Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


dimanche 30 août 2020

 

Globalisation. Ce qui se passe ailleurs a un effet ici

 

Je me propose, ci-après et dans les numéros suivants de PES d’évoquer l’avènement d’évènements qui troublent l’ordre du monde et d’illustrer ainsi le contenu de l’édito. A mon sens, il serait erroné de croire que ce qui se passe ailleurs n’a aucun effet ici. A l’heure de la chaotique globalisation du monde, tout se déroule comme si, par effet de mimétisme, les manifestations se renforçaient l’une l’autre et entraînaient un durcissement des pouvoirs en place ou leur fuite en avant dans des aventures guerrières. Pour apprécier la portée de ce qui advient, au-delà des évènements récents, il convient d’avoir en tête l’affrontement « potentiel » entre les Etats-Unis et la Chine, le retrait des Etats-Unis au Moyen-Orient et dans une moindre mesure, en Europe, suscitant des blocs de puissances rivales : monarchies pétrolières et Israël s’opposant à l’Iran et à la Turquie ottomane, jeu de la Russie en Syrie, en Libye, en Ukraine et demain en Biélorussie. Au cours des mois juillet-août, de Portland (USA) au Mali, de la Biélorussie au Cachemire, de la Thaïlande au Liban, les luttes n’ont pas cessé, tout comme les manœuvres pour un nouveau partage du monde.

 

De Portland à la Turquie

 

Après l’assassinat, par étouffement délibéré, d’un homme afro-américain par un policier blanc, les manifestations antiracistes et contre les violences policières ont embrasé les Etats-Unis, les divisant encore plus. C’est surtout à Portland, l’une des villes les plus blanches (72% contre 6% de résidents noirs) qu’eut lieu la mobilisation la plus massive, la plus déterminée. Située dans l’Oregon, un Etat longtemps caractérisé par un racisme décomplexé, Portland est une cité ouvrière comportant une population étudiante protestataire. De là à imaginer que, là plus qu’ailleurs, la vie des Noirs et le rejet du legs historique de l’esclavage allaient compter, rien ne le laissait prévoir. Plus de 60 jours de manifestations successives, des heurts avec la police, obligeant la Maire démocrate à réduire le budget de la police de 15 millions de dollars, sans pour autant atténuer l’ardeur des foules  en colère. Face aux bastonnades, aux gaz lacrymo, aux arrestations, on vit se dresser « le mur des mères », « pour la vie des Noirs », vêtues de tee-shirts jaunes ( !), équipées de casques de vélo, de souffleuses à feuilles, à la tête des manifestants pour les protéger et repousser les vapeurs asphyxiantes. La défiance envers les élus et leurs leaders autoproclamés appelant à la dispersion, après leurs prises de paroles, était totale. La nuit, les affrontements se poursuivaient.

 

Lorsque Trump, qualifiant les manifestants de « terroristes » et « d’anarchistes » qui « détestent notre pays », décida d’envoyer la police fédérale militarisée, la mobilisation s’amplifia. « Fed go home », les heurts s’intensifièrent, les parachutistes en tenue de camouflage ne parvenaient pas à disperser la foule qui, par vagues, se pressait sur les grilles du bâtiment fédéral. Trump, face aux protestations qui gagnaient tout le pays, dénonçant les violences policières, dut mettre sur la touche sa garde militarisée. Le 24 juillet, la Commission des droits de l’Homme de l’ONU condamnait « l’usage disproportionné de la force »… comme elle l’avait fait à l’encontre de Macron vis-à-vis des Gilets Jaunes.

 

L’extension de l’épidémie du Covid-19, la proximité des présidentielles, semblent un retour à la normale en trompe l’œil. Place aux élections pour que rien ne change dans l’Empire fracturé (1).

 

Entre-temps, deux évènements symboliques illustrèrent l’incapacité du gendarme du monde à maintenir sa puissance économique et son hégémonie :

-        2018. Les USA étaient devenus le premier producteur d’hydrocarbure à coups de fracturation hydraulique. 2020. C’est fini. La guerre des prix menée par l’Arabie Saoudite et la Russie, le Covid-19, ont asséché les puits d’extraction ; les faillites se multiplient et nombre d’emplois disparaissent ; le seuil de 200 millions de dollars de dettes, accumulées par les pétroliers pratiquant la fracturation hydraulique, est dépassé et les dégâts environnementaux meurtrissent des régions entières. Restent les titanesques rémunérations des dirigeants de ces sociétés qui sauront reconvertir leurs pactoles.

-        Deuxième série d’évènements : les négociations avec les Talibans en Afghanistan qui  peinent à aboutir ; le retrait des boys du Moyen-Orient qui traîne ; et ce vide de puissance dans lequel s’engouffre, après la Russie, la Turquie à visées ottomanes.

 

Si l’on se réfère à la situation qui prévalait, il y a une dizaine d’années, rien ne laissait présager que la politique turque prendrait ce caractère expansionniste. Le jeu d’interactions morbides en a décidé autrement : le pourrissement des négociations d’entrée dans l’Union européenne, la répression des « printemps arabes », particulièrement en Egypte, la perversion des révoltes en Syrie, sa transformation en guerre civile, instrumentalisée par les monarchies pétrolières et leurs soutiens occidentaux, l’intervention de l’Iran et de la Russie pour sauver le régime barbare d’Assad, l’utilisation des forces kurdes par les Etats-Unis pour réduire l’Etat Islamique, puis leur lâchage, sont autant de dents d’un engrenage mortifère.

 

Sur ce, le pacte financier de l’UE avec la Turquie (6 millions d’euros) pour contenir les 3,5 millions de réfugiés syriens désireux de s’exiler en Europe, allait servir d’élément de chantage sur les Etats européens. Toutefois, l’élément décisif fut le coup d’Etat manqué contre le régime Erdogan. Sur fond de marasme économique et social (crise de 2007-2008), de contestation, de perte d’influence électorale, le régime a réprimé ses opposants, muselé la presse, pourchassé les Kurdes, islamisé et militarisé la société. Et le poids de l’Histoire est venu hanter les cerveaux, faisant resurgir le démembrement de l’Empire ottoman. Le traité de Lausanne (1923), s’il avait permis le retrait des interventions militaires de la France, de l’Italie et de la Grèce, avait avantagé la Grèce dans la délimitation des eaux territoriales. Pour la révolution kémaliste, c’était un moindre mal.  

 

La découverte de gisements d’hydrocarbures en mer Egée, la coalition des groupes pétroliers avec la Grèce, Chypre, l’Egypte et Israël, avec la complicité des USA, fit resurgir le passé (le traité de Lausanne) sous la forme d’un front antiturque. Rusé, à cette « légalité » internationale, Erdogan en opposa une autre, celle du régime libyen de Tripoli, installé et reconnu par l’ONU. Celui-ci, « abandonné », était encerclé par les forces du maréchal Haftar, cet ancien kadhafiste soutenu par l’alliance hétéroclite comprenant l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, plus timidement la France de Macron et des mercenaires russes. L’accord bilatéral entre Erdogan et Sarraj, le dirigeant légal de Libye, changeait la donne. Il permettait, en octroyant des droits dans les eaux territoriales libyennes à Erdogan, de prospecter l’or noir en assurant, en échange, un soutien massif à ce régime soutenu par des forces trop proches des Frères Musulmans, au goût des Occidentaux et des satrapes wahhabites. Face aux conseillers militaires turcs, aux miliciens syriens pro-Erdogan, les troupes du maréchal Haftar furent (presque ?) mises en déroute. En arrière-plan de cette démonstration de forces militaires, un autre enjeu de taille est à signaler : celui de l’hégémonie sur les populations sunnites du Proche et Moyen-Orient et donc, l’extension possible du domaine de la guerre.

 

Il serait erroné de croire que l’accroissement des tensions ailleurs n’a aucun effet sur la politique sur le vieux continent.

 

Ainsi, lorsque l’embargo sur les armes « décrété » par l’ONU est bafoué par la Turquie en Libye, Erdogan peut aisément rétorquer qu’il n’est pas respecté par tous ceux qui soutiennent le maréchal Haftar dont les troupes combattent le gouvernement légitime de Tripoli. Il peut, à ce titre, justifier la menace (le 10 juin) de couler la frégate française qui tentait d’arraisonner un cargo turc soupçonné de transporter des armes. Cet incident a rendu furieux Macron et son entourage de néo-conservateurs (2) d’autant plus qu’il dut faire face à l’indifférence calculée de l’OTAN, de l’UE et de l’ONU. Impatient de jouer dans la cour des grands prédateurs, le petit homme a surenchéri. Avec la Grèce, il se prétend le gardien de la délimitation des eaux territoriales grecques. Lorsqu’Athènes met sa marine de guerre en état d’alerte, il met en œuvre, avec elle, des manœuvres militaires d’intimidation contre le régime d’Ankara, et ce, dès le 13 août. L’écran médiatique était éteint ce jour-là ! Impossible de voir les deux frégates françaises équipées de missiles, les deux porte-hélicoptères de combat, le bâtiment Lafayette et les nombreux navires grecs patrouillant au large d’une île grecque inhabitée, située à 2 km des côtes turques, éloignée de 570 km de la Grèce…

 

Cette dangereuse partie de bras de fer est également idéologique. Quand le coq français monte sur ses ergots, face au sultan, piaillant (laïquement) vouloir mettre fin au système des imams détachés, Erdogan, cyniquement, peut se prévaloir de son influence réelle. Depuis 2017, le conseil français du culte musulman a élu, à sa tête, un proche d’Erdogan ; la pénétration religieuse, si elle n’est pas aussi forte qu’en Allemagne, n’en est pas moins conséquente. Les « envoyés spéciaux » (la moitié des imams turcs seraient des fonctionnaires) y pourvoient et peuvent se réclamer des libertés de culte et d’enseignement. La réplique d’Erdogan à Macron illustre cette guerre d’influence : « Si vous nous empêchez d’ouvrir des écoles en France, nous nationaliserons les vôtres en Turquie » et renverrons dans l’Hexagone les coopérants français… Prochaine étape, la lutte contre le cléricalisme musulman ?

 

Certes, a priori, les loups n’ont pas intérêt à se manger entre eux. Ils préfèrent revêtir la toge des libertés et de la paix, tout en accroissant leurs dépenses militaires et leurs ventes d’armes. La solution : geler les conflits afin de négocier leurs avantages acquis. Cette balkanisation (3) en cours est de fait grosse de dérapages et de conflits meurtriers dont les premières victimes seront les populations civiles. Le désastre humanitaire de la région d’Idlib au nord de la Syrie (4 millions d’habitants), la pénétration de l’armée turque chassant les Kurdes syriens, implantant des familles syriennes liées aux groupes armés islamistes, imposant la langue turque à côté de la langue arabe, tous ces faits attestent d’une annexion programmée demandant à être légitimée par ladite communauté internationale. A moins que l’embrasement guerrier ne l’emporte sur les tractations souterraines.

 

Reste la révolte des peuples contraignant leurs propres gouvernements bellicistes à reculer…

 

Gérard Deneux, le 26.08.2020

 

(1)   après Portland, de nouveau, les manifestations et les émeutes embrasent les Etats-(dés)Unis : 7  coups de fusil dans le dos tirés par un policier blanc contre un homme afro-américain, dans le Wisconsin…

(2)   Lire à ce propos l’article de Marc Endeweld « Qui pilote vraiment le Quai d’Orsay ? M. Macron et l’Etat profond » le Monde Diplomatique septembre 2020

(3)   En référence aux guerres dans les Balkans (guerres à la fois ethniques et religieuses et de pénétration militaire étrangère)

 

Prochain article : « Du Mali à l’Europe désunie »