« Ce qui arrive aux islamistes aujourd’hui
peut tout à fait arriver demain aux
travailleurs et aux activistes de gauche »[1]
Qu’il y ait eu 700 morts et 4 000 blessés (chiffres
de l’armée égyptienne) ou certainement beaucoup plus, la répression sanglante contre les Frères Musulmans est inacceptable
pour ceux qui prônent l’émancipation sociale et politique du peuple égyptien.
Ne pas la condamner c’est permettre à
l’appareil d’Etat toujours tenu par les
hauts dignitaires de l’armée d’instituer un retour à l’ordre, y compris
en instrumentalisant les affrontements à caractère religieux.
Nous tentons, ici, de comprendre ce qui se passe là-bas,
à partir des sources que l’on trouve sur le site A l’encontre (et nous vous invitons à aller les lire sur
alencontre.org) émanant des Socialistes Révolutionnaires égyptiens, de
militants syndicaux ou encore de « spécialistes » tels Gilbert
Achcar, Alain Gresh (sur le blog du Monde
Diplomatique) et aussi celles de Jacques Chastaing (réseau des
anticapitalistes du grand Est).
Dans son dernier texte, Jacques Chastaing nous invite à
reprendre le film des évènements, ce que nous allons faire mais dans une toute
autre optique que la sienne qui nous semble quelque peu optimiste quant au
devenir du processus révolutionnaire face à l’appareil contre-révolutionnaire à
l’œuvre. Sans se gausser de mots : « révolution », « auto-activité »,
« auto-organisation » mais sans nier l’ampleur des mobilisations
et des prises de conscience qui s’opèrent, force est de constater que le
processus révolutionnaire en cours n’a ni fissuré et encore moins brisé
l’appareil d’Etat Moubarak.
Juin 2012. Face à la mobilisation et au
« mécontentement » contre elle, l’armée, ou plutôt le quarteron des
généraux qui la dirige, est tentée par un coup d’Etat. Elle se résout, pour
éviter d’être fracturée, à laisser parler les urnes, espérant qu’en utilisant
la force médiatique, son candidat l’emportera aux présidentielles.
Contre toute attente, et face à l’émergence du candidat
nassérien qui arrive en 3ème position au 1er tour, c’est
Morsi qui l’emporte contre le candidat des forces armées au second tour.
L’abstention importante, la perte de voix considérable de Morsi par rapport aux
élections instituant l’Assemblée constituante, révèlent déjà une légitimité
populaire qui se fissure. Il n’empêche, les deux millions de membres des
Frères Musulmans n’ont pas disparu et il faudrait pouvoir s’interroger sur la
composition sociale de la confrérie, bien que l’on sache qu’elle est dirigée
par une bourgeoisie affairiste liée au Qatar…
Que se passe-t-il dès lors ? Les Frères Musulmans
s’empêtrent dans leur volonté d’assurer leur suprématie religieuse tout en se
rangeant aux côtés de l’armée. Le soutien des Etats-Unis reste acquis, aucune
réforme antilibérale n’est actée, le mécontentement des classes populaires face
à la répression explose. L’armée laisse les Frères en première ligne pour mesurer
l’impopularité de leur propre position. Morsi tente de se donner les pleins
pouvoirs pour briser les mobilisations, grèves, manifestations qui se
succèdent. L’armée attend son heure.
Et c’est alors que, « spontanément » se lève le
mouvement Tamarod qui
« aurait » récolté 20 millions de signatures pour exiger la démission
de Morsi. Incontestablement, ce mouvement a existé mais il n’a pu prendre cette
ampleur, et aussi vite, sans qu’on lui fournisse un appui logistique, financier
et médiatique décisif. L’armée, la bourgeoisie libérale pro et anti-Moubarak
lui ont assuré ce succès.
Les manifestations monstres (14 millions ? 30
millions ?), même si l’ampleur des chiffres peut être contestée, se sont
déroulées avec l’accord et l’instrumentalisation de l’armée. Tamarod naïf ? Tellement
représentatif qu’il exige qu’aucune banderole d’organisations, de partis ou de
syndicats ne soit déployée mais que tout soit fait au profit de l’armée et de
l’unité nationale autour d’elle !
« L’armée a volé
les fruits de la révolution ». Lesquels ? Pas la justice sociale,
ni le pain, rien n’a été acquis dans ce domaine ! La liberté,
certainement, mais elle est déjà remise en cause depuis l’instauration de
l’état d’urgence et la répression contre les Frères Musulmans, qui, dans cette
affaire, jouent le rôle de boucs émissaires. Les Frères ne sont, dans leurs
hauteurs dirigeantes, que les représentants d’une fraction de la bourgeoisie
qui n’a pas réussi à acquérir des positions de forces au sein de l’appareil
d’Etat.
Certes, « le
peuple est trompé, baladé» et la répression risque désormais de s’étendre à
d’autres secteurs, et ce, dans un climat de guerre confessionnelle. « Les Frères Musulmans (et tous ceux qu’ils
drainent derrière eux) et l’armée vont-ils s’affaiblir mutuellement » ?
(comme l’écrit Jacques Chastaing) Non ! La disproportion des rapports de
force parle d’elle-même.
Car, où est le 3ème larron qui aurait pu
s’interposer pour éviter ce bain de sang ? Appelle-t-il à une grève
générale pour condamner la répression à balles réelles ? S’il ne le fait
pas, qu’en sera-t-il demain lorsque la situation sera encore plus
dégradée ? S’en prend-il aux entreprises gérées par l’armée. Occupe-t-il
les usines ? Non, il n’en est pas encore là ! (et les quelques
mouvements existant aux aciéries de Suez sont déjà « matés »).
Il risque, demain d’être désorienté par cette coalition improbable autour de
l’armée des généraux, à savoir des libéraux-démocrates qui, nationalistes ou de
« gauche », entendent prôner le retour à l’ordre, le maintien de
l’état d’urgence et l’appel « à
retrousser les manches » pour honorer les dettes des créanciers
internationaux. Etats-Unis, Europe ou encore Arabie Saoudite qui possède sur
l’échiquier égyptien le point d’appui des salafistes d’El Nur.
Jacques Chastaing pourrait avoir raison : le
processus révolutionnaire peut reprendre le dessus face au détournement
confessionnel de ses objectifs mais rien n’est assuré. Si, comme on peut le
penser, après la démission d’El Baradeï, la coalition improbable se délite, si
des élections sont maintenues, si la contestation ouvrière et populaire
s’amplifie contre l’armée, alors une brèche serait ouverte et la désagrégation
de l’armée de conscrits inévitable … Mais, cela fait beaucoup de
« si », mais c’est possible. Toutefois, les forces politiques
révolutionnaires restent bien faibles et l’état de prise de conscience et
d’organisation des ouvriers toujours pas en mesure d’imposer sa loi à la bande
d’aigrefins qui entend les manipuler. A ce sujet, il convient de lire
attentivement l’interview et l’analyse de la syndicaliste Fatma Ramadan,
animatrice des syndicats indépendants[2]
où elle affirme « la révolution n’a
pas de noyau dur organisé et déterminé pour la continuer ».
Gérard Deneux et Odile Mangeot, le 17 août 2013
Amis de l’émancipation Sociale
[1] Citation extraite de l’interview de Sameh Naguib, membre dirigeant des Socialistes révolutionnaires égyptiens,
paru sur le site A l’encontre alencontre.org
[2] Publié sur le site A l’encontre, le 28 juillet, cet appel a été lancé le 26
juillet par Fatma Ramadan que nous avions rencontrée à Bâle (Contre Davos).
Voir également sur ce même site que nous recommandons (alencontre.org) les textes
relatifs à la composition du nouveau gouvernement intérimaire (cette coalition
improbable), lire l’entretien avec Sameh Naguib – membre dirigeant des
Socialistes Révolutionnaires égyptiens) publié le 6 août 2013