Égypte
Les causes sociales d'un chaos politique
et
leur signification pour la période
Cet article prolonge
et approfondit le précédent portant le même titre paru en ligne le 5 décembre
2012 sur ce même site.
Presque deux ans après le
surgissement des révolutions arabes, le chaos politique qui règne en Égypte
comme en Tunisie, montre que la révolution continue sa course. Mais on ne peut
s'interroger sur les causes de cette situation et les mécanismes de la
révolution dans ces pays sans se demander si ces causes et mécanismes n'offrent
pas quelques signes délimitatifs d'une période entière introduisant au
déchiffrage du monde actuel.
Des spécificités arabes ou des ouvertures
à la compréhension des trente dernières années sur le globe ?
Même si le mouvement des
"indignés" a porté dans un premier temps l'écho des révolutions
arabes au-delà des frontières de ces pays, la logique et le cadre de ces
révolutions semblent pour beaucoup, experts ou non, appartenir à une aire
culturelle spécifique, surtout depuis que le "printemps" arabe
semblait étouffer sous l'hiver islamique.
Pourtant, depuis les
frémissements de révoltes populaires de Benghazi en Lybie contre les milices
islamiques, les multiples protestations du peuple tunisien contre le pouvoir
islamiste d'Ennahda ou les exactions des milices salafistes, et, enfin, le
véritable soulèvement égyptien contre la dictature annoncée des Frères
Musulmans et de ses alliés salafistes et jihadistes, la pensée endormie ici
s'est étonnée à nouveau. Ah bon ! Ces peuples qu'on a d'abord voué à la
soumission séculaire à la dictature puis à la religion ne veulent donc ni de
l'un ni de l'autre ? Mais,
une fois l'étonnement passé, l'esprit, faute d'outils adéquats, se rendort
aussitôt !
Pourtant on assiste sous
nos yeux à un soulèvement absolument
sans précédent dans l'histoire du peuple d'Egypte et dans celle du monde.
Des millions d'Egyptiens à travers tout
le pays, des campagnes arriérées au centre des villes, se sont engagés dans une révolte ouverte contre le règne
des Frères Musulmans, la maison mère de tous les mouvements islamistes modernes
qui ont occupé le centre de la scène politique et l'attention principale des
médias occidentaux depuis trente ans.
Mardi 4 décembre on
estimait à 750 000 les participants à la marche contre le palais présidentiel
de Morsi le qualifiant de fasciste et exigeant qu'il "dégage" pendant
que des dizaines de milliers d'autres manifestaient place Tahrir avec des
centaines de milliers d'autres encore à travers le pays saccageant souvent les
sièges des Frères Musulmans ou de son Parti de la Justice et de la Liberté
quand ils ne les brûlaient pas.
Les
médias occidentaux ont jeté un œil avec le prisme paresseux de la guerre des
religions ou de l'opposition "d'Egyptiens en guerre contre des Egyptiens".
Il faut dire que le constat
semble suffire aux tenants des spécificités du mouvement arabe : après avoir seriné que l’Égypte n'était
pas la Tunisie et la Syrie pas l’Égypte, ces révolutions n'ont pas débordé
l'aire arabe. Est-ce à dire que les causes de ces révolutions sont spécifiques
à cet espace ?
Pour étayer cela, il a
souvent été dit que les raisons des révolutions arabes reposaient sur une
contradiction spécifique à ces pays, entre, d'une part, des régimes
dictatoriaux sclérosés et d'autre part une jeunesse hautement scolarisée,
ouverte aux influences du monde moderne, mais réduite au chômage.
On a cherché également les
causes spécifiques de ces révolutions dans les particularités de régimes
économiques rentiers, que ce soit la rente pétrolière ou celle d'un système
"compradore", qui
bloqueraient par la corruption et le clientélisme tout développement
économique.
Dans cette logique
"arabisante", on a déconnecté ces surgissements des résistances
ouvrières européennes, ne voyant qu'une coïncidence dans la simultanéité des
révoltes sur la planète et dans le monde arabe.
Il est vrai que les
révolutions arabes n'ont pas été provoquées par la crise de 2007-2008 qui est,
par contre, en train de pousser en Europe les prolétaires dans les rues.
Les révolutions égyptiennes
et tunisiennes ont commencé avant la crise. L’Égypte avait connu un mouvement
de contestation politique démocratique dans les années 2004-2006 suivi par une
large vague de grèves en 2006-2008, qui ont créé la base du renversement du régime.
En Tunisie, ce sont les soulèvements ouvriers dans le bassin minier de Gafsa en
2007-2008 qui ont jeté les fondements de la révolution.
En Europe, par contre, les
toutes premières manifestations datent de décembre 2008 avec la révolte de la
jeunesse grecque suivie au printemps 2009 par les manifestations contre les
licenciements en France, la grève générale aux Antilles françaises, etc.
Cependant, raisonner ainsi
ne serait que s'intéresser à l'écume des choses et faire de la crise financière
une cause, un début alors qu'elle ne l'est que secondairement, étant
principalement un aboutissement. C'est
au processus qui a conduit à l'éclatement de la crise qu'il faut
s'intéresser. Certes, la crise financière s'alimente elle-même dans une logique
folle qui lui est propre et que personne ne semble pouvoir maîtriser, semblant
être la cause de tout ce qui s'effondre aujourd'hui. Pourtant la crise
financière est elle-même une conséquence d'une crise de surproduction née dans
les années 1970 qui a transformé le monde sous nos pieds pendant trente ans
sans que nous l'ayons bien perçu. L'éclatement de la crise financière
fonctionne donc aussi comme un dévoilement de ces mutations du monde des 30
dernières années, où la planète s'est transformée, de Pékin à Tunis, en passant
par Le Caire, Athènes ou Madrid. Un dévoilement où le politique ronronnant est
révélé nu, obsolète, avec trente ans de retard sur l'économique et le sociétal.
Les révolutions arabes en sont un autre dévoilement pour celui qui veut y aller
voir sachant que la période ne crée pas plus cet intérêt qu'elle ne crée une
nouvelle génération politique comme par un coup de baguette magique. Il faut du
temps.
En attendant, les vieilles
structures, les vieux partis et syndicats, les vieilles mentalités et habitudes
, craquent de tous bords mais arrivent cependant encore à imposer un temps
leurs vieux schémas aux temps présents. Ce qui provoque confusion des idées et
chaos politique.
Le choc des plaques arabes révèle une
tectonique bien plus générale
Ils avaient des yeux pour voir et ils n'ont rien vu
Les révolutions arabes ont
surpris. Les chutes de Ben Ali et Moubarak paraissaient
"impensables". Les révoltes actuelles des peuples tunisiens et
égyptiens mais aussi lybiens contre leurs dirigeants islamistes surprennent à
nouveau. Cela paraissait encore une fois "impensable".
Il faut dire que les femmes
et les hommes qui luttent courageusement et opiniâtrement depuis près de deux
ans dans les pays arabes contre les forces réactionnaires, que ce soit en
Syrie, en Égypte, en Tunisie, au Soudan ou d’autres pays de la région, ne
bénéficient pas en Europe d’un grand soutien ni d’un grand intérêt, y compris
dans les milieux de gauche et d’extrême gauche.
On peut donc légitimement
se demander pourquoi cette situation paradoxale, pourquoi et comment nous
pensons si mal ces révolutions.
On peut bien sûr incriminer à juste
titre les grands médias qui mentent, déforment la réalité et en cachent des
éléments essentiels, tout particulièrement dans leur façon
de « couvrir » ou plutôt de « recouvrir » les
évènements en Égypte et en Tunisie. Il est vrai qu’ils déforment gravement
notre représentation. Mais n’est-ce pas aussi nos propres préjugés sur les peuples de ces pays qui nous exposent
trop facilement à ne pas porter un regard critique suffisant sur les
constructions mentales que les médias confortent.
L’un de ces préjugés a consisté à
considérer d’emblée que les mouvements émancipateurs de ce qu’on a appelé le
printemps arabe n’allaient pas bien loin et qu’ils étaient condamnés à être
balayés à plus ou moins brève échéance par la contre révolution islamiste.
Certains l’ont écrit et beaucoup l’ont pensé. Or la
condescendance fataliste à l’égard du printemps arabe n’a pas cessé d’être mise
à mal tout au long de ces deux années par l’action obstinée des masses
populaires, des femmes, des jeunes, des mouvements de gauche et
révolutionnaires dans tous ces pays-là. Le déclin des Frères Musulmans est
visible depuis la fin des législatives de l'hiver 2011, plus particulièrement encore
lors des manifestations de janvier et février 2012 qui les avaient déjà pris
pour cible, les résultats électoraux du premier tour des présidentielles où les
Frères Musulmans ont perdu 7 millions de voix, passant pour l'ensemble des
islamistes de 70% des voix aux législatives à 25% pour les Frères Musulmans aux
présidentielles.
Et pourtant on n'a rien vu.
"Ils avaient des yeux pour voir, et
ils ne voyaient pas. Une bouche pour parler et ils ne parlaient pas".
Au travers de cette
obstination à ne pas voir, on sent là qu'il s'agit de quelque chose de profond.
En fait, probablement, de trente ans de construction de préjugés, de méfiance,
de désillusion à l'égard de ce qui vient d'en bas, de l'initiative populaire,
des peuples, du prolétariat, de la révolution.
Et alors qu'aujourd'hui ces
mêmes révolutions bandent leurs forces pour faire tomber tous les petits Ben
Ali et Moubarak installés à tous les niveaux des institutions économiques,
sociales, politiques, militaires, policières, morales, religieuses, culturelles
et aussi intellectuelles sans qui les dictateurs n'auraient pu tenir, n'est-ce
pas aussi nos idées reçues, "installées" que nous sentons avec un
certain malaise qu'ils contestent.
Des révolutions qui dévoilent l'esprit né
de la modification de la géographie mondiale de l'industrie et de la crise de
surproduction qui l'a générée
La crise de surproduction
née dans les années 1970, a conduit le
capitalisme, à partir des années 1980, à la fuite en avant de l'endettement
dont nous voyons les effets aujourd'hui ici mais aussi à la recherche de
nouveaux marchés comme de nouveaux prolétaires à bas salaires bâtissant ainsi
une nouvelle géographie mondiale de l'industrie, faisant
glisser le caractère emblématique de la production vers une zone Asie-Pacifique.
Cela a conduit au travers de
l'explosion industrielle de la Chine, et, dans une moindre mesure, de l'Inde,
du Brésil et de quelques autres, à la mise en concurrence des travailleurs du
monde, à une vague de "délocalisations", baptisée "mondialisation"
puis à la dérégulation planétaire des protections sociales.
Ainsi ont été jetées les bases économiques et sociales des soulèvements
actuels à l'échelle du monde et les bases humaines et psychologiques de la
compréhension de cette remise en cause de l'ordre capitaliste par delà les
particularités locales.
Dans les années 1980-1990, l 'ouverture
à la concurrence mondiale a parfois entraîné une certaine industrialisation
mais surtout, et partout, la privatisation des productions d’État les plus
traditionnelles comme le textile par exemple en Égypte dont les entreprises
sont rachetées par le capital indien. Et quand elle a implanté d'autres
entreprises, plus récentes, elle l'a fait dans des conditions dégradées. En
même temps, de l’Égypte à l'Inde, mais aussi dans le
monde occidental, depuis les années 1990, les quelques protections étatiques
des pays pauvres décolonisés et de plus amples en Occident, se sont effondrées
ou dégradées face à la déferlante de privatisations et la mise en concurrence
des travailleurs du monde provoquant la croissance de la pauvreté d'un côté....
et de la richesse de l'autre.
L'économie des pays riches
du Nord a mis les travailleurs du Sud à la merci des forces du marché dépendant
des investisseurs du Nord pendant que des travailleurs du Nord ont perdu leur
travail mis en concurrence avec les bas salaires du Sud.
On ne peut penser ce qu'il
y a de spécifique dans les révolutions arabes hors de ce contexte commun à
tous.
La seule économie de rente
comme le clientélisme dictatorial des sociétés arabes peuvent en effet
expliquer bien des émeutes d'hier, de ces explosions sporadiques sans durée ni
espoirs, mais certainement pas les révolutions prolongées que nous connaissons
aujourd'hui, pas les places Tahrir, les révolutions Facebook, les vagues de
grèves sans fin, la remise en cause massive des pouvoirs islamistes et le chaos
politique actuel.
Si on cherche à comprendre
en regardant le point de départ, le
déclic de la révolution égyptienne,
on le trouve au milieu des années 2000, avec les premières grandes grèves et le
mouvement "kifaya" lorsque le gouvernement dit des
"millionnaires" s'est lancé sur recommandation du FMI dans une vague
de privatisations, la destruction des protections étatiques, des services publics
et à travers ça le blocage de tout avenir pour la grande majorité de nombreux
jeunes diplômés.
Mais il ne pouvait y avoir
ce déclic que si la société avait déjà changé souterrainement dans le contexte
mondial des trente dernières années, celui de la crise de surproduction, de
l'extension et modification de la géographie industrielle, la financiarisation
de l'économie, l'urbanisation, les révolutions familiales, matrimoniales,
communicationnelles, migrationnelles, l'éclatement de l'URSS mettant fin à la
main mise du stalinisme sur la pensée ouvrière, l'usure de l'idéologie
nationaliste des révolutions coloniales et enfin les évolutions de l'espace
oppositionnel public mondial dans ce qu'on a appelé la vague altermondialiste.
C'est tout cela qui
explique les révolutions arabes et leur donne leur caractère, leur trajectoire
et leur impact sur le monde. Les révolutions arabes ont commencé à nous révéler
ce qui se cachait dans cette période tout en donnant l'horizon commun, les
convergences, de ce qui n'est, pour le moment, pour les consciences humaines,
que concomitant.
Trente ans de transformations
Le pouvoir
islamique comme garantie de la dictature des « marchés », de paiement
de la dette et d'obéissance au FMI
Les révolutions arabes nous montrent
que la démocratie parlementaire ne peut pas prendre corps dans ces pays. Ils
sont si pauvres qu'ils n'ont pas les moyens de l'accompagner de l'ensemble de
ses particularités, une presse libre, la liberté de réunion et d'association y
compris dans les usines, une justice indépendante, une école baignant toutes
les classes sociales, un État laïc, mais surtout un niveau de vie autrement
supérieur à celui d'aujourd'hui, qui lui permettrait d'exister et de durer un
tant soit peu. C'est si évident qu'il a fallu pour donner un tant soit peu de
crédit à la démocratie représentative toute l'aide du Moyen Age religieux qui
s'est converti au parlementarisme et a fait siéger ses barbus d'un autre temps
sur les travées du XIXème siècle.
Toute la
signification des événements actuels dit qu'il n'y a pas d'espace durable entre
la dictature et la démocratie directe.
C'est
pourquoi, tout en soutenant cette fiction toute formelle de démocratie,
fut-elle affublée d'une fausse barbe, les vieux pays occidentaux de démocratie
représentative non seulement s’accommodent fort bien de la domination
dictatoriale islamiste mais la recherchent.
On voit
donc en coulisse les puissances occidentales veiller à rapprocher les élites
militaires et patronales égyptiennes, des familles régnantes et des grands conglomérats
du Golfe, toujours plus étroitement liés aux grands États occidentaux.
L’Arabie saoudite a promis 4 milliards de dollars à l’Égypte, plus que les montants offerts par les États-Unis et
l'Europe. La Kuwait Investment Authority a annoncé en avril 2012 qu’elle créait
un fonds d’investissement souverain d’un milliard de dollars pour investir dans
des entreprises égyptiennes. Le groupe koweitien Kharafi, dont on estime qu’il
a déjà 7 milliards investis en Égypte, a annoncé qu’il empruntait 80 millions de
dollars pour investir dans ce pays. On rapporte que le Qatar, aussi,
envisagerait d’investir jusqu’à 10 milliards de dollars, selon son ambassadeur
en Égypte.
Actuellement,
la dette extérieure de l’Égypte s’élève à environ 35 milliards
de dollars. Entre 2000 et 2009, bien que le pays ait payé environ 24,6
milliards pour service de la dette le niveau de la dette égyptienne s’est accru d’environ 15%. La différence entre les
prêts reçus et les montants remboursés, s'est élevée à 3,4 milliards de dollars
durant la même période. En d’autres termes il y a plus d’argent qui coule des
pauvres d’Égypte vers les banques les plus riches d’Amérique du Nord
et d’Europe, que l'inverse. Or, pour ces derniers, il faut que ce flux
continue.
Voilà
l’arrière-fond des discussions occidentales autour de l’Égypte et ce que cache le satisfecit donné par Obama au
pouvoir "islamiste" de Morsi.
Obama a été explicite. «L’objectif doit être un modèle dans lequel le protectionnisme cède le
pas à l’ouverture [...]. L’appui de l’Amérique à la démocratie sera par
conséquent basé sur la garantie de la stabilité financière, [...] l’intégration
dans des marchés en concurrence les uns avec les autres et avec l’économie
mondiale.» Il faudra donc : «1° Ouvrir des secteurs protégés [...] qui ont
des barrières contre les investisseurs étrangers…2° réduire les taxes à
l’importation et les barrières non tarifaires. 3° lever la protection des
entreprises étatiques en les exposant à la concurrence. »
C'est à cette fin que les porte-parole des États-Unis, de l’Europe
et les médias à leur suite, insistent pour dire que les révolutions arabes
n’étaient pas des révoltes contre plusieurs décennies de néo-libéralisme, mais
seulement un mouvement contre un État qui avait mis des obstacles à la
poursuite de l’intérêt individuel donc au marché libre. Ce que répètent plus ou
moins consciemment en l'enjolivant un certain nombre d'experts, journalistes et
intellectuels.
Une urbanisation galopante qui défait les vieilles solidarités et
en ébauche d'autres
La libéralisation
économique cassant toutes les protections a poussé les pauvres à chercher une
porte vers une vie meilleure dans les villes et a conduit à une urbanisation
débridée. L'Égypte a une urbanisation et
une densité de population six fois plus importante que celle de la
Hollande, pourtant la plus forte d'Europe. Le Caire est passé de 3 millions
d'habitants dans les années 1960 à 20 millions aujourd'hui. Sanaa, la capitale
du Yémen de 50 000 en 1960 à 2 500 000. Au delà de ces villes phares, une foule
de villes moyennes et petites ont émergé. Dans le monde arabe en 1950, sur les
100 millions d'habitants, 26% vivaient en ville, aujourd'hui ils sont plus de
66% pour les 350 millions actuels, ce qui recouvre une évolution générale: près
de 55% des habitants de notre planète sont citadins aujourd'hui. L'urbanisation crée un prolétariat des
services urbains mais surtout un énorme prolétariat "informel". Les bidonvilles aux conditions de vie dramatiques,
1 à 4 millions dans celui du cimetière du Caire, la jungle urbaine et
l'émigration bousculent les traditions, détruisent les vieilles solidarités
mais aussi ce qu'il y a de plus pesant et coercitif dans la tradition et créent
ainsi un "espace de liberté". Cette "liberté" est celle d'un prolétariat féminin et enfantin
à être exploité sans limites. Mais en même temps qu'elle devient cette jungle,
la ville mixte les traditions et fait sortir ces nouveaux prolétaires de leurs
anciennes solidarités pour leur en faire chercher de nouvelles dans ces
"villes-monde". En même temps qu'elle devient cette
"jungle", la ville fait rentrer ces travailleurs dans le prolétariat
mondial.
L'Égypte de Moubarak était
une dictature, mais dans la mégalopole du Caire, on pouvait compter ces
dernières années environ une manifestation et 3 grèves par jour. La police
réprimait sauvagement mais semblait dépassée par le gigantisme de cette
fourmilière humaine. Ce qu'il faut raccorder aux 10 000 émeutes recensées en
2010 ou 2011 en Algérie sur les questions urbaines et salariales. Chaque nuit
un morceau de bidonville naît. Des bidonvilles gigantesques accueillent ces
migrants, une foule d'enfants sans famille qu'on estime à un million au Caire,
donne tout à la fois la base des violences urbaines[1]
et en même temps des graines de Gavroche qu'on peut lire dans les exploits
révolutionnaires des supporteurs de foot Ultra égyptiens.
Les villes d'hier ont créé
la démocratie parlementaire avec autour de 1900 14% de citadins. Nos
révolutions industrielles et urbaines européennes du XVIIème au XIXème siècles
sont des jeux d'enfant par rapport aux bouleversements de ces trois siècles
ramassés en seulement 30 ans. Ce monde urbain d'aujourd'hui est par son
importance, infiniment plus politique que celui d'hier.
Par son caractère urbain, sa diffusion par
internet et sa durée, cette révolution nous montre que la planète
oppositionnelle ne se réduit plus sur une face du globe à des révoltes
condamnées à n'être que des émeutes rapides ou marginalisées suivies de longues
périodes de répression et, sur une autre face, à des conflits de classes
populaires relativement nanties, protégées et conformistes. Elle nous révèle une marche de l'humanité
réunifiée en train de chercher une nouvelle citoyenneté commune face aux
barbaries que laissent entrevoir les décours de la crise économique
internationale.
C'est pour cela que la place Tahrir a pris cette
importance, en servant de révélateur, avec la place de la Kasbah à Tunis, de
ces trente ans d'évolution économique et humaine de la planète qui nous étaient
restées jusque là invisibles ou sans signification.
Elle était un miroir de ce que nous sommes devenus en
même temps que de ce dont nous sommes capables. Tahrir a été un miroir magique
car ses reflets ont un pouvoir de métamorphoses. Ce catalyseur a révélé par une
farandole de places publiques occupées autour du globe les premiers pas d'une
communauté nouvelle, d'une citoyenneté mondiale réinventée et libérée.
Une vague d'immigration d'une ampleur
jamais connue dans l'histoire de l'humanité
En très peu de temps, avec
la nouvelle géographie mondiale de l'industrie, l'urbanisation, la destruction
des vieilles structures familiales, la mobilité des hommes et des marchandises
a explosé, multipliée par mille depuis 1800. Des vagues d'immigration d'une
ampleur sans précédent dans l'histoire de l'humanité ont créé de nouveaux
collectifs humains cherchant à briser les vieilles institutions dans lesquels
ils sont enfermés.
Plus de 22 millions
d'arabes ont émigré des derniers temps, souvent dans les pays du Golfe mais
aussi en Europe ou encore plus loin. Dans le désespoir qui frappe ces pays, il
n'y avait qu'un échappatoire : fuir à l'étranger, y travailler, faire des
études, partir, rêver d'un ailleurs meilleur. Au contact d'autres cultures,
d'autres manières de faire, de vivre et lutter, une génération de jeunes s'est
découvert d'autres horizons, d'autres objectifs. Avec internet, elle a non
seulement maintenu le contact avec l'étranger, mais s'est mise à penser aussi à cette échelle. La
démocratie facebook est planétaire et s’accommode mal des dictateurs locaux.
En même temps que le monde
n'a jamais été aussi petit pour les capitaux, jamais il n'a été autant mis
d'entraves à la circulation des pauvres, faisant de leurs propres pays et des
idéologies nationales de vastes prisons où ils sont condamnés à survivre ou
mourir.
Avec les conflits des
années 1990, une bonne partie des émigrés dans les États du Golfe est revenue.
Quand aux frontières européennes, elles sont de plus en plus hermétiques... Les
portes de la prison se refermaient à nouveau.
Ironie de l'histoire, Le
Pen n'aura pas été pour rien dans les soulèvements arabes actuels.
Une révolution matrimoniale qui sape les
bases de régimes patriarcaux
L'urbanisation et l'émigration ont eu pour conséquence une
véritable révolution matrimoniale souterraine qui sape les bases des régimes
dictatoriaux comme les assises de la religion traditionnelle fondés tous deux
sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la
soumission des femmes et un taux de fécondité élevé.
En 30 ans en Égypte – mais l'évolution est semblable dans tous les
pays arabes - avec une urbanisation considérable et une immigration importante,
bien des femmes se sont mises à
travailler et ont trouvé par là une certaine émancipation. L'âge du mariage qui
était de 17-18 ans pour les femmes est passé à 23 ans, 27 pour les hommes. Ce
qui signifie un célibat plus long. La fécondité est passé de 6 à 7 enfants à
environ 3. On estime le taux de contraception à près de 60%. Le nombre
d'avortements, encore interdits, explose. L'écart d'âge traditionnellement
élevé entre époux diminue comme l'habitude du mariage endogame. La durée du
mariage, assez courte du fait des facilités de répudiation pour les hommes,
s'allonge. La polygamie a quasiment disparu.
La place Tahrir où cohabitent hommes et femmes, a donné un visage
à ce chamboulement. Cette cohabitation sans problèmes, montre que ces
archaïsmes ne sont pas inscrits au plus profond de la "nature
humaine" mais ne tiennent que par ces régimes dictatoriaux qui y trouvent
leurs assises.
Mais ces archaïsmes ne concernent pas que l'aire arabe ou
musulmane, ils sont planétaires. La plaque de la société bouge et heurte celle
des institutions et des coutumes annonçant bien des séismes; la propriété, la
famille, le mariage, l'héritage, les frontières nationales, l'éducation, les
formes de collectivités, la représentation politique... sont tous en crise et
partout. Un ébranlement quelque part trouve tout de suite un écho ailleurs.
Sur ce fond social
transformé, des dictatures réputées indestructibles mais aux fondations minées,
tombent en quelques semaines. Des peuples que les experts et les préjugés
vouaient à des arriérations séculaires se placent à l'avant-garde d'un
mouvement dont on voit qu'il ne cesse pas et, qui, au décours de ses
expériences, creuse toujours plus profond. Des jeunes, des femmes, des ouvriers
dont on se désolait de leur apolitisme, leur apathie ou leur conformisme,
montrent non seulement un courage incroyable mais ne cessent de faire bouger
les lignes contre tous les appareils issus du passé à tel point que nos
habitudes de pensée, là où le sol n'a pas encore tremblé, ont du mal à suivre
le rythme, et même à comprendre tout simplement.
La transformation de l'islam des Frères
Musulmans
Les Frères Musulmans au
pouvoir ont annoncé le moment islamiste tant attendu dans le monde arabe. Mais
on les découvre heureux de collaborer avec les USA et Israël, contre le
terrorisme dans le Sinaï, de parler stratégie conjointement avec Washington
pour garantir la sécurité d'Israël et contenir le Hamas, de s'aligner sur les
États du Golfe et le Qatar et de signer un accord d'austérité avec le FMI,
contre tout ce qu'ils paraissaient être. De plus, ils ne tiennent aucune de
leurs promesses électorales, abandonnent tous les objectifs de la révolution,
mettent Morsi au dessus de la Justice comme l'assemblée constituante et le
sénat, donnent les quasi pleins pouvoirs à l'armée jusqu'au référendum,
autorisent les jugements de civils par les tribunaux militaires, arment des
bandes de voyous pour s'attaquer aux manifestants pacifistes, garantissent la
propriété de tous ses biens à l'armée, écrivent une constitution qui interdit
les syndicats et nie les droits des femmes, annoncent leur intention de
diminuer les subventions aux bouteilles de gaz et à l'électricité et
d'augmenter les taxes sur de multiples produits, notamment la bière, l'alcool
et les cigarettes.... et soulèvent en 5 mois de pouvoir une vague historique de
protestation contre leur autorité.
Que s'est-il
passé ?
Tout d'abord, on ne peut penser l'islamisation, comme la
dés-islamisation, sans comprendre la
nature profondément policière de la société égyptienne où la police était
un corps de 4 à 5 millions de personnes. Le policier était un des symboles de
l’injustice et de l’oppression. Chaque institution publique avait le devoir de
maintenir le pays sous pression constante. Et 80% des institutions publiques
appartenaient à ce que l'on appelle l'«Assistance policière». Ce ne sont pas
des officiers de police mais des fonctionnaires qui travaillent au niveau de la
rue, qu'ils occupent totalement ; ils sont partout, surveillent les mosquées,
les banques, les hôpitaux, les écoles. Ces policiers de la rue étant payés une
misère, ils se payaient sur le dos de la population.
Cette
police, si proche des milieux populaires, n'était supportée que par l'espoir
d'un grand idéal commun, le nationalisme. Or l'élan et les illusions de
l'indépendance s'éloignant, il y avait problème. Car le gendarme n'était pas
intégré dans le cerveau des hommes, comme il l'est souvent dans le monde
occidental où des siècles d'oppression et d'exploitation nous ont fait enfouir
au plus profond de nous l'acceptation des règles de la religion capitaliste,
d'un monde qui marche sur la tête : aller se faire exploiter tous les
jours, toute la journée, toute l'année et à l'heure...
Seule,
la religion des mosquées pouvait remplir ce rôle. Mais jusque là, l'islam
égyptien était dominé par les confréries soufis trop "bohèmes" et
d'esprit trop "libertaires" guère adapté à cette fonction policière,
toute dans les règlements et les interdits. Et le principal d'entre eux, le
contrôle des femmes qui transforme chaque homme en un policier intime et
familial.
Ce sont les sociétés de Sadate et Moubarak qui ont
fabriqué cette islamisation là du pays. Non pas que les Frères Musulmans
n'aient pas existé auparavant. Mais ce sont Sadate et Moubarak et les
particularités de la période qui leur ont donné leurs caractéristiques
actuelles.
Les mythologies d'une économie forte et libératoire issue
de l'indépendance dans le cadre national, voire arabe avec la RAU,
s'effondraient. La vague de libéralisme sauvage qui a détruit les protections
sociales d’État, poussait les peuples dans une franche hostilité à tout ce qui
venait de l'occident en même temps que les courants indépendantistes
connaissaient un discrédit marqué. La gauche tout à la fois violemment réprimée
et en même temps renonçant à son programme politique était incapable de
représenter ce mouvement. Par contre, en même temps que des millions d'Egyptiens
trouvaient un travail dans les pays du Golfe enrichis par la manne pétrolière,
les islamistes savaient donner un écho concret à ces plaintes et souffrances,
en remplaçant la fierté nationale par son écho mythifié dans la religion.
Sadate et Moubarak se sont appuyés sur ce nouvel état
d'esprit en voyant dans l'islam la possibilité d'un détournement des
aspirations et des colères populaires tout en introduisant dans le psychisme de
chacun leurs propres règles policières au travers d'une police des mœurs
librement consentie. A partir de la deuxième moitié des années 1970, ils se
mirent à islamiser la société tout en combattant les ambitions politiques des
mouvements musulmans.
Les autorités offrirent aux familles des aides
financières pour chaque fille qu'elles voileraient. En 1980, ils firent de la
charia le deuxième article de la constitution : "l'islam est la religion
de l’État, la charia est la source de la législation". Depuis 1985,
chaque fois qu'une réforme est introduite dans le droit de la famille, il faut
l'approbation du Mufti c'est-à-dire du chef du clergé. En 2006, les autorités
rendirent obligatoire l'attribution d'une religion sur les cartes d'identité,
musulman, chrétien ou juif. On naît musulman et on ne peut pas renoncer à la
religion musulmane sous peine de mort.
L'Égypte
a adopté le système juridique français, le code Napoélon, mais cela ne
s'applique pas aux affaires de la famille qui dépendent depuis Sadate et
Moubarak de la "charia" et des codes des différentes communautés
religieuses. Des tribunaux spéciaux de la famille sont censés veiller à leur
application. Un époux peut interdire à sa femme de quitter l'Égypte par une
déclaration administrative élémentaire. Il peut répudier sa femme simplement en
le lui disant, même si celle-ci ne le veut pas. La polygamie est autorisée.
Seuls les enfants musulmans peuvent hériter en cas de familles comportant
enfants chrétiens et musulmans. En justice, la parole d'un musulman vaut celles
de deux chrétiens. Etc... Ce sont donc Sadate et Moubarak soutenues par les
démocraties occidentales qui ont réduit les femmes aux rôles de seconde zone.
En même temps que la libéralisation de
l'économie amenait le gouvernement à abandonner les secteurs étatiques de
l'économie au privé, les autorités abandonnaient bien des services publics,
hôpitaux, écoles, services de ramassage des ordures... aux islamistes. Nasser
avait interdit officiellement les Frères Musulmans, mais le régime leur permis
de focaliser leurs activités sur les élections des unions estudiantines, des
clubs des professeurs universitaires et des syndicats durant les années
1970-1980, puis de disputer les élections de l’ordre des Médecins pour la
première fois en 1984 pour en conquérir la majorité en 1992, avant d’investir
les syndicats des Ingénieurs et des Pharmaciens. De fait si l'armée gardait les
pouvoirs régaliens de l’État, il abandonnait aux Frères Musulmans tout le
contrôle social de la société, leur interdisant simplement la politique. Un
partage des tâches s'effectuait. Les associations professionnelles
corporatistes et les mosquées devenaient de ce fait durant ces années 1980-1990
les seuls lieux où on pouvait parler politique avec... les stades de foot.
Cette
islamisation de la société devient la seule possibilité d'expression du peuple
et se heurte en même temps aux forces contradictoires de la révolution
matrimoniale, de l'urbanisation, de l'immigration ce qui rend l'islam des
Égyptiens de plus en plus douloureux, de plus en plus étranger lui donnant le
sentiment qu'il est importé du Qatar ou d'Arabie Saoudite.
C'est pourquoi avec la chute de la dictature, on a assisté
tout à la fois au succès immédiat des islamistes bien qu'ils n'aient quasiment
pas participé à la révolution du 25 janvier, et, dés le début, à la fissuration
du système religieux qui a pris dans un premier temps la forme de querelles de
générations puis de scissions multiples avant leur rejet politique global, et,
probablement ensuite, le rejet de la religion elle-même.
C'est d'abord un outil politique de libération qui paraît
évident puis peu à peu, l'ancien ascendant religieux, prend, dans cette société
qui se libère, l'aspect d'un contrôle de plus en plus extérieur et pesant, de
plus en plus hypocrite, aussi tatillon et fragile que celui de la police,
apparaissant comme une police des corps et des mœurs. Avec la chute de
Moubarak, l'édifice est seulement ébranlé, la religion guère touchée. Par
contre avec la chute de l'armée et de tous les petits Moubarak que recherche la
deuxième étape de cette révolution, avec le désir d'émancipation personnelle
qu'elle exprime au travers d'une multitude de luttes et d'associations en tous
genres, ce sont les fondements de la religion qui sont remis en cause.
Une nouvelle confédération et plus de
150 syndicats ouvriers libres ont été créés regroupant aujourd'hui plus de 3
millions de salariés jusqu'à un syndicat de la main d’œuvre féminine agricole
qui demande l'égalité de traitement avec les hommes dans un secteur où
travaillent 4 millions de femmes.
La
perte d'influence des islamistes a
été extrêmement rapide dans les associations professionnelles pré-existantes,
la revendication à dégager les petits Moubarak commençant là. Lors des
élections de l'automne 2011, les Frères ont perdu la majorité chez les médecins
( et même 70% des sièges) et les journalistes. Ils sont remis en cause chez les
avocats et les ingénieurs et sont bousculés chez les professeurs d'université,
les étudiants ou les artistes par de nombreuses associations naissantes. Ils ont
gardé leur majorité chez les enseignants, bien que cela ait probablement changé
depuis, car les Frères musulmans se sont opposés à la grève de cette profession
en septembre 2011 suivie par près de 70% des enseignants et ont envoyé police
et armée contre eux en septembre 2012 lors de leur seconde grande grève
nationale.
C'était
déjà en s'opposant à la grève des médecins – la première dans l'histoire du
pays – suivie à 90% qu'ils avaient perdu leur influence. On peut se douter
qu'en réprimant la seconde en octobre 2012, où un comité national de grève a
été créé contre le pouvoir islamiste, ces derniers aient perdu toute influence
dans ce milieu. Quand aux ouvriers chez qui ils n'ont jamais eu une grande
influence, on peut facilement comprendre qu'ils aient perdu dans ce milieu tout
ascendant en réprimant violemment leurs grèves et en cherchant à leur retirer
le droit de s'organiser syndicalement.
Outre
leur politique, c'est la rupture avec la confrérie de nombre de médecins,
enseignants, pharmaciens parfois très appréciés dans les quartiers, qui
explique la soudaine chute des islamistes dans les quartiers populaires ou dans
des villes comme Alexandrie, présentée comme leur fief, où ils avaient acquis
auparavant leur place par l’œuvre charitable de ces milliers de militants
sociaux dévoués. C'est tout cela qui explique la « surprise » de
l'écroulement du vote islamiste avant même le pouvoir de Morsi, aux
présidentielles de mai 2012 puisqu'ils sont passés d'une domination insolente
de 70% aux législatives de l'hiver 2011 à un faible 25% pour les Frères
Musulmans au premier tour des présidentielles de mai 2012. Morsi ne devant sa
présence puis son succès au second tour qu'aux énormes fraudes qui ont privé le
candidat socialiste de la première place au premier tour, et au choix de
l'armée au second de se rallier finalement à lui en le choisissant comme
vainqueur du fait qu'elle venait de vérifier sa propre incapacité à assurer
seule le pouvoir, par l'échec de sa tentative de coup d’État de juin 2012. La
menace d'une seconde insurrection populaire l'avait fait reculer.
La montée des grèves et le glissement
fascisant des islamistes
L'évolution des Frères
Musulmans n'est pourtant pas finie. On a pu constater un glissement de
l'islamisme vers des pratiques fascisantes à deux séries d'événements en
novembre et décembre 2012, alors que les Frères et même certains salafistes
avaient choisi jusque là la voie parlementaire.
D'une part, on a pu voir
l'état de déconsidération des Frères Musulmans au fait que des millions d'Egyptiens dont de très nombreux musulmans
et affichés comme tels, imams, scheiks, femmes voilées, étudiants d'Al Azhar,
ont manifesté depuis le 18 novembre[2]
contre le pouvoir de Morsi, réclamant qu'il "dégage" en le comparant au mieux à Moubarak au pire à un
dictateur fasciste. Ce qui s'est accompagné de mises à sac voire incendies de
nombreux locaux des Frères Musulmans sans qu'en aucune manière la population ne
vienne les défendre. Et ce mouvement est entré dans les mosquées elles-mêmes.
En effet dans de nombreuses mosquées, alors que les prédicateurs avaient comme
consigne du ministère de l'intérieur de prêcher en faveur du "oui" au
référendum,[3]
bien des croyants se sont vivement opposés à de tels prêches au point de les
chasser de la mosquée comme ça s'est vu dans la principale mosquée
d'Alexandrie.
On a donc une rupture
marquée entre le peuple laïc ou musulman et les Frères Musulmans et ses alliés.
Cependant, si les Frères
ont perdu une grande partie de leur influence morale et spirituelle, il leur
reste leur appareil militant qui est considérable. On l'estimait à 2 millions
de membres avec des ressources financières extrêmement importantes. Qu'en
reste-t-il aujourd'hui ? On ne sait pas. Quoi qu'il en soit, alors que la
police a déserté les rues et que ses membres remplissent plutôt les hôpitaux
psychiatriques, alors que l'armée semble fragile, divisée au sommet et menacée
de dissolution à la base, l'ossature des Frères semble la seule structure
populaire militante qui garde une homogénéité idéologique, capable de s'opposer
à la révolution – la "débauche" pour les islamistes les plus radicaux
- qui continue sa marche en avant.
Ainsi dans la nuit du 5
décembre, après que 750 000 manifestants venaient d'encercler le palais
présidentiel à Héliopolis pour "dégager" Morsi, le contraignant à la
fuite et que quelques centaines de manifestants campaient encore pacifiquement
devant le palais, des bandes armées islamistes les ont violemment attaqués se saisissant de certains d'entre eux
pour les torturer afin de leur faire dire qu'ils étaient payés par les
"feloul", ou partisans de Moubarak afin de provoquer son retour. Le
15 décembre, premier jour de scrutin du référendum, alors que les sondages à la
sortie des urnes donnaient le "non" largement majoritaire, on voyait
une bande armée islamiste s'attaquer à la chevrotine et au cocktail Molotov au
siège du Wafd -le parti de la grande bourgeoisie libérale égyptienne – menaçant
ensuite la place Tahrir et le siège des socialistes nassériens. En même temps,
un responsable des Frères Musulmans déclarait qu'il allait peut-être leur
falloir créer des milices, armer leur jeunesse, afin de se défendre contre les
agressions dont ils sont la cible. Enfin un prédicateur connu recommandait aux
vrais musulmans, dans son prêche du vendredi à la mosquée, de s'armer de
revolvers automatiques afin de passer à l'objectif du moment, tuer les
mécréants.
Bien sûr, les provocations
et les exactions de bandes salafistes ne sont pas nouvelles, notamment contre
les coptes. Mais leur radicalisation, l'extension ouverte de leur champ d'action et surtout leur
légitimation par le pouvoir tout à la fois par le contenu de la Constitution
qu'il propose et son encouragement à la création de milices, marque une
nouvelle étape.
Cette violence – surtout du
5 décembre - a été condamnée par l'ensemble du peuple égyptien consommant la
rupture. En même temps, on voit que la dérive autoritaire des islamistes, déjà
inscrite dans leur instrumentalisation par Sadate et Moubarak, a gravi une
nouvelle marche. L'islam n'est plus le soupir du pauvre mais l'instrument clair
d'une dictature contre le pauvre.
Mais on ne comprendrait pas
cette évolution si on ne saisit pas à quoi elle tente de répondre et s'opposer : une montée
sans précédent des luttes ouvrières en Égypte.
La focalisation sur la
place Tahrir ou l'impression d'un recouvrement de la révolution par un
"hiver islamiste" religieux ont occulté le principal ressort de la
révolution, cette vague de grèves, manifestations, sit-in, occupations,
blocages de routes... qui depuis deux ans atteint une dimension telle que
l’Égypte n'en a jamais connu dans toute son histoire. Il serait trop long ici
de décrire dans le détail ce formidable mouvement. Je renvoie à l'article
publié dans la revue TEAN de décembre 2012 pour la vague de grèves de
septembre-octobre 2012 et aux différents numéros de la revue Carré Rouge en
ligne ou papier où j'ai décrit les
vagues qui l'ont précédée.
Disons seulement que ces
grèves qui ont été à l'origine de la chute de Moubarak, n'ont pas cessé depuis
deux ans. En effet pour les travailleurs égyptiens, rien n'a changé pour eux au
niveau social, sinon la liberté d'expression et d'organisation qu'ils ont gagné
et qui se perpétue par le rapport de force qu'ils ont su créer et maintenir par leur mobilisation
constante. Très régulièrement, depuis mars 2011, les différents gouvernements
en place promulguent lois et décrets qui limitent ou interdisent les grèves,
mais rien n'y fait, les salariés ne cessent de descendre dans la rue pour
exiger des hausses de salaires, l'embauche des chômeurs et précaires, de
meilleures conditions de travail comme un droit réel à la retraite et aux
protections sociales...
Ces revendications économiques s'accompagnent souvent depuis deux ans –
avec une accentuation ces temps-ci - d'une revendication
politique qui est de dégager les "petits
Moubarak" à tous les niveaux de l'économie ou de l’État. Ainsi 4 000
ouvriers en grève depuis deux jours de l'entreprise des Tabacs Orientaux qui
compte 13 000 salariés, ont bloqué le centre du Caire lundi 17 décembre pour
exiger des hausses de salaires et que leur directeur soit "dégagé".
Début novembre, c'étaient les employés du métro du Caire qui obtenaient que le
leur soit viré. Cet objectif populaire de "dégager les petits Moubarak"
par la grève et la rue pour compléter et finir la révolution du 25 janvier qui,
elle, a "dégagé" Moubarak
lui-même, est porteuse d'une deuxième
révolution, sociale celle-là comme de la construction de ses propres
organes de pouvoir que pourraient être les comités pour dégager les petits
Moubarak (ou Ben Ali bien sûr, car il y a le même phénomène en Tunisie).
Bien sûr, autant les
libéraux que les Frères Musulmans sont conscients du danger. Ces derniers
tentent de vider le contenu de cette revendication en faisant semblant d'épurer
par le haut un certain nombre de hauts fonctionnaires du temps de Moubarak.
Mais ils ne peuvent évidemment pas épurer tout l'appareil d’État ni les
dirigeants de l'économie sans "dégager" les derniers remparts de
l'ordre et de la propriété à commencer par eux-mêmes. Les libéraux et les
socialistes nassériens l'ont eux aussi compris et viennent de le montrer dans
des tractations avec les Frères
Musulmans à l'occasion du référendum, préférant une alliance avec leurs ennemis
islamistes en s'accrochant à tout ce qui reste de faux semblant de la
démocratie représentative plutôt qu'ouvrir la porte à la démocratie directe et
populaire.
Pour le moment les Frères
marchent donc sur deux jambes, l'une étant la constitution de milices
islamistes fascisantes pour contrer le peuple en lutte sur le terrain, l'autre
étant un jeu d'alliance avec les libéraux pour tenter de paralyser
politiquement le mouvement populaire.
C'est l'état de la
mobilisation du prolétariat, sa conscience politique, conduisant tout à la fois
à la fragilisation de l'appareil d’État, à l'usure des partis institutionnels
et au glissement vers les méthodes fascistes de la mouvance islamiste comme
seul moyen d'opposer des fractions de la population à la révolution, qui
détermine l'équilibre entre la jambe des milices fascistes et celle du jeu
d'alliance avec les libéraux dans le cadre parlementaire.
En même temps, jamis la
dimension internationale n'a été aussi importante qu'aujoud'hui.
Quand Brunning, Cavaignac, Mussolini,
Darwin, Saint Just, Lénine, Steve Job et Facebook se rencontrent en Égypte
Le "printemps
arabe" a fait beaucoup penser au "printemps des peuples
européens" de 1846 à 1851. En même temps, le monde arabe, comme d'ailleurs
ce qu'on appelait hier le tiers-monde, aujourd'hui parfois le monde émergent,
ou encore les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) est en train de vivre avec les
dernières trente années de mondialisation un concentré de trois siècles
d'évolution en Europe, intégrant dans ses révolutions aussi bien 1789, 1848 que
1905, 1917 ou 1968. Dans les rues du Caire, de Sanaa, de Shenzen ou Gurgaon,
les siècles se raccourcissent à quelques décennies, se côtoient et se heurtent
à une vitesse et une dimension jamais connues. Nous sommes en 1848 entre
février et juin, mais encore à l'ère des tribus, en 1789 ou 1905 aussi, mais en
même temps en 1968 et plus, à l'ère d'Internet, de la mondialisation, des
villes tentaculaires, d'entreprises multinationales gigantesques du XXIème
siècle. C'est pourquoi ces révolutions arabes, comme fragment des luttes de la
nouvelle jeunesse prolétarienne du monde, ont suscité un intérêt – et une
crainte - en Chine mais aussi dans les classes exploitées des vieilles sociétés
occidentales tel que les soulèvements du tiers monde n'en avaient jamais
suscité dans le passé.
On se rend compte que
l'ébranlement de la région peut amener avec le développement de milices
fascistes à bien des retours en arrière. Pourtant la situation n'est pas la
même qu'en 1979 au moment de la main-mise théocratique de Khomeiny sur la
révolution iranienne. Le monde a bien changé. L'espace public oppositionnel qui
s'est développé à partir du milieu des années 2000 en Égypte ou en Tunisie
n'est pas à séparer de celui qu'on voit surgir à peu près aux mêmes dates à
l'échelle mondiale. Nous n'avons pas assisté à des émeutes sans but emplies de
désespoir. Nous assistons au début d'une prise de conscience pour un autre
monde. Les places Tahrir ou d'autres sont pleines d'espoirs, de générosité,
d'utopies, pleines de gens se répondant les uns aux autres par delà les
frontières qui ne veulent plus vivre sous le règne de rapports humains
marchandisés ni même sou s la tutelle morale et intellectuelle des religions.
Les grèves et manifestations ouvrières sont pleines de rage donnant un
caractère explosif aux "indignations" socialisantes. Le vote
socialiste pour Sabbahi aux présidentielles de juin 2012 qui a surpris tout le
monde, l'illustre. Les révolutions arabes durent, s'approfondissent et vont
s'ouvrir encore plus parce qu'elles participent du même réveil du monde.
Il y a certes bien des
frontières entre les hommes.
Mais on a assisté ces
dernières décennies à un essor fantastique des moyens de communication et
d'Internet, faisant s'estomper puis s'effondrer de nombreuses frontières et
lignes de démarcation traditionnelles en même temps que sont nées des
institutions, des émotions, des opinions mondiales. Les forums sociaux mondiaux
ont fait entrer en contact des dizaines de milliers de personnes et échanger
leurs expériences. La décentralisation de la production des connaissances et de
la recherche, amplifient les évolutions scientifiques, techniques et
culturelles, l'uniformisation culturelle facilite la diffusion de
l'interprétation commune des problèmes, l'écologie déplace la réflexion à une
échelle planétaire et marque toutes les autres sciences de cette emprise. Cette
domination des Sciences de la Vie et de la Terre entraîne
l'interdisciplinarité, la World History - l'histoire globale - la sociologie
des mouvements, le système des genres, l'archéogénétique, l'anthropologie
cognitive ou historique, la psychologie et la biologie évolutionnistes, la
paléopathologie, etc., ce qui fait partie des éléments constitutifs de cette
situation, cette période, au même titre que la place Tahrir, les indignés, et,
par là, donnent de nouvelles bases pour le cheminement de la pensée afin que le
marxisme rompe avec le déterminisme rationaliste mécaniste qui lui a servi
d'ersatz pour des générations militantes.
Regardons la jeunesse
israélienne qui a su entraîner la population entière du pays en clamant
clairement qu'elle s'inspirait des arabes de la place Tahrir. Cette jeunesse,
d'un pays au PIB en pleine progression, aux industries high-tech qui feraient
pâlir d'envie leur équivalent européen, s'enthousiasme pourtant pour la
jeunesse misérable d’Égypte et de Tunisie et laisse entrapercevoir, parce
qu'elle choisit les études et la vie plutôt que le budget militaire et la
guerre, les jalons d'un remodelage géopolitique de toute la région que des décennies
de combats nationalistes avaient conduit à l'impasse.
C'est le même cri que les
"indignés" espagnols, des USA ou d'Allemagne avec "Occupy",
et, dans une moindre mesure, à Notre Dame Des Landes, ont lancé à la face du
monde, dénonçant la farce qu'est devenue la démocratie parlementaire aux mains
des banques et le scandale de cette société qui ne sait qu'offrir des jeux sans
même le pain aujourd'hui. Ce sont encore les Grecs qui refusent de payer les
dettes illégitimes d'une société passée entièrement aux mains de la finance.
C'est toujours le même mouvement, au Chili ou au Québec où la jeunesse en
réclamant le droit aux études, à la vie, entraîne la population contre
l'austérité. En Grande Bretagne ses émeutes montrent la nécessité d'un
repartage des richesses. Ce sont les grèves et luttes à répétition en Italie et
l'appel par le plus grand syndicat de la métallurgie, la FIOM, à des AG
ouvertes sur les places publiques pour qu'ouvriers, chômeurs et étudiants,
décident ensemble de leur avenir. C'est le peuple roumain qui fait tomber son
gouvernement après un mois de luttes. En Espagne et au Portugal, le rythme des
résistances ressoude la péninsule ibérique. Ce sont les mouvements sociaux qui
unifient à nouveau par leurs préoccupations communes la Slovénie, la Bosnie, la
Serbie, la Croatie ou le Monténégro après plus d'une décennie de guerres
fratricides. L'ensemble posant les premiers jalons d'une nouvelle unification
de l'Europe par en bas.
C'est le même esprit qu'on
retrouve dans le LKP en Guadeloupe jusqu'au succès initial du NPA qui dénotait
de cette même envie de se débarrasser de vieux oripeaux politiques et
institutionnels dont tout le monde sent qu'ils entravent l'action et la pensée.
Ce même esprit subversif de
la jeunesse lycéenne lors du mouvement des retraites en France qu'on retrouvera
demain. Déjà, on pouvait déceler dans le dynamisme "surprenant" de
jeunes équipes syndicales et militantes balayant les frontières qui séparent
leurs chapelles en refusant des manifestations "plan plan", l'air
d'un temps nouveau qu'on retrouvera demain. C'est pourquoi ces révolutions
arabes durent. Elles participent de cet air du temps... et y contribuent.
On sentait vaguement que
tout avait bougé ces trente dernières années, la crise l'a révélé, mais ce sont
les révolutions arabes qui en donnent le sens possible. On pressent tout d'un
coup à travers ce prisme arabe, la portée politique des milliers de gratte
ciels surgis de terrains vagues à Shenzen ou Padong et du fait que la foire de
Paris parait une dinette de poupées à côté de la foire exposition d'Yiwu et ses
50 000 exposants permanents dans le monde oxymorique et orwellien du
"socialisme de marché". Trois usines chinoises du Taïwanais Foxconn,
principal fournisseur d'Apple, comptent deux fois 200 000 salariés, 400 000 sur
son seul site de Shenzen où on se suicide en se défenestrant de ses buildings.
Continueront-ils à le faire longtemps ? Hong-Kong est la ville qui compte le
plus de millionnaires au monde mais aussi 250 000 pauvres qui vivent dans les
gaines d'ascenseur ou d'aération des tours. Sans conséquences ? Sao Paulo
abrite sur ses gratte-ciels plus de 250 héliports pour ses millionnaires qui
préfèrent se déplacer ainsi plutôt que de se risquer dans les rues livrées à la
violence de leur système social inégalitaire comme on n'en a jamais vu. Chacun
des 53 000 milliardaires indiens possède au minimum 200 000 fois le
revenu moyen de 5 000 roupies (95 euros) par mois. Et 500 millions
d’Indiens ne disposent pas d’un euro (65 roupies) par jour pour vivre tout
comme 40% d'égyptiens mais 250 millions d'indiens ont un téléphone portable et
un taux du même ordre en Égypte. A la lumière de ce qu'on voit se dessiner au
Caire, Gurgaon, banlieue ouvrière de Dehli, sorti de rien, qui abrite plus de
mille entreprises automobiles et 500 000 ouvriers dans sa seule zone
industrielle, prend tout d'un coup un caractère politique. Et les enfants
abandonnés qui survivent dans les égouts ou les canalisations des systèmes de
chauffage urbain à Oulan Bator font alors penser à ces enfants-ouvriers qui
vivaient dans les égouts de Vienne, la "rouge", à la fin du XIXème
siècle, mais sans internet. L'imagination s'échauffe alors quand on sait qu'on
travaille dans les ateliers du delta de la rivière des perles comme il y a 100
ans dans les abattoirs de Chicago, mais avec 300 millions d'ouvriers chinois.
Le Brésil ravit à la Grande Bretagne sa sixième place de puissance mondiale, la
Chine est la seconde par son PIB... Mais on comprend que les dirigeants chinois
aient peur d'un mot, "printemps arabe".
Bien sûr, tout cela n'est
pas mécanique, linéaire, ni sans dangers. C'est un combat. Qui aurait pu
imaginer il y a 6 mois, dans l'enthousiasme de ces révolutions dites Facebook
et de la démocratie, que la première loi du nouveau pouvoir en Libye serait de
rétablir la polygamie ? Qui aurait pu prévoir ce raz de marée électoral des
islamistes en Tunisie ou en Égypte alors que ces derniers étaient absents de
cette révolution ? Mais qui aurait pu prévoir aussi que quelques mois plus
tard, les Frères Musulmans en Egypte, Ennahda en Tunisie, les milices
islamistes en Lybie soient conspués. En Syrie, on peut se demander si le
conflit en cours pourrait tourner à une guerre civile s'étendant au Liban ou à
l'Irak faisant éclater la région en autant de micro-communautés dominées par
des chefs de guerre en conflit permanent s'appuyant sur des divisions
confessionnelles ou ethniques. Au Bahreïn où les conflits sociaux ne cessent
pas, les luttes chiites-sunnites sont doublées de vieilles revendications territoriales
sur cette ancienne province perse volée par la Grande Bretagne, qui peuvent en
faire le lieu de conflits voire d'une guerre entre les ambitions de l'Arabie
Saoudite et celles de l'Iran. Avec extension régionale à d'autres problèmes, ce
que les bruits des bombes d'Israël sur la bande de Gaza rappellent. Il peut en
être de même au Sahel où la fragilité des États, de la Mauritanie au Mali en
passant par le Niger ou l'Algérie peut laisser la place à un chaos barbare. Et
l'apparition de bandes fascisantes en Tunisie ou Égypte est inquiétante pour
l'avenir.
En même temps, la rupture
avec l'islam politique ouvre d'autres portes sur l'avenir, tout aussi
considérables et complémentaires sur le plan culturel, la largeur d'esprit,
notamment les relations entre les hommes et les femmes, le type de famille, le
mariage, l'héritage, l'éducation, la déterritorialisation des nouveaux
collectifs humains... c'est-à-dire ouvre sur un langage commun à l'humanité qui
dise le contraste croissant entre l'évolution de la société et la sclérose de
ses coutumes et ses institutions. Et ce d'autant plus que la rupture avec les
Frères Musulmans est une rupture avec la maison mère de l'islam politique dans
le monde.
La rupture avec les
illusions sur la démocratie parlementaire ouvre sur de nouvelles formes de
démocratie directe, on l'a déjà vu avec les réseaux sociaux ou les
"places" que portent les "indignés",
mais bien d'autres encore demain. La convergence de ces ruptures dans le cadre
d'une seconde phase anticapitaliste de la révolution ouvrirait dés lors
l'ensemble vers une étape où les hommes deviendraient acteurs de leur propre
histoire par la construction d'organes adaptés de contre pouvoirs, que ce
soient des associations de quartiers, syndicats et ONG diverses, des comités de
grèves d'usines, ou de villes et leurs coordinations à des échelles, pourquoi
pas, transfrontalières. En effet, si la "révolution" s'invite à
nouveau par la porte arabe dans les luttes et débats du mouvement ouvrier du
vieux monde, la "classe ouvrière" et ses valeurs anticapitalistes, à
défaut encore d'un véritable programme socialiste, ne peuvent que s'inviter,
elles aussi, dans les questions d'une révolution arabe en train de se chercher
du côté d'une communauté des "producteurs
associés".
Le prolétariat et le communisme sont plus
que jamais d'actualité
La situation pose à nouveau
la question d'identités qui ne soient plus seulement locales ou même régionales
mais planétaires. La mondialisation, l'internationalisation, le fantastique
recouvrement du globe par l'industrie posent la question du prolétariat. Il
faudrait se demander comment, maintenant, avec les idées communistes on
pourrait changer le monde, comment cette idée communiste et le mouvement social
des exploités peuvent à nouveau habiter le mouvement féministe, le mouvement
anti-raciste ou le sentiment national des peuples opprimés.
La seconde phase dans
laquelle cherchent à entrer les révolutions arabes pourrait donner partout dans
le monde, encore plus qu'au travers du pouvoir symbolique des
"places" ou du pouvoir imaginatif des "indignés", le goût
et l'envie d’expérimenter de nouvelles formes de vie, de déclarer de nouveaux
droits, qu’il s’agisse vivre en harmonie avec la planète et les autres hommes
sans aucune frontière, de socialiser les banques et de faire de l'argent un
service public, de sortir du nucléaire ou de mettre en place un revenu
universel garanti à tous. On imagine facilement la résonance mondiale (faut-il
dire "raisonnance" ?) d'une telle seconde phase et combien, à travers
elle, ces propositions jusqu’ici "utopiques" apparaîtront de plus en
plus réalistes parce qu'elles sortent de l'impossible.
Nous sommes tous des
égyptiens, tunisiens et arabes. Et les dictateurs le savent peut-être plus que
nous.
En Égypte (comme en Tunisie)
on peut se demander s'il y aura des hommes et des forces politiques parmi les
militants ouvriers, les étudiants, les intellectuels, les Ultra, les
socialistes révolutionnaires pour construire cette politique ouvrière
indépendante de "dégager les petits
Moubarak" ?
Mais on peut se demander
dans le moment qui vient, à notre échelle, tant qu'on n'aura pas vu des
soulèvements ouvriers d'une telle ampleur qu'ils soient à nouveau capables
d'activer l'imaginaire politique collectif pour faire revivre l'idéal communiste
auprès de nouvelles générations militantes si les militants socialistes
révolutionnaires internationalistes pourront au moins tenter de donner tout
leur sens de premières étapes aux révolutions arabes en y intéressant sinon les
peuples européens, au moins ses militants.
Jacques
Chastaing le 19 décembre 2012
[1] De très jeunes adolescents avouaient être
payés -ils ne savaient pas par qui – pour provoquer un harcèlement permanent
des femmes sur les lieux de manifestations, place Tahrir notamment, afin de
créer des tensions et salir l'image émancipatrice de ces nouveaux lieux de
liberté.
[2] Les manifestations n'ont pas commencé le 22
novembre comme c'est dit le plus souvent après que Morsi se soit mis au dessus
des décisions de justice mais le 18 alors que des manifestations violentes
opposaient la police aux manifestants qui commémoraient les massacres de la
tentative d'un premier coup d'Etat constitutionnel par l'armée en novembre
20011. Faire commencer les manifestations au 22 occulte les raisons de la
décision de Morsi de s'octroyer les pleins pouvoirs. Sa crainte était une
jonction possible entre la formidable vague de grève qui secouait le pays
depuis la rentrée scolaire 2012 et les jeunes révolutionnaires de la rue
Mohammed Mahmoud. Commencer la crise au 22, qui est certes un infléchissement
important, permet par contre de limiter la crise à un problème constitutionnel
qu'on peut résoudre par voie électorale de référendum, ce qu'a invalidé le
peuple en refusant de se rendre aux urnes, montrant bien que la problème
n'était pas là où l'avaient situé les partisans du "oui" ou du
"non".
[3] Morsi avait donné à ce référendum sur la
constitution un fort contenu religieux, la centrant sur la charia, faisant des
femmes des citoyens de seconde zone, mais aussi s'attaquant clairement aux
ouvriers et leur droit de grève ou syndical. Il espérait ainsi en jouant la
carte religieuse, prendre en otage bien des égyptiens musulmans pour assurer
son succès et d'autre part occulter le conflit politico-social en le déplaçant
vers un conflit politico-religieux.