Où vont les Gilets Jaunes ?
S’il
est encore difficile de pouvoir répondre à cette question, ce qui reste
remarquable, c’est que ce mouvement dure toujours et qu’il conserve, dans
l’opinion, un soutien persistant. Certes, il y eut le creux de la vague de la
période des fêtes de fin d’année. Mais, contre toute attente, il persiste et
semble rebondir. Nous ne reviendrons pas ici sur les causes structurelles et
conjoncturelles qui ont favorisé son éclosion inattendue (1). Qu’il suffise de
rappeler que l’injustice sociale et fiscale, le déni de démocratie, provoqués
par les mesures de régression sociale depuis plus de 30 ans, ne sont désormais
plus acceptées par toute une fraction de la population. La peur d’un
déclassement social en cours (et à venir), la paupérisation des couches
sociales les plus démunies, sont le terreau sur lequel fleurit cette mobilisation
et la sympathie dont il dispose… toujours, malgré un certain tassement. La
répression féroce qu’il a subie ne semble pas l’avoir brisé… tout au contraire ( !),
encore moins la guerre médiatique dont il est l’objet, tout particulièrement de
la part des éditocrates. Ce soulèvement populaire qui se cherche, refuse les cadres institués par le pouvoir :
les rituels des défilés bien encadrés par la police, ces déambulations sans
autre effet que la mise en valeur des bureaucraties syndicales pour
négocier, à froid, les reculs imposés. Il ne veut pas composer mais imposer.
C’est une force destituante. Il a
déjà lourdement entamé la crédibilité du gouvernement Macron. Conspué,
fragilisé, ce dernier de cordée ne voit, pour l’heure, se dresser devant lui un
mouvement s’instituant comme une
alternative avec laquelle il devrait pour le moins composer. Reste que les
Gilets Jaunes, malgré les divergences exprimées dans leurs rangs, lui demandent
de se soumettre ou de se démettre. Devant la persistance de cette révolte qu’il
ne peut briser, face à l’essoufflement policier, malgré la main de fer de la
haute hiérarchie, du ministre de l’Intérieur, de Macron lui-même, et le recours
à des provocateurs et à des brutes épaisses de tous poils, le roitelet de
l’Elysée a modifié sa tactique : noyer le mouvement dans le foutoir du « grand débat ». C’est
sur la réalité de cette mascarade, et son possible impact, ainsi que sur les
faiblesses du mouvement des Gilets Jaunes que l’on voudrait, ci-après, s’appesantir.
Qui plus est, l’inertie des bureaucraties syndicales, voire les tentatives du
mauvais Berger de la CFDT de venir en aide au pouvoir, sonne le glas de la
faillite de « ces corps intermédiaires » qui jouent, plus ou moins,
le jeu de la collaboration ou de la conciliation de classes.
Le
f(l)outoir du grand débat (2)
Que
pouvait-il faire d’autre, alors même que le 1er de cordée n’en finissait pas de dévisser dans
l’opinion, alors même qu’il lui fallait, à l’approche des élections
européennes, éviter la débâcle annoncée ? Le remaniement ministériel, la
dissolution de l’Assemblée nationale et l’appel à de nouvelles élections
législatives furent autant de scénarii abandonnés, tant ils signifiaient
l’échec du cap macronien, de régressions sociales promises comme des panacées.
Pour Macron, abandonner la réduction des droits à l’indemnisation chômage, la
baisse des pensions de retraite, la suppression de 120 000 postes de
fonctionnaires, il n’en est nullement question. Par ailleurs, composer avec les
« partenaires sociaux », ce serait tout autant redonner de la
crédibilité à des structures qui lui semblent moribondes et prendre le risque
de se voir contester par la CGT, SUD et la FSU. Ce remède lui vaudrait, qui
plus est, face au lest à lâcher, les remontrances de « ceux
qui lui tiennent la laisse », à savoir la finance, les
multinationales et les eurocrates. Ne restaient donc que les petits notables de
la France profonde, les maires et députés qui, complaisants, voudraient bien
jouer ce jeu de dupes. Après quelques hésitations, le roitelet de l’Elysée
finit par admettre que tout pourrait être déballé, y compris l’impôt sur la
fortune, le CICE, la loi dite Travail, sans qu’il soit possible d’envisager de
détricoter ce qui avait été imposé. Et ce fut cette adresse aux Français, cette
lettre ampoulée et pleine de compassion et de compréhension larmoyantes et
démocratistes pour tenter de sortir du guêpier des Gilets Jaunes. Et le petit
Jupiter en dégringolade descendit dans l’arène des échanges, avec les écharpes
tricolores, tant il était assuré qu’il débattrait avec eux, bien mieux qu’avec
des porteurs de gilets. Les médias dominants applaudirent devant sa
performance. Toutefois, les maires, convoqués à Souillac, à qui l’on voulait
refiler la patate chaude de l’effervescence sociale, l’eurent saumâtres :
toute une journée parqués, d’abord dans l’attente du grand maître de cérémonie,
après avoir franchi moult barrages policiers et contrôles d’identité, puis subi
la mise en scène d’un pseudo débat très encadré ! Ces maires, au milieu de
quelques ministres et nombre de macroniens pur jus, durent entendre
religieusement les doléances bien mesurées des maires, choisis par le préfet,
et la leçon toute monarchique de Macron : « je ne changerai pas de cap ». Outré, René Revol s’empressa
illico, après cette mascarade, de poster sur youtube, une déclaration sans
équivoque (3). Il dénonça les cireurs de pompes, cette grand’messe présidée par
un ministre et tous ces échanges obséquieux, où ne furent aucunement abordés la
pauvreté, les salaires, les retraites, au cours duquel il ne fut question de
faire payer les riches, encore moins des revendications des Gilets Jaunes,
exclus et contenus bien loin de ce cérémonial de la parole présidentielle.
Qu’adviendra-t-il
de la répétition dans les campagnes de ces grands raouts, ces fêtes de discursivité
mondaines où le peuple des « gueux » est maintenu à distance. En
fait, ce qui importe à Macron, c’est la
caisse de résonnance médiatique de ces prétendues envolées démocratiques.
Il espère regagner les faveurs, au moins d’une partie de l’opinion, isoler et
diviser les Gilets Jaunes. Entre ceux qui sont prêts à jouer le jeu pervers de
déposer leurs doléances et ceux qui refusent cet enfumage destiné à les engluer
dans un référendum à venir bien cadré, la désagrégation du mouvement pourrait
survenir. D’ailleurs, tout le ramdam autour d’une loi anticasseurs ou sur les
quotas d’immigration a déjà permis à Macron de grignoter l’électorat le plus
conservateur, voire réactionnaire, des Républicains de Wauquiez. La
manifestation contre l’avortement n’augure rien de bon si ce n’est de conforter
cette dérive droitière.
Les
faiblesses du mouvement des Gilets Jaunes
La
colonne vertébrale des Gilets Jaunes, ce sont ses revendications sociales et
fiscales, tout comme l’aspiration démocratique à être consultés. Plus qu’avoir
réussi à faire lâcher quelques miettes amères, comme la prime d’activité ou les
heures supp sans cotisations sociales, la force du mouvement a fragilisé le
pouvoir, différé les régressions sociales annoncées. Reste que le mouvement ne
parvient pas, ou rencontre des difficultés, à se structurer. Les assemblées
citoyennes ou les comités les regroupant sont encore trop rares. Le refus ou
l’hésitation à déléguer se manifeste à la fois par le recours à des notions
ambigües, comme « messagers » (de quoi, désignés par qui ?), par
les appels à manifester de porte-parole auto-désignés, par les recours à des
électrons libres anonymes sur les réseaux sociaux. L’appel à une assemblée des assemblées citoyennes de Commercy
indique, en revanche, un chemin démocratique que contredisent les démarches
auprès des maires, voire auprès des autorités. Toutefois, plus ou moins
spontanément, face à la violence policière, le mouvement fait preuve de
souplesse tactique, comme en atteste la manifestation de femmes Gilets Jaunes
ou le recours à un service d’ordre, évitant ainsi les provocations. Non
seulement, le mouvement doit parvenir à faire vivre, en son sein, la démocratie
dont il se revendique, mais surtout, gagner en consistance face au piège du
« grand débat » et obtenir, pour ce faire, des victoires qui soient
autant de reculs macroniens sur les revendications Gilets Jaunes. Là où le bât
blesse, c’est bien évidemment sur l’ampleur des manifestations encore trop
mesurées qu’il est toujours capable d’organiser dans la durée. Quant à
l’aspiration de consultations périodiques du peuple, que concéderait le
pouvoir, il ne faut guère se faire d’illusions. L’actuel rapport de forces
contredit cette espérance, d’autant que le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne)
n’a rien de magique. Pire, il semble occulter la nature même de l’appareil d’Etat
au service du capitalisme financiarisé, dont Macron n’est que le desservant.
Ce
qui est certain, toutefois, c’est que l’on assiste à une crise de régime, celle
de la 5ème République. Cette démocrature présidentialiste, soumise
aux diktats de Bruxelles, n’est pas en mesure de lâcher du lest, comme ce fut
le cas en 1968. Elle est, depuis au moins la fin des années 1980, encore plus
depuis la crise de 2007-2008, vouée à la mise en œuvre des politiques de
privatisation et de mesures austéritaires. Comme on l’a vu, à l’occasion du
sauvetage des banques privées et à l’occasion de l’étranglement de la Grèce,
les marchés financiers, les eurocrates, sont prêts à jouer le chaos et la stratégie
du choc, afin d’éviter l’émergence d’une alternative contraire à ses intérêts.
Ceux qui ont trempé dans la chimère de la bienveillance des institutions
européennes, comme Tsipras, n’ont fait que trahir les classes populaires. Quant
à Podemos, en Espagne, ses alliances parlementaristes, avec un parti socialiste
moribond, le conduisent à se transformer en social-démocratie bis, face aux
sociaux-libéraux. Les déconvenues de voies sans issue entrouvrent la porte à
l’extrême droite. Il n’y a pas à s’étonner de voir actuellement surgir, en Grèce,
un mouvement nationaliste contre la Macédoine, dans lequel « l’Aube
dorée » nazie fait son nid. Pas de quoi non plus s’étonner de voir, dans l’Espagne
que l’on pensait vaccinée contre le franquisme, sourdre, des catacombes
méphitiques, des fascistes en Andalousie, s’alliant à la droite du Parti dit
Populaire (PP).
L’effervescence
sociale non aboutie s’est illustrée au cours de la dernière période :
printemps arabes, occupation des places, Nuit debout. Elle souligne a contrario
la faiblesse du « mouvement » ouvrier. Certes, le carcan ou l’inertie
des bureaucraties syndicales, pèse lourdement. On n’assiste à aucun appel à
rejoindre la mobilisation des Gilets Jaunes, même si, certaines fédérations
départementales (de CGT et SUD) ont rallié les manifestations des Gilets
Jaunes. La partition de la direction de la CGT, en solo, après bien des
hésitations, prouve s’il en est besoin, que le corporatisme d’organisation
prévaut sur les aspirations populaires, qu’il faudrait défendre sans rechigner.
En outre, quoi de mieux que d’être au sein du mouvement pour y combattre les
idées minoritaires xénophobes et complotistes !
Le
risque d’émiettement des Gilets Jaunes est réel. Sans stratégie claire, en
proie déjà à la lutte d’égos de « chefs » autoproclamés, pris par
l’invocation incantatoire du Référendum d’initiative Citoyenne (voir le débat
dans les articles qui suivent) et les pressions démagogiques du « grand
débat » macronien, son rabougrissement est possible. Toutefois, la
polarisation du corps social, le creusement des inégalités, en passe de
s’accentuer avec la mise en œuvre controversée des régressions promises par
Macron, appellent à un rebond plus torrentiel encore. Face à la voie de la souveraineté populaire, démocratique et
sociale, susceptible d’entraîner l’adhésion d’autres peuples, s’en dresse une
autre : le repli sur la « souveraineté »
nationaliste et xénophobe. Cette deuxième voie, régressive, suppose une
reconfiguration des classes et castes dominantes ; elle s’inscrit dans le
cadre de l’amplification de la guerre commerciale et économique, qui a pris
corps dans la dernière période. Des Etats-Unis à la Russie, des pays de l’Est
de l’Europe à l’Italie, en passant par l’Autriche et le Royaume Uni, la voie
nationaliste et xénophobe a donc le vent en poupe. Aux partisans de
l’émancipation sociale, des insoumis et anticapitalistes, de la contrer en
s’appuyant sur les révoltes actuelles et à venir. Vaste défi !
Gérard
Deneux, le 22.01.2019
(1) Voir PES n° 49, article « le peuple des Gilets
Jaunes »
(2) F(l)outoir : expression du Canard Enchaîné