en recul se  maintiendront jusqu’au 12 juin.

Contrairement à ce qui avait été hautement revendiqué dans les mois et les années précédents Mai 68, l’échelle mobile des salaires, c’est-à-dire des augmentations automatiques par rapport à l’inflation, la renégociation des ordonnances régressives de la Sécurité Sociale, ne seront même pas discutées. Les 40 H de travail par semaine seront maintenues. Si le SMIG est porté à 3 francs de l’heure (+ 35 %), il ne concerne que 20 % des employés ; si les autres salariés bénéficient d’une première augmentation de 7 % au 1er juin, portée à 10 % le 1er octobre, en 18 mois, ce surplus de rémunération sera annulé par l’inflation.

Heures de grève payées ? Non. Le patronat consent à une avance de 50 % sur les heures non travaillées à rembourser sous la forme d’heures non payées… La seule avancée réelle, c’est l’obtention du libre exercice des droits syndicaux dans l’entreprise qui se traduira par la disparition des comités de luttes autonomes nés dans le mouvement.

Le 6 juin, le journal l’Humanité titre « Reprise victorieuse du travail » et ce, le jour même où les CRS tentent d’occuper l’usine Renault à Flins. Il s’en suit des scènes de guérilla où ouvriers et étudiants s’opposent aux CRS. Gilles Tautin, un jeune lycéen meurt noyé dans un canal…

Le 11 juin, gardes mobiles et CRS tentent de déloger les grévistes de l’usine Peugeot à Sochaux. Les affrontements sont extrêmement violents : deux ouvriers sont tués. La colère est telle dans le pays de Montbéliard que l’ordre est donné à la soldatesque de se retirer… Le lendemain, à Paris, en solidarité rageuse, de nouvelles barricades et des affrontements se succèdent toute la journée et une partie de la nuit.

Il faut attendre la fin juin pour que s’opèrent les dernières reprises de travail : l’ORTF le 12 juin, le 19 juin à Berliet (Lyon) et les dockers de Marseille le même jour. Mais il y a encore 130 000 grévistes le 22 juin.

Il n’est donc pas étonnant que les luttes offensives se poursuivent jusque dans les années 1975 avant la grande offensive financière de la mondialisation néolibérale, avec son cortège de fermetures d’entreprises et de délocalisations, de désindustrialisation et d’externalisation. Mais c’est, dès lors, une autre histoire qui s’écrit dans la douleur : le chômage et la précarité.

La révolution était-elle à l’ordre du jour en 68 ? La réponse ne peut être que négative. Certes, le pouvoir gaulliste était mis en cause : « Dix ans ça suffit », l’espérance dans une société plus juste était largement partagée, le pouvoir au peuple était réclamé mais il n’existait pas véritablement d’alternative, sinon celle d’un capitalisme d’Etat interventionniste, plus soucieux d’un partage des richesses… dont le système ne voulait pas.

Une toute autre histoire que celle évoquée ci-dessus sera diffusée par les médias, les pseudo-intellectuels thuriféraires du système et les renégats qui s’empresseront, comme Cohn-Bendit, d’encenser la mondialisation financiarisée. Ce qui suit contredit deux contre-vérités : la violence défensive contre la répression politique aurait été le seul fait des étudiants « enragés » et, du même tonneau, le pouvoir tout de retenue aurait tout fait pour les limiter.

La crise politique fut résorbée

De Gaulle revenu de Baden-Baden, fort de ses fidèles et de ses alliances avec les franges les plus réactionnaires, sut mobiliser son mouvement, qu’il dénonçait quelque temps auparavant comme le « Parti de la trouille » tant ses troupes étaient divisées sur la conduite à tenir, sans compter la démission de certains de ses ministres. Face à la France contestataire, il agita la peur du communisme, fit appel à la « France silencieuse ». L’Assemblée nationale dissoute, il prit à revers le mouvement populaire en appelant à de nouvelles élections. Et ça marcha.

Démonstration fut faite qu’une crise politique n’est pas forcément une crise révolutionnaire. Et Marcellin, nommé ministre de l’intérieur, s’attela à la dissolution des groupes se réclamant de la révolution, fichant, surveillant, réprimant nombre de « leaders » étudiants. Le patronat, quant à lui, licencia les syndicalistes les plus « remuants ». Rien n’était réglé pour autant : la peur dissipée, De Gaulle dut abdiquer face au référendum négatif de régionalisation, un an plus tard en 1969. L’aspiration à plus de liberté demeurait et ce qui avait à peine germé en 68, fit éclore le mouvement de libération des femmes (1970). L’agitation dans les usines perdura et ce jusqu’en 1975, les facs étaient toujours aussi contestataires malgré des pseudo-concessions ; dans les usines furent instaurés des « cercles de qualité » participatifs, sensés réduire le despotisme d’usine ; la fac de Vincennes fut ouverte à des ouvriers et à des syndicalistes. Mais le temps était venu pour le capitalisme de réorienter son dynamisme défaillant vers la mondialisation financière. Thatcher et Reagan inaugurèrent cette nouvelle séquence, cette décennie (8) que Mitterrand mit en œuvre, tout en s’assurant qu’il pouvait désormais « plumer la volaille » qui se réclamait d’un « communisme » réprouvé et en pleine faillite idéologique.

Ainsi, on assista à des fermetures d’entreprises, aux externalisations, sous-traitances, délocalisations vers les pays où la main d’œuvre moins chère était plus malléable, à un recours au crédit pour les biens de consommation venus d’ailleurs… La classe ouvrière en fut émiettée, réduite à la défensive pour tenter de sauver des emplois. La férule du capitalisme restructuré n’aurait pas été suffisante sans la diffusion d’une propagande sur la « mondialisation heureuse » (émission Vive la crise avec comme meneurs Yves Montand et Libération) et sans une réécriture des évènements de 68 par des pseudo-intellectuels, de prétendus nouveaux philosophes et autres renégats comme Cohn-Bendit. Ce modelage des cerveaux réussit d’autant mieux qu’il s’inscrivait dans une conjoncture favorable sous l’effet de la « révélation » massive de la réalité du système dit soviétique (invasion de la Tchécoslovaquie fin 68, dissidents de l’Est, stagnation brejnevienne, horreurs à caractère génocidaire des Khmers rouges, invasion de l’Afghanistan par l’armée russe…). Confirmation semblait donc établie « qu’il n’y a pas d’alternative ».

Puis il apparut que le capitalisme revenu à ses fondements initiaux, ceux de la domination de la finance transnationale et de la concurrence effrénée, était spoliateur, source d’inégalités abyssales, de résurgence de guerres…

La transformation sociale et sa nécessité resurgirent. Elle reste entravée non seulement par les expériences négatives dont elle ne peut plus se réclamer, mais également par l’individualisme ambiant qui a continué de miner toute association collective à la hauteur des enjeux. Pire, le capitalisme néolibéral a produit sa progéniture réactive qui n’a fait que monter en puissance après la crise de 2008. Précarité et austérité imposées, phénomène migratoire... ont assuré, avec la complicité des dominants, la montée du nationalisme, de la xénophobie,etc…

Une autre histoire que celle de la barbarie instituée reste à écrire. 


Gérard Deneux, le 17.06.2018


(1)    Pour réexaminer ce qu’il en fut réellement des Trente Glorieuses, lire  Une autre histoire des Trente Glorieuses. Collectif. La Découverte
(2)    Il faudrait pouvoir évoquer d’autres figures notamment africaines. Lire à ce sujet Figures de la Révolution africaine. De Kenyatta à Sankara. Saïd Bouamama - Zones
(3)    A découvrir, un  « classique » : L’établi de Robert Linhart sur les conditions de travail à Citroën, éditions de Minuit
(4)    Les héritiers de Pierre Bourdieu est une analyse dérangeante du milieu étudiant et universitaire. La sélection dépend du capital culturel transmis par le milieu familial, etc.  éditions de Minuit
(5)    S’établir : le choix d’étudiants « révolutionnaires » d’aller travailler en usine
(6)    Voir Le livre noir des journées de mai édité par l’UNEF et le SNESup qui font état du nombre de blessés et d’amputés (1 798 du 1er mai au 31 juillet)
(7)    Le SAC : regroupement de l’extrême droite et d’anciens terroristes de l’OAS 
(8)    Les intellectuels contre la gauche de Mickael Scott Christofferson, Agone.  La nouvelle raison du monde. Sur la société néolibérale de Pierre Dardot et Christian Laval, la Découverte.  Et surtout La décennie. Le grand cauchemar des années 1980 de François Cusset, la Découverte 

Bibliographie sélective sur Mai 68
-         1968. De grands soirs et petits matins de Ludivine Bantigny, Seuil (2018)
-         Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross, éd. Complexe/Le Monde Diplomatique (2005)
-         Et un livre plus événementiel, paru en 1978 avec nombre de photos de l’époque, de tracts, d’affiches de l’atelier des Beaux-Arts : La France de 1968. Soyons réalistes, demandons l’impossible » d’Alain Delale et Gilles Ragache, Seuil (1978)