A propos de la Syrie
Les derniers «événements» nous aveuglent. Ils
obscurcissent la nature du processus engagé en Syrie depuis février 2011. Le
retour aux sources, proposé dans le texte de Khaled Sid Mohand ci-dessous,
outre qu’il permet d’échapper à une vision conspirationiste, réinstalle les
deux protagonistes au centre de l’explication historique : le peuple et ses aspirations à la
liberté et la caste oligarchique au
pouvoir tentant de s’y maintenir coûte que coûte. D’emblée, c’est un éclairage
largement occulté qui apparaît. Celui des divisions initiales au sein de
l’appareil d’Etat syrien : lâcher du lest ou (et) réprimer alors même qu’avant
la grande révolte de masse, les médias syriens ont fait l’éloge des
«révolutions» arabes, critiquant vertement les régimes dictatoriaux en crise.
La hantise paranoïaque de perte du pouvoir d’un côté et la chute du pouvoir
d’achat des masses provoquée par la libéralisation sauvage de l’économie, le poids
des réfugiés irakiens, l’enrichissement éhonté d’une petite clique, en ont
décidé autrement. La peur s’est évanouie après l’arrestation, en mars 2011, de
9 enfants à Deraa, leur libération après des manifestations massives, et les
révélations sur les tortures qu’ils avaient subies.
Autre focale qu’introduit cet article comme une
interrogation récurrente : une «révolution passive» induite par les
«révolutions» arabes était-elle possible ? Une transformation politique,
un changement par le haut, c’est-à-dire une modification de la structure
politique et économique, est-elle encore envisageable ? La combativité du
peuple, malgré les souffrances infligées par le «boucher» Assad, incite à
répondre négativement. Pourtant, l’on peut en douter au vu des massacres de
masse, des destructions réciproques des forces en conflit, l’une d’entre elles
n’étant pas suffisamment armée pour faire face à la puissance de feu de
l’aviation et des tanks, l’autre voyant sa base sociale et le périmètre
géographique de sa domination se rétrécir. On s’acheminerait donc vers l’instauration
de la paix des cimetières, avec la surveillance et la domination des forces
étrangères. Ce scénario rappelle étrangement celui du Liban. Ce qui semble
certain c’est que les blocs des puissances étrangères opposées qui tentent
d’instrumentaliser l’un et l’autre camp vont tenter de tirer les marrons du feu
meurtrier. Le bloc USA/UE/Arabie Saoudite/Qatar a son atout déjà en action pour
l’essentiel à l’extérieur du champ de bataille. La Russie, l’Iran tenteront de
préserver leur influence y compris sur un territoire restreint s’il advenait
que Bachar el Assad et sa clique soient contraints de se réfugier dans leur
clan sous la protection manipulée de la minorité alaouite. La partition de la
Syrie, autre hypothèse, est également envisageable. Ce serait la solution «yougoslave»
avec la séparation «ethnique et religieuse» entre alaouites, chiites et kurdes.
Inenvisageable pour la Turquie ! Elle donnerait encore plus de poids au
nationalisme kurde qui, d’Irak en Turquie, traverse les frontières héritées du
colonialisme anglais. Et qu’en serait-il des chrétiens dont les occidentaux et
les papistes se sont déclarés les éternels protecteurs ? Comment réagirait
le pouvoir à dominante chiite en Irak sur qui la tutelle US a de moins en moins
de prise ? Enfin, ces questions qui laissent présager un chaos
inextricable masquent quatre réalités fondamentales contradictoires :
-
L’enjeu du pétrole dans la région y compris celui détenu par l’Iran qui
conduit l’impérialisme US à déstabiliser les pouvoirs à dominante chiite
-
L’imprévisibilité de leurs alliés : le gouvernement israélien
souhaitant les entraîner dans une guerre éclair contre l’Iran et les monarchies
théocratiques prêtes à en découdre avec leurs minorités chiites, prônant le
messianisme sunnite y compris dans ses formes les plus djihadistes et
terroristes
-
La Chine qui compte bien, comme en Egypte, profiter de l’aubaine du rejet
de l’impérialisme occidental pour pénétrer ces économies à reconstruire
-
Enfin, la capacité des peuples, en lutte à la fois contre la domination des
dictatures qu’ils subissent et la domination étrangère qu’ils redoutent, de se
doter d’une direction politique indépendante écartant tous les autres
pronostics susmentionnés.
La relative faiblesse des impérialismes qui les conduits à éviter (comme en Afghanistan ou en Irak) de
se laisser embourber dans des conflits immaîtrisables et le contexte de crise
économique donnent quelque crédit à cette perspective qui pourrait sortir d’un
chaos dont on ne peut encore prévoir l’ampleur. Gérard Deneux.
Le texte ci-dessous
a été écrit par Khaled Sid Mohand, journaliste. Celui-ci a résidé en Syrie
pendant trois ans entre 2008 et 2011, jusqu’à son arrestation le 9 avril 2011.
Libéré puis extradé le 3 mai 2011, il a rédigé cet article le 30 juillet 2011,
pour le n° 36 de la revue Lignes,
parue en octobre 2011
Retour aux sources de la «révolution» syrienne
Il nous paraît
utile de revenir aux sources proprement
syriennes d’un processus qui, quels que soient les incertitudes, les
ambivalences et les risques que présente la phase actuelle de lutte armée, est
bel et bien une révolution contre un régime tyrannique – et non une pure
machination américano-sioniste. Les prémisses de cette révolte qui s’est muée
en révolution ne sont curieusement pas venues de la rue mais du sommet de la
hiérarchie au pouvoir, qui a été le premier à exprimer des signes de nervosité
devant la tournure des évènements tunisiens et égyptiens. Pourtant les rares
tentatives de mobilisations observées tout au long du mois de février, comme
l’appel à manifester à la date du 4 février devant le parlement lancé sur la page
facebook intitulée «Syrian revolution
2011», s’étaient avérées infructueuses et ne constituaient par conséquent
aucune menace pour le régime.
Le jour J, qui
était un vendredi, chômé en Syrie, pluvieux de surcroit, n’a rassemblé aucun
manifestant. L’appel semble, en revanche, avoir été entendu par les forces de
sécurité qui se sont déployées tout au long des axes qui conduisaient au
parlement, faisant apparaître au grand jour leur crainte d’une contagion de la
révolte soufflant depuis le Maghreb. Autre initiative : les rassemblements
organisés devant les ambassades de Libye et d’Egypte qui avaient pour objectif
d’exprimer la solidarité des Syriens avec leurs frères arabes mais également d’éprouver
le degré de tolérance des autorités syriennes face à des rassemblements
spontanés, lesquels sont formellement interdits en raison de l’état d’urgence en vigueur depuis près de
50 ans.
Ces rassemblements
inoffensifs, de par le nombre réduit de manifestants qu’ils ont drainés (jamais
plus d’une cinquantaine) et par leur nature même (des manifestations le plus
souvent silencieuses), ont pourtant été réprimés par des intimidations, des
arrestations et des passages à tabac. Le régime semblait avoir compris la
valeur de test que constituaient ces rassemblements pacifiques.
Les semaines qui
ont précédé l’irruption de violence à Deraa ont été ponctuées de rumeurs et
d’annonces politiques contradictoires : libération par décret
présidentiel, en date du 7 mars 2011, de tous les détenus condamnés avant cette
date, parmi lesquels Haytham Maleh, 78 ans, fondateur de la Ligue Syrienne des
Droits de l’Homme et membre d’Amnesty International, suivie dès le lendemain
d’une information faisant état de plus de 3 000 arrestations à Alep et ses
environs. Autant de signaux contradictoires perçus par beaucoup comme
l’expression de désaccords au sein de la hiérarchie au pouvoir.
Plus significatif
encore : les tribunes de Bouteina Chaabane, conseillère politique du président
Assad, publiées dans le très officiel journal Tishrine, faisant l’éloge des révolutions arabes et critiquant
vertement les régimes dictatoriaux. Jusque-là, les éditorialistes de la presse
syrienne se contentaient de célébrer la chute des régimes arabes sous tutelle
occidentale tout en rappelant les relations coupables entretenues avec Israël,
officielles dans le cas de l’Egypte, souterraines dans le cas de la Tunisie,
mais se gardaient bien d’évoquer le caractère démocratique des revendications
exprimées par les manifestants. En réaction à ces tribunes, le journaliste
Moudhir Kheddam, figure de l’opposition de l’intérieur, attaque violemment la
conseillère du président en publiant un article publié sur le journal en
ligne d’opposition all4syria.info.net,
dans lequel il lui demande de rendre des comptes sur son appartenance à un
pouvoir qui correspond en tous points aux régimes qu’elle pourfend dans ses
tribunes. L’auteur de cette audacieuse tribune, professeur d’économie à
l’université de Lattaquié, n’a contre toute attente pas été inquiété par les
autorités, pourtant promptes à jeter en prison les intellectuels, pour des
opinions souvent moins virulentes. Une clémence interprétée comme un signe de
détente par l’intellectuel Omar Ahmed Ali qui y a vu, alors, «l’amorce d’un changement au sommet de l’Etat» :
«Les tenants de la réforme sont en train
de prendre le pas sur l’aile dure du régime». Encore convaincu des
velléités réformatrices du président Bachar, il ajoute : «C’est l’occasion qu’attendait Bachar pour faire
plier le puissant bras des services de renseignements».
Mais l’optimisme de
cet intellectuel ne tardera pas à être tempéré pare les vagues d’arrestations
massives opérées dans les grandes villes et le déploiement de plus de
3 000 agents des services de renseignements à Damas, afin de surveiller et
d’infiltrer les milieux à partir desquels la révolte pourrait prendre. Si la
majeure partie de Syriens semblaient opposés à l’idée d’imiter leurs frères
tunisiens et égyptiens, une partie de la classe
moyenne damascène frétillait d’impatience à l’idée d’engager un mouvement de
protestation analogue. Ce sont de jeunes journalistes, bloggeurs, artistes,
étudiants, souvent en lien avec des figures intellectuelles de l’opposition,
ainsi que les jeunes issus de familles d’opposants, qu’elles soient
communistes, nationaliste et plus rarement Frères Musulmans. Aucun ne
revendique d’affiliation avec un parti politique, et tous entretiennent une
méfiance quasi viscérale à l’égard des formations politiques, qu’il s’agisse de
celles qui se sont compromises avec le régime en acceptant d’apparaître au
parlement sous le parapluie du parti Baath, ou bien des partis politiques en
exil.
Ils seront les
premiers à souhaiter un mouvement de contestation politique et seront paradoxalement
les derniers à y prendre part en raison de la distance sociale et géographique
qui les sépare de ceux par qui la révolte arrivera. Coupés du réseau des
mosquées (qui sont les seuls lieux de rassemblements légaux) parce qu’athées ou
simplement non pratiquants, ils assisteront à l’irruption de violence partie de
Deraa avec un mélange de jubilation, d’admiration pour les insurgés et de
frustration.
L’étincelle de la révolte
Située à une
centaine de kilomètres au sud de la capitale, Deraa est la plus grande ville du
plateau du Houran, région agricole à la lisière du Golan et de la frontière
jordanienne. Une ville peuplée de bédouins sédentarisés, qui doit une partie de
sa prospérité au trafic transfrontalier avec la Jordanie et aux revenus générés
par une diaspora expatriée dans les pays du Golfe mais qui a aussi été le
réceptacle, ces dernières années, d’un exode rural lié à une sécheresse qui n’a
cessé d’appauvrir les petits fermiers. Ironie du sort, c’est depuis cet ancien
fief du parti Baath, au pouvoir depuis 1963, que partira le feu qui finira par
gagner tout le pays.
C’est l’arrestation
et la détention, début mars, d’une quinzaine d’enfants âgés de 9 à 15 ans, pour
avoir écrit des slogans hostiles au régime, qui déclenchera l’étincelle de la révolte.
Et plus que l’arrestation des enfants, c’est surtout l’humiliation infligée aux
parents venus réclamer la libération de leurs enfants qui a rassemblé les
premiers protestataires devant le siège de la police politique. La libération
des enfants attisera encore davantage la colère des familles lorsque celles-ci
découvriront que certains d’entre eux ont eu les ongles arrachés au cours de
séances de torture.
Très vite, la
colère des manifestants se tourne vers le siège local du parti Baath et le
bureau de l’agence Syriatel, qui sont
l’un et l’autre incendiés. Syriatel est une compagnie de
téléphone mobile appartenant à Rami
Makhlouf, cousin du président. Symbole
de la dérive affairiste du régime, voire maffieuse, Rami Makhlouf est
l’incarnation de cette nouvelle génération de businessmen aux appétits pantagruéliques qui ont prospéré dans le
sillage de la libéralisation économique du régime et qui n’hésitent plus, contrairement à ses aînés, à
afficher sa richesse avec ostentation. Sa fortune est estimée à plusieurs
milliards de dollars et son empire s’étend de la téléphonie mobile aux BTP en
passant par le secteur bancaire, les
hydrocarbures et le duty free.
Il est le premier investisseur privé du pays et aucun investissement étranger
ne voit le jour en Syrie sans sa participation. Haï par une partie importante
de la bourgeoisie traditionnelle, qui voit en lui un prédateur économique
s’affranchissant de toutes les règles et monopolisant le secteur privé, et
détesté par une classe moyenne inférieure qui voit en lui l’incarnation de la
rupture du pacte social, c’est l’un des premiers noms conspués par les
manifestants.
La longévité au
pouvoir de feu Hafez El Assad, père de l’actuel président, ne s’explique pas
uniquement par un appareil de coercition qui n’avait – et n’a toujours – rien à
envier, en termes d’efficacité, à ce que fut le KGB ou la Stasi est-allemande.
Elle s’explique également par une politique économique d’investissement massif
dans les secteurs de la santé ou de l’éducation, et par des grands travaux
d’infrastructures qui ont permis l’émergence d’une classe moyenne au sein des
segments les plus modestes de la société.
A l’inverse, son
fils, justifiant d’une conjoncture économique défavorable, notamment avec la
chute du régime de Saddam qui a privé l’économie syrienne des juteuses
exportations opérées dans le cadre du programme «pétrole contre nourriture», ajoutée au retrait de ses forces du
Liban qui constituait, lui aussi, une importante source de revenus pour l’Etat
syrien et un débouché professionnel pour plusieurs centaines de milliers de
travailleurs syriens, a choisi de «moderniser» l’économie en se tournant vers
le modèle chinois de «l’économie sociale de marché». Lequel promettait, selon
le ministre des finances Mohammed Al Hussein, en poste jusqu’au remaniement du
printemps 2011, «de ne pas abandonner ses
devoirs envers les plus défavorisés».
L’appétit des
prédateurs économiques qui ont proliféré autour de la classe dirigeante en
décidera autrement, privant l’Etat syrien des recettes fiscales attendues et
des créations d’emplois suffisantes pour absorber les 250 000 jeunes qui
débarquent chaque année sur le marché du travail. Ces jeunes constituent
l’essentiel des premiers manifestants, rejoints par leurs aînés issus de cette
classe moyenne durement éprouvée par la chute de son pouvoir d’achat – et
reléguée à la périphérie des grandes villes en raison de la flambée des prix de
l’immobilier.
Malgré tout, les manifestants ont très vite voulu
apparaître comme un mouvement politique
et non comme un mouvement social. Dès les premières manifestations, qui ont
pris de court aussi bien l’opposition que le régime, les autorités ont conjugué
répression sanglante et tentatives de conciliation, en prenant langue avec les
notables locaux et les chefs de tribus, leur proposant de recueillir leurs
doléances et d’y répondre dans les plus brefs délais. En réponse à ces
tentatives des autorités d’acheter la paix sociale, les manifestants ont
continué à défiler, autour d’un autre slogan : «Le peuple syrien n’a pas faim
mais veut sa liberté et sa dignité».
Mais il s’agit
surtout pour les autorités d’isoler le mouvement et de circonscrire l’incendie.
Pour chaque nouveau foyer de contestation, le régime paraît s’évertuer à
rechercher des solutions locales alors qu’il devient manifeste que le mouvement
prend rapidement une dynamique nationale
et solidaire. Bahnias, ville portuaire, avait manifesté en soutien aux victimes
de Deraa : «Avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifierons pour toi ya
Deraa». Celle de Lattakié avait été organisée en soutien aux victimes
de Bahnias, entraînant une chaîne de solidarité qui gagnera l’ensemble du pays
à l’exception notoire des deux grandes villes du pays que sont Damas et Alep. «Damas la marchande ne bougera pas», regrette
un activiste qui peine à mobiliser autour de lui : «Cette ville a toujours préféré l’injustice à l’instabilité». La
remarque est alors valable également pour Alep, rivale économique de Damas. Une
remarque qui renvoie à l’indolence de la ville face aux révoltes déclenchées
contre l’occupation française en 1925-1926, alors que (comme aujourd’hui) ses
faubourgs s’étaient enflammés. Alep s’était caractérisée par la même inertie
lors de la révolte du nord (1919-1921) alors même que la ville était assise sur
le stock d’armes ottoman. Mais le commerce n’explique pas tout : la
présence massive d’agents de la police politique en leur sein, avant même le
début des troubles, a empêché les groupes d’opposants de se structurer.
Composés de petits groupes inexpérimentés et atomisés, les activistes
damascènes sont rétifs à élargir leurs cercles et plus encore à toute forme de
coordinations entre les groupes. A raison : le maillage des services de
renseignements les rend vulnérables, ces derniers ayant la capacité d’infiltrer
rapidement n’importe quelle organisation, aussi groupusculaire soit-elle.
A l’inverse, le
succès des manifestations des villes de province, notamment à la périphérie de
Damas, repose précisément sur leur caractère spontané et inorganisé. Il suffit
d’un mot prononcé à la fin de la prière hebdomadaire pour enflammer les fidèles
qui s’ébroueront en cortège dans la ville, rendant impossible tout noyautage ou
infiltration des services de renseignements – lesquels se
« contentent » de leur tirer dessus à balles réelles, tout en
procédant à des arrestations massives et arbitraires entre deux vendredis.
Les activistes de
la capitale, issus le plus souvent de milieux aisés ou provenant de familles
disposant d’un important capital culturel, souvent bilingues, finiront par
trouver leur place dans le mouvement, en se faisant l’interface et le relais
entre les manifestants des villes de provinces et les médias étrangers, ainsi
que les ONG des Droits de l’Homme, basées elles aussi à l’étranger. Un fort
contingent d’entre eux finira par rejoindre les manifestations aussitôt que
celles-ci se seront rapprochées de Damas ou qu’elles pénétreront l’intérieur de
la capitale, comme celles qui se sont déroulées à la mosquée Rifaï, au sud de
la ville, à un jet de pierre du quartier général des services de
renseignements, où de nombreux étudiants, parmi lesquels de nombreux chrétiens
et des alaouites, se joindront aux prières du vendredi afin de prendre place au
sein des cortèges de manifestants.
La question confessionnelle
Mais ces derniers,
sans pour autant constituer des exceptions, ne sont pas représentatifs de leur
communauté, dont la majorité s’est prudemment tenue en retrait, craignant le
pacte tacite qui soude la communauté chrétienne à la minorité alaouite dont est
issu le clan au pouvoir, face au danger supposé que constituerait la chute du
régime.
La crainte d’une
chute du régime était, en fait, au début des troubles survenus à la mi-mars
2011, un sentiment partagé par tous les Syriens, quelles que soient leurs
confessions et leurs sensibilités politiques. La Syrie est un pays traumatisé
par l’expérience libanaise de la guerre civile, et plus que jamais terrifié par
le chaos irakien. Les millions d’Irakiens qui se sont installés en Syrie, ou
qui y ont transité avant d’être réinstallés dans des pays tiers avec l’aide du
Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, ont alimenté, dans un flot
continu, les récits des exactions des milices politico-religieuses, avec
parfois des accents nostalgiques pour la dictature de Saddam Hussein. L’Irak
est une vieille nation assise sur un solide socle identitaire. La rapidité avec
laquelle s’est désagrégée cette identité, consécutive à l’invasion américaine
et à l’effondrement de l’Etat, a profondément choqué les peuples de la région,
et les Syriens en particulier, qui ont alors pensé : si c’est arrivé en
Irak, rien ne nous immunise contre un tel scénario.
C’est sans doute la
raison pour laquelle, contrairement à l’Egypte et à la Tunisie, les premières
semaines de manifestations ont été marquées par des revendications modérées.
Les manifestants ne réclamaient pas la destitution du président et encore moins
la chute du régime, mais de simples réformes. Liberté aura été le maître mot, suivi aussitôt de revendications
négatives telles que la fin de l’omniprésence de la police politique et de la
corruption. Il faudra plus d’un mois, des centaines de morts et des milliers
d’arrestations avant que les Syriens ne réclament la tête de leur président et
la chute du régime dans son ensemble.
Alors qu’il suffisait de peu pour désamorcer la révolte, en accédant aux modestes requêtes des
protestataires, voire en feignant de les accepter, le régime syrien a choisi la
répression, craignant sans doute que la satisfaction des premières revendications
en entraîne d’autres, lesquelles pourraient précipiter la fin du système. A la
répression s’ajoute une politique d’intimidation et de chantage lancée en
direction des minorités, principalement alaouite et chrétienne, devant qui a
été agité le chiffon rouge du retour des Frères Musulmans afin d’agréger leur
soutien au régime.
Pour ce faire, le
régime n’a pas hésité à recourir aux chabihas, milices alaouites placées
sous l’autorité de deux cousins du président, dont les membres sont recrutés
parmi les contrebandiers responsables du trafic de drogues et d’armes
transfrontalier avec le Liban dans la région côtière de Lattakié et Tartous.
Ces derniers se sont livrés à des provocations visant à monter les villages
alaouites contre les villages sunnites, faisant parvenir aux premiers des sms les avertissant d’un massacre en
préparation organisé par les seconds, et inversement. Ces provocations ont été
déjouées grâce à la sagesse des représentants religieux des deux confessions,
qui ont appelé leurs communautés respectives au calme et à la retenue. Elles
ont également été déjouées par les habitants de la région, qui en ont
formellement identifié les auteurs, dont ils subissaient les exactions depuis
de nombreuses années. En revanche, il n’en va pas de même pour les Syriens
éloignés du théâtre de ces opérations, qui ne disposent comme source
d’informations que des médias officiels et, plus redoutable encore, de la
rumeur.
Les Kurdes se sont vus, quant
à eux, accorder par décret présidentiel, la nationalité syrienne – à près de 250 000 d’entre eux qui en
étaient privés depuis près de 50 ans. L’objectif était de neutraliser une
région traditionnellement rebelle, un objectif partiellement atteint puisque la
région n’a pas été le théâtre de manifestations massives, mais cela n’a pas
empêché quelques manifestations de se tenir à Hassaké, Qamischli et Amouda, au
cours desquelles des slogans de solidarité avec la population en lutte ont été
scandés ainsi que : «Nous ne voulons pas seulement la
nationalité, mais aussi la liberté».
A ces tentatives de
diviser la population, les manifestants ont répondu, aux quatre coins du pays,
par des messages unitaires : «Un,
un, un, le peuple syrien est un». Les journées de mobilisation furent
dédicacées tour à tour aux Chrétiens, aux Alaouites et aux Kurdes. Il n’en
demeure pas moins que les manœuvres du régime ne sont pas sans effet sur les
minorités, dont les membres les plus modestes avaient, au cours de ces
dernières années, connu un mouvement de rétractation au sein de leurs
communautés d’appartenance, pour y trouver l’aide que l’Etat avait cessé de
dispenser. Ces derniers pourraient se révéler, in fine, vulnérables à la
propagande du régime et faire corps avec ce dernier.
Si le président
Bachar El Assad n’a pas perdu toute sa légitimité, les milliers de litres de
sang qui ont coulé depuis le début des évènements l’ont fortement érodée. Ses
discours marqués par une indifférence face aux victimes et un mépris des
protestataires ont brisé l’espoir de changement qu’il incarnait auprès d’une
frange importante de la population, notamment les jeunes. En outre, le pacte
social semble avoir été brisé de manière irréversible par les évènements du
printemps 2011. Le renoncement des Syriens à une partie de leur liberté en
échange d’une sécurité économique, des biens et des personnes, n’étant plus
payé en retour, un mécontentement monte au sein d’un nombre croissant de
Syriens de toutes les catégories sociales, y compris de la bourgeoisie des
souks qui ont vu, en raison de la raréfaction des touristes, leur chiffre
d’affaires s’effondrer. L’instabilité économique a entraîné le licenciement de
plusieurs milliers de travailleurs du secteur tertiaire et pourrait pousser ces
derniers à gonfler les rangs des protestataires. Au chantage exercé par un
régime qui proclame «Nous ou le chaos», le peuple syrien semble répondre «C’est
déjà le chaos, alors autant se passer de vous».
De même, sur un
plan géopolitique, aucun pays de la région, pas même les ennemis intimes de la
région que sont Israël et l’Arabie Saoudite, ne souhaitait l’effondrement du
régime syrien, en raison de sa position stratégique et du pôle de stabilité
qu’il a toujours incarné dans un Moyen-Orient tourmenté. Mais la persistance
des troubles pourrait amener les Etats-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite à
revoir leur position et à chercher les moyens d’achever un régime qui ne
remplit plus la fonction qui lui était assignée. A l’image de l’Arabie Saoudite
qui, devant l’incapacité du président yéménite à ramener le calme, n’a pas
hésité à nouer des contacts avec le chef de la plus importante confédération
tribale opposé au président Ali Abdallah Saleh, pourtant fidèle allié de Ryad.
Les allégations du
régime selon lesquelles ces révoltes seraient le fruit d’une conspiration
étrangère pourraient, comme dans une prophétie auto-réalisatrice, s’avérer
exactes, recouvrant par là-même une réalité que le régime refuse
d’admettre : si, après plusieurs mois de conflit, certains acteurs
extérieurs essaient de jeter de l’huile sur le feu, le feu lui-même est bien
parti de Syrie, allumé par des Syriens et nourri par la violence de la
répression que le régime a déployée contre son peuple.
Reste une énigme : comment un
président qui a su déployer une telle intelligence diplomatique a-t-il pu gérer
cette crise avec une stupidité qui n’avait d’égale que sa brutalité ?
Selon une intellectuelle de l’opposition qui a eu l’occasion d’approcher la
famille Assad, «Bachar n’est pas seul
pilote dans le cockpit, il ne l’a jamais été. C’est par ailleurs un homme prisonnier
d’allégeances diverses et parfois contradictoires. Allégeance à ses convictions
nationalistes, allégeance à sa famille et allégeance à sa communauté (alaouite)».
En cas de crise, poursuit-elle, «les
décisions se prennent à l’intérieur d’un cercle familial restreint, de manière
consensuelle, associant la mère du président, qui dans la structure familiale
alaouite est un personnage central, sa sœur Bouchera et son mari, Assaf Sawkat[1],
patron des services de renseignement, ainsi que son frère cadet Maher à la
réputation d’officier sanguinaire, chef de la quatrième division et de la garde
républicaine, qui est garde prétorienne du régime».
Malgré le long
silence assourdissant du président devant la gravité des évènements et la
désillusion que ses discours avaient entraînée, parfois au sein même de ses
plus fidèles partisans, beaucoup de Syriens refusaient de voir dans la figure
du président le responsable direct des exactions commises par les forces de
l’ordre contre des populations civiles désarmées. Par trois fois, en effet, le
président a publiquement donné l’ordre de ne pas tirer sur les manifestants et
il a dans les trois cas été désobéi. Sans l’exonérer de sa responsabilité
juridique et politique, clairement engagée de par son maintien à la tête de
l’Etat, cela pose néanmoins la question de la réalité du pouvoir et de
l’étendue de son autorité sur les forces de sécurité et les services de
renseignements. Mais selon Haydar, intellectuel de confession alaouite, lui
aussi, opposant au régime, «Quand bien
même Bachar El Assad serait en désaccord, avec la stratégie répressive qui est
en œuvre, il ne pourrait pas partir. On peut démissionner d’un poste, d’une
fonction, mais on ne peut pas démissionner de sa famille, ni de son clan».
Khaled Sid Mohand