Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


dimanche 14 octobre 2012


Signification de la répression
d’une grève massive  en Afrique du Sud


A Marikana, ils étaient 3 000 grévistes sur la colline des merveilles (Wunderkopf), encerclés par des policiers et 200 mercenaires d’agences privées. Ils ont perdu 47 de leurs camarades, froidement abattus. C’étaient des foreurs, des déblayeurs, des manieurs d’explosifs. Des entrailles de la terre, ils extrayaient ce précieux métal, le platine, afin que «nos» voitures disposent de pots catalytiques moins polluants, afin que «nos» ordinateurs puissent fonctionner. Ils ne rêvaient même pas de pouvoir disposer un jour de ces moyens de locomotion et de communication. Ils souhaitaient uniquement que leur dignité leur soit restituée par des salaires décents.

Faire retour sur cette féroce répression et celles qui ont suivi, ce n’est pas seulement mettre en lumière ce qu’ont occulté les médias mais dissiper l’ambiguïté de l’après-apartheid et son orchestration propagandiste. Plus fondamentalement ce sont les origines de cette transition dite historique qu’il faut scruter pour saisir pourquoi tant de lauriers furent tressés sur la tête de Mandela jusqu’à le transformer en icône inoffensive. Sa figure emblématique «d’enfermé» n’a rien de commun avec d’autres qui ont connu les affres des prisons comme Blanqui de la Commune, Rosa Luxembourg l’allemande ou l’italien Gramsci.
    

16 août, le jeudi noir du sang des mineurs

Une semaine qu’ils étaient  en grève, une semaine qu’ils subissaient le chantage aux licenciements s’ils ne reprenaient immédiatement le travail, une semaine que les autorités déclaraient leur grève illégale puisqu’elle n’avait pas été décidée par le syndicat officiel, une semaine de provocations et de harcèlement policier.

Et puis, ce jour-là, le 16 août, comme les précédents, 3 000 mineurs s’étaient rassemblés sur la colline jouxtant la mine. Des hélicoptères au-dessus des têtes ont tournoyé et 500 policiers sont arrivés en véhicules blindés et camions munis de lances à eau. Des barbelés commençaient à s’installer autour de leur rassemblement. Ils se sont tous mis à discuter pour décider de la marche à suivre. Puis s’estimant pris au piège, ils ont dévalé la colline pour rejoindre leurs habitations toutes proches. Les grenades lacrymogènes, les lances à eau en action, les tirs à balles réelles ne leur laissaient aucune autre issue. Certains se sont réfugiés derrière des rochers et pendant plus d’une demi-heure subirent des tirs provenant d’une dizaine de blindés qui les encerclaient. D’autres, la plupart, dans leur fuite furent atteints dans la poitrine ou dans le dos par les balles, d’autres furent sommairement abattus. Certes, bravaches, ils étaient munis, avant le massacre, de quelques lances, machettes, gourdins comme c’est la tradition pour la fière ethnie des Xhosa. Ils voulaient montrer qu’ils ne voulaient pas céder face aux intimidations. D’ailleurs, il n’y eut aucun blessé ni mort à déplorer parmi la soldatesque. Dans les rangs des grévistes, en revanche, on dénombra 34 morts auxquels il faudra ajouter, quelques jours plus tard, 9 décès et 78 blessés. Mais ce jour-là, après l’assassinat de masse, la chasse à l’homme se poursuivit jusqu’à l’arrestation de 259 de leurs camarades. Ils furent insultés, bastonnés et frappés jusque dans le commissariat de Béthanie où ils furent jetés en cellules. Ce jeudi noir du sang des grévistes s’inscrira dans les mémoires. Ce jour-là, le mythe et les illusions sur la nature du régime institué par Mandela se sont effondrés quoique depuis des années, le fossé entre les espérances sociales promises et la réalité d’un pouvoir corrompu n’avait cessé de s’approfondir. 


Les raisons immédiates du massacre

Faut-il croire la version de la police ? Ses déclarations sont révélatrices : «Nous avons été attaqués par les grévistes, nous avons été obligés de nous défendre», en tirant sans sommation et à balles réelles après les avoir piégés. Pourquoi être retournés sur place le lendemain pour ramasser les douilles sinon pour dissimuler les indices de leur sauvagerie commanditée ? Jacob Zuma n’a-t-il pas reconnu la préparation de cet assaut en déclarant le 17 août : «Ces gens-là n’étaient pas prêts à quitter les lieux mais plutôt à se battre» ! Intolérables, cette grève et ses meetings continuels sur la colline ! Il fallait à tout prix briser ce mouvement gréviste d’ampleur qui risquait de s’étendre. D’ailleurs à Marikana, la haine des exploiteurs et du régime était plus que palpable : un représentant du syndicat officiel avait été retrouvé mort et deux policiers avaient été tués. Les raisons de la rage étaient plus profondes, plus anciennes, et ne relevaient pas seulement de l’absence de négociations sur les revendications de salaires exprimées avec détermination.

Au lieu de s’améliorer, depuis près de deux décennies, la situation des mineurs, à quelques exceptions près, n’a fait qu’empirer. Pour rejoindre le filon, 10 heures sous terre à subir des températures de 40°, pour 9 heures de travail payées 8, soit 400 à 560 € par mois et puis revenir chez soi, faire quelques centaines de mètres pour retrouver son bidonville (de Nkaneuf), fait de cabanes de tôles dont une sur deux possède l’électricité. Retrouver cet environnement où l’eau est rare, et sans ramassage des ordures ménagères. Et le lendemain,  recommencer… en espérant que l’amélioration à venir viendrait de ceux qui avaient tant promis.

Et puis, jour après jour, voir, entendre ces Noirs blanchis de l’ANC[1] se pavaner, assurer que l’avenir serait meilleur tout en s’enrichissant outrageusement. Comme Cyril Ramaphosa, baron influent de l’ANC, le fondateur du syndicat national des mineurs du temps de l’apartheid, devenu un magnat à la tête d’une fortune de centaines de millions d’euros. Comme Jeff Radebe, le haut dirigeant du Parti Communiste, marié à l’une des femmes les plus riches d’Afrique du Sud, qui plus est, propriétaire de mines ! La rage, en sachant que le beau-frère de cette dame est, quant à lui, l’homme le plus riche du pays. L’indignation de toute la population meurtrie en apprenant que ce Jeff, ministre de la justice, avait osé l’impensable : inculper 270 mineurs en les accusant du meurtre de leurs 34 camarades de Marikana ! Certes, il dut reculer devant l’ampleur des protestations. Mais la rage reste intacte. Le discrédit de la bureaucratie syndicale gangrenée par la corruption est tel que le clientélisme visant à absorber les contestataires fonctionne de plus en plus difficilement. La grève de Marikana a d’ailleurs été déclenchée par un syndicat dissident né de la scission avec la fédération minière : l’AMCU[2], dont Joseph Mathunjwa est le président, rencontre un succès croissant face au déclin du NUM[3] (syndicat officiel rattaché à COSATU[4]) malgré les subsides octroyés par le patronat minier).

Cette perte de contrôle des masses inquiète la classe dominante et la bureaucratie syndicale, tout comme cette grève déclarée «sauvage» et «illégale», échappant aux procédures de collaboration. C’est la raison essentielle qui, dans la conjoncture de non  maîtrise du mouvement, a conduit gouvernement et patronat à la répression sanglante. Les mineurs meurtris dans leur chair allaient-ils se laisser intimider, les sociétés minières reculer ?  

Malgré les manœuvres d’apaisement et d’intimidation, la lutte s’élargit

Le 18 août, à Marikana, 3 000 mineurs sont de nouveau rassemblés. Julius Malema, l’ex-président de la Ligue de la Jeunesse de l’ANC, exclu de l’appareil, est autorisé à s’adresser aux mineurs. Comme les autres dirigeants du mouvement, il appelle tous les mineurs du pays à se mettre en grève. Il se déclare partisan de la nationalisation et demande que Jacob Zuma soit démis de ses fonctions. De fait, les débrayages et grèves ont commencé à s’étendre, des délégations en cortèges se rendent dans les différents lieux d’extraction. Toutefois, cette prise de position révèle l’existence d’une coalition de mécontents au sein de l’ANC, effrayée de ne plus pouvoir maîtriser la combativité des travailleurs noirs, de voir sa légitimité s’effriter. Le lendemain, 19 août, après avoir rassemblé dix de ses ministres, Jacob Zuma tente de jouer l’apaisement et la concorde nationale : un soutien financier est accordé, déclare-t-il aux familles des victimes, une journée de deuil national est instituée et une commission d’enquête nommée afin d’établir les responsabilités du massacre. Elle devrait rendre ses résultats en janvier 2013 ( !). Cette tentative de calmer la colère et de la détourner de ses objectifs fait long feu d’autant que les sociétés minières ne lâchent rien sur les revendications et menacent les grévistes de licenciements s’ils ne reprennent pas le travail. 1 200 d’entre eux sont convoqués à un conseil de discipline aux fins d’exclusion. Mais la grève s’étend, la production du bassin de Rustenburg (Amilo Platinum) s’arrête, le mouvement s’amplifie, touche la mine aurifère près de Johannesburg.  Le 29 août, toutes les compagnies minières sont concernées. D’après le Financial Times qui en rapporte les propos, Jacob Zuma s’interroge : «Nous devons trouver les moyens de restaurer la stabilité sur les lieux de travail. La violence (de qui ?) ne peut devenir une culture des relations de travail». En clair, il convient de restaurer la COSATU comme instrument de négociation-collaboration avec les compagnies minières par-dessus la tête des mineurs. Dans le même sens, une médiatrice, sans réel pouvoir, est nommée : Mme Madonsella, cette ancienne avocate, spécialiste des Droits de l’Homme, se doit de «restaurer la confiance entre le gouvernement et le peuple». Elle prône «la voie du dialogue contre les manifestations et les grèves pour éviter que les travailleurs deviennent de la chair à canons» (sic). Reconnaissant que le coût de la corruption s’élèverait à 3 milliards d’euros par an, elle mesure «qu’il y a toutefois encore (sic) un problème d’égalité de traitement des hommes politiques devant la loi»…   

Ces manœuvres d’apaisement n’ont guère troublé les travailleurs, en particulier ceux des transports dont 28 000 d’entre eux ont débrayé en signe de solidarité dès le 24 août, aux cris de «Marikana ! Marikana !». Et la grève de s’étendre encore jusqu’au fond de la mine comme pour les extracteurs de chrome. Le 25 septembre, ce sont quelques 100 000 travailleurs des transports qui sont en grève et commencent à paralyser General Motors et le pétrolier Royal Dutch Shell, ralentissant la production et les livraisons.

Entre-temps, le 17 septembre s’est tenu le Congrès de la COSATU. La moitié de ses membres (sur 2,2 millions d’adhérents) étant pratiquement en état de dissidence. Il fallait tenter de resserrer les rangs. Le dirigeant Zwelinzima Vavi[5] joue gros ce jour-là. Il lui faut à la fois rassurer les grévistes en masquant la véritable nature du syndicat collaborationniste et contenir le mouvement. Et il se présente, ce jour-là, comme le véritable champion des masses, il fait adopter un programme revendicatif difficilement acceptable pour l’ANC néolibérale : développement des grands travaux, extension du secteur public, institution d’une sécurité sociale, élargissement des conditions d’accès aux allocations familiales. Sur ces bases, il est reconduit dans ses fonctions. Mais les barons de l’ANC veulent leur revanche car il s’est permis de condamner devant les 3 000 délégués les «élites prédatrices», ces «hyènes politiques», avertissant la frange prête à un compromis que «nous sommes assis sur une bombe à retardement sociale» révélant ainsi sa volonté de recomposition gouvernementale, tentative de recentrage d’un capitalisme à la brésilienne : «nous avons besoin d’un moment Lula».

Mais, dans le même temps, la voie de la répression avait été choisie : les affrontements entre policiers et grévistes s’amplifiaient. On dénombrait déjà plus de 7 morts par balles parmi ces derniers avant le 15 septembre.

Répression et «négociations» concédées

Le 15 septembre, en effet, la décision de s’attaquer à la population du plus grand bidonville minier, celui de Nkaneuf près de la mine de Marikana et de recourir à l’armée pour quadriller la région de Rustenburg au moyen de blindés et d’hélicoptères, est mise en œuvre. Il s’agit en cassant le mouvement gréviste, de rassurer les investisseurs internationaux quant à la détermination du gouvernement de rétablir la «stabilité sociale».

A coups de grenades lacrymogènes et de tirs à balles en caoutchouc, les manifestants rassemblés sont dispersés et la police procède à des dizaines d’arrestations en ciblant «les meneurs».

Dans la nuit du 15 au 16 septembre, les dortoirs et les habitations sont investis, perquisitionnés avec la plus grande brutalité. Le lendemain, la population de Nkaneuf proteste, dresse des barricades à l’aide de pierres, de poteaux, de pneus et scande dans un mélange de colère et de crainte «Arrêtez de venir nous tuer, allez vous- en !». Cette opération qui n’arrive pas à faire fléchir la combativité des mineurs est immédiatement suivie, le 19 septembre, d’une proposition de compromis présentée comme raisonnable : des augmentations de salaires de 11 à 22 % selon les catégories et une prime unique de 2 000 rands. On est loin du compte par rapport au salaire de 12 500 rands exigé. Pour la COSATU et l’ANC qui se partagent les rôles, il s’agit de diviser le mouvement pour mieux le briser. D’un côté sont propagés des propos alarmistes : «la grève est illégale, vous n’êtes pas protégés, vous allez être licenciés», «les mines pourraient fermer si l’on demande trop». De l’autre, le couvre-feu est instauré avec interdiction de circuler, d’organiser des meetings, et ordre est donné de disperser, par la force, les rassemblements de plus de 4 personnes ( !).

Quoi qu’il en soit des évènements à venir ladite «nation arc-en-ciel» est brisée. Comme au temps de l’apartheid, la classe laborieuse noire s’est (re)mise en mouvement et ne s’arrêtera pas. En effet les problèmes sociaux demeurent, les désillusions sur la nature de l’Etat-ANC se sont effondrées. Un retour sur l’histoire de l’après-apartheid s’impose pour saisir deux décennies de mystification.   

Les raisons profondes d’une répression impitoyable
La capitulation historique

Lorsque l’ANC, le 26 juin 1955, réunit son «Congrès du peuple», en présence de 3 000 délégués noirs, indiens, métis et quelques blancs, l’heure est à l’euphorie. Il reflète l’ampleur de la mobilisation et sa nature. Son programme apparaît sans ambiguïté : est prônée la nationalisation des mines, des banques et des industries en situation de monopoles ainsi qu’est proclamé «le droit essentiel pour la liberté, de confisquer et de redistribuer tout bien mal acquis», «l’allocation de terres à ceux qui n’en ont pas», «un salaire décent et des heures de travail réduites», «l’éducation gratuite et obligatoire pour tous sans égard de couleur, de race et de nationalité». En fait, derrière la façade révolutionnaire, deux conceptions coexistent. Celle d’une étroite classe moyenne noire qui aspire à l’ascension sociale, qui ne remet pas en cause le marché capitaliste mais entend mettre fin à l’apartheid. Si elle prône l’indépendance vis-à-vis des multinationales, elle reste marquée par un nationalisme conservateur sur le modèle de celui des Afrikaners contre l’impérialisme anglais (l’ANC est née en 1912). Pour aboutir dans ses objectifs, elle doit s’appuyer sur la majorité noire dont elle se distingue. Et elle trouve un allié de poids, la Parti Communiste Sud Africain, qui a développé des activités syndicales parmi les travailleurs blancs et noirs. Sa conception consiste à instaurer un capitalisme d’Etat, la classe ouvrière blanche jouant le rôle d’avant-garde dans la lutte pour une économie, qualifiée de précapitaliste, ce qui justifie la «théorie» des deux étapes, reléguant l’instauration du socialisme au terme d’un processus ultérieur. Cette vision démocratiste s’appuie et rejoint les aspirations de l’immense majorité des noirs surexploités.

La période qui suit va être marquée par la combinaison de révoltes de masse, de grèves et de lutte armée ainsi que par une répression terrible (émeutes de Johannesburg, Soweto, Le Cap…) et des incarcérations massives. Pour l’opinion internationale indignée, l’apartheid est une incongruité historique, la reconnaissance des droits civiques comme aux USA, une nécessité. Les protestations et mobilisations puis le boycott de l’Afrique du Sud, mettent le régime au ban de ladite communauté internationale ce qui n’empêchera nullement les compagnies minières de prospérer et de vendre leurs produits.

Deux séries d’évènements vont changer la donne. D’une part, l’orthodoxie libérale qui s’impose dans les années 1980 alourdissant la dette de l’Etat, permet au FMI et à la Banque Mondiale, sous la férule des Etats-Unis, d’intervenir dans l’économie et d’autre part l’effritement puis l’effondrement du bloc de l’Est en 1989 laissent le PC désemparé et prêt à toutes les compromissions.

Pour De Klerk (au pouvoir de 1989 à 1994), il s’agit de faire endosser à l’ANC ce tournant historique, mettant fin au régime d’apartheid pour mieux appliquer les remèdes néolibéraux. Il fait donc libérer Mandela le 11 février 1990.  

S’engage ensuite un partage des rôles et des pouvoirs, visant à mettre fin aux revendications récurrentes de la masse des travailleurs noirs qui perturbent l’économie. Et c’est sur ce terrain que les compromissions furent les plus dramatiques pour ceux qui vivaient de l’espoir entretenu par l’icône Mandela médiatisée. Ce fut Thabo Mbeki, n°2 de l’ANC, exilé pendant des années en Angleterre et formaté aux recettes néolibérales, qui mena les négociations avec le parti de De Klerk et les Chicago boys du FMI et de la Banque Mondiale. Il accepta le programme d’ajustement structurel du FMI pour  résorber la dette odieuse, l’inscription dans la nouvelle Constitution de l’indépendance de la Banque nationale, le maintien à sa tête de Chris Stals qui la dirigeait sous l’apartheid. De même, Derek Keyes fut maintenu à son poste de Ministre des Finances. Il souscrivit également aux recommandations prônant l’abandon de fait de toute souveraineté monétaire, et donc de l’hypothèse de dévaluation compétitive, ainsi que de toute possibilité de mener une politique interventionniste considérée comme dispendieuse et contraire à la priorité de rembourser les créanciers.

En 1994, Mandela et Mbeki soumirent le nouveau programme de l’ANC à Harry Oppenheimer, président du géant minier anglo-américain et de De Beers. Ils allaient à Canossa. Tout en se défendant d’être marxistes, ils souscrivirent aux quelques modifications exigées par ce magnat tout en jurant qu’ils voulaient éviter à tout prix un choc financier à l’économie sud-africaine. Le 6 octobre 1994, le Wall Street Journal saluait l’heureuse nouvelle : «M. Mandela depuis quelque temps s’exprime comme Margaret Thatcher plutôt que comme un révolutionnaire de gauche qu’on avait cru voir en lui». Dès lors, comme dans toute économie capitaliste ouverte, le seul espoir après la cure d’austérité ne résidait plus que dans la capacité des gouvernants à attirer des investisseurs étrangers. Un leurre comme la mise en scène de la Commission Vérité et Justice. Cette farce tragi-comique médiatisée à l’excès ne traita que des manifestations extérieures de l’apartheid : la torture, les sévices et les disparitions. La nature du système d’exploitation et de ségrégation économiques ainsi que  la dette odieuse restèrent dans l’ombre. En outre, De Klerk exigea le maintien en poste de tous les fonctionnaires blancs et pour ceux qui préféraient partir, le droit de bénéficier de généreuses pensions à vie. Cet accord fut négocié par José Stavo, dirigeant historique du PC Sud-Africain. La hiérarchie de l’ANC l’approuva comme le reste. L’important pour l’ANC était d’occuper le devant de la scène politique, la réalité des leviers demeurant aux mains de l’élite blanche et de ses sponsors internationaux.

Les effets de cette capitulation historique marquèrent très vite les limites dans lesquelles s’était enfermée (volontairement ?) l’ANC. La redistribution des terres considérée comme une atteinte au droit de propriété, impossible. La possibilité de créer des emplois en subventionnant des petites entreprises, interdite par les accords du GATT, idem pour la distribution de médicaments contre le SIDA, contraire aux engagements relatifs aux droits de propriété intellectuelle. La construction de logements pour les pauvres, l’accès à l’électricité gratuite dans les townships devaient requérir l’accord de la Banque nationale et dégager des fonds, contraires au principe visant à juguler toute inflation. De même, le contrôle des changes pour tenter de se prémunir contre la spéculation sur la dette entrait en contradiction avec l’accord conclu avec le FMI conditionnant son prêt de 850 millions de dollars à l’interdiction d’y recourir et imposant la «contrainte salariale» bloquant toute augmentation des rémunérations.    

Entre l’ANC et le peuple noir, le gouffre de la désespérance.
Prélude de Marikana

Le tournant néolibéral ne s’est pas accompli immédiatement : trop d’espoirs étaient à satisfaire et les adhérents et militants de l’ANC n’y étaient pas suffisamment préparés. Il y eut, malgré tout, dans un premier temps assez bref, un «tourbillon d’investissements publics», ce qui alourdit l’endettement massif de l’Etat. FMI et Banque Mondiale réagirent par des prêts sous «conditionnalité», à savoir la privatisation des services de l’eau, de l’électricité et du réseau téléphonique. «A chaque fois qu’un cadre de l’ANC laissait entendre que la «charte de la liberté» serait mise en application, les marchés – autrement dit les traders de New York et de Londres – réagissaient violemment et le rand plongeait». Ils faisaient en quelque sorte la démonstration pratique qu’il n’y avait pas d’autre alternative que celle de se soumettre. Pour mieux inoculer le virus néolibéral aux «archaïques» de l’ANC, leur faire comprendre ce que signifiait «la démocratie technicisée et protégée» que les Chicago boys tentaient d’inculquer, des membres de l’ANC furent envoyés dans des écoles d’administration étrangères pour suivre des programmes de formation.

En juin 1996, face à la spéculation et à la nouvelle dépréciation de la monnaie, le gouvernement Mbeki dut se résoudre à mettre en œuvre de nouvelles privatisations, à comprimer les dépenses publiques et à déréglementer le marché du travail, bref, à casser le peu de droits acquis par les salariés.

Les conséquences se firent sentir très rapidement. De 1990 à 2006, l’espérance de vie des Sud-Africains diminua de 13 ans. De 1991 à 2002, le taux de chômage passa de 23 à 48%. Si le gouvernement de l’ANC construisit 1,8 million de logements pendant cette période, dans ce même laps de temps, plus de 2 millions de noirs furent expulsés de leurs logements. En 2008, 22 millions de Sud-Africains croupissaient dans la pauvreté. Ils ne pouvaient que constater que les blancs, les 10% de la population, possédaient toujours 70% des terres, et fatalistes, comme le militant anti-apartheid Rassoul Snyman : «ils ne nous ont pas libérés, la chaîne que nous avions autour du cou, ils l’ont  mise à nos chevilles».

En 2009, à l’occasion du scrutin du 24 avril, des fractures et des remises en ordre révèlent un sentiment de malaise, voire de trahison qui se répand. Thabo Mbeki est mis à l’écart, Jacob Zuma, jugé plus rassembleur et capable d’apaiser la colère qui monte afin d’éviter la radicalisation de la contestation, lui succède. En fait, ce personnage est surtout connu pour être un manipulateur corrompu. Soutenu par le PC Sud-africain, l’ANC, et en son sein par les blancs de l’ancien Parti national de l’apartheid qui ont intégré cet appareil, il l’emporte largement. Ces élections se traduisent par une participation de 77% des électeurs et une percée d’un nouveau parti, l’Alliance Démocratique, composé de «blancs éclairés» prônant le développement de la stabilité sociale nécessaire aux affaires. Au lendemain de ces élections, la Bourse satisfaite reprend des couleurs «arc-en-ciel» ( !). 

A la veille de la Coupe du monde de football, l’on assiste à l’apparition de mouvements sociaux mobilisant les résidents des bidonvilles. A Camp, dans la banlieue de Durban, des squatters occupent des logements vides. Le 26 septembre 2009, la répression prend une tournure sournoise. Une milice de 40 nervis attaque les squatters et, toute la nuit, tabassent, détruisent, sans que la police, complice, n’intervienne. On dénombre 4 morts et de nombreux blessés. Ces affrontements furent pressentis comme la résultante de conflits ethniques, les Zoulous nervis contre les Xhosas squatters. Les premiers ont-ils été soudoyés par des promoteurs privés, soucieux de leurs intérêts, comme le prétendirent les seconds ? En tout état de cause, l’ANC mit en cause l’association ABM, celle qui mobilisait les sans-logis, et procéda à des contrôles de ses membres aux fins d’exclusion. L’ANC devait mettre au pas les pauvres avant la grande feria du foot.

La médiatisation mondiale de l’Afrique du Sud occulta pour un temps assez bref la réalité de l’exploitation et de la misère de l’immense majorité des noirs. Car rien n’avait changé ou si peu. Les grandes compagnies minières spoliatrices affichaient des taux de rendement pour leurs actionnaires de 15% l’an. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de la société Lonmin d’où est parti le mouvement gréviste de Marikana : force est de constater que ce 3ème producteur mondial de platine dont le chiffre d’affaires est de 2 milliards de dollars par an est en pleine santé lucrative. Cette multinationale qui possède 4 mines en Afrique du Sud et emploie 28 000 salariés possède, toujours, son siège social à Londres. Ses méthodes d’exploitation coloniales et racistes furent même réprouvées en 1973 par le 1er ministre anglais, conservateur : «Ce visage du capitalisme est inacceptable» . Cette  image détestable n’a guère évolué à moins de considérer comme un acte de bienveillance l’adaptation d’après apartheid qui conduisit le nouveau PdG Jan Farmer à promouvoir, en qualité d’administrateur, l’ancien secrétaire général du syndicat des mineurs, Cyril Ramaphosa.

Toutes ces firmes minières sont toujours là, plus voraces et plus intransigeantes que jamais, jusqu’à « l’explosion » de Marikana. Elles avaient cru trouver des perles noires pour jouer les illusionnistes, légitimer par les institutions post-apartheid leur rapacité et se dissimuler derrière l’emblématique ANC. L’écran de fumée s’est dissipé. Reste aux travailleurs noirs à se doter d’organisations indépendantes de l’appareil d’Etat. Avec les réserves qui s’imposent on peut néanmoins supposer que Marikana résonne comme Gafsa en Tunisie, annonciateur de mouvements sociaux et politiques de plus grande ampleur.

Gérard Deneux, le 10 octobre 2012

Sources pour cet article
-         Les reportages de Sébastien Hervieu, les tribunes et articles de Philippe Aloy, de Philippe Aupas, parus dans le Monde et les analyses du Monde Diplomatique de Philippe Rivière (octobre 2009), Augustin con Chiglia, Greg Marinovich (Monde Diplomatique octobre 2012)
-         La dernière partie s’inspire du livre de Naomi Klein «La stratégie du choc, la montée du capitalisme du désastre» éditions Actes Sud, p. 238 à 266
-         L’article de Charles Longford (historien anglais) publié sur le site  alencontre.org  



[1] African National Congress (Congrès National Africain) parti politique membre de l’Internationale Socialiste
[2] Association of Mineworkers and Construction Union
[3] National Union of Mineworkers (syndicat des mineurs)
[4] Congress of South African Trade Unions (confédération syndicale)
[5] Secrétaire Général de la COSATU