Globalisation.
Ce qui se passe ailleurs a un effet ici
Je
me propose, ci-après et dans les numéros suivants de PES d’évoquer l’avènement
d’évènements qui troublent l’ordre du monde et d’illustrer ainsi le contenu de
l’édito. A mon sens, il serait erroné de croire que ce qui se passe ailleurs
n’a aucun effet ici. A l’heure de la chaotique globalisation du monde, tout se
déroule comme si, par effet de mimétisme, les manifestations se renforçaient
l’une l’autre et entraînaient un durcissement des pouvoirs en place ou leur
fuite en avant dans des aventures guerrières. Pour apprécier la portée de ce
qui advient, au-delà des évènements récents, il convient d’avoir en tête
l’affrontement « potentiel » entre les Etats-Unis et la Chine, le
retrait des Etats-Unis au Moyen-Orient et dans une moindre mesure, en Europe, suscitant
des blocs de puissances rivales : monarchies pétrolières et Israël
s’opposant à l’Iran et à la Turquie ottomane, jeu de la Russie en Syrie, en
Libye, en Ukraine et demain en Biélorussie. Au cours des mois juillet-août, de
Portland (USA) au Mali, de la Biélorussie au Cachemire, de la Thaïlande au
Liban, les luttes n’ont pas cessé, tout comme les manœuvres pour un nouveau
partage du monde.
De Portland
à la Turquie
Après
l’assassinat, par étouffement délibéré, d’un homme afro-américain par un
policier blanc, les manifestations antiracistes et contre les violences policières
ont embrasé les Etats-Unis, les
divisant encore plus. C’est surtout à
Portland, l’une des villes les plus blanches (72% contre 6% de résidents
noirs) qu’eut lieu la mobilisation la plus massive, la plus déterminée. Située
dans l’Oregon, un Etat longtemps caractérisé par un racisme décomplexé,
Portland est une cité ouvrière comportant une population étudiante protestataire.
De là à imaginer que, là plus qu’ailleurs, la vie des Noirs et le rejet du legs
historique de l’esclavage allaient compter, rien ne le laissait prévoir. Plus
de 60 jours de manifestations successives, des heurts avec la police, obligeant
la Maire démocrate à réduire le budget de la police de 15 millions de dollars,
sans pour autant atténuer l’ardeur des foules
en colère. Face aux bastonnades, aux gaz lacrymo, aux arrestations, on
vit se dresser « le mur des
mères », « pour la vie des Noirs »,
vêtues de tee-shirts jaunes ( !), équipées de casques de vélo, de
souffleuses à feuilles, à la tête des manifestants pour les protéger et
repousser les vapeurs asphyxiantes. La défiance envers les élus et leurs
leaders autoproclamés appelant à la dispersion, après leurs prises de paroles,
était totale. La nuit, les affrontements se poursuivaient.
Lorsque
Trump, qualifiant les manifestants de « terroristes » et « d’anarchistes »
qui « détestent notre pays »,
décida d’envoyer la police fédérale militarisée, la mobilisation s’amplifia.
« Fed go home », les heurts
s’intensifièrent, les parachutistes en tenue de camouflage ne parvenaient pas à
disperser la foule qui, par vagues, se pressait sur les grilles du bâtiment
fédéral. Trump, face aux protestations qui gagnaient tout le pays, dénonçant
les violences policières, dut mettre sur la touche sa garde militarisée. Le 24
juillet, la Commission des droits de l’Homme de l’ONU condamnait « l’usage disproportionné de la force »…
comme elle l’avait fait à l’encontre de Macron vis-à-vis des Gilets Jaunes.
L’extension
de l’épidémie du Covid-19, la proximité des présidentielles, semblent un retour
à la normale en trompe l’œil. Place aux élections pour que rien ne change dans
l’Empire fracturé (1).
Entre-temps,
deux évènements symboliques illustrèrent l’incapacité
du gendarme du monde à maintenir sa
puissance économique et son hégémonie :
-
2018. Les USA
étaient devenus le premier producteur d’hydrocarbure à coups de fracturation
hydraulique. 2020. C’est fini. La guerre des prix menée par l’Arabie Saoudite
et la Russie, le Covid-19, ont asséché les puits d’extraction ; les
faillites se multiplient et nombre d’emplois disparaissent ; le seuil de
200 millions de dollars de dettes, accumulées par les pétroliers pratiquant la
fracturation hydraulique, est dépassé et les dégâts environnementaux
meurtrissent des régions entières. Restent les titanesques rémunérations des
dirigeants de ces sociétés qui sauront reconvertir leurs pactoles.
-
Deuxième série
d’évènements : les négociations avec les Talibans en Afghanistan qui peinent à aboutir ; le retrait des boys
du Moyen-Orient qui traîne ; et ce
vide de puissance dans lequel s’engouffre, après la Russie, la Turquie à visées ottomanes.
Si
l’on se réfère à la situation qui prévalait, il y a une dizaine d’années, rien
ne laissait présager que la politique
turque prendrait ce caractère
expansionniste. Le jeu d’interactions
morbides en a décidé autrement : le pourrissement des négociations d’entrée
dans l’Union européenne, la répression des « printemps arabes »,
particulièrement en Egypte, la perversion des révoltes en Syrie, sa transformation
en guerre civile, instrumentalisée par les monarchies pétrolières et leurs
soutiens occidentaux, l’intervention de l’Iran et de la Russie pour sauver le
régime barbare d’Assad, l’utilisation des forces kurdes par les Etats-Unis pour
réduire l’Etat Islamique, puis leur lâchage, sont autant de dents d’un
engrenage mortifère.
Sur
ce, le pacte financier de l’UE avec
la Turquie (6 millions d’euros) pour contenir les 3,5 millions de réfugiés
syriens désireux de s’exiler en Europe, allait servir d’élément de chantage sur
les Etats européens. Toutefois, l’élément décisif fut le coup d’Etat manqué contre le régime Erdogan. Sur fond de marasme
économique et social (crise de 2007-2008), de contestation, de perte
d’influence électorale, le régime a réprimé ses opposants, muselé la presse,
pourchassé les Kurdes, islamisé et militarisé la société. Et le poids de l’Histoire
est venu hanter les cerveaux, faisant resurgir le démembrement de l’Empire
ottoman. Le traité de Lausanne (1923), s’il avait permis le retrait des
interventions militaires de la France, de l’Italie et de la Grèce, avait avantagé
la Grèce dans la délimitation des eaux territoriales. Pour la révolution
kémaliste, c’était un moindre mal.
La
découverte de gisements d’hydrocarbures
en mer Egée, la coalition des groupes pétroliers avec la Grèce, Chypre,
l’Egypte et Israël, avec la complicité des USA, fit resurgir le passé (le
traité de Lausanne) sous la forme d’un front antiturque. Rusé, à cette
« légalité » internationale, Erdogan en opposa une autre, celle du
régime libyen de Tripoli, installé et reconnu par l’ONU. Celui-ci,
« abandonné », était encerclé par les forces du maréchal Haftar, cet
ancien kadhafiste soutenu par l’alliance hétéroclite comprenant l’Egypte, les
Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, plus timidement la France de Macron et
des mercenaires russes. L’accord
bilatéral entre Erdogan et Sarraj, le dirigeant légal de Libye, changeait
la donne. Il permettait, en octroyant des droits dans les eaux territoriales
libyennes à Erdogan, de prospecter l’or noir en assurant, en échange, un
soutien massif à ce régime soutenu par des forces trop proches des Frères
Musulmans, au goût des Occidentaux et des satrapes wahhabites. Face aux
conseillers militaires turcs, aux miliciens syriens pro-Erdogan, les troupes du
maréchal Haftar furent (presque ?) mises en déroute. En arrière-plan de
cette démonstration de forces militaires, un autre enjeu de taille est à signaler : celui de l’hégémonie
sur les populations sunnites du Proche et Moyen-Orient et donc, l’extension possible du domaine de la guerre.
Il
serait erroné de croire que l’accroissement des tensions ailleurs n’a aucun
effet sur la politique sur le vieux continent.
Ainsi,
lorsque l’embargo sur les armes
« décrété » par l’ONU est bafoué
par la Turquie en Libye, Erdogan peut aisément rétorquer qu’il n’est pas
respecté par tous ceux qui soutiennent le maréchal Haftar dont les troupes
combattent le gouvernement légitime de Tripoli. Il peut, à ce titre, justifier
la menace (le 10 juin) de couler la frégate
française qui tentait d’arraisonner
un cargo turc soupçonné de transporter des armes. Cet incident a rendu
furieux Macron et son entourage de néo-conservateurs (2) d’autant plus qu’il
dut faire face à l’indifférence calculée de l’OTAN, de l’UE et de l’ONU.
Impatient de jouer dans la cour des grands prédateurs, le petit homme a
surenchéri. Avec la Grèce, il se prétend le gardien de la délimitation des eaux
territoriales grecques. Lorsqu’Athènes met sa marine de guerre en état
d’alerte, il met en œuvre, avec elle, des manœuvres militaires d’intimidation
contre le régime d’Ankara, et ce, dès le 13 août. L’écran médiatique était
éteint ce jour-là ! Impossible de voir les deux frégates françaises
équipées de missiles, les deux porte-hélicoptères de combat, le bâtiment
Lafayette et les nombreux navires grecs patrouillant au large d’une île grecque
inhabitée, située à 2 km des côtes turques, éloignée de 570 km de la Grèce…
Cette
dangereuse partie de bras de fer est
également idéologique. Quand le coq
français monte sur ses ergots, face au sultan, piaillant (laïquement) vouloir mettre
fin au système des imams détachés, Erdogan, cyniquement, peut se prévaloir de
son influence réelle. Depuis 2017, le conseil français du culte musulman a élu,
à sa tête, un proche d’Erdogan ; la pénétration religieuse, si elle n’est
pas aussi forte qu’en Allemagne, n’en est pas moins conséquente. Les « envoyés
spéciaux » (la moitié des imams turcs seraient des fonctionnaires) y
pourvoient et peuvent se réclamer des libertés de culte et d’enseignement. La
réplique d’Erdogan à Macron illustre cette guerre d’influence : « Si vous nous empêchez d’ouvrir des écoles en
France, nous nationaliserons les vôtres en Turquie » et renverrons
dans l’Hexagone les coopérants français… Prochaine étape, la lutte contre le
cléricalisme musulman ?
Certes,
a priori, les loups n’ont pas intérêt à se manger entre eux. Ils préfèrent
revêtir la toge des libertés et de la paix, tout en accroissant leurs dépenses
militaires et leurs ventes d’armes. La solution : geler les conflits afin de négocier leurs avantages acquis. Cette
balkanisation (3) en cours est de fait grosse de dérapages et de conflits
meurtriers dont les premières victimes seront les populations civiles. Le
désastre humanitaire de la région d’Idlib au nord de la Syrie (4 millions
d’habitants), la pénétration de l’armée turque chassant les Kurdes syriens,
implantant des familles syriennes liées aux groupes armés islamistes, imposant
la langue turque à côté de la langue arabe, tous ces faits attestent d’une
annexion programmée demandant à être légitimée par ladite communauté
internationale. A moins que l’embrasement guerrier ne l’emporte sur les
tractations souterraines.
Reste
la révolte des peuples contraignant leurs propres gouvernements bellicistes à
reculer…
Gérard
Deneux, le 26.08.2020
(1)
après Portland,
de nouveau, les manifestations et les émeutes embrasent les Etats-(dés)Unis :
7 coups de fusil dans le dos tirés par
un policier blanc contre un homme afro-américain, dans le Wisconsin…
(2)
Lire à ce propos
l’article de Marc Endeweld « Qui
pilote vraiment le Quai d’Orsay ? M. Macron et l’Etat profond » le Monde Diplomatique septembre 2020
(3)
En référence aux
guerres dans les Balkans (guerres à la fois ethniques et religieuses et de
pénétration militaire étrangère)
Prochain
article : « Du Mali à l’Europe désunie »