Signification de
la répression
d’une grève
massive en Afrique du Sud
A Marikana, ils
étaient 3 000 grévistes sur la colline des merveilles (Wunderkopf),
encerclés par des policiers et 200 mercenaires d’agences privées. Ils ont perdu
47 de leurs camarades, froidement abattus. C’étaient des foreurs, des
déblayeurs, des manieurs d’explosifs. Des entrailles de la terre, ils
extrayaient ce précieux métal, le platine, afin que «nos» voitures disposent de
pots catalytiques moins polluants, afin que «nos» ordinateurs puissent
fonctionner. Ils ne rêvaient même pas de pouvoir disposer un jour de ces moyens
de locomotion et de communication. Ils souhaitaient uniquement que leur dignité
leur soit restituée par des salaires décents.
Faire
retour sur cette féroce répression
et celles qui ont suivi, ce n’est pas seulement mettre en lumière ce qu’ont
occulté les médias mais dissiper l’ambiguïté de l’après-apartheid et son
orchestration propagandiste. Plus fondamentalement ce sont les origines de
cette transition dite historique qu’il faut scruter pour saisir pourquoi tant
de lauriers furent tressés sur la tête de Mandela jusqu’à le transformer en
icône inoffensive. Sa figure emblématique «d’enfermé» n’a rien de commun avec
d’autres qui ont connu les affres des prisons comme Blanqui de la Commune, Rosa
Luxembourg l’allemande ou l’italien Gramsci.
16 août, le jeudi
noir du sang des mineurs
Une
semaine qu’ils étaient en grève, une
semaine qu’ils subissaient le chantage aux licenciements s’ils ne reprenaient immédiatement
le travail, une semaine que les autorités déclaraient leur grève illégale
puisqu’elle n’avait pas été décidée par le syndicat officiel, une semaine de
provocations et de harcèlement policier.
Et
puis, ce jour-là, le 16 août, comme les précédents, 3 000 mineurs
s’étaient rassemblés sur la colline jouxtant la mine. Des hélicoptères
au-dessus des têtes ont tournoyé et 500 policiers sont arrivés en véhicules
blindés et camions munis de lances à eau. Des barbelés commençaient à
s’installer autour de leur rassemblement. Ils se sont tous mis à discuter pour
décider de la marche à suivre. Puis s’estimant pris au piège, ils ont dévalé la
colline pour rejoindre leurs habitations toutes proches. Les grenades
lacrymogènes, les lances à eau en action, les tirs à balles réelles ne leur
laissaient aucune autre issue. Certains se sont réfugiés derrière des rochers
et pendant plus d’une demi-heure subirent des tirs provenant d’une dizaine de
blindés qui les encerclaient. D’autres, la plupart, dans leur fuite furent
atteints dans la poitrine ou dans le dos par les balles, d’autres furent
sommairement abattus. Certes, bravaches, ils étaient munis, avant le massacre,
de quelques lances, machettes, gourdins comme c’est la tradition pour la fière
ethnie des Xhosa. Ils voulaient montrer qu’ils ne voulaient pas céder face aux
intimidations. D’ailleurs, il n’y eut aucun blessé ni mort à déplorer parmi la
soldatesque. Dans les rangs des grévistes, en revanche, on dénombra 34 morts
auxquels il faudra ajouter, quelques jours plus tard, 9 décès et 78 blessés.
Mais ce jour-là, après l’assassinat de masse, la chasse à l’homme se poursuivit
jusqu’à l’arrestation de 259 de leurs camarades. Ils furent insultés, bastonnés
et frappés jusque dans le commissariat de Béthanie où ils furent jetés en
cellules. Ce jeudi noir du sang des grévistes s’inscrira dans les mémoires. Ce
jour-là, le mythe et les illusions sur la nature du régime institué par Mandela
se sont effondrés quoique depuis des années, le fossé entre les espérances
sociales promises et la réalité d’un pouvoir corrompu n’avait cessé de
s’approfondir.
Les raisons
immédiates du massacre
Faut-il
croire la version de la police ? Ses déclarations sont révélatrices :
«Nous avons été attaqués par les
grévistes, nous avons été obligés de nous défendre», en tirant sans
sommation et à balles réelles après les avoir piégés. Pourquoi être retournés
sur place le lendemain pour ramasser les douilles sinon pour dissimuler les
indices de leur sauvagerie commanditée ? Jacob Zuma n’a-t-il pas reconnu
la préparation de cet assaut en déclarant le 17 août : «Ces gens-là n’étaient pas prêts à quitter
les lieux mais plutôt à se battre» ! Intolérables, cette grève et ses
meetings continuels sur la colline ! Il fallait à tout prix briser ce mouvement
gréviste d’ampleur qui risquait de s’étendre. D’ailleurs à Marikana, la haine
des exploiteurs et du régime était plus que palpable : un représentant du
syndicat officiel avait été retrouvé mort et deux policiers avaient été tués.
Les raisons de la rage étaient plus profondes, plus anciennes, et ne relevaient
pas seulement de l’absence de négociations sur les revendications de salaires
exprimées avec détermination.
Au
lieu de s’améliorer, depuis près de deux décennies, la situation des mineurs, à
quelques exceptions près, n’a fait qu’empirer. Pour rejoindre le filon, 10
heures sous terre à subir des températures de 40°, pour 9 heures de travail
payées 8, soit 400 à 560 € par mois et puis revenir chez soi, faire quelques
centaines de mètres pour retrouver son bidonville (de Nkaneuf), fait de cabanes
de tôles dont une sur deux possède l’électricité. Retrouver cet environnement
où l’eau est rare, et sans ramassage des ordures ménagères. Et le lendemain, recommencer… en espérant que l’amélioration à
venir viendrait de ceux qui avaient tant promis.
Et
puis, jour après jour, voir, entendre ces Noirs
blanchis de l’ANC[1] se
pavaner, assurer que l’avenir serait meilleur tout en s’enrichissant
outrageusement. Comme Cyril Ramaphosa, baron influent de l’ANC, le fondateur du
syndicat national des mineurs du temps de l’apartheid, devenu un magnat à la
tête d’une fortune de centaines de millions d’euros. Comme Jeff Radebe, le haut
dirigeant du Parti Communiste, marié à l’une des femmes les plus riches
d’Afrique du Sud, qui plus est, propriétaire de mines ! La rage, en sachant
que le beau-frère de cette dame est, quant à lui, l’homme le plus riche du
pays. L’indignation de toute la population meurtrie en apprenant que ce Jeff,
ministre de la justice, avait osé l’impensable : inculper 270 mineurs en
les accusant du meurtre de leurs 34 camarades de Marikana ! Certes, il dut
reculer devant l’ampleur des protestations. Mais la rage reste intacte. Le
discrédit de la bureaucratie syndicale gangrenée par la corruption est tel que
le clientélisme visant à absorber les contestataires fonctionne de plus en plus
difficilement. La grève de Marikana a d’ailleurs été déclenchée par un syndicat
dissident né de la scission avec la fédération minière : l’AMCU[2],
dont Joseph Mathunjwa est le président, rencontre un succès croissant face au
déclin du NUM[3]
(syndicat officiel rattaché à COSATU[4])
malgré les subsides octroyés par le patronat minier).
Cette perte de contrôle des masses inquiète
la classe dominante et la bureaucratie syndicale, tout comme cette grève
déclarée «sauvage» et «illégale», échappant aux procédures de collaboration.
C’est la raison essentielle qui, dans la conjoncture de non maîtrise du mouvement, a conduit gouvernement
et patronat à la répression sanglante. Les mineurs meurtris dans leur chair
allaient-ils se laisser intimider, les sociétés minières reculer ?
Malgré les
manœuvres d’apaisement et d’intimidation, la lutte s’élargit
Le 18 août, à
Marikana, 3 000 mineurs sont de nouveau rassemblés. Julius Malema,
l’ex-président de la Ligue de la Jeunesse de l’ANC, exclu de l’appareil, est
autorisé à s’adresser aux mineurs. Comme les autres dirigeants du mouvement, il
appelle tous les mineurs du pays à se mettre en grève. Il se déclare partisan
de la nationalisation et demande que Jacob Zuma soit démis de ses fonctions. De
fait, les débrayages et grèves ont commencé à s’étendre, des délégations en
cortèges se rendent dans les différents lieux d’extraction. Toutefois, cette
prise de position révèle l’existence d’une coalition de mécontents au sein de
l’ANC, effrayée de ne plus pouvoir maîtriser la combativité des travailleurs
noirs, de voir sa légitimité s’effriter. Le lendemain, 19 août, après avoir
rassemblé dix de ses ministres, Jacob Zuma tente de jouer l’apaisement et la
concorde nationale : un soutien financier est accordé, déclare-t-il aux
familles des victimes, une journée de deuil national est instituée et une
commission d’enquête nommée afin d’établir les responsabilités du massacre. Elle
devrait rendre ses résultats en janvier 2013 ( !). Cette tentative de
calmer la colère et de la détourner de ses objectifs fait long feu d’autant que
les sociétés minières ne lâchent rien sur les revendications et menacent les
grévistes de licenciements s’ils ne reprennent pas le travail. 1 200
d’entre eux sont convoqués à un conseil de discipline aux fins d’exclusion.
Mais la grève s’étend, la production du bassin de Rustenburg (Amilo Platinum)
s’arrête, le mouvement s’amplifie, touche la mine aurifère près de
Johannesburg. Le 29 août, toutes les compagnies minières sont concernées. D’après
le Financial Times qui en rapporte
les propos, Jacob Zuma s’interroge : «Nous
devons trouver les moyens de restaurer la stabilité sur les lieux de travail.
La violence (de qui ?) ne peut
devenir une culture des relations de travail». En clair, il convient de
restaurer la COSATU comme instrument de négociation-collaboration avec les
compagnies minières par-dessus la tête des mineurs. Dans le même sens, une
médiatrice, sans réel pouvoir, est nommée : Mme Madonsella, cette ancienne
avocate, spécialiste des Droits de l’Homme, se doit de «restaurer la confiance entre le gouvernement et le peuple». Elle prône
«la voie du dialogue contre les
manifestations et les grèves pour éviter que les travailleurs deviennent de la
chair à canons» (sic). Reconnaissant que le coût de la corruption
s’élèverait à 3 milliards d’euros par an, elle mesure «qu’il y a toutefois encore (sic)
un problème d’égalité de traitement des hommes politiques devant la loi»…
Ces
manœuvres d’apaisement n’ont guère troublé les travailleurs, en particulier
ceux des transports dont 28 000 d’entre eux ont débrayé en signe de
solidarité dès le 24 août, aux cris de «Marikana !
Marikana !». Et la grève de s’étendre encore jusqu’au fond de la mine
comme pour les extracteurs de chrome. Le 25 septembre, ce sont quelques
100 000 travailleurs des transports qui sont en grève et commencent à paralyser
General Motors et le pétrolier Royal Dutch Shell, ralentissant la production et
les livraisons.
Entre-temps,
le 17 septembre s’est tenu le
Congrès de la COSATU. La moitié de ses membres (sur 2,2 millions d’adhérents)
étant pratiquement en état de dissidence. Il fallait tenter de resserrer les
rangs. Le dirigeant Zwelinzima Vavi[5]
joue gros ce jour-là. Il lui faut à la fois rassurer les grévistes en masquant
la véritable nature du syndicat collaborationniste et contenir le mouvement. Et
il se présente, ce jour-là, comme le véritable champion des masses, il fait
adopter un programme revendicatif difficilement acceptable pour l’ANC
néolibérale : développement des grands travaux, extension du secteur
public, institution d’une sécurité sociale, élargissement des conditions
d’accès aux allocations familiales. Sur ces bases, il est reconduit dans ses
fonctions. Mais les barons de l’ANC veulent leur revanche car il s’est permis
de condamner devant les 3 000 délégués les «élites prédatrices», ces «hyènes
politiques», avertissant la frange prête à un compromis que «nous sommes assis sur une bombe à
retardement sociale» révélant ainsi sa volonté de recomposition gouvernementale,
tentative de recentrage d’un capitalisme à la brésilienne : «nous avons besoin d’un moment Lula».
Mais,
dans le même temps, la voie de la répression avait été choisie : les
affrontements entre policiers et grévistes s’amplifiaient. On dénombrait déjà
plus de 7 morts par balles parmi ces derniers avant le 15 septembre.
Répression et
«négociations» concédées
Le 15 septembre, en
effet, la décision de s’attaquer à la population du plus grand bidonville
minier, celui de Nkaneuf près de la mine de Marikana et de recourir à l’armée
pour quadriller la région de Rustenburg au moyen de blindés et d’hélicoptères,
est mise en œuvre. Il s’agit en cassant le mouvement gréviste, de rassurer les
investisseurs internationaux quant à la détermination du gouvernement de
rétablir la «stabilité sociale».
A
coups de grenades lacrymogènes et de tirs à balles en caoutchouc, les
manifestants rassemblés sont dispersés et la police procède à des dizaines
d’arrestations en ciblant «les meneurs».
Dans
la nuit du 15 au 16 septembre, les dortoirs et les habitations sont investis,
perquisitionnés avec la plus grande brutalité. Le lendemain, la population de
Nkaneuf proteste, dresse des barricades à l’aide de pierres, de poteaux, de
pneus et scande dans un mélange de colère et de crainte «Arrêtez de venir nous tuer, allez vous- en !». Cette opération
qui n’arrive pas à faire fléchir la combativité des mineurs est immédiatement
suivie, le 19 septembre, d’une proposition de compromis présentée comme
raisonnable : des augmentations de
salaires de 11 à 22 % selon les catégories et une prime unique de
2 000 rands. On est loin du compte par rapport au salaire de 12 500
rands exigé. Pour la COSATU et l’ANC qui se partagent les rôles, il s’agit de
diviser le mouvement pour mieux le briser. D’un côté sont propagés des propos
alarmistes : «la grève est illégale,
vous n’êtes pas protégés, vous allez être licenciés», «les mines pourraient fermer si l’on demande trop». De l’autre, le
couvre-feu est instauré avec interdiction de circuler, d’organiser des
meetings, et ordre est donné de disperser, par la force, les rassemblements de
plus de 4 personnes ( !).
Quoi
qu’il en soit des évènements à venir ladite «nation arc-en-ciel» est brisée. Comme au temps de l’apartheid, la
classe laborieuse noire s’est (re)mise en mouvement et ne s’arrêtera pas. En effet
les problèmes sociaux demeurent, les désillusions sur la nature de l’Etat-ANC
se sont effondrées. Un retour sur l’histoire de l’après-apartheid s’impose pour
saisir deux décennies de mystification.
Les raisons
profondes d’une répression impitoyable
La capitulation
historique
Lorsque
l’ANC, le 26 juin 1955, réunit son «Congrès
du peuple», en présence de 3 000 délégués noirs, indiens, métis et
quelques blancs, l’heure est à l’euphorie. Il reflète l’ampleur de la
mobilisation et sa nature. Son programme apparaît sans ambiguïté : est
prônée la nationalisation des mines, des banques et des industries en situation
de monopoles ainsi qu’est proclamé «le
droit essentiel pour la liberté, de confisquer et de redistribuer tout bien mal
acquis», «l’allocation de terres à ceux qui n’en ont pas», «un salaire décent
et des heures de travail réduites», «l’éducation gratuite et obligatoire pour
tous sans égard de couleur, de race et de nationalité». En fait, derrière
la façade révolutionnaire, deux
conceptions coexistent. Celle d’une étroite classe moyenne noire qui aspire
à l’ascension sociale, qui ne remet pas en cause le marché capitaliste mais
entend mettre fin à l’apartheid. Si elle prône l’indépendance vis-à-vis des
multinationales, elle reste marquée par un nationalisme conservateur sur le
modèle de celui des Afrikaners contre l’impérialisme anglais (l’ANC est née en
1912). Pour aboutir dans ses objectifs, elle doit s’appuyer sur la majorité
noire dont elle se distingue. Et elle trouve un allié de poids, la Parti
Communiste Sud Africain, qui a développé des activités syndicales parmi les
travailleurs blancs et noirs. Sa conception consiste à instaurer un capitalisme
d’Etat, la classe ouvrière blanche jouant le rôle d’avant-garde dans la lutte
pour une économie, qualifiée de précapitaliste, ce qui justifie la «théorie»
des deux étapes, reléguant l’instauration du socialisme au terme d’un processus
ultérieur. Cette vision démocratiste s’appuie et rejoint les aspirations de
l’immense majorité des noirs surexploités.
La
période qui suit va être marquée par la combinaison de révoltes de masse, de
grèves et de lutte armée ainsi que par une répression terrible (émeutes de
Johannesburg, Soweto, Le Cap…) et des incarcérations massives. Pour l’opinion
internationale indignée, l’apartheid est
une incongruité historique, la reconnaissance des droits civiques comme aux
USA, une nécessité. Les protestations et mobilisations puis le boycott de l’Afrique du Sud, mettent le
régime au ban de ladite communauté internationale ce qui n’empêchera nullement
les compagnies minières de prospérer et de vendre leurs produits.
Deux
séries d’évènements vont changer la donne. D’une part, l’orthodoxie libérale
qui s’impose dans les années 1980 alourdissant la dette de l’Etat, permet au
FMI et à la Banque Mondiale, sous la férule des Etats-Unis, d’intervenir dans
l’économie et d’autre part l’effritement puis l’effondrement du bloc de l’Est
en 1989 laissent le PC désemparé et prêt à toutes les compromissions.
Pour
De Klerk (au pouvoir de 1989 à 1994), il s’agit de faire endosser à l’ANC ce tournant historique, mettant fin au
régime d’apartheid pour mieux appliquer les remèdes néolibéraux. Il fait donc
libérer Mandela le 11 février 1990.
S’engage
ensuite un partage des rôles et des
pouvoirs, visant à mettre fin aux revendications récurrentes de la masse des
travailleurs noirs qui perturbent l’économie. Et c’est sur ce terrain que les
compromissions furent les plus dramatiques pour ceux qui vivaient de l’espoir
entretenu par l’icône Mandela médiatisée. Ce fut Thabo Mbeki, n°2 de l’ANC,
exilé pendant des années en Angleterre et formaté aux recettes néolibérales,
qui mena les négociations avec le parti de De Klerk et les Chicago boys du FMI et de la Banque Mondiale. Il accepta le
programme d’ajustement structurel du FMI pour
résorber la dette odieuse, l’inscription dans la nouvelle Constitution
de l’indépendance de la Banque nationale, le maintien à sa tête de Chris Stals
qui la dirigeait sous l’apartheid. De même, Derek Keyes fut maintenu à son
poste de Ministre des Finances. Il souscrivit également aux recommandations
prônant l’abandon de fait de toute souveraineté monétaire, et donc de
l’hypothèse de dévaluation compétitive, ainsi que de toute possibilité de mener
une politique interventionniste considérée comme dispendieuse et contraire à la
priorité de rembourser les créanciers.
En
1994, Mandela et Mbeki soumirent le nouveau
programme de l’ANC à Harry Oppenheimer, président du géant minier
anglo-américain et de De Beers. Ils allaient à Canossa. Tout en se défendant
d’être marxistes, ils souscrivirent aux quelques modifications exigées par ce
magnat tout en jurant qu’ils voulaient éviter à tout prix un choc financier à
l’économie sud-africaine. Le 6 octobre 1994, le Wall Street Journal saluait l’heureuse nouvelle : «M. Mandela depuis quelque temps s’exprime
comme Margaret Thatcher plutôt que comme un révolutionnaire de gauche qu’on
avait cru voir en lui». Dès lors, comme dans toute économie capitaliste
ouverte, le seul espoir après la cure d’austérité ne résidait plus que dans la
capacité des gouvernants à attirer des investisseurs étrangers. Un leurre comme
la mise en scène de la Commission Vérité
et Justice. Cette farce tragi-comique médiatisée à l’excès ne traita que
des manifestations extérieures de l’apartheid : la torture, les sévices et
les disparitions. La nature du système d’exploitation et de ségrégation économiques
ainsi que la dette odieuse restèrent
dans l’ombre. En outre, De Klerk exigea le maintien en poste de tous les
fonctionnaires blancs et pour ceux qui préféraient partir, le droit de
bénéficier de généreuses pensions à vie. Cet accord fut négocié par José Stavo,
dirigeant historique du PC Sud-Africain. La hiérarchie de l’ANC l’approuva
comme le reste. L’important pour l’ANC était d’occuper le devant de la scène
politique, la réalité des leviers demeurant aux mains de l’élite blanche et de
ses sponsors internationaux.
Les
effets de cette capitulation historique
marquèrent très vite les limites dans lesquelles s’était enfermée
(volontairement ?) l’ANC. La redistribution des terres considérée comme
une atteinte au droit de propriété, impossible. La possibilité de créer des
emplois en subventionnant des petites entreprises, interdite par les accords du
GATT, idem pour la distribution de médicaments contre le SIDA, contraire aux
engagements relatifs aux droits de propriété intellectuelle. La construction de
logements pour les pauvres, l’accès à l’électricité gratuite dans les townships
devaient requérir l’accord de la Banque nationale et dégager des fonds,
contraires au principe visant à juguler toute inflation. De même, le contrôle
des changes pour tenter de se prémunir contre la spéculation sur la dette
entrait en contradiction avec l’accord conclu avec le FMI conditionnant son
prêt de 850 millions de dollars à l’interdiction d’y recourir et imposant la
«contrainte salariale» bloquant toute augmentation des rémunérations.
Entre l’ANC et le
peuple noir, le gouffre de la désespérance.
Prélude de
Marikana
Le
tournant néolibéral ne s’est pas accompli immédiatement : trop d’espoirs
étaient à satisfaire et les adhérents et militants de l’ANC n’y étaient pas
suffisamment préparés. Il y eut, malgré tout, dans un premier temps assez bref,
un «tourbillon d’investissements publics»,
ce qui alourdit l’endettement massif
de l’Etat. FMI et Banque Mondiale réagirent par des prêts sous
«conditionnalité», à savoir la privatisation des services de l’eau, de
l’électricité et du réseau téléphonique. «A
chaque fois qu’un cadre de l’ANC laissait entendre que la «charte de la
liberté» serait mise en application, les marchés – autrement dit les traders de
New York et de Londres – réagissaient violemment et le rand plongeait». Ils
faisaient en quelque sorte la démonstration pratique qu’il n’y avait pas
d’autre alternative que celle de se soumettre. Pour mieux inoculer le virus
néolibéral aux «archaïques» de l’ANC, leur faire comprendre ce que signifiait
«la démocratie technicisée et protégée» que les Chicago boys tentaient
d’inculquer, des membres de l’ANC furent envoyés dans des écoles d’administration
étrangères pour suivre des programmes de formation.
En
juin 1996, face à la spéculation et à la nouvelle dépréciation de la monnaie,
le gouvernement Mbeki dut se résoudre à mettre en œuvre de nouvelles privatisations, à comprimer
les dépenses publiques et à déréglementer
le marché du travail, bref, à casser le peu de droits acquis par les
salariés.
Les
conséquences se firent sentir très rapidement. De 1990 à 2006, l’espérance de
vie des Sud-Africains diminua de 13 ans. De 1991 à 2002, le taux de chômage
passa de 23 à 48%. Si le gouvernement de l’ANC construisit 1,8 million de
logements pendant cette période, dans ce même laps de temps, plus de 2 millions
de noirs furent expulsés de leurs logements. En 2008, 22 millions de
Sud-Africains croupissaient dans la pauvreté. Ils ne pouvaient que constater
que les blancs, les 10% de la population, possédaient toujours 70% des terres,
et fatalistes, comme le militant anti-apartheid Rassoul Snyman : «ils ne nous ont pas libérés, la chaîne que
nous avions autour du cou, ils l’ont
mise à nos chevilles».
En
2009, à l’occasion du scrutin du 24 avril, des fractures
et des remises en ordre révèlent un sentiment de malaise, voire de trahison
qui se répand. Thabo Mbeki est mis à l’écart, Jacob Zuma, jugé plus rassembleur
et capable d’apaiser la colère qui monte afin d’éviter la radicalisation de la
contestation, lui succède. En fait, ce personnage est surtout connu pour être
un manipulateur corrompu. Soutenu par le PC Sud-africain, l’ANC, et en son sein
par les blancs de l’ancien Parti national de l’apartheid qui ont intégré cet
appareil, il l’emporte largement. Ces élections se traduisent par une
participation de 77% des électeurs et une percée d’un nouveau parti, l’Alliance
Démocratique, composé de «blancs éclairés» prônant le développement de la
stabilité sociale nécessaire aux affaires. Au lendemain de ces élections, la
Bourse satisfaite reprend des couleurs «arc-en-ciel» ( !).
A la veille de la Coupe du monde de football,
l’on assiste à l’apparition de
mouvements sociaux mobilisant les résidents des bidonvilles. A Camp, dans
la banlieue de Durban, des squatters occupent des logements vides. Le 26
septembre 2009, la répression prend une tournure sournoise. Une milice de 40
nervis attaque les squatters et, toute la nuit, tabassent, détruisent, sans que
la police, complice, n’intervienne. On dénombre 4 morts et de nombreux blessés.
Ces affrontements furent pressentis comme la résultante de conflits ethniques,
les Zoulous nervis contre les Xhosas squatters. Les premiers ont-ils été
soudoyés par des promoteurs privés, soucieux de leurs intérêts, comme le
prétendirent les seconds ? En tout état de cause, l’ANC mit en cause
l’association ABM, celle qui mobilisait les sans-logis, et procéda à des
contrôles de ses membres aux fins d’exclusion. L’ANC devait mettre au pas les
pauvres avant la grande feria du foot.
La
médiatisation mondiale de l’Afrique du Sud occulta pour un temps assez bref la
réalité de l’exploitation et de la misère de l’immense majorité des noirs. Car
rien n’avait changé ou si peu. Les
grandes compagnies minières spoliatrices
affichaient des taux de rendement pour leurs actionnaires de 15% l’an. Pour ne
prendre qu’un exemple, celui de la société Lonmin d’où est parti le mouvement
gréviste de Marikana : force est de constater que ce 3ème
producteur mondial de platine dont le chiffre d’affaires est de 2 milliards de
dollars par an est en pleine santé lucrative. Cette multinationale qui possède
4 mines en Afrique du Sud et emploie 28 000 salariés possède, toujours,
son siège social à Londres. Ses méthodes d’exploitation coloniales et racistes
furent même réprouvées en 1973 par le 1er ministre anglais,
conservateur : «Ce visage du
capitalisme est inacceptable» . Cette
image détestable n’a guère évolué à moins de considérer comme un acte de
bienveillance l’adaptation d’après apartheid qui conduisit le nouveau PdG Jan
Farmer à promouvoir, en qualité d’administrateur, l’ancien secrétaire général
du syndicat des mineurs, Cyril Ramaphosa.
Toutes
ces firmes minières sont toujours là, plus voraces et plus intransigeantes que
jamais, jusqu’à « l’explosion » de Marikana. Elles avaient cru
trouver des perles noires pour jouer les illusionnistes, légitimer par les
institutions post-apartheid leur rapacité et se dissimuler derrière
l’emblématique ANC. L’écran de fumée s’est dissipé. Reste aux travailleurs
noirs à se doter d’organisations indépendantes de l’appareil d’Etat. Avec les
réserves qui s’imposent on peut néanmoins supposer que Marikana résonne comme
Gafsa en Tunisie, annonciateur de mouvements sociaux et politiques de plus
grande ampleur.
Gérard
Deneux, le 10 octobre 2012
Sources
pour cet article
-
Les reportages de Sébastien Hervieu,
les tribunes et articles de Philippe Aloy, de Philippe Aupas, parus dans le Monde et les analyses du Monde Diplomatique de Philippe Rivière
(octobre 2009), Augustin con Chiglia, Greg Marinovich (Monde Diplomatique octobre 2012)
-
La dernière partie s’inspire du livre
de Naomi Klein «La stratégie du choc, la
montée du capitalisme du désastre» éditions Actes Sud, p. 238 à 266
-
L’article de Charles Longford
(historien anglais) publié sur le site alencontre.org
[1] African National Congress (Congrès National Africain)
parti politique membre de l’Internationale Socialiste