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Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 21 février 2020


A propos du « conflit » syrien

Moustafa nous a fait parvenir un certain nombre de textes de Firas Kontar et d’Alexandre Jousselin. Face à la complexité de ces guerres qui ravagent les populations civiles, les auteurs manifestent angoisse et ressentiment. La question principale qui les taraude est de savoir pourquoi le peuple syrien, dans sa révolte contre le tyran sanguinaire Assad, n’a pas été soutenu et subsidiairement, pourquoi en est-il, apparemment, autrement pour les Kurdes du Rojava ? Pour tenter d’y répondre, il faut disposer d’une grille de lecture des bouleversements géopolitiques qui se sont opéré durant la dernière période. Qui plus est, il est nécessaire de se détacher de notions occidentales largement répandues comme celles de « communauté internationale », de « sécurité nationale », évoquées pour maintenir le statu quo des puissances impériales.

-        I    -

Le soulèvement du peuple syrien se situe dans la continuité de ceux qu’ont connus d’autres peuples arabes contre leurs régimes despotiques et corrompus. La spécificité syrienne est marquée, entre autres, par le fait que ce régime s’appuie sur une minorité alaouite contre des populations à majorité sunnite et par la féroce répression exercée pour se maintenir. Bien que le régime syrien soit, lui-même, l’un des représentants de la faillite du nationalisme arabe, prétendument anti-impérialiste, il a, dans la dernière période, adopté des contre-réformes libérales, accentuant ainsi la corruption de ses élites et les inégalités. Face à la répression, le mouvement pacifiste et démocratique a dû, pour éviter son écrasement, recourir à la résistance armée. Très vite, les soutiens intéressés de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis, de la Turquie ont soumis leurs envois d’armes et d’argent à l’allégeance. Les groupes pacifistes et démocratiques se sont, pour l’essentiel, « réfugiés » dans l’humanitaire (Casques blancs). Le régime syrien lui-même a libéré des « islamistes » et nombreux sont ceux qui ont grossi les rangs de l’Etat Islamique ou de groupes se revendiquant ou proches d’Al Qaïda. L’Armée Syrienne Libre, après avoir tenté d’obtenir les soutiens des Occidentaux, a fini par être phagocytée par l’influence des Turcs d’Erdogan. Le chaos s’est installé sans perspective politique claire, mis à part la défense civile et les combats contre l’armée de Bachar Al Assad. Obama et ses alliés occidentaux, après le fiasco libyen, se sont tenus à distance de cet imbroglio espérant que le régime de Bachar Al Assad allait finir par s’effondrer. La Russie poutinienne l’a sauvé du désastre annoncé, la « coalition internationale » se concentrant dans l’éradication de Daech. Cette description n’épuise pas la question de savoir pourquoi les Etats-Unis sont restés impuissants face à l’interventionnisme russe.

-        II    -

Les « visions » anciennes ou toujours actuelles sont incapables d’en rendre compte : il en est ainsi de celle qui considère que le régime d’Assad serait toujours anti-impérialiste (ce qu’il n’a vraiment jamais été) et que le seul véritable ennemi des peuples serait l’empire US. De fait, depuis plusieurs années, on assiste au déclin relatif de la « superpuissance US », incapable d’assurer sa domination sur tous les fronts. Plusieurs facteurs y ont contribué, notamment les désastreuses interventions militaires en Afghanistan, en Irak, puis en Libye. Dans cette région du monde tout a commencé avec la  « révolution » khomeyniste en Iran, suivie de la guerre Iran-Irak. La stratégie US, et des Occidentaux dans une moindre mesure (la France en particulier) soutenant les uns contre les autres et vice-versa, n’a pas fonctionné. Le régime iranien s’est durci et renforcé, Saddam Hussein, bien qu’affaibli, restait en place… jusqu’à son « agression » contre le Koweït au terme de deux guerres contre l’Irak.

Ensuite, après avoir tenté de dominer l’Irak, les Etats-Unis, empêtrés dans leur lutte contre Al Qaïda et les populations sunnites révoltées, finirent par livrer le pays aux forces réactionnaires chiites. Les mollahs iraniens profitèrent de l’aubaine pour accroître leur influence sur le gouvernement irakien. Les USA, concentrant leurs forces avec leurs alliés chiites, contre les populations sunnites dépossédées (armée irakienne désarmée, cadres du parti Baas expulsés des administrations), ont donné naissance à un monstre, l’Etat Islamique, sur lequel ils ont dû concentrer leurs efforts. Empêtrés dans « une guerre sans fin » ni finalité, ils tentèrent de s’en dégager par mercenaires interposés puis en utilisant les forces kurdes après la bataille de Kobané.

Entre temps, le monde avait changé, la mondialisation néo-libérale et son cortège de délocalisations et de recours à une main d’œuvre à bas coût avait fait émerger l’Empire du Milieu qui lui taillait des croupières en Asie, en Europe, aux USA. Dès sa prise de pouvoir, Obama s’était promis de « diriger de l’arrière » les conflits inextricables dans lesquels les Etats-Unis étaient engagés tout « en pivotant vers l’Asie » face à la 2ème puissance mondiale, la Chine. Mais le dragon chinois n’était pas le seul à émerger : l’Iran, la Turquie, la Russie poutinienne, affirmaient l’autonomie de leurs élites capitalistes et ce, sans compter le pré-carré US de l’Amérique latine qui s’effritait…
Après la période de deux blocs, soviétique et états-unien, puis la brève séquence de la superpuissance US, l’on assiste désormais à une politique de blocs de puissances concurrentes tentées par un nationalisme de plus en plus chauvin, qui affecte également les pays européens. Le multilatéralisme est en berne. Le néolibéralisme lui-même provoque la révolte des peuples. Les soulèvements arabes ne sont que les prémisses d’un long chemin chaotique…

-        III   -

La situation actuelle au Moyen-Orient peut schématiquement se résumer ainsi : les USA tentent de garder la main en s’opposant principalement - après avoir battu l’Etat Islamique - à l’Iran chiite avec pour alliés Israël, les pétromonarchies et autres régimes sunnites. Ces alliances ne sont pas sans contradictions (Palestine…). La Turquie d’Erdogan opposée à l’Arabie Saoudite, au régime dictatorial égyptien, essaie de jouer son propre jeu en se revendiquant de l’Empire ottoman, tentant d’échapper à l’emprise occidentale. Bien que toujours membre de l’OTAN, elle s’est rapprochée de Poutine et garde des liens avec des groupes syriens sous son influence. La Russie, de retour dans la région en soutenant Assad le boucher, espère des gains substantiels,  tout comme l’Iran et ses alliés chiites (Hezbollah libanais). Dans cette concurrence mortifère entre impérialismes, la religion musulmane est cyniquement dévoyée, instrumentalisée ; le peuple syrien paie un lourd tribut, enlisé qu’il est dans des luttes fratricides alimentées par des groupes armés de différentes obédiences.

Le peuple kurde sans Etat, revendiquant l’indépendance promise, suite à la 1ère guerre mondiale et au démembrement de l’empire ottoman, disséminé dans 4 pays (Turquie, Irak, Syrie, Iran), a connu des révoltes, répressions, nouveaux soulèvements, guerres de guérilla depuis cette époque… En Irak, soutenu par les USA contre Saddam Hussein, il a conquis une autonomie fragile sous l’égide de clans tribaux et affairistes (Barzani, Talabani), alliés de fait au régime d’Erdogan (livraison de pétrole) ; la menace turque - militaires à la frontière – pèse désormais sur eux également. Les Kurdes irakiens pourraient reconsidérer leur positionnement vis-à-vis du PYD-FDS.

-        IV   -

La guerre civile en Syrie au cours de laquelle Bachar Al Assad combat essentiellement les groupes rebelles sunnites, a accentué l’autonomie relative dont bénéficient les Kurdes syriens. Elle a permis au PYD, avec l’aide du PKK, d’étendre son influence, de résister (Kobané) et de détruire l’Etat Islamique avec l’aide, surtout aérienne, de la coalition occidentale menée par les Etats-Unis. Abandonnant la guérilla de type guévariste, le PYD s’est constitué une base d’appui territoriale. Avec les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), il a élargi sa lutte au projet politique de libération démocratique et sociale en incorporant des populations diverses (Yézidis, chrétiens syriaques arabes). De fait, face à de multiples ennemis déclarés ou inavoués (EI, Erdogan, Poutine, Assad, Iran, Trump), les Kurdes syriens ont concentré leurs forces contre l’Etat islamique, leur ennemi principal. Désormais, les FDS sont confrontées à la menace turque et aux alliances mouvantes des puissances interventionnistes. Elles ne pouvaient se battre sur plusieurs fronts à la fois, d’ailleurs une alliance avec les groupes armés rebelles syriens semblait inconcevable.
En effet, le projet politique (confédéral, démocratique, féministe) mis en œuvre par le PYD représente une alternative qui se veut anticapitaliste où les obédiences religieuses ne peuvent jouer un rôle prépondérant. Si les Etats-Unis et leurs alliés ont soutenu les Kurdes syriens c’est surtout par intérêt : battre l’EI, les YPG combattants au sol furent de fait leur chair à canons et aujourd’hui, les gardiens de prison des djihadistes vaincus. Lors de l’invasion turque dans la région d’Afrin, ne disposant pas de la couverture aérienne US, ils ont dû reculer pour ne pas être écrasés. Il en fut de même lors de la 2ème invasion turque au Rojava, conséquence des jeux d’alliances mouvantes entre les Etats-Unis, la Russie, la Turquie.

-        V   -

Imbroglio : après avoir pris Alep, la Russie poutinienne et les forces militaires d’Assad ont contraint des « rebelles » à rejoindre la région d’Idlib pour mieux les écraser par la suite. Cette stratégie cynique, mise en œuvre avec la complicité de la Turquie, s’avère laborieuse et meurtrière. La population ne peut que fuir les bombardements indiscriminés.
La Turquie, quant à elle, suite à sa conquête d’Afrin, poursuit l’épuration ethnique dans cette région soutenant les groupes armés qui lui ont fait allégeance. De fait, elle a phagocyté « l’Armée syrienne libre ». Ménageant Erdogan, les Etats-Unis n’envisagent nullement de rentrer en conflit avec la Turquie et la Russie, laissant ces deux protagonistes s’enliser. La 2ème invasion turque dans le Rojava emprunte un scénario similaire : pour ne pas être écrasés, le PYD-YPG a conclu un accord avec Assad et Poutine. L’armée US a donné son feu vert, se retirant dans le sud, près des puits de pétrole. Le modus vivendi provisoire a certes permis la réinstallation des forces militaires d’Assad. Ce régime à bout de souffle n’a toutefois pas les moyens humains de réinstaurer son administration… Le Rojava non occupé reste donc libre. Quant à la bande territoriale occupée par l’armée turque, elle va être l’objet d’épuration ethnique et de réinstallation probable de réfugiés syriens sunnites, sous le contrôle de supplétifs d’Erdogan.
Cette poudrière, non seulement, est un désastre humanitaire mais, qui plus est, mortifère dans la mesure où elle est alimentée par des guerres religieuses ethniques et nationalistes. Soit l’on assistera à une forme de protectorats sur la région entre les puissances russe, turque et iranienne, soit la libération sociale unissant les différentes ethnies l’emportera. Dans ce grand jeu de guerres néocoloniales, la volonté et les aspirations des peuples de la région, ne pourront s’affirmer que dans un contexte favorable d’effritement interne des puissances prétendant les assujettir.

-        VI   -

Beaucoup de questions, peu de réponses. Que se passera-t-il après la reconquête de la province d’Idlib par l’armée d’Assad et les militaires russes ? Une escalade militaire russo-turque que les uns et les autres veulent éviter ? Qu’en sera-t-il du remplacement de populations dans les zones kurdes ? Assad et les Russes peuvent-ils longtemps tolérer la présence de l’armée turque en Syrie ? Qui peut troubler ce jeu mortifère sinon les peuples, pour autant qu’ils se détachent des castes religieuses et se dotent d’un projet politique démocratique et social ? Les vagues de soulèvements populaires en Irak, en Iran, contribuent de fait à l’affaiblissement des puissances interventionnistes mais seront-elles capables de se transformer en mouvements révolutionnaires ? Ou, continueront-elles à être écrasées, marginalisées ? Ce qui est le plus certain, c’est que la révolte gronde dans toute la région malgré les exactions subies. Les PYD-FDS peuvent-ils étendre leur influence alors que leur pouvoir semble bien précaire ? L’affaiblissement des puissances interventionnistes peut-il être accéléré par un mouvement antiguerre, anti-impérialiste dont on n’entrevoit pas (encore ?) les prémisses ? La mobilisation en faveur du Rojava s’appuyant sur la diaspora kurde n’en est-elle pas l’embryon ? En tout état de cause, la fuite en avant du régime Erdogan, rencontre des sables mouvants : la récession économique menace, la répression interne révolte la jeunesse, les intellectuels ; le HDP n’est pas mort malgré l’emprisonnement de nombre de ses militants et encore moins le PKK, rompu à la clandestinité. L’irritation des Occidentaux s’accroît contre cet allié de l’OTAN controversé qui s’allie avec la Russie, prétend une percée pétrolière en mer Méditerranée contre les Chypriotes, Israël et les multinationales occidentales. L’Europe, l’OTAN, peuvent-ils longtemps rester passifs en espérant que la Turquie continue à contenir le flot des réfugiés (3,5 millions) ? Plus généralement, les pouvoirs établis en Turquie, en Irak, en Iran, qui plus est, en Libye, en Algérie, en Tunisie… sont des « hommes malades aux abois ».

Quelques remarques subsidiaires

1 – Il ne peut y avoir d’interventions militaires désintéressées. Croire, comme nous y invitent les textes de Kontar et Jousselin, qu’elles auraient pu permettre de libérer le peuple syrien est une aberration. On a vu ce qu’il en était en Irak, en Libye ou de la fameuse ligne rouge d’Obama à propos de l’emploi d’armes chimiques et ce, sans évoquer d’autres exemples historiques… Chez les auteurs précités, il y a un fort ressentiment par rapport au cynisme des puissances d’autant plus que les massacres, les tortures, les crimes de guerre du boucher al Assad sont connus, tout comme les bombardements perpétrés par l’aviation russe, largement répertoriés. Le ressentiment est renforcé par l’attitude a priori différente vis-à-vis des Kurdes de Syrie. Cette attitude était, de fait, motivée par la nécessité de battre l’EI. Qu’en sera-t-il demain ? Ladite « communauté internationale » n’est qu’un forum de neutralisation des puissances dominantes, sujette à tous les retournements ; le droit international se meurt.

2 – Erdogan a pu initialement concéder de vagues promesses d’autonomie, culturelle, aux Kurdes de Turquie, il n’y a pas procédé d’une part parce que le PKK abandonnait l’indépendantisme et d’autre part parce qu’il espérait assujettir les Kurdes. Les scores électoraux du HDP (notamment en Anatolie), la volonté du PKK d’être reconnu comme interlocuteur, lui ont prouvé qu’il faisait fausse route. Son hégémonie n’est qu’apparente, la répression contre le mouvement gulleniste, le coup d’Etat manqué, les limogeages dans l’armée, les emprisonnements en sont les signes les plus probants. Pour se maintenir au pouvoir, le régime s’est « durci » et s’est lancé dans la voie sans issue du nationalisme guerrier reprenant les oripeaux d’une conception ottomane obsolète. Il s’est érigé en protecteur des musulmans face aux pays du Golfe, de l’Arabie Saoudite, à l’Egypte d’El Sissi, le massacreur des Frères musulmans. Cette lubie peut-elle durer longtemps ?

3 – Invoquer la sécurité intérieure de la Turquie c’est justifier ses invasions militaires sur la base discutable du concept d’Etat-nation. La « sécurité intérieure » est partie intégrante de l’arsenal utilisé par les classes dominantes. Elle cautionne toutes les répressions internes et les menées impérialistes. Quant à convoquer « l’unité nationaliste », (« l’opposition a donné son accord » pour envahir la Syrie) c’est omettre que les partis nationalistes partagent la vision ottomane de l’AKP en passant par pertes et profits, le HDP, le PKK et tous ceux qui sont muselés.

4 – Affirmer que « le projet du Rojava est imaginaire » sans prendre la peine d’en examiner les textes, les pratiques, ne fait que souligner le dérisoire ressentiment des auteurs qui entendent le disqualifier. Que des progressistes, révolutionnaires, des journalistes occidentaux projettent sur le Rojava, leurs rêves, c’est fort possible. Certains peuvent s’aveugler en faisant l’impasse sur une réalité incontournable : le projet de confédéralisme, de comités populaires, d’unités sur une base politique partagée ne tiendrait pas sans le PYD, les cadres du PKK et leur intelligence tactique.

GD le 12.02.2020