La guerre qui vient
De la contre-insurrection
rurale à la contre-insurrection urbaine
1 -
Une nouvelle configuration géostratégique
«La guerre est la continuation de la politique par
d'autres moyens» (Clausewitz). La technologie la plus
sophistiquée constitue la modalité contemporaine de la guerre. Il n'y a
pas une essence supra-temporelle de la
guerre. Une essence qui échapperait à ses déterminations historiques. La guerre
est un phénomène social total qui connaît de profondes métamorphoses.
Aujourd'hui on parle même de guerres propres. De frappes chirurgicales. Orwell
dirait la paix c'est la guerre et réciproquement.
La gauche
radicale n'a pas l'habitude de s'intéresser à la politique militaire. Pourtant
la guerre est partout. Non seulement sur les champs de bataille. Mais aussi sur
les écrans et les consoles de jeux. A tel point qu'on pourrait parler d'un
complexe militaro-industriel-ludique. La guerre est devenue un divertissement à
part entière. Nos villes s'équipent insidieusement pour la guerre. Une guerre
de classe. La mondialisation marchande est une mondialisation armée.
Ce que je
voudrais montrer c'est qu'une nouvelle stratégie militaire se met en place à
l'ombre des états impérialistes. Stratégie qui construit ses propres cibles et
délimite un nouvel espace géographique et mental. Pour contrer la baisse tendancielle du taux de profit, le capital
investit massivement dans les armes de
haute technologie. Cette réorientation stratégique de l'impérialisme s'inscrit
dans un contexte marqué par:
- La fin de la
guerre froide. L' effondrement de l'URSS
semble dégager l'horizon pour une l'hégémonie américaine. Une hégémonie
aujourd'hui fragilisée. Du même coup, l'ancien ennemi s'évapore (le péril
rouge). Il faut reconstruire un ennemi
adaptée à la nouvelle donne géostratégique et incarnant le mal absolu.
-
L'approfondissement de la crise provoquée par la financiarisation de
l'économie. A noter qu'aux Etats-Unis le taux de profit décline dès septembre
2006. C'est à dire bien avant la crise. Il y a conjonction entre une crise
économique mondiale et une crise de la domination américaine.
- Le
développement exponentiel des nouvelles technologies qui permettent de classer,
repérer, poursuivre et cibler. Ces nouvelles technologies constituent l'un des
vecteurs de la mondialisation libérale.
- Le déplacement
des conflits des zones rurales vers les zones urbanisées ou semi-urbanisées des
grandes métropoles en voie d'expansion. Bref du Vietnam on passe à Bagdad,
Kaboul, Gaza. Demain: Téhéran ? J'y reviendrai.
Depuis 2001, La
notion de «guerre illimitée au terrorisme» a pour horizon une guerre
civile impitoyable et sans fin. La guerre est à elle-même son propre but. La
guerre devient permanente et se fragmente en guerres régionales. Guerres
régionales qui mettent en oeuvre des forces non-étatiques. La guerre recourt de
plus en plus aux troupes mercenaires. Ces dernières représentaient en 2005, la
deuxième force d'occupation en Irak
Si la guerre
devient illimitée dans l'espace et dans le temps, l'ennemi n'est plus qu'un
monstre insaisissable. Un monstre qu'il faudra finir par exterminer. Aucune
paix n'est possible. Le terroriste échappe à tout statut juridique ou social. Il
est un criminel pathologique. Rien ne s'oppose à sa liquidation. La notion de
guerre au terrorisme permet d'évacuer toute dimension politique des conflits.
La mondialisation libérale suscite d'ailleurs une crise sans précédent du
politique. Non pas que l'intervention de l'Etat soit devenue inutile. Etat qui
serait réduit à son rôle purement régalien. Au contraire. «La concurrence
libre et non faussée» ne peut s'exercer qu'à partir de l'intervention de
l'appareil d'Etat. Intervention législative, juridique, policière, militaire.
L'économie de marché n'est pas une donnée naturelle mais une construction
étatique. Dans le cadre du néolibéralisme, le capital financier s'associe à
l'Etat afin d'élaborer de nouvelles règles de fonctionnement.
Dans un premier
temps je montrerai comment on est passé du rural à l'urbain. Les cibles
militaires de l'impérialisme ne sont plus directement situées dans les
rizières, les forêts ou les terres arides mais plutôt dans les villes, les
banlieues, les ghettos, bidonvilles et favelas. Puis dans un deuxième temps je
montrerai comment la capital financier a structuré un nouvel urbanisme placé en
permanence sous contrôle. La guerre robotique met en oeuvre les nouvelles
technologies permettant de cibler et de tuer ce nouvel ennemi abrité dans les
profondeurs des nouvelles mégalopoles. Enfin, nous verrons justement comment «la
stratégie du choc» parfaitement analysée par Naomi Klein permet d'éclairer
la nouvelle politique militaire de l'impérialisme.
2 - Du
rural à l'urbain
Les guerres
coloniales se déroulent dans un environnement principalement rural (Indochine,
Algérie, Vietnam). L'ennemi est un indigène-partisan (Viêt, guérilléro,
fellagha) enraciné dans son milieu. Cet ennemi ne se distingue guère du civil.
Il est caché au sein d'une population essentiellement rurale. Il se fait à la
fois invisible et omniprésent. Durant la guerre d'Algérie, la DGR (Direction
Générale du Renseignement) propose de quadriller le territoire algérien.
Quadrillage qui consiste à répertorier l'ensemble des habitants, leurs lieux de
vie et leurs mouvements pour les surveiller en permanence. L'objectif est de
couper la population du maquis. Lors de la bataille d'Alger en 1957, le
Dispositif de protection urbaine (DPU) a pour objectif de rationaliser l'emploi
de l'armée en ville en mettant en oeuvre un quadrillage de la ville et, plus
particulièrement, des quartiers musulmans. Ce dispositif devait éviter le
retour en ville du FLN et favoriser la mobilisation en cas de crise. C'est
d'ailleurs ce dispositif qui a constitué un des points d'appui du coup d'Etat
du 13 mai 1958.
Face à la guerre
froide, paniquée par la perte de l'Empire et la menace révolutionnaire, une
partie de la classe dominante est convaincue de la nécessité du contrôle total
de la population. La guerre coloniale devient le laboratoire de ce projet. Le
général Allard déclarait en 1956 : «L'étude de la guerre révolutionnaire
n'est pas, ne doit pas être l'apanage des seuls militaires, car la guerre
révolutionnaire n'est pas dans son essence une guerre militaire de conquête
territoriale, mais une lutte idéologique de conquête des esprits, des âmes.» La
propagande devient une arme essentielle dans la contre-révolution.
Ce qui s'est
passé à Paris le 17 octobre 1961 constitue un tournant. La manifestation de
la population musulmane a été gérée
comme une véritable émeute armée. La police elle-même était armée. Il y eut
planification systématique de la répression. La figure de l'indigène-partisan a
été détruite symboliquement et
physiquement. A partir des années 1970, on reconstruit la figure de l'ennemi
intérieur sur une base socio-ethnique. Désormais, l'espace urbain sera
quadrillé par un dispositif. militaro-policier qui va ouvrir la porte au modèle
sécuritaire. A partir de 1990, à la suite des révoltes dans les quartiers
populaires (Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Mantes-la-Jolie et Meaux) les renseignements
généraux se reconvertissent dans la surveillance «des subversions cachés
dans les cités».
La défense
opérationnelle du territoire (DOT) planifie la poursuite et l'élimination de
l'ennemi intérieur depuis 1962. L'instauration du plan Vigipirate en 1978
accentue le quadrillage et la surveillance du territoire, intensifie les
niveaux d'alerte, les patrouilles en armes et la psychose de peur. Il s'agit
d'une politique délibérée de mise en condition de l'opinion publique.
Le colonel
Jean-Louis Dufour, spécialiste de la guerre en milieu urbain écrit en 1992 dans
la revue Défense nationale: «Terroriser et démoraliser l'adversaire et donc détruire ses cités sont deux exigences
de la guerre totale...la ville est l'objectif majeur des guerres civiles.». Du
25 au 28 février 2008 se tient au Centre national d'entraînement des forces de
gendarmerie un exercice commun
gendarmerie-police-pompiers permettant de tester plusieurs opérations de
maintien de l'ordre en milieu périurbain sensible. Sont employés: tireurs
d'élite et véhicules blindés. Désormais c'est la vie urbaine qui est
progressivement placée sous surveillance et militarisée. Ce phénomène va se
développer et s'amplifier dans toutes les grandes métropoles américaines et
européennes. Il s'agit maintenant de contrôler et de criminaliser les
populations des grandes métropoles. Les banlieues françaises sont désormais
considérées comme des «colonies intérieures»
Les années 1990
constituent un tournant. De 1989 à 2000, 23 émeutes dans le monde ont été
déclenchées par la mort d'un jeune. La responsabilité des forces de l'ordre a
toujours été engagée. On peut citer la France, les Etats-Unis, la Chine. La
mondialisation et la hausse des prix alimentaires sont au coeur des émeutes à
Kinshasa en décembre 1990. Les grandes villes de la république du Congo
en septembre 1991 et janvier 1993, du Venezuela de mars à juin 1992, du Brésil,
etc. sont le théâtre, d'émeutes de la
faim. En novembre 1999, le mouvement altermondialiste affronte les forces de
police à Seattle. En 2001, c'est la manifestation contre le G8 à Gênes.
Manifestation contre laquelle les forces de l'ordre mettent en place une
véritable stratégie militaire. En France, c'est l'embrasement des banlieues de
novembre 2005, les émeutes de Cergy, Saint-Dizier, Vitry-le-François et le
Champ-de-Mars de Juin 2008, d'Asnières
le 14 juillet. Entre 2006 et 2008, l'Etat assiège la ville d'Oaxaca au Mexique.
Le port marocain de Sidi Ifni a fait l'objet d'un raid militaire à la suite
d'un banal conflit sur l'emploi. La ville de Redeyef dans le sud tunisien, à la
merci du monopole des mines de phosphate, a connu des émeutes alternant avec
des offensives militaires pendant six
mois, de janvier à juin 2008. Silence total des médias. Une nouvelle
configuration de la révolte se met en
place. L'intervention des forces de l'ordre se militarise.
«Guerre aux
frontières, ennemis à l'intérieur. Ennemis aux frontières, guerre à
l'intérieur. La confusion des genres qui ouvre à la militarisation de l'action
publique et à la déqualification symbolique de pans entiers de la population
peut alors se généraliser. C'est exactement la logique qui a été adoptée par la
politique du gouvernement français vis-à-vis des banlieues.» Alain Bertho.
3 - Le
nouvel urbanisme
L'espace urbain
devient progressivement un point de focalisation déterminant de la lutte
politique et de la guerre de classes. La ville constitue le lieu de
valorisation par excellence du capital
financier et symbolique. La financiarisation libérale colonise l'espace
urbain. Au centre ville, on cherche à se retrouver entre soi. C'est le
phénomène de gentrification
combiné au développement des banques, bureaux, commerce de luxe, musées et quartiers réservés. La mégalopole se
construit ainsi par l'exclusion. David Harvey montre comment aux Etats-Unis en
2007 «quelques deux millions de personnes, principalement des mères
célibataires et leur famille, des Afro-Américains vivant dans les grandes
villes et des populations blanches
marginalisées, de la semi-périphérie
urbaine, se sont vus saisir leur maison et se sont retrouvés à la rue. C'est
ainsi que de nombreux quartiers des centres-villes et que des communautés
périurbaines entières ont été dévastées à cause des prêts consentis par les
prédateurs des institutions financières.». Dans les mégalopoles des pays
pauvres et émergents, les agences de développement financées par la banque
mondiale bâtissent et protègent des «îlots de cyber-modernité au milieu des
besoins urbains non satisfaits et du
sous-développement général.» (Mike Davis). La mégalopole monstrueuse
devient un lieu de relégation sociale. Elle est perçue comme une obscure menace
par les classes dominantes. Désormais, la doctrine de la guerre sans fin
renforce la militarisation de la vie urbaine. Les grandes métropole mondiales
organisent les flux financiers, façonnent le territoire et le développement
géographique. «Avec leurs marchés boursiers, leurs technopoles, leurs salons
de l'armement et leurs laboratoires d'Etat dédiés à la recherche sur de
nouvelles armes, ces villes sont les cerveaux du processus actuel de
mondialisation dans lequel la militarisation joue un rôle majeur.» (Stephen
Graham). Les nouvelles techniques militaires urbaines favorisent un urbanisme de plus en plus
prédateur et permettent de mettre en place des infrastructures hypermodernes
dédiées à la financiarisation, à la consommation de luxe et au tourisme. Du
même coup, «les forces ennemies» se dissimulent dans l'environnement
urbain et les zones industrielles. Il faut domestiquer la ville. Cette domestication
passe par la mise en place d'une technologie hypersophistiquée. Ces techniques
élaborées dans les laboratoires militaires transforment les armées occidentales
en forces contre-insurrectionnelles high-tech. Chaque citoyen est une cible
potentielle pouvant être identifiée et surveillée en permanence. Les grandes
agglomérations mondiales deviennent potentiellement les principaux champs de
bataille.
A noter que dans
de nombreux pays occidentaux, les zones rurales et périurbaines sont devenues
le coeur du militarisme et du patriotisme le plus archaïque. Stephen Graham
remarque que les ruraux sont majoritaires au sein de l'armée américaine. Entre
2003 et 2004, 44,3% des soldats morts au combat au cours des opérations en Irak
étaient issus des agglomérations de moins de 20 000 habitants. La culture
militaire américaine se caractérise par la haine des villes imaginées comme des
lieux de décadence. Mutatis mutandis, on peut rapprocher ce phénomène de
l'implantation rurale et périurbaine du vote Front National en France.
L'isolement géographique, la fragmentation sociale, la dissolution des rapports
de solidarité favorisent la construction des réflexes de peur et des
crispations identitaires.
Le nouvel
urbanisme libéral doit tout à la fois valoriser et consolider les grands pôles
économiques et financiers tout en contenant dans d'étroites limites les
populations considérées comme dangereuses, capables de mobilisation sociales ou
de terrorisme infrastructurel. Il faut séparer les grandes villes du nord des multitudes
menaçantes situées aux delà des barrières urbaines. Les manifestations, la
désobéissance civile, le militantisme syndical sont criminalisés et considérés
comme des actes de guerre urbaine nécessitant une réponse militaro-policière
adaptée. D'où la mise en place des
projets de guerre high-tech. Une guerre propre et vertueuse !
4 -
Les villes sous contrôle
La puissance
militaire doit se déployer aussi dans l'espace urbain. Pour les experts du
Pentagone, il faut pouvoir identifier et suivre les «cibles de guerre non
conventionnelles», telles que «les individus et les groupes insurgés ou
terroristes qui ont la particularité de se mêler à la société.».
La surveillance
et le renseignement se concentrent désormais sur des techniques d'extraction de
données, de pistage et de surveillance. La vidéosurveillance se démultiplie.
Par exemple, les anglais sont surveillés par près de 2 millions de caméras. En
France, les drones surveillent les Cités depuis plusieurs années. La biométrie,
l'iriscopie, l'ADN, la reconnaissance de la voix, du visage, de l'odeur et de
la démarche permettent de coder et de pister toute personne suspecte ou tout
individu qui passera les frontières. Une agence américaine liée à la défense
(Darpa) envisage de mettre au point un programme de détecteurs censés rendre
les édifices urbains transparents. D'autres branches de la recherche militaire
développent de nouveaux radars intégrés à d'énormes dirigeables qui
survoleraient en permanence les villes occupées afin de réaliser des collectes
massives de données. Des essaims de micro et nano-capteurs pourraient être lâchés
dans les villes pour fournir de l'information aux armes automatisées. Des
robots tueurs son déjà à l'oeuvre sur les terrains d'opération. En 2006, les
premiers robots armés de mitrailleuses et contrôlés à distance ont été utilisés
à Bagdad. En 2007, l'armée israélienne annonce que la frontière entre Israël et Gaza sera la «première frontière
automatisée» au monde avec des snipers robotisés.
L'armée
américaine se concentre désormais sur les techniques de ciblage et de géo-localisation par satellite. Une guerre
appuyée sur les réseaux est envisageable. Cette guerre devient une guerre
propre et indolore pour la domination militaire américaine. Bref, on assiste à
un tournant high-tech et urbain de la guerre. Les systèmes de surveillance
doivent permettre de scruter tous les détails de la vie quotidienne dans les
zones urbaines. La première étape est constituée par la surveillance permettant
d'alimenter les bases de données. Une deuxième étape est caractérisée par «le
développement d'armes terrestres et aériennes robotisées qui, une fois
connectées aux systèmes de surveillance et d'identification (…) seront
déployées pour (…) détruire sans relâche et de manière automatique.»
(Stephen Graham). Les chercheurs de l'armée américaine développent déjà le
concept d'insectes robotisés et armés qui reproduiraient le vol des insectes
biologiques. On pourrait même envoyer des essaims de micro-robots volants qui
pourraient s'attaquer à l'ADN d'un individu et lui injecter des armes
biologiques dans le sang. Il est vrai que la mentalité américaine est fascinée par la littérature
science-fictionnelle. Cette fascination est largement exploitée par le complexe
militaro-industriel et par l'industrie du divertissement. La guerre robotique
est partout. Dans les jeux vidéo, les films et les romans.
Cette
préparation à la guerre construit également des simulacres urbains destinés à
conditionner et entraîner les futures troupes de l'impérialisme dominant. Une
centaine de villes en miniature sont en construction autour du globe. La
majeure partie se trouve aux Etats-Unis. D'autres sont situées au Koweït, en
Israël, en Angleterre, en Allemagne et à Singapour. Elles simulent les villes
arabes et les villes du tiers monde. Ces
villes artificielles mobilisent tous les clichés racistes: orientalisme de
pacotille, magma labyrinthique, absence de société civile. Les insurgés
sont coiffés de keffiehs et armés de kalachnikovs AK47 et de lance-roquettes.
Ces villes ne sont que des théâtres opérationnels aptes seulement à recevoir
les marchandises produites par les multinationales. En quelque sorte, ce sont
des villes poubelles dépourvues de toute humanité. Il existe un simulacre
électronique de Jakarta. Une portion de la ville de vingt kilomètres carrés a été numérisée dans
tous ses détails avec une reproduction en trois dimensions. Une ville
palestinienne a été reconstituée par des ingénieurs américains dans le désert
du Néguev. Des jeux vidéo proposent même une réplique virtuelle de Bagdad. «L'armée
américaine considère que jouer aux jeux vidéo est une forme d'entraînement
militaire préalable tout à fait efficace.». Les systèmes de contrôle des
drones s'inspirent directement des consoles Playstation. D'une certaine façon,
la robotisation rend la guerre acceptable et la violence propre. La mort, le
sang, la souffrance et les cris s'évaporent au profit du divertissement.
L'armée
américaine s'inspire directement des pratiques israéliennes. La bande de Gaza
est devenue un véritable laboratoire. L'armée israélienne y a expérimenté des
nouvelles techniques de contrôle et de guerre anti-insurrectionnelle. Cette
guerre s'accompagne du déni total des droits accordés aux populations
palestiniennes. Le mur de béton érigé en Cisjordanie sert de modèle aux troupes
américaines afin de quadriller les quartiers de Bagdad. Israël se pose en
exemple planétaire de l'urbanisme militaire contre-insurrectionnel et devient
le quatrième plus gros exportateur d'armes et d'équipement de sécurité au
monde. A la suite de la guerre au Liban en 2006, Israël a connu l'une de ses
meilleures années au plan économique. La bourse de Tel-Aviv a gagné 30 %.
Il faut noter
que cette hyper-sophistication de la guerre se combine avec une accélération de
la tendance à la privatisation. La guerre est sous-traitée. En Irak, les
services de santé, les hébergements, l'approvisionnement et le soutien
logistique sont privatisés. Il y a
convergence entre le gouvernement américain obsédé par les nouvelles
technologies de l'information et les industries de la sécurité. Naomi Klein
considère qu'il s'agit de «a définition même du corporatisme: la grande
entreprise et le gouvernement tout puissant combinant leurs formidables
puissances respectives pour mieux contrôler les citoyens.»
5 - Le
capitalisme du désastre
Cette domination
médiatico-sécuritaire relève à la fois d'une machine à commander et d'une
machine à produire du spectacle. Machine à commander parce qu'elle exerce un
pouvoir réel d'injonction et de contrôle sur les populations. Machine à
spectacle parce qu'elle cherche à mettre en scène les menaces pour susciter
peur et résignation. En France, les quartiers populaires sont soumis à une
surveillance et à une répression expérimentales liées à la mise en place, à l'échelle
mondiale, du capitalisme sécuritaire.
La guerre qui
vient cherche à créer un enfer urbain. C'est à dire à démoderniser, en
particulier, les villes et les sociétés du Moyen-Orient. C'est à dire à
détruire leurs infrastructures vitales, à rejeter les habitants au-delà du
centre ville et à leur dénier tout droit. L'US Air Force proclamait qu'elle bombarderait
l'Afghanistan jusqu'à ce qu'il
«retourne à l'âge de pierre.». A propos de l'Irak, le sous-secrétaire
général des Nations-Unis Martti Ahtisaari, faisant état de sa visite en Irak en
mars 1991 déclare: «Presque tous les moyens de subsistance de la vie moderne
ont été détruits ou fragilisés. L'Irak a
été relégué, pour encore quelques temps, à l'ère préindustrielle, mais avec
tous les handicaps liés à une dépendance postindustrielle reposant sur une
utilisation intensive d'énergie et de technologie.». La majorité des décès
(111 000 personnes) sont attribués aux problèmes de santé de l'après-guerre.
L'UNICEF a estimé qu'entre 1991 et 1998 il y avait eu plus de 500 000 morts
excédentaires parmi les enfants irakiens de moins de cinq ans.
L'ultralibéralisme
met à contribution crises et désastres naturels pour imposer partout la loi du
marché et la barbarie spéculative. C'est ce que Naomi Klein appelle «le capitalisme
du désastre». La guerre en Irak est exemplaire de ce point de vue. Elle
accouche d'un «modèle de guerre et de reconstruction privatisée». Ce
modèle est exportable dans le monde entier. Toute entreprise liée à la haute
technologie (biotechnologie, informatique, télécom) peut facilement se
présenter comme dédiée à la sécurité et justifier des mesures
draconiennes en termes de ciblage et de surveillance. On peut penser que la
guerre sans fin finisse par éradiquer la démocratie elle-même. Rien ne peut
rester extérieur à la guerre totale.
Mais la guerre
robotisée se heurte à ses propres limites. La crise de l'hégémonie américaine
est accentuée par les échecs en Irak et en Afghanistan. Les effets dramatiques
de la crise économique amplifient la menace de déstabilisation intérieur. Un
ancien officier de l'armée de terre notait en 2008: «L'extension massive de
la violence à l'intérieur des Etats-Unis contraindrait l'appareil de défense à
réorienter ses priorités en urgence afin de défendre l'ordre intérieur
fondamental et la sécurité humaine.» L'espace urbain virtuel, numérisé par les laboratoires militaires,
ignore la dimension humaine. Il néglige
l'homme dans sa dignité, dans sa capacité de résistance et de solidarité. Il ne
prend pas en compte l'opinion publique internationale. De New-York à Athènes et
de Madrid au Caire, la vieille Taupe poursuit son travail: Hic Rhodus, hic
salta !...
Claude Luchetta (septembre 2012)
Lire:
-
Alain Bertho: Le temps des émeutes
(Bayard – 2009)
-
Stephen Graham: Villes sous contrôle (La
découverte – 2012)
-
Naomi Klein: La stratégie du choc (Actes
Sud – 2008)
- Mathieu Rigouste
: L'ennemi intérieur (La découverte – 2009)