Le 30 novembre, à
Audincourt, Alain Gresh – journaliste au Monde Diplomatique, spécialiste du Moyen-Orient- était l’invité des
Amis du Monde Diplomatique Nord
Franche-Comté, des Amis de
l’émancipation Sociale, de l’Atelier
et de la MJC de Valentigney, sur le
thème « Révolutions arabes : l’heure des islamistes ? ».
Devant 70/80 participants, Alain Gresh s’est attaché à nous faire part de son
optimisme et de sa confiance dans les peuples arabes qui ont entamé leur
« printemps » le 17 décembre 2010 en Tunisie. Pour lui, il s’agit
d’un mouvement irréversible, qui, même s’il connaît des reculs et des
difficultés, ne pourra être stoppé par des forces contre-révolutionnaires, et
ce par ce qu’il s’appuie sur trois causes fondamentales :
-
La mise en cause d’un ordre
autoritaire et arbitraire par la volonté de conquérir la dignité
-
La contestation de l’ordre
social et économique injuste et inégalitaire face à l’arrogance de
l’enrichissement des classes dirigeantes et à l’appauvrissement des classes
populaires
-
La place de la jeunesse.
Pour illustrer ce
point de vue et comprendre ce qu’il en est réellement, nous publions,
ci-dessous un texte écrit par Jacques Chastaing sur l’Egypte.
Égypte: les logiques sociales du chaos
politique
Presque deux ans après le surgissement de la révolution en janvier
2011, les derniers événements de cette fin de mois de novembre et de début
décembre 2012 montrent un pouvoir de Morsi et des Frères Musulmans fortement
contesté par la rue et par une large fraction de l'appareil judiciaire laissant
place au sommet à un chaos politique manifeste. Ces événements entrent en
résonance au même moment avec ceux de Tunisie où les manifestants, réclamant des emplois à Siliana, exigent pour cela la démission du
gouverneur d'Ennahda, après la chute récente de celui de Sidi Bouzid pour les
mêmes raisons. Cette contestation des pouvoirs islamistes sur fond
d'effervescence sociale peut surprendre,
tellement les médias, en accommodant ici l'idée que la révolution était morte
ou mourante sous l'étouffoir d'un hiver islamiste, ont occulté les très nombreuses luttes sociales qui
n'ont quasiment pas cessé dans ces deux pays depuis les chutes de Moubarak
et Ben Ali.
Il faut dire
que la grille de lecture de bien des commentateurs se limite à l'opposition
islam/laïcité ou démocratie/dictature pour le monde arabe
en ajoutant pour l’Égypte celle qui oppose les Frères Musulmans à l'armée.
Ce qui occulte la lutte de classe.
Or cette dernière, par son importance et sa
constance, pèse considérablement au quotidien sur la vie politique, modifie les
relations de l'islam à la laïcité, de la démocratie à la dictature et les
alliances au sommet, qu'elles soient entre l'armée et les Frères Musulmans en
Egypte ou au sein de la Troïka en Tunisie. Mais plus que cela, au fur et à mesure
que les illusions sur les promesses de l'islam politique ou de la démocratie
participative s'usent, ces luttes sociales qui ne portent pas que sur des
questions économiques mais aussi, depuis longtemps, sur des
questions politiques, menacent les autorités du spectre d'une deuxième
révolution, clairement sociale celle-là. Et c'est cette menace qui est la cause
de cette fébrilité
au sommet depuis des mois avec ses très
nombreux retournements de situation et du chaos politique, tout
particulièrement en Égypte.
C'est ce que nous essaierons de décrypter
spécifiquement pour ce dernier pays dans cet article autour des événements
récents de novembre et décembre 2012.
Un nombre record de grèves
Les autorités ont recensé 2 000 grèves en Égypte sur les deux derniers mois (septembre et
octobre 2012) dont, pour ce qui a été comptabilisé par le Centre Égyptien pour
les Droits Économiques et Sociaux, 300 grèves et manifestations dans la seule
première moitié de septembre. Le patronat égyptien se consolait, pour sa part, d'une baisse de 25 à 20% des entreprises
privées en grève en novembre. Ce qui reste toutefois considérable. Le nombre de
grèves qui ont marqué les deux ans de la révolution est le plus important de toute l'histoire de l’Égypte et la vague de
cet automne/hiver 2012 figure parmi une des plus importantes. Et cela alors que
les grèves sont lourdement criminalisées. De nombreux syndicalistes sont
condamnés à la prison et les amendes qui frappent les grévistes peuvent aller jusqu'à 50 000 euros soit l'équivalent
de 100 ans de travail car on ne gagne souvent guère plus de 50 euros par mois !
Ces grèves sont souvent partielles,
locales, quelquefois généralisées
à toute une profession ou illimitées
comme celle des médecins du secteur public qui a commencé le 1er octobre et qui
dure toujours. Parfois encore, elles menacent de prendre un caractère de grève
générale, sans toutefois n'avoir jamais atteint ce palier. Cependant, c'est
cette menace qui a été la cause de la chute de Moubarak.
Ces grèves sont économiques,
portent sur des augmentations de salaires, l'embauche des précaires, parfois la
nationalisation, mais depuis le début ont eu un caractère politique, exigeant
souvent que les directeurs de sites ou du services, à tous les niveaux, soient
"dégagés" comme Moubarak l'avait été. Ainsi les employés du métro du
Caire viennent tout juste d'obtenir en ce mois de novembre le limogeage de leur
directeur. Ainsi les salariés des entreprises sous commandement militaire
(l'armée possède de 20 à 40% de l'économie) exigent que plus aucun officier ne
participe à aucune instance de direction quelle qu'elle soit. De plus ces
grèves s'accompagnent souvent de la part des grévistes, mais aussi de la
population, de blocages de routes, voies ferrées, d'administrations, commissariats
de police, ministères, d'occupations de lieux publics, d'attaques de bâtiments
d’État au cocktail Molotov, de séquestration de responsables, de boycott de
paiement des factures d'eau ou d'électricité, d'émeutes, etc... Les classes populaires montrent dans
les faits qu'elles veulent compléter la révolution de janvier 2011 qui
avait "dégagé" Moubarak, en dégageant cette fois tous les petits Moubarak, de tous les
types, de
tous les échelons et de tous
les secteurs parce qu'au fond rien n'a changé pour elles, sinon ce droit de le
dire.
Au fil du temps, ces luttes
qui ne cessent pas, font naître une nouvelle
génération de militants ouvriers. On est ainsi passé de 4 syndicats indépendants du pouvoir
avant la chute de Moubarak à 800 aujourd'hui, regroupant plus de 3 millions de
salariés. Or ces militants, quasiment sans aucun droit syndical sinon le
rapport de force, risquant la prison ou la vie, ont vite compris qu'ils ne se
heurtent pas qu'à leur propre patron mais au gouvernement et à l’État, tout en se
frottant aux autres classes sociales qui, d'une manière ou d'une autre,
occupent aussi l'espace de la contestation.
La situation rend ces
classes populaires de plus en plus disponibles pour une conscience politique
radicale. Aux présidentielles de juin 2012, le mouvement ouvrier présentait
deux candidats pendant que le candidat socialiste (nassérien) surprenait tout
le monde en faisant le meilleur résultat de tous les candidats dans les grandes
villes et les quartiers populaires jadis acquis aux islamistes. On peut mesurer
une des expressions de cette maturation dans la formation par les supporteurs
Ultra des clubs de foot, d'un nouveau parti des "Ultras de la place Tahrir", féroces ennemis de l'armée et des
Frères, fers de lance de la révolution, acclamés partout où ils se présentent
et se référant clairement aux "travailleurs".
Il ne fait pas de doute que
cette nouvelle génération de jeunes militants ouvriers révolutionnaires
inquiète le pouvoir qui comprend bien que le socialisme nassérien très institutionnel
risque bien de n'être qu'une étape vers plus radical. D'autant
plus que si, jusqu'à présent, la question démocratique a tenu le devant de la
scène révolutionnaire, aujourd'hui, pour la majorité des Egyptiens, peu importe la forme du régime,
parlementaire, présidentiel, civil ou théocratique... Ils voient la corruption
partout et sont d'abord et avant tout anxieux de la quête de leur gagne-pain, d'une vie digne et d’une justice sociale
pour laquelle ils ont payé de leur vie.
Face à la montée populaire et à l'échec de
l'armée à briser la colère sociale, les Frères Musulmans à la manoeuvre
La poussée populaire et sa recherche d'une
expression politique
Jusqu'aux élections
présidentielles de juin 2012 , les grèves et manifestations ont continué sans
faiblir y compris dans la volonté politique de nombre d'entre elles
à dégager les petits Moubarak, mais sans toutefois trouver d'expression
politique nationale.
Or, au premier tour des présidentielles, non
seulement les différents candidats révolutionnaires obtinrent plus de 40% des
suffrages, mais H.Sabbahi, socialiste révolutionnaire nassérien, est arrivé
troisième, et très largement premier dans les quartiers populaires et les
grandes villes malgré les fraudes massives. Le vote islamiste, lui, s'écroulait,
passant de 70% aux législatives de l'hiver 2011 à 25% pour les Frères
Musulmans. Le mouvement populaire
trouvait par le succès de H.Sabbahi une première expression, même bien
déformée, de ses intérêts politiques propres.
Pour essayer d'enrayer
cette évolution, les militaires tentèrent à un coup d’État fin juin. Cependant,
craignant, au vu des réactions de la rue, de déclencher une deuxième
insurrection populaire, ils n'osèrent pas aller jusqu'au bout. C'est alors
qu'en complicité avec les Frères Musulmans, ils choisirent le vainqueur du
second tour, Morsi candidat des Frères Musulmans. Ce dernier cohabita quelques
temps avec le CSFA ( Conseil Supérieur des Forces Armées) puis, le 12 août,
toujours en lien étroit avec l'armée, procéda au limogeage de quelques
ministres-généraux donnant l'impression par cet apparent coup de force, de
satisfaire aux exigences populaires qui réclamaient depuis février 2011 la mise
à bas du régime militaire. Il faut dire que le temps leur était compté car le
24 août, était annoncée une
manifestation massive pour faire tomber le pouvoir islamico-militaire.
La manœuvre fit illusion un
moment mais ce n'était qu'un sursis. Le mouvement social redoublant d'énergie à
la rentrée scolaire en septembre, le pouvoir, à nouveau menacé, a alors tenté
le dérivatif religieux au travers de quelques imams, lançant la campagne contre
le film "l'innocence des
Musulmans". Mais la combinaison fit long-feu n'entraînant que quelques
milliers de manifestants, même si ici, elle fut relayée avec gourmandise par
les médias occidentaux. Le nouveau pouvoir des Frères Musulmans semblait déjà
passablement déconsidéré et la ficelle du dérivatif religieux assez usée.
En effet, le 9 octobre, une
manifestation célébrait l'alliance coptes-musulmans contre la haine religieuse.
Le 10, les supporters de foot "Ultra", fers de lance des affrontements de rue avec le pouvoir,
réclamaient la démission de leurs dirigeants corrompus, le 11, marchaient sur le palais présidentiel afin
d'exiger justice pour 70 de leurs membres assassinés à Port Saïd et
s'associaient à l'appel de 13 organisations socialistes, ouvrières, démocrates
ou libérales à manifester le 12 octobre pour demander des comptes au
gouvernement après 100 jours de pouvoir. Pour tenter de freiner ce mouvement, le
8 octobre, le président Morsi, amorçait sa politique qui trouvera son apogée
avec le décret présidentiel du 22 novembre. Il amnistia les personnes arrêtées
pour la défense de la révolution avant juin 2012. Le 10, il se saisit de
l'émotion provoquée par l'acquittement des responsables de la "bataille
des chameaux" où des chameliers à la solde de Moubarak avaient attaqué la
place Tahrir, pour détourner la colère contre les responsables de l'ancien
régime acquittés en promettant qu'il les ferait rejuger. Enfin il tentait
de "démissionner" le procureur général d’Égypte considéré comme ayant
failli dans le procès des chameliers tout en appelant lui aussi à la légitimité
de la rue en proposant aux Frères d'occuper aussi la rue. Mais le 12 octobre,
les Frères Musulmans étaient chassés de la place Tahrir par les manifestants à
coups de pierres et les ouvriers de l'immense entreprise de céramique Cléopatra
de Sokhna, bloquaient leur usine en se saisissant d'Abul Enein, le directeur et
aussi le financier de la bataille des chameaux, montrant ainsi ce qu'ils
entendaient par justice.
Le 17 novembre, un fait divers indigna toute l’Égypte. Un
train percutant un bus, provoqua la mort de nombreux enfants, révélant l'état
de délabrement des services publics. Morsi négligea d'aller à l'enterrement des
victimes alors que les Frères Musulmans ne sont pas avares de cérémonies
funéraires pour leurs membres présentés comme "martyrs".
Le 18 novembre, en mémoire
des 45 manifestants tués et des 1500 blessés un an auparavant, notamment rue
Mohamed Mahmoud, lorsque le peuple égyptien s'était opposé dans la rue à une
première tentative de coup d'Etat constitutionnel de l'armée, des milliers de
manifestants reprenaient le chemin de la rue Mohamed Mahmoud et tentaient d'en
enlever les énormes blocs de béton qui la barrent pour bloquer l'accès au
ministère de l'Intérieur. Comme un an
auparavant, les affrontements recommençaient mais cette fois avec des forces
policières aux ordres des Frères Musulmans. C'étaient les premiers affrontements
violents entre la révolution et les Frères Musulmans, révélant le fossé qui
s'était creusé entre le peuple et les islamistes et le feu qui couvait depuis
des mois.
Le pouvoir politique accentue sa démagogie
contre le pouvoir judiciaire
et se met en conséquence au dessus des
lois
Alors qu'on comptait déjà
des centaines de blessés, sur fond de mouvements sociaux incessants exigeant de
dégager les petites Moubarak, le pouvoir choisit de tenter de détourner la
colère en amplifiant ses attaques contre le pouvoir judiciaire.
En révoquant le Procureur
Général Abdel Méguid Mahmoud qui refusait de se laisser démissionner, Morsi
espérait récupérer l'indignation qu'avait provoqué le verdict du procès très médiatisé des chameliers, représentant de
fait tous les procès intentés contre le camp Moubarak, des responsables du
Ministère de l’Intérieur ou des policiers qui se sont presque tous soldés par
la relaxe des accusés. Et notamment le dernier d'entre eux,
le 22 novembre où tous les policiers accusés ont été acquittés.
Le
22 novembre, en réponse à ce dernier
procès, Morsi posait son décret
constitutionnel avec comme premier point :
"
Toutes les enquêtes sur le meurtre de
manifestants ou sur l’utilisation de la violence ou de la brutalité à l’égard
des manifestants seront reconduites. Les responsables politiques et exécutifs
de l’ancien régime qui sont impliqués dans ces cas seront rejugés, conformément
à la Loi sur la protection de la révolution et d’autres lois".
Par la suite, dans sa
déclaration constitutionnelle, Morsi promet des pensions complémentaires à tous
ceux, et leurs familles, qui ont été grièvement blessés pour la révolution.
Puis il met l'Assemblée Constituante et le Sénat à l'abri d'une dissolution par
la Haute Cour Constitutionnelle. Celle-ci a en effet dissous en Avril 2012 la première Assemblée
Constituante largement dominée par les islamistes puis dissous à nouveau en
juin le Parlement à majorité islamiste.
Des rumeurs insistantes faisaient état d’une prochaine invalidation de la
deuxième Assemblée Constituante désignée en juin 2012 car elle a été nommée par
les membres d’un Parlement qui a été jugé lui-même inconstitutionnel, puis enfin la dissolution du Sénat à majorité islamiste.
Début
novembre, cette possibilité semblait confirmée par le fait que les
représentants coptes et plusieurs libéraux avaient claqué la porte de la
deuxième Assemblée Constituante, accusant les islamistes de vouloir
proposer une Constitution sans réelle concertation et avec de trop nombreuses
références à l’Islam. Le 22 novembre, il n'y a plus que des islamistes dans
l’Assemblée constituante. Or si la Haute Cour dissolvait l’Assemblée
Constituante, la situation serait complètement bloquée pour les islamistes,
puisqu’il n’y a plus de députés pour nommer de nouveaux membres de la
Constitution et qu’on attend d’avoir une Constitution pour
organiser de nouvelles élections parlementaires.
Le
point 2 du décret constitutionnel de Morsi annonce alors. “Aucune des déclarations constitutionnelles, lois et décrets pris depuis
que le Président Morsi a pris le pouvoir le 30 Juin 2012, ne peuvent être portées en appel ou révoquées par toute personne ou un organisme politique ou gouvernemental
jusqu’à ce qu’une nouvelle Constitution ait été ratifiée et un
nouveau Parlement élu." Morsi, le Sénat et l'Assemblée Constituante
échappaient au contrôle de la justice.
Puis,
devant rendre une Constitution avant le 1er décembre, l'Assemblée Constituante finalise sa
rédaction, la soumet au vote interne jeudi
29 novembre puis annonce un référendum populaire pour l'avaliser ou non,
dans la quinzaine suivante, le 15 décembre.
Le pouvoir judiciaire et la révolution refusent de plier
Mais dès le lendemain du
décret présidentiel, les manifestations de colère contre ce coup de force viennent s'ajouter aux manifestants de la
rue Mohamed Mahmoud et ne cesseront pas jusqu'au 5 décembre, date à
laquelle nous écrivons. Les manifestations
quotidiennes rassemblent des
centaines de milliers de manifestants dans
toute l’Égypte, en particulier les 27 novembre et les 1er et 4 décembre. Le
27 novembre, dans la plupart des villes d’Égypte, les manifestants accusent
Morsi d'une nouvelle volonté de dictature. Il est conspué, assimilé à un
pharaon, un fasciste, caricaturé sous les traits de Morsilini. De nombreux locaux
des Frères Musulmans sont attaqués et brûlés, un membre de la confrérie est
même tué, en même temps que les premiers slogans de la révolution
réapparaissent, "pain, justice
sociale et liberté" ou "le
peuple veut la chute du régime".
En tentant d'assimiler tout le pouvoir judiciaire au camp Moubarak
afin d'éviter la dissolution par celui-là des institutions qui lui sont
acquises, Morsi commet une erreur.
Certains des hauts magistrats comme le procureur général
ou le président du "Club des Juges",
Zend, sont dans le camp Moubarak. Mais c'est loin d'être une règle générale. Nombre d'entre eux ont en effet mené depuis les années 1980 un combat pour
l'indépendance du pouvoir judiciaire contre le pouvoir politique et
Moubarak. De 2000 à 2008 par exemple, ils ont présidé l'instance la plus
représentative de cette profession "le
Club des Juges". Celui-ci s'est fait particulièrement connaître en
participant autour de 2005 aux initiatives de "kifaya" ("ça suffit"), le mouvement qui animait à ce
moment la contestation démocratique de la dictature et dont bien des membres
sont des figures aujourd'hui du mouvement démocratique révolutionnaire. De plus
les juges en Égypte, ont un poids social très important du fait qu'il n'y a
guère d'Etat social et pas d'autre recours que la justice en cas de difficulté
ou de litige.
Ainsi le symbole de l'indépendance du système judiciaire à l'égard
du pouvoir politique, qu'il fut de Moubarak hier ou de Morsi aujourd'hui,
représente une part de la révolution démocratique. Morsi, en se mettant au dessus du pouvoir judiciaire, ne faisait
pas qu'attaquer la justice aux ordres de Moubarak, il insultait aussi l'indépendance judiciaire,
faisait porter un doute sur l'honnêteté de ses attaques contre le clan Moubarak
et devenait ainsi aux yeux de beaucoup un apprenti dictateur. C'est pourquoi,
on put voir en particulier le 27 novembre de nombreuses femmes voilées et des
imams ou autres responsables religieux participer aux manifestations anti-Morsi
aux cris de "Morsi dégage"
ou "A bas le nouveau pharaon".
Le "Club des Juges"
entraînant la grande majorité des juges a dés lors appelé à la grève illimitée des cours de justice
jusqu'au retrait du décret. Cette résistance a immédiatement trouvé un écho populaire, d'abord dans le milieu
judiciaire, juges, avocats et étudiants, les cours de justice se mettant très
largement en grève mais aussi chez les
artistes ou dans la presse dont on vit des cortèges professionnels les 27
et 1er décembre. La presse se sent elle aussi menacée voyant dans la remise en cause
de l'indépendance du système judiciaire,
l'annonce de la fin de la liberté d'expression et de l'indépendance de la
presse si chèrement acquise en janvier 2011 et qu'un harcèlement de la part des
islamistes mettait à mal depuis juin 2012. Il en allait de même pour les
artistes sur lesquels la censure moyenâgeuse des islamistes avait commencé à provoquer l'interdiction de certaines de leurs œuvres. Aussi la presse
annonça une grève de toute la profession pour le mardi 4 décembre. Enfin l'écho
de la fronde des juges fut plus largement entendu par tous ceux à qui la
dictature fait horreur à commencer par les "Ultras" et tous ceux dans
les classes populaires dont les 100 jours de Morsi avaient prouvé qu'il ne
ferait rien pour elles sinon leur envoyer sa police lors de leurs grèves et
manifestations pour un emploi ou des salaires décents. En plus, Morsi se mettait à dos d'une part les salariés en préparant des mesures
coercitives contre le droit de grève et d'autre part les nouveaux syndicats indépendants, en tentant de reprendre leur
contrôle, puis en relançant le syndicat haï de Moubarak, remplaçant simplement
ses affidés par des membres des Frères Musulmans.
Aussi le 27 novembre, alors que des affrontements violents
opposaient les manifestants d'un côté, la police et les Frères Musulmans de
l'autre dans les rues des grandes villes, la
place Tahrir retrouvait en quelques sorte l'ambiance de fête joyeuse, la
communion des différentes classes populaires des premiers jours, Morsi ayant
réussi à unifier contre lui la révolution sociale et la révolution
démocratique. Bien des bourgeois descendaient dans la rue contre
l'obscurantisme religieux, alors qu'ils n'y étaient plus retournés depuis les
18 jours de la chute de Moubarak, ne voulant pas encourager par leur présence
cette révolution sociale grondante qui s'attaquait à leurs revenus et menaçait
leur propriété.
La révolution
démocratique lâche la révolution sociale, les Frères Musulmans reprennent
l'offensive les 2 et 3 décembre, résurgence du clivage religieux/laïcs
Bien sûr, des partisans du système Moubarak se sont aussi saisis de la situation pour manifester... pour
la première fois de leur vie. Tel le président actuel du "Club des Juges" qui avait réussi à
déloger les juges démocrates de sa direction en 2009. On peut aussi facilement
imaginer que bien des membres du PND ( l'ancien parti de Moubarak) ou de
l'armée, peu convaincus par la stratégie d'effacement et de soutien du CSFA (
Conseil Supérieur des Forces Armées) aux Frères Musulmans, ont vu une occasion
d'affaiblir leurs frères ennemis. On a ainsi pu voir Amr Moussa, ancien
ministre de Moubarak et président de la Ligue Arabe, jurer aux côtés du libéral
El Baradei et du socialiste nassérien H.
Sabbahi (le plus applaudi place Tahrir), réunis dans un nouveau Front de
Salut National, qu'ils ne quitteraient pas la place Tahrir tant que le décret
présidentiel ne serait pas retiré. Par cette alliance, les libéraux et
socialistes nassériens montraient qu'ils préféraient l'entente avec des anciens
du régime Moubarak qu'avec ce qu'il y avait de plus radical dans la révolution.
C'est ce qui permis à Morsi de dire aussitôt que les manifestants étaient des
complices des "feloul" (les partisans de Moubarak) ou manipulés par
eux, ciblant particulièrement Amr Moussa, voire El Baradei.
D'autant plus qu'après la première journée de manifestations du 27
novembre où l'irruption populaire avait donné une tonalité sociale et radicale,
exigeant clairement la chute du régime et le départ de Morsi, très rapidement
une grande partie de la presse, bien des intellectuels et artistes ainsi que
les responsables politiques libéraux mais aussi les socialistes nassériens et
bien d'autres mettaient tout leur poids à canaliser le mouvement vers la seule
exigence du retrait du décret présidentiel. On vit ainsi Sabbahi déclarer
respecter l'élection "démocratique" de Morsi. Mais en abandonnant
ainsi la révolution sociale, la révolution démocratique perdant alors une
grande partie de son élan.
C'est pourquoi, aux manifestations anti-Morsi du 1er décembre, malgré le large soutien de
la presse, on assista à un léger recul de participation, la tonalité dominante
passant de "pain et justice
sociale" à "retrait du
décret". Dés lors également, le
caractère anti-Morsi et Frères Musulmans des manifestations prenait plus un
sens anti-religieux qu'un sens anti-politique des religieux.
Cela provoquait deux réactions.
D'une part au sein du mouvement de contestation où surgissaient
des banderoles proclamant "ni Morsi
ni feloul" et où la jeunesse des partis membres du Front de Salut
National déclarait rompre avec ces partis du fait de leur alliance avec les
feloul. D'une part encore, un certain nombre de
mouvements de démocrates ou socialistes révolutionnaires dénoncèrent le faux
clivage laïc/religieux.
D'autre part, les Frères Musulmans rassurés par l'allégeance des
dirigeants libéraux à la légitimité électorale de Morsi, rassurés par la
rupture de la révolution démocratique avec la révolution sociale, donc par cette solidarité de fond entre
eux et les libéraux contre le peuple des grèves, en profitent pour reprendre
l'initiative. Ils s’appuient alors sur leur démagogie anti-feloul pour tenter
de regagner les faveurs de la population, proposant tout à la fois le 2
décembre une contre manifestation de soutien à Morsi et ses mesures, puis
organisant à partir du 3 décembre l'encerclement du siège de la Haute Cour
Constitutionnelle pour l'empêcher de siéger et donc de prononcer
l'inconstitutionnalité du Sénat, de l'Assemblée Constituante et par là, des
décrets Morsi et enfin lancent
un appel au peuple à se faire juge lui-même par
référendum le 15 décembre, pour ou contre le décret présidentiel. Le fond de
leur argumentation s'adressant tout à la fois à la révolution au nom de
l'épuration des pro-Moubarak du système judiciaire et à la contre révolution
par la défense de la bonne marche des affaires du pays bloqué par les feloul et
leurs nouveaux alliés du système judiciaire.
De fait, les juges et les libéraux n'avaient plus que le choix
d'en appeler à la démocratie directe du peuple, des grèves et des manifestations contre la démocratie
indirecte du référendum, sujette à toutes les tricheries des détenteurs
d'argent, ou de se soumettre.
Le 4 décembre, sentant le danger,
les libéraux se laissent porter par la rue qui reprend
l'initiative
Ils ne choisirent ni l'un ni l'autre.
La Haute Cour
Constitutionnelle se déclara en grève illimitée tout en refusant de participer
à l'organisation du référendum. La fronde des juges continue mais en même temps
refuse de s'appuyer sur la force vive du peuple. L'enjeu de la situation au
sommet est en effet de savoir si pour les hommes d'affaires– et les américains
– le meilleur moyen de faire cesser les troubles est d'abandonner le pouvoir
déliquescent des Frères Musulmans ou de les aider à tenir en réprimant les
manifestations. Les Juges ne sortent donc pas de leur rôle de garant de l'ordre
social.
Mais en même temps, appuyé sur cette fronde judiciaire et de
manière complémentaire, le Front de Salut National des libéraux, de quelques
anciens PND et des socialistes nassériens, choisit le soutien du peuple en
appelant à une marche le 4 décembre sur le palais présidentiel à Héliopolis
pour interpeller le président par un "retire
le décret sinon retire-toi" tout en déniant toute légitimité au
référendum de Morsi. En refusant à juste titre de jouer le jeu électoral des
Frères, le Front donne ainsi la primauté à la rue, appuyant par là les
mouvements démocrates et socialistes les plus radicaux.
Bien sûr, ils parlent toujours de faire reculer Morsi sur le
décret, pas de le renverser, mais, en même temps c'était la première fois que
le peuple était appelé à marcher sur le palais présidentiel. L'ensemble fit que
tous les révolutionnaires qui souhaitent la chute du régime se sont emparé de
l'appel au 4 décembre, le refus du référendum et la marche sur le palais, le
comprenant comme ils le voulaient, pour donner encore plus de force à ce que
signifie le peuple de la rue depuis un certain temps, la chute du régime. Le 4 décembre, des centaines de milliers de manifestants remplissent à nouveau les
rues du Caire, encerclent le palais présidentiel, forcent les premiers barrages
policiers et obligent Morsi à une
demi-fuite honteuse. Ils montrent alors que le Président n'a plus ni le soutien populaire
ni même peut-être celui d'une bonne partie de l'appareil d’État qui sembla
assez timoré ce jour-là.
Les manifestants du 4 décembre ont à nouveau redonné l'initiative
à l'opposition et à la démocratie directe de la rue. Bien sûr, Morsi tente de
s'accrocher à la légitimité électorale du référendum du 15 décembre mais ce
dernier, au vu de l'ambiance actuelle, pourrait être victime, plus que de
l'abstention, d'un boycott actif et massif qui le rende sinon impossible tout
au moins totalement illégitime. Il fait également donner ses bandes de nervis le 5 décembre pour évacuer les quelques
centaines de manifestants qui sont restés devant le palais. Cela provoque une
mobilisation de très nombreux militants anti-Morsi qui accourent à Héliopolis
défendre leurs camarades et entraîne une nuit
d'émeutes faisant 5 morts et 600 blessés. Morsi s'est tiré une balle dans
le pied. Il jouait au rassembleur du peuple légalement élu et légitime, il apparaît comme un chef de bande et
responsable des violences. Quatre conseillers présidentiels démissionnent alors, comme le président du Comité électoral
que Morsi vient de nommer pour la bonne marche du référendum, ainsi que le président de la TV
égyptienne. Les locaux des Frères Musulmans sont attaqués, saccagés ou brûlés
dans de nombreuses villes comme Ismaïlia, Suez, Alexandrie, Mahalla...
Les Frères Musulmans semblent contrôler le pays comme le pilote du Titanic avant qu'il ne sombre.
L'opposition libérale et démocratique, un peu comme si elle entrevoyait la
chute possible du régime des Frères Musulmans – en tous cas son affaiblissement
fatal - et par là sa propre accession prochaine aux responsabilités, tout en ne
craignant pas trop encore le camp social en en constatant l'immaturité
politique, continue à appeler non seulement au boycott du référendum mais une
nouvelle fois à la légitimité de la démocratie directe par une grande
manifestation le 7 décembre, tout en disant que Morsi est de plus en plus en
train de perdre sa légitimité électorale. Elle présente cette manifestation comme
le dernier avertissement pour retirer le décret, celle du "carton
rouge". Elle s'adresse tout à la fois à la rue et au sens des
responsabilités des notables, laissant entendre et menaçant que si Morsi
s’entêtait, il porterait, lui, la responsabilité de sa chute par la rue et de
toutes les conséquences que cela pourrait avoir...
Faire tomber le régime pour retirer le décret présidentiel
ou pour dégager tous les petits Moubarak
Si le régime des Frères
Musulmans tombait dans la période qui vient au profit des libéraux appuyés sur
les démocrates, on peut imaginer facilement toutes les répercussions sur la Tunisie qui est en train de prendre le même
chemin, sur l'ébranlement de l' Arabie
Saoudite, de la religion ailleurs, etc... Il n'en restera pas moins que le
nouveau gouvernement, quel qu'il soit, ne pourra et ne voudra, pas plus que ses
prédécesseurs, satisfaire les revendications sociales des classes populaires.
La révolution continuera sa
marche en avant.
Or, si les grandes dates de la révolution se
sont bâties depuis deux ans autour de mouvements sociaux, à commencer par la
chute de Moubarak elle-même, ce sont principalement les objectifs démocratiques, liberté d'expression, de la presse, élections,
constitution... qui ont pris jusque là le
devant de la scène politique. Et cela bien qu'une grande partie des grèves
porte une expression politique forte depuis longtemps de compléter la
révolution de 2011 en "dégageant"
à tous les niveaux de l’État et de l'économie tous les petits Moubarak,
Aujourd'hui, la poussée
sociale se fait plus pressante
car les illusions démocratiques et religieuses se sont en partie envolées et, qu'en conséquence ses militants ont changé. Le peuple
qui avait cru un temps dans l'armée, a rompu psychologiquement et politiquement
avec elle le 9 octobre 2011, lors
de massacres de coptes devant le siège de la Télévision. Il a alors mis sa
confiance dans la démocratie électorale représentative et les partis islamistes
qui lui paraissaient, plus que les autres, porter des valeurs morales
d'honnêteté. Mais avec des manifestations, grèves et luttes qui n'ont jamais
cessé, une nouvelle confédération syndicale de 3 millions de membres, des
collectifs multiples, des associations de cinéastes, vidéastes, artistes... qui
ont modifié le paysage psychologique, médiatique, intellectuel et politique du
pays, la partie la plus consciente du peuple a rompu du 25 janvier au 11 février 2012, lors de mouvements encore plus importants qu'un an auparavant, avec ses
illusions sur la démocratie représentative et l'islam politique. Ce que les
manifestations du 27 novembre et 4 décembre 2012 illustraient encore une fois
de manière plus démonstrative.
La nouvelle génération de jeunes militants qui est en train
d'apparaître, issue des classes pauvres,
des quartiers populaires, des usines,
de certains cercles ouvriers syndicaux les plus avancés mais aussi des milieux étudiants et lycéens, cherche dans le
programme socialiste les outils intellectuels d'une deuxième révolution. Cela
se vit en février 2012 par un premier
appel des étudiants aux ouvriers, puis en juin 2012 dans le succès électoral du socialiste nassérien
H.Sabbahi, véritable vainqueur politique de ce scrutin.
Un vote
"socialiste", une exigence politique des grèves à "dégager les petits Moubarak" à tous
les niveaux, une avant-garde cherchant les voies d'une deuxième révolution, le
chaos politique au sommet, ceux d'en bas qui ne veulent plus et ceux d'en haut
qui ne peuvent plus, n'est-ce pas le germe
et les outils d'une marche vers le pouvoir populaire ?
L'enjeu se trouve donc dans
la capacité des militants ouvriers, étudiants, intellectuels, Ultra et
socialistes révolutionnaires, à
donner à cet objectif une politique au quotidien. Au delà de la chute du régime
actuel, cela signifie aujourd'hui, vouloir se faire le porte parole de
l'exigence populaire à dégager tous les petits Moubarak pour ne pas en laisser
la seule démagogie frauduleuse aux Frères Musulmans. Cela veut dire appeler à
la construction de collectifs populaires, à tous les niveaux, nationaux et
locaux, visant à donner de la visibilité, de l'efficacité et de la force à
cette expression populaire d'une deuxième révolution. On comprend bien qu'une
telle politique porte en elle, au
travers de ces collectifs, ses propres organes de pouvoir populaire alors que la machine
de l’État commence à se gripper à tous les niveaux. Et on voit à ce qui se passe en Tunisie en cette fin novembre où les
manifestants associent leurs revendications économiques pour l'emploi à celles,
politiques, de dégager les gouverneurs (entre autres) comme ils viennent de le
faire à Sidi Bouzid ou qu'ils l'exigent à Siliana, qu'il ne s'agit pas que d'une particularité égyptienne, mais des
exigences actuelles de la révolution sociale cherchant sa voie dans les bouleversements arabes.
Jacques Chastaing, le 5 décembre 2012 (paru dans la revue Contretemps)